Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/08

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Chapitre VII.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre VIII.

Chapitre IX.


CHAPITRE VIII

ROYALISTES AU DEDANS ET AU DEHORS. — QUIBERON.

(nivôse à fructidor an III -janvier à août 1795.)

Le mouvement rétrograde commencé en province dès le mois de fructidor an II (septembre 1794), avait suivi sa marche habituelle ; les maîtres du mouvement furent d’abord les soi-disant modérés, les Girondins, puis les monarchistes honteux et enfin les monarchistes déclarés. À Paris et dans le Nord, la canaille cléricale et royaliste n’osa pas aller trop loin, les républicains y étaient encore trop nombreux ; mais, le poignard à la main, elle domina dans certaines parties de l’Est et dans tout le Midi ; des assassinats de républicains sont constatés à Marseille en nivôse an III (décembre 1794). Les réacteurs formèrent des compagnies ayant leurs statuts, leurs chefs ; à côté des affiliés, étaient les mercenaires composés de ces gens qu’on trouve toujours prêts à tout pour de l’argent. On s’appelait tantôt les Compagnons du soleil, tantôt les Compagnons de Jésus. Depuis, les historiens jésuites se sont efforcés de transformer ici Jésus en Jéhu ; mais voici le témoignage de trois contemporains royalistes et cléricaux.

L’abbé Aimé Guillon de Montléon (Mémoires pour servir à l’histoire de Lyon pendant la Révolution, t. III, p. 219) écrit : « Il s’était formé clandestinement, à Lyon comme à Marseille, une bande de coupe-jarrets… On peut comprendre, à la rigueur, par le grade maçonnique de leurs héros Philippe, le nom de compagnie du Soleil qu’avait pris une pareille agrégation d’assassins, formée de même sous les auspices de Cadroy à Marseille ; mais je ne saurais dire pourquoi celle de Lyon eut le nom de compagnie de Jésus ». On lit dans l'Histoire de la guerre civile en France (t. III, p. 448) de Nougaret : « On ne sait trop ce que signifie cette dénomination, compagnie de Jésus, compagnie du Soleil ; vraisemblablement que la première fut donnée par de pieux fanatiques qui voulaient égorger au nom de Jésus leurs oppresseurs et ceux de leurs proches ; la seconde signifiait sans doute que c’était en plein jour, à l’éclat du soleil, qu’on tirait une vengeance authentique des crimes commis par les anarchistes ». Enfin Lacretelle jeune (Dix années d’épreuves pendant la Révolution, p. 211) parle des « compagnons de Jésus ».

Ce fut à Lyon que commença l’abjecte série d’atrocités commises par ceux qui traitaient les autres de « buveurs de sang ». On publia une liste des citoyens connus pour leur républicanisme, on ne voulait pas qu’il en restât un seul ; et les jeunes élégants, la fine fleur de l’aristocratie, encouragés par les mondaines au cœur hospitalier et par les dévotes adeptes de l’Évangile, les assommèrent par derrière. « On n’avait jamais vu, a écrit un royaliste, Charles Nodier, tant d’assassins en bas de soie » (Souvenirs, épisodes et portraits pour servir à l’histoire de la Révolution et de l’Empire, t. II, p. 6) ; mais ces honnêtes gens ne négligeaient pas le petit profit personnel et (ibid., p. 4) Nodier avoue : « on tuait, sans doute, un ennemi, un rival, un créancier, quand l’occasion s’en présentait ». Ces beaux messieurs se fatiguèrent bientôt de la mesquinerie de leurs assassinats isolés et résolurent d’opérer en grand. En guise de partie de plaisir, ils organisèrent le massacre des républicains successivement emprisonnés depuis le 9 thermidor. Le 16 floréal an III (5 mai 1795), le signal fut donné au spectacle ; les compagnons de Jésus se divisèrent en trois groupes et chacun d’eux se chargea d’une prison. Dans l’une, les prisonniers eurent l’audace de résister : on mit le feu et on les brûla vivants. Il y eut ce soir-là près de cent victimes. Une douzaine de jeunes gens dont la culpabilité était certaine, ayant été, après beaucoup d’hésitations, traduits devant le tribunal de Roanne, furent acquittés. À leur rentrée à Lyon, les femmes riches et la valetaille de celles-ci leur jetèrent des fleurs (Nougaret, Ibid., p. 450 ; Guillon, Ibid., p. 227) ; le soir, au théâtre, on couronna les immondes lauréats de l’égorgement qui, à ce prix, pouvaient et allaient continuer.

Leur exemple avait, du reste, été vite suivi. Les compagnons du Soleil, de Marseille, purent, sans être arrêtés, alors que les représentants en mission, les Cidroy, les Isnard et les Chambon, disposaient de cavalerie, se rendre à pied à Aix où, le soir du 21 floréal (10 mai), ils massacraient vingt-neuf républicains marseillais amenés pour être jugés à la suite des événements du 5 vendémiaire-26 septembre (voir fin du chap. ii). Ce fut, de leur part, « l’effet d’une trop excusable impatience », d’après une proclamation de Chambon lue au conseil des Cinq-Cents le 17 frimaire an IV-8 décembre 1795 (Moniteur du 24-15 décembre). Ils recommencèrent bientôt et firent quarante-deux victimes ; à leur arrivée à la prison, une femme allaitait un enfant de quatre mois, on le lui arracha, on le foula aux pieds, on tua la mère d’un coup de pistolet, on coupa son corps en morceaux et, plus tard, un des massacreurs se vantait, auprès du mari détenu à Marseille, d’avoir dans une boîte une oreille de sa femme (Fréron, Mémoire historique sur la réaction royale et sur les massacres du Midi, pièces justificatives, p. 150). Un des prisonniers ayant crié : « Messieurs, je ne suis pas terroriste, je suis marchand de faux assignats » (séance de la Convention du 27 vendémiaire an IV-19 octobre 1795), fut épargné ; un faussaire a toujours eu droit à l’indulgence des cléricaux et des royalistes.

À Tarascon, il y eut plusieurs massacres, notamment le 6 prairial (25 mai) et le 2 messidor (20 juin). Dans l’un d’eux, tandis que le château qui servait de prison et qui est bâti sur une éminence au bord du Rhône, était envahi par la bande des assassins, « des chaises furent placées sur la chaussée qui va de Tarascon à Beaucaire : elles furent occupées par les prêtres réfractaires, par les dévotes, par les émigrés rentrés ; et ensuite, du haut de la tour qui a au moins deux cents pieds, on précipita soixante-cinq républicains sur un rocher où ils étaient moulus, et ces scènes sanglantes étaient couvertes d’applaudissements » (même séance).

On était déjà décidé à Marseille à égorger les républicains enfermés dans les prisons ; mais, avant d’agir, on attendait amicalement de Lyon l’arrivée des très expérimentés compagnons de Jésus. Le bruit de ce projet parvint à Toulon, dont les ouvriers de l’arsenal et les équipages de la flotte avaient fait une ville républicaine depuis que les royalistes étaient patriotiquement partis avec les Anglais. La population ouvrière se souleva, le 28 floréal (17 mai), au cri de : « Mise en liberté des patriotes ! » Elle s’empara du magasin des armes, obtint, le 1er prairial (20 mai), la mise en liberté des patriotes détenus — le représentant Brunel (de l’Hérault), après avoir signé cette mise en liberté, se suicida de désespoir ! — et voulut se rendre à Marseille. Cela donna naissance à la fable des 25 000 hommes, pas un de moins, quittant le Midi pour rétablir la Montagne à Paris, à la croyance erronée que l’insurrection de prairial était le résultat d’une conspiration se ramifiant dans le pays, et au décret d’arrestation contre les anciens délégués de la Convention, Charbonnier, Escudier, Ricord et Saliceti, supposés coupables d’avoir contribué à ce mouvement pour se venger de leur rappel.

Pendant ce temps, les représentants, à la tête d’une petite armée, s’étaient portés de Marseille au devant des Toulonnais. La rencontre eut lieu, le 5 prairial (24 mai), entre le Beausset et Cuges, à environ 25 kilomètres de Toulon. Les ouvriers envoyèrent aux représentants un chirurgien de marine, Briançon, pour s’expliquer et offrir de déposer les armes. Briançon fut fusillé (Fréron, Mémoire, p. 44, note) et ce que les représentants dépeignirent comme une grande victoire fut une affreuse boucherie, ainsi que cela résulte de cette phrase de leur rapport (séance de la Convention du 18 prairial an III-6 juin 1795) : « On ignore le nombre des blessés, quoiqu’il ait dû être considérable, l’ennemi ayant été chargé et sabré par la cavalerie pendant plus de trois heures ». Guérin, Isnard, Chambon et Cadroy entrèrent dans Toulon en vainqueurs ; ce qui s’y passa a été décrit par un des principaux auteurs de la réaction thermidorienne, par un de ces modérés trouvant, un peu

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
tard, que le mouvement qu’ils avaient contribué à déchaîner, dépassait la mesure, par Fréron, dans son Mémoire déjà cité (p. 45-46) : « On établit une commission militaire. Les mandats d’arrêt pleuvent sur les infortunés patriotes restés dans Toulon et présumés être complices de la révolte. Les échafauds se dressent ; on tranche les jours d’un grand nombre de ces malheureux. Une soixantaine de pauvres marins trouvés sur le chemin du Beaussel, sans armes, sans même avoir de bâton à la main, sont envoyés à la mort. L’épouvante glace tous les cœurs ; la marine se désorganise ; l’arsenal se dépeuple ; les équipages désertent ; 4 500 matelots abandonnent Toulon ».

À Marseille, les préparatifs étaient achevés. Le fort Saint-Jean avait été mis sous les ordres d’un contre-révolutionnaire forcené, Pagès ; depuis le 1er prairial (20mai), les détenus étaient au régime affaiblissant du pain et de l’eau (Idem, p. 47 et pièces justificatives, p. 140 et suiv.) ; on leur avait enlevé couteaux, ciseaux, bouteilles, chaises, etc., sous le prétexte de « les empêcher d’attenter à leurs jours » (Id., p. 139), en réalité pour les mettre dans l’impossibilité de se défendre ; au lazaret avaient été disposées des fosses avec de la chaux vive (Id., p. 145) où, en effet, furent jetées les victimes ; enfin la garde du fort avait été confiée aux cléricaux très zélés de la compagnie du Soleil (Id. p. 140 et 143). Le 17 prairial (5 juin), les bandes catholiques et royalistes pénétrèrent dans le fort. On alla d’abord rassurer le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, frères du futur Louis-Philippe, qui étaient au nombre des détenus, mais occupaient un appartement particulier ; puis, a raconté le duc de Montpensier dans la Relation de sa captivité, « nous entendîmes enfoncer à grands coups la porte d’un des cachots de la seconde cour, et, bientôt après, des cris affreux, des gémissements déchirants et des hurlements de joie » (p. 108). N’allant pas assez vite avec le poignard, le sabre, le pistolet et la massue, ils se servirent du canon tiré à mitraille, lancèrent dans des cachots des paquets de soufre enflammés et allumèrent de la paille à l’entrée (Fréron, ibid., p. 48) ; après avoir tué, ils volèrent, ils dépouillèrent les cadavres (Id., pièces justificatives, p. 136.

Que faisait donc pendant ce temps le représentant modéré ? C’est « malgré Cadroy » (Mémoire de Fréron, pièces justificatives, p. 133) que le commandant de la place fit battre la générale et réunit des grenadiers pour se porter au fort. Cadroy les y suivit et, d’après le capitaine, « arracha des mains des grenadiers les assassins qu’ils avaient pris en flagrant délit » (Idem) ; quatorze néanmoins avaient pu être gardés, deux jours après ils étaient élargis et, comble de l’ironie cynique, les grenadiers étaient dénoncés comme « terroristes et buveurs de sang » (Id., p. 134) au club royaliste qui décerna une couronne à leurs quatorze martyrs. Cadroy, lui, ne trouva à reprocher aux assassins que de n’avoir pas encore fini, ayant « cependant eu tout le temps qu’il fallait pour cela » (Id.), et d’avoir employé le canon, ce qui avait fait du bruit et pouvait inquiéter la ville (Id., p. 135). Deux cents prisonniers au moins périrent, quelques-uns seulement échappèrent qui firent les morts, pas un assassin ne fut puni.

Une douzaine de départements furent le théâtre de scènes encore parfois plus épouvantables ; on n’ose pas les raconter, tant leur effroyable horreur paraît invraisemblable (voir, par exemple, le compte rendu de la séance du 29 vendémiaire an IV-21 octobre 1795) et bien qu’il s’agisse de ces cléricaux qu’on sait capables de tout. De l’aveu de Ch. Nodier (Souvenirs, t. II, p. 10), « tout cela ressemblait étrangement aux exécutions des cannibales ». La première Terreur blanche fit des milliers de victimes, parmi lesquelles finirent par se trouver des républicains modérés atteints à leur tour par ceux dont ils avaient encouragé les premières fureurs. On lit, en effet, à ce double point de vue, dans le Moniteur du 14 floréal an III (3 mai 1795) : « À Lyon, un premier mouvement d’une juste indignation, d’une fureur légitime, avait d’abord immolé plusieurs terroristes bien reconnus. Aujourd’hui tout républicain passe pour terroriste, et sa vie est en danger. Des républicains ont été assassinés » ; dans son numéro du 1er prairial (20 mai), ce journal déclarait ne pouvoir accepter un démenti qui lui avait été envoyé au sujet de cette note. Voici maintenant le témoignage de Goupilleau (de Montaigu). Après avoir, à la séance du 16 messidor an III (4 juillet 1795), déclaré : « Le Rhône est ensanglanté ; chaque jour ses rives sont couvertes de cadavres, et celui qui est à la tête des assassins est un homme qui porte en ce moment le deuil du petit Capet », il dénonçait, un mois après (séance du 19 thermidor-6 août), le crime suivant : « Le patriote Redon, juré du tribunal révolutionnaire de Paris, Redon qui a condamné à mort l’infâme Carrier, en passant dans ces malheureuses contrées, a rencontré une de ces bandes d’assassins ; ils lui ont dit : « Tu n’es point un terroriste, un dilapidateur, mais tu es un républicain et nous n’en « voulons point ». À ces mots il fut massacré. » Le réacteur Rovère lui-même, lié avec Redon, confirmait aussitôt le fait et accusait de cet assassinat « des émigrés furtivement rentrés ». Le Moniteur du 21 messidor an III (9 juillet 1795) constate des faits semblables et établit la persistance des massacres.

Le parti modéré d’alors hésitait cependant encore à agir contre les royalistes et, pour la plupart, les modérés sont, par la suite, restés les mêmes ; les leçons du passé ne leur profitent pas. « Comment, a écrit l’un d’eux, Thibaudeau, dans ses Mémoires (t. Ier, p. 240-241), comment la Convention ne tira-t-elle pas vengeance, au nom des lois, de ces crimes abominables ?… Comment fut-elle plus impitoyable envers les terroristes révolutionnaires qu’envers les terroristes royaux ? C’est qu’elle craignait moins les uns que les autres… Il ne me venait pas à la pensée que le royalisme pût renaître de ses cendres, ni que des armées étrangères pussent triompher des nôtres. C’était une erreur, sans doute, mais elle était partagée par beaucoup d’autres. » Eh ! oui, c’était une erreur, et cette erreur, les modérés ont continué à la commettre ; même les sincères ne cessent de rabâcher les mauvaises raisons de Thibaudeau pour se coaliser avec les cléricaux et les monarchistes et écraser les fractions républicaines plus avancées, affectant de ne jamais prendre au sérieux les manœuvres de leurs complices de réaction, jusqu’au jour où ceux-ci, redevenus forts grâce à eux, les menacent à leur tour. Seule le plus souvent, la peur qu’ils ressentent alors pour eux-mêmes devient chez eux le commencement d’une sagesse momentanée ; heureux est-on quand ils n’ont pas eu, avant de comprendre la nécessité de se défendre, l’occasion qu’ils ne laissent jamais échapper, de décimer les plus solides défenseurs de la République. Et quelle différence dans les répressions des uns ou des autres par les modérés ! Pour excuser le silence complaisant gardé sur les atrocités des royalistes et des cléricaux, le thermidorien André Dumont s’écriait, même après le 13 vendémiaire, à la séance du 29 (21 octobre) : « Est-il donc nécessaire d’épouvanter le monde et la postérité ? » Cette discrétion opportune fait place à l’exagération calomnieuse lorsque ce sont des républicains avancés qui sont en cause.

C’est au nom de la liberté, de la justice, de l’humanité et de l’amour filial, que fut opéré ce que Charles Nodier dans le tome Ier de ses Souvenirs, a appelé (p. 263) « ce long 2 septembre tous les jours renouvelé par d’aimables jeunes gens qui sortaient d’un bal et qui se faisaient attendre dans un boudoir ». Or, ce qui les avait désolés, c’était la confiscation des biens ; ce qu’ils avaient poursuivi avec une rapacité dégradante, c’était leur restitution ; l’agent anglais dont il sera question plus loin, Wickham, a dû constater, dans une lettre du 6 juin 1795 (Lebon, L’Angleterre et l’émigration, p. 52), que les prêtres réclamaient cette restitution plutôt que le rétablissement de l’Évangile ; déjà en 1791 le curé Gaule, cité par Jaurès (t. Ier, p. 654), avait dénoncé les mobiles sordides du clergé réfractaire. Quant à leurs deuils et aux bons sentiments invoqués par eux ou pour eux, lorsqu’ils ne les exploitaient pas afin d’en retirer quelque avantage matériel, le tant pour cent le plus, usurier, ils en faisaient un carnaval. « Croira-t-on dans la postérité que des personnes dont les parents étaient morts sur l’échafaud, avaient institué… des jours de danses où il s’agissait de valser, de boire et de manger à cœur joie », a écrit Mercier (Le nouveau Paris, chap.lxxxiii) à propos de ces « bals des victimes » que l’exclusivisme mondain réservait aux enfants des guillotinés et dont les écrivains royalistes Nodier (Souvenirs, t. Ier, p. 254) et Lacretelle jeune (Dix années d’épreuves…, p. 203) ont reconnu l’existence.

Les royalistes du dehors ne valaient pas mieux que les royalistes du dedans. Après les orgies du début, à Coblenz notamment, était venue la misère ; relativement peu d’émigrés surent la supporter dignement et travaillèrent, la plupart menèrent une vie d’aventures malpropres. En Allemagne, où ils nommaient « péquins » (Forneron, Histoire générale des émigrés, t. II, p. 17) ceux qui n’étaient pas de leur rang, ils eurent bientôt lassé tout le monde. En Angleterre, ils étaient nombreux ceux qui vivaient aux crochets de femmes mûres, et les prêtres y acceptèrent avec plus d’empressement que de reconnaissance les secours que leur prodiguèrent les francs-maçons (Idem, p. 56). Le gouvernement anglais leur venait également en aide, mais sans excès lorsqu’ils ne lui étaient pas particulièrement utiles ; il devait, à partir de mai 1795, subvenir aux frais de l’armée de Condé qui, depuis la fin de 1794, était dans le Brisgau à la solde de l’Autriche.

Louis-Stanislas-Xavier, comte de Provence, dit « Monsieur » étant le frère le plus âgé de Louis XVI, et qui s’était lui-même proclamé Régent de France le 28 janvier 1793, habitait à Vérone avec Mme de Balbi, née de Caumont, sa maîtresse « autant que cela se pouvait » d’après le comte Gérard de Contades (Coblenz et Quiberon, souvenirs du comte de Contades, p.xvi), pendant que sa femme restait à Turin auprès de son père le roi de Sardaigne ; d’ailleurs, aussi attaché à la religion qu’à sa maîtresse, il apportait dans ses pratiques religieuses la même bonne volonté que dans ses relations extra-conjugales. Il vivait avec l’argent que lui versaient les cours d’Angleterre, d’Autriche et d’Espagne. L’ancien secrétaire de Louis XVI, le baron de Goguelat, a raconté (Bibliothèque des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, publiée par A. de Lescure, t. XXXIII, p. 188) qu’il « avait un cœur de lièvre » et qu’à Vérone « il saluait avec une abjecte et persévérante obséquiosité tous les caporaux autrichiens qui ne daignaient pas lui rendre son salut, tant il leur semblait dépourvu de toute dignité » (Idem, p. 189). Son confident était le duc d’Avaray et, en se nommant « régent », il avait passé le titre de « lieutenant général du royaume » à son frère cadet, le comte d’Artois, le futur Charles X. Celui-ci, effronté hâbleur, n’ayant de courage, a dit le comte de Vauban, que « pour supporter… les mépris dont il est abreuvé » (Mémoires pour servir à l’histoire de la guerre de Vendée, p. 48), aussi égoïste que lâche, sacrifiait à ses aises Mme de Polastron, née d’Esparbès, dévouée créature dont il était indigne et qu’il avait substituée à sa femme, une fille également du roi de Sardaigne. Passé, au mois d’août 1794, de Hamm à Rotterdam, il ne tardait pas, devant le succès des troupes républicaines dont il ne devait toujours faire qu’une bouchée, à filer rapidement avec sa « puante cour » (Idem, p. 47), jusqu’à Osnabrück, puis à Pyrmont et enfin à Bremerwörde.

L’agent le plus actif du régent, l’âme, peut-on dire, de l’émigration à cette époque était le comte d’Antraigues. Ce personnage, après avoir profité des ressources que la Saint-Huberty — une Marguerite Pays qui savait chanter — tirait d’un autre (Madame Saint-Huberty, par Ed. de Goncourt, p. 203), avait fini par l’épouser ; d’Avaray l’appelait « la fleur des drôles » (Forneron, Histoire générale des émigrés t. II, p. 80), tout en lui écrivant : « Le régent se fera un plaisir de donner un témoignage d’estime à des sentiments aussi nobles que ceux que Mme de Saint-Huberty a toujours manifestés » (Id., p. 82), et le régent la décora, en effet, de l’ordre de Saint-Michel. Depuis la fin de 1794, d’Antraigues vivait à Venise d’où, en relation avec les ministres étrangers et les agents secrets, il tenait les fils de la plupart des conspirations royalistes. Il avait, dès juillet 1794, à Paris, en qualité de correspondants, l’abbé Brothier, un ancien employé des finances, Lemaître, et le chevalier des Pomelles, ex-maréchal de camp, auxquels il adjoignait bientôt La Ville-Heurnois ancien maître des requêtes, et Duverne de Praile, lieutenant de vaisseau. Outre « l’agence de Paris » qui existait depuis 1791, il y avait une nuée d’espions au dedans et au dehors ; une autre agence, s’occupant spécialement de l’Est et du Midi, était dirigée par Perrin fait comte de Précy, et l’ancien président de Vézet auxquels, fin août 1795, devait se joindre Imbert-Colomès.

Tout ce monde intriguait. Songeant plus à eux qu’à leur cause, divisés par leurs ambitions jalouses, ils ne s’entendaient que sur la nécessité aussi patriotique que désintéressée du recours à l’étranger pour la satisfaction de leurs appétits concurrents. Les uns — le régent penchait de leur côté — préféraient agir principalement par la corruption et comptaient sur l’appui de l’Espagne, surtout sur son or pour acheter les gouvernants thermidoriens ; les autres, tels que le comte d’Artois, sans négliger la corruption, croyaient avant tout à l’efficacité de coups de force et espéraient en l’Angleterre dont l’or était accepté par tous. Sollicité ouvertement par les ultras, en cachette par les soi-disant libéraux, moins libéraux toutefois que monarchistes, les Lameth et les Mounier, alors en résidence en Suisse et qui, aussi coupables que les ultras, comprenaient mieux que leur intérêt était de garder secrètes ces odieuses manœuvres, le gouvernement anglais voulait bien servir la cause des monarchistes français, mais — ce qui aggravait la culpabilité de ceux-ci — en servant ses intérêts propres. Pitt avait déjà favorablement accueilli Puisaye, lorsque son ministre des affaires étrangères, Grenville, le 15 octobre 1794, faisait partir pour la Suisse un ami, Wickham, avec mission d’étudier par lui-même ce qu’il était possible d’attendre des diverses factions royalistes.

Arrivé à Berne le 1er novembre, Wickham était, le mois suivant, nommé chargé d’affaires et, le 12 juillet 1795, il succédait à lord Fitzgerald comme ministre plénipotentiaire.

Wickham ne tarda pas à devenir un conspirateur passionné ; il dépensait l’argent sans compter, eut des agents dans l’Est où il rêvait de fomenter un mouvement insurrectionnel, en Franche-Comté, à Dijon, à Lyon surtout, et bientôt même à Paris. Il croyait toujours réussir, parce que son argent était partout bien reçu. Le 27 mars 1795, il écrivait à son principal agent à Paris, un nommé Vincent, ancien employé de la poste aux lettres, d’entrer en relation avec des officiers, avec des représentants tels que Lanjuinais, Vernier et surtout Tallien : « Vous promettrez à ce député tout ce qu’il peut désirer s’il consent à se mettre à la tête d’un parti pour rétablir la royauté en France » (Lebon, L’Angleterre et l’émigration, p. 19)., Le 20 mai, il écrivait à Grenville : « Il paraît que certains membres du comité de salut public sont gagnés, notamment Tallien » (Idem -p. 22). Tandis que l’Angleterre organisait avec Puisaye une expédition en Bretagne, enrôlant les émigrés du continent que des navires allèrent chercher à Brème, amassant armes, approvisionnements, vêtements, réunissant la flotte qui devait successivement transporter sur nos côtes de l’Ouest trois armées à la tête desquelles s’engageait à se mettre le comte d’Artois ; tandis que Wickham préparait la trahison à Paris, l’envahissement de la Franche-Comté par l’armée du prince de Condé, un soulèvement dans le Midi et à Lyon, des bandes royalistes se formaient en Auvergne, dans le Gard et dans le Jura, qui, pour s’entretenir la main, dévalisaient les diligences. Dans l’ouvrage cité au début de ce chapitre, Nodier (t. Ier, p. 272) constate l’existence des « voleurs de diligences », après avoir un peu plus haut (p. 268) limité leur rôle de la manière suivante : « on organisa donc des bandes ou des compagnies chargées de l’enlèvement des recettes et de l’attaque des transports de fonds publics » ; et il donne pour excuse que « il arrivait bien de l’étranger quelques grosses sommes chez les caissiers patentés de la bonne cause, mais elles n’en sortaient guère ». Telle est, même entre eux, l’honnêteté des honnêtes gens.

En Bretagne et en Vendée les chefs, tenus au courant de ce qui se tramait en Angleterre, continuaient de plus belle leurs manœuvres fourbes ; vols et assassinats n’avaient jamais cessé. Malgré les avertissements des républicains sincères, les comités de Paris s’obstinaient à être dupes des mensonges de Cormatin qui mangeait impartialement l’argent de la faction espagnole, l’argent de la faction anglaise et les fonds de la Convention, lorsque, le 4 prairial (23 mai), fut arrêté à Ploërmel un courrier expédié à Grand-Champ (Morbihan) où avait été convoquée une assemblée de chefs royalistes. Ce courrier était porteur d’instructions de Cormatin au comte de Silz pour engager les chefs à ne pas se démasquer jusqu’au moment prochain d’une action générale de tous les royalistes de France. Jugeant la situation grave, les représentants faisaient, le surlendemain 6 prairial (25 mai), arrêter à Rennes Cormatin et son état-major. Conduit à l’île Pelée, près de Cherbourg, et transféré à Paris le 11 thermidor (29 juillet), il était, le 28 frimaire an IV (19 décembre 1795), condamné à la déportation, puis ramené à l’île Pelée où il se trouvait encore au commencement de 1800. Le 7 prairial (26 mai), des bandes de Chouans reprenaient ouvertement les hostilités ; mais, le 9 (28 mai), des troupes de l’armée des côtes de Brest occupaient le bourg de Grand-Champ, les rebelles durent fuir et le comte de Silz fut tué. Hoche qui, depuis le 28 germinal (17 avril), n’avait conservé que le commandement de l’armée des côtes de Brest, et le général Aubert du Bayet, son successeur à la tête de l’armée des côtes de Cherbourg, eurent, dès le début de prairial (fin de mai), à lutter d’une façon permanente contre les Chouans. Hoche divisa ingénieusement son armée en trente-deux colonnes mobiles qui dispersèrent les rassemblements et empêchèrent leur concentration. À la suite d’une de ces rencontres, Boishardy gravement blessé s’acheva d’un coup de pistolet. Se prétendant « affligés de la rupture avec les Chouans » (Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. Ier, p. 411) et désireux de contribuer à la suspension des hostilités, Slofflet, Bernier et Scépeaux offrirent, le 6 messidor (24 juin), d’envoyer l’un d’eux à Paris à cet effet. Un passeport fut délivré à Scépeaux et un autre ensuite à Amédée de Béjarry.

C’est qu’un événement grave pour le parti royaliste s’était produit à Paris. L’enfant qu’ils considéraient comme leur roi depuis le 21 janvier 1793, celui qu’ils appelaient Louis XVII, était mort à la prison du Temple (sur l’emplacement actuel du square de ce nom) le 20 prairial an III (8 juin 1795) et, le lendemain, un rapport de Sevestre l’annonçait à la Convention. Je n’entrerai pas dans la discussion à laquelle cette mort a donné naissance ; il m’apparaît que le décès de cet enfant a vraiment eu lieu au Temple et ne saurait être attribué qu’à son mauvais tempérament et à ses sales habitudes. Pour preuve de son mauvais tempérament, nous avons la constatation du comité de sûreté générale, le 29 frimaire an III (19 décembre 1794), et le témoignage de sa sœur Marie-Thérèse-Charlotte, depuis duchesse d’Angoulême, qui (Mémoire sur sa captivité, édition Plon, p. 144) dit en outre : « de son naturel il était sale et paresseux… il passait sa journée sans rien faire, et cet état où il vécut fit beaucoup de mal à son moral et à son physique » ; or, le procès-verbal de l’autopsie déclare que la mort a été le résultat « d’un vice scrofuleux existant depuis longtemps » (Moniteur, du 26 prairial an III-14 juin 1795). Pour preuve de ses sales habitudes, nous avons l’enquête d’octobre 1793 — il était alors âgé de huit ans et demi — et le témoignage de sa tante, Mme Elisabeth, avouant qu’il « avait longtemps auparavant le défaut dans lequel on l’avait surpris » (Lundis révolutionnaires, de Georges Avenel, p. 70). Certaines coïncidences curieuses, des erreurs de détail, des négligences n’autorisent pas à voir des rapports de cause à effet là où il n’y a eu que simultanéité fortuite.

D’ailleurs, qu’on veuille bien raisonner sans parti pris. Alors qu’une fraction royaliste devait désirer la mort de cet enfant au Temple, à la fois pour être débarrassée de cet obstacle à certaines ambitions et pour pouvoir se faire de cette mort une arme contre les républicains, ceux-ci auraient-ils eu la sottise de favoriser une évasion sous les apparences d’une mort défavorable à leurs intérêts, c’est-à-dire dans des conditions telles que tous les inconvénients de la situation subsistaient pour eux sans le moindre avantage ? C’est si invraisemblable qu’en admettant même l’évasion, elle ne peut être le fait de républicains. Elle aurait donc eu lieu sur l’initiative de royalistes plus ou moins avérés, qui ne pouvaient opérer que pour ou contre l’enfant. S’il a été enlevé par ses partisans, ceux-ci n’agissaient pas en vue de le cacher une fois sauvé ; or, s’il a vécu, comment peut-il se faire que personne ne l’ait aperçu nulle part, que sa disparition et l’absence de souvenirs contrôlables sur les premières années qui ont suivi sa sortie du Temple, aient été aussi complètes, que le prince de Condé enfin, l’instigateur d’après quelques-uns d’une telle évasion, ait proclamé Louis XVIII dès le 16 juin ? S’il a été enlevé par ses ennemis c’est que ceux-ci tenaient à sa disparition et, sans examiner s’ils n’auraient pu l’obtenir par un autre moyen qu’une substitution bien compliquée, il est évident qu’après avoir tant fait, ils n’auraient pas commis l’imprudence de

D’après un document de la Bibliothèque nationale.)
le garder vivant. Donc, de toute façon, l’enfant est mort à cette époque. La preuve la plus sérieuse de l’origine bourbonienne d’un des nombreux Louis XVII est, en faveur de Naundorff, son arrestation pour émission de fausse monnaie ; il faut cependant reconnaître que tous les faussaires ou complices de faussaires, s’ils sont bien vus du parti, n’appartiennent pas à la famille de l’embrasseur d’Esterhazy (Temps du 20 février 1898, 2me p.).

Le 24 juin, celui qui s’était déjà proclamé régent, se proclamait roi de France et de Navarre sous le nom de Louis XVIII ; son frère, le comte d’Artois, devenait « Monsieur ». Dans son manifeste il prétendait rétablir l’ancien régime et invitait les Français à se fier à son autorité absolue et à sa clémence relative, refusée d’avance à ceux qui avaient voté la mort de la famille royale ; c’est ce qu’un royaliste conscient de la réalité des choses et des conquêtes ineffaçables de la Révolution appela « la déclaration insensée du roi » (F. Descostes, La Révolution française vue de l’étranger, Mallet du Pan d’après une correspondance inédite, p. 527). Sa grande préoccupation fut de se procurer, pour sa rentrée, un cheval blanc « capable de le porter » (Forneron, Histoire générale des émigrés, t. II, p. 77) et de régler avec d’Avaray le cérémonial du couronnement : il allait avoir vingt ans pour en soigner les détails. Il tenait beaucoup aussi à être reconnu officiellement comme roi par les puissances européennes ; mais celles-ci ne voulurent pas s’interdire la possibilité de traiter avec la République. Croyant toutefois au succès de l’expédition de Bretagne, l’Angleterre accrédita, le 10 juillet, auprès de lui, en mission « privée et confidentielle » (Lebon, L’Angleterre et l’émigration, p. 104), un représentant, lord Macartney, qui arriva à Vérone le 6 août.

Pendant ce temps, tandis que Charette prévenu de l’approche de la flotte anglaise, — d’après M. Bittard des Portes (Charette et la guerre de Vendée, p. 454), ce fut par le marquis de Rivière, aide de camp du comte d’Artois, qu’il fut informé « des derniers préparatifs de l’expédition de Quiberon » — rompait traîtreusement la pacification, attaquant, le 7 messidor (25 juin), le poste des Essarts (Vendée), où les républicains confiants jouaient aux boules, et en assassinant près de deux cents, puis lançait, à la suite de cet exploit catholique et royal, un manifeste d’insurrection, daté du 26 juin, où il annonçait la mort du fils de Louis XVI, Scépeaux et Amédée de Béjarry se rendaient à Paris. Arrivés à la fin de messidor (milieu de juillet), dans le but réel de se concerter secrètement avec l’agence de Paris, ils se posèrent insolemment en victimes, désavouèrent les émigrés, jurèrent que le manifeste de Charette était un faux (Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. 1er, p. 439), affectèrent de lui écrire, le 18 juillet (30 messidor), pour avoir son démenti, ne cherchèrent qu’à traîner les choses en longueur et, en fin de compte, quittèrent furtivement Paris à la fin de thermidor (vers le 14 août). On est surpris de la condescendance de la Convention à leur égard, alors que les modérés, ne pouvant vraiment plus s’illusionner sur les sentiments de leurs alliés royalistes, commençaient enfin à se méfier. D’Antraigues avait fait répandre un pamphlet où il déclarait que devaient être châtiés comme régicides tous ceux qui avaient prêté le serment du Jeu de Paume ; aussi Doulcet de Pontécoulant lui-même s’écriait dans la séance du 13 messidor (1er juillet) : « Jusqu’ici les républicains ont combattu pour la gloire, aujourd’hui tous les Français combattront pour leurs intérêts ».

Le 10 juin, l’escadre anglaise de sir John Warren mettait à la voile escortant une première armée de 4 000 émigrés avec 80 canons, 80 000 fusils, des vêtements pour 60 000 hommes, des approvisionnements de toute espèce et des « tonnes » de faux assignats (Chassin, Ibid., p. 519). Le général en chef choisi par le cabinet anglais était Puisaye ; mais le comte d’Artois dont la présence était toujours promise, lui avait fait adjoindre avec des pouvoirs égaux le comte d’Hervilly qu’il savait complaisant à sa pusillanimité. La flotte de Villaret-Joyeuse qui, venant de se réunir à celle du contre-amiral Vence, avait, le 29 prairial (17 juin), laissé échapper l’escadre du vice-amiral anglais Cornwallis non loin de l’île de Groix, par suite de la désobéissance aux signaux de certains équipages et de la mollesse de Villaret, se trouva éloignée de la côte par un coup de vent et rencontra l’escadre et le convoi de Warren. Royaliste et secondé par des officiers royalistes plus disposés à trahir leur pays qu’à le sauver, Villaret ne se hâta pas de profiter de cette occasion. Warren eut le temps d’envoyer prévenir la grande escadre de Bridport qui croisait au large et, lorsque le combat s’engagea le 5 messidor (23 juin), la flotte française était en état d’infériorité ; le désastre fut encore accru par une insubordination persistante sur laquelle le gouvernement n’osa pas faire une enquête sérieuse, inaugurant pour les états-majors un système de platitude et d’impunité de nature à ne les rendre dangereux que pour leur pays. Villaret se réfugia à Lorient après avoir perdu le Formidable, le Tigre et l’Alexandre (Lévy-Schneider, Le Conventionnel Jeanbon Saint-André, t. II, p. 1074).

Le 9 messidor (27 juin), le débarquement des troupes catholiques et royales à la solde des Anglais avait lieu dans la baie de Quiberon, près de Carnac. Le lendemain, au moment où s’achevait le débarquement, accouraient hommes, femmes, enfants, des environs « en procession, croix en tête et chantant des cantiques comme à un pèlerinage » (Chassin, Ibid., p. 452), criant : Vive la religion ! Vive le roi ! et remerciant le ciel de favoriser l’œuvre pieuse de trahison. On proclamait aussitôt Louis XVIII roi par la grâce de Dieu et de Pitt. Tandis que Puisaye voulait se lancer tout de suite à travers la Bretagne, d’Hervilly tenait à rester sur la côte et à y garder un point de débarquement suffisamment rassurant pour la couardise du comte d’Artois toujours attendu. Cependant, dès le début, 14 000 paysans habillés, armés et groupés sous trois chefs, le chevalier de Tinténiac, les comtes du Bois-Berthelot et de Vauban, s’étaient avancés jusqu’à Landevant, jusqu’à Auray et dans la direction de Vannes. D’autre part, 450 soldats républicains occupaient certains points de la presqu’île de Quiberon, où ils étaient affamés ; leur commandant, Delise, négocia, le 15 messidor (3 juillet), leur capitulation dont les premiers articles étaient « convenus », de l’aveu même de Puisaye, et écrits lorsque, entourés par des forces très supérieures, ils furent contraints de se rendre à discrétion (Chassin, Ibid., p. 456). Voilà comment les royalistes respectèrent une capitulation réelle ; en revanche, nous en verrons tout à l’heure reprocher aux républicains d’avoir violé à Quiberon une capitulation qui n’a jamais existé.

Pendant que les paysans à qui on avait annoncé un prince du sang, le réclamaient et étaient découragés par son absence, pendant que les gentilshommes aggravaient cette déception en les traitant avec mépris (Idem, p. 453 et 471), la Convention, le 13 messidor (1er juillet), chargeait de « se rendre sur-le-champ dans les départements de l’Ouest » deux de ses membres, Tallien et Blad, qui quittaient Paris le jour même avec l’officier du génie Rouget de Lisle, l’auteur de la Marseillaise, ami de Tallien. De son côté, Hoche n’avait pas perdu son temps. En cinq jours, afin d’éviter les affaires particulières et d’entamer une action générale, il avait concentré ses détachements épars, malgré les difficultés provenant de l’indiscipline de troupes exaspérées par le manque de vivres ; le 14 (2 juillet), il entrait en campagne, refoulant devant lui les paysans qui, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs bêtes, leurs prêtres et leurs meubles, allaient s’enfermer dans la presqu’île de Quiberon ; le 19 (7 juillet), il repoussait une tentative de sortie et pouvait écrire à l’état-major qu’il avait laissé à Rennes : « les Anglo-Emigrés-Chouans sont, ainsi que des rats, renfermés dans Quiberon où l’armée les tient bloqués » (Savary, Guerre des Vendéens et des Chouans, t. V, p. 240). Il y avait là entassées plus de 20 000 personnes, c’était la famine à bref délai.

Hoche était installé avec 13 000 hommes à Sainte-Barbe, à l’entrée de la presqu’île ; d’Hervilly décida de l’attaquer le 28 (16 juillet). Le 22 (10 juillet), il faisait transporter par les chaloupes anglaises sept à huit mille individus sur divers points de la côte, autant pour se débarrasser de bouches à nourrir que pour tourner le camp républicain et le prendre entre deux feux. Mais Hoche prévenu par des transfuges, anciens soldats républicains qui, prisonniers sur les pontons anglais, avaient été joints aux émigrés, prit des mesures en conséquence et, le 28 (16 juillet), l’attaque fut repoussée sur tous les points ; d’Hervilly tomba très grièvement blessé, ses troupes durent se réfugier derrière le fort Penthièvre. La veille au soir, le second convoi anglais était en vue ; mais d’Hervilly n’avait pas voulu, pour l’attendre, retarder l’exécution de son plan dont l’heureuse issue lui semblait assurée. Cette nouvelle armée d’environ 2 000 hommes, sous les ordres du comte de Sombreuil que n’accompagnait pas le comte d’Artois, débarqua après la défaite.

Dans la nuit du 2 au 3 thermidor (20 au 21 juillet), une surprise combinée par Hoche avait un succès complet que les royalistes furieux ont attribué à la trahison, quand il n’a été dû qu’à une héroïque audace. Au milieu d’un orage épouvantable 250 grenadiers conduits par l’adjudant général Mesnage, grimpant du côté de la mer de roche en roche, escaladaient le fort Penthièvre et, au moment où les royalistes ne se doutant pas que l’ennemi était au-dessus de leurs têtes, ouvraient le feu des batteries du fort sur les troupes républicaines, celles-ci voyaient flotter au sommet le drapeau tricolore, à la place du drapeau blanc et du drapeau anglais patriotiquement arborés par les nobles émigrés : « Jamais, a écrit un de ceux qui étaient là, Moreau de Jonnès (Aventures de guerre au temps de la République et du Consulat, t. Ier, p. 222), l’apparition des couleurs nationales ne causa plus de surprise et de joie ». Mais, si la joie était d’un côté, l’affolement était de l’autre, d’autant plus que, changeant de direction les mortiers à grande portée préparés contre eux, les envahisseurs du fort les firent partir sur les canonnières anglaises qui mitraillaient les républicains et qui, au milieu d’un rire immense éclatant sur le rivage, s’empressèrent de couper leurs câbles pour esquiver ces bombes imprévues. Les émigrés furent bientôt chassés de toutes leurs positions ; protégés dans leur fuite par le feu d’une corvette anglaise, beaucoup — et Puisaye un des premiers — purent s’échapper à la nage ou dans des canots, au milieu de scènes de sauvagerie entre ceux qui étaient déjà dedans et ceux qui voulaient y entrer (Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. Ier, p. 500) ; les autres furent acculés sur un petit plateau à l’extrémité de la presqu’île. Hoche leur ayant envoyé dire par Mesnage que, s’ils ne faisaient pas cesser le feu des Anglais, ils seraient tous exterminés ou jetés à la mer, Sombreuil fit arrêter la canonnade et se rendit (3 thermidor-21 juillet).

Ce dernier prétendit ensuite et les royalistes qui ont l’amour du faux devaient répéter qu’il y avait eu capitulation. La capitulation ainsi imaginée après coup ne pouvait pas avoir lieu, parce que l’article 7 (section 1re, titre V) de la loi du 25 brumaire an III (15 novembre 1794) portait : « Tous les Français émigrés qui seront pris faisant partie de rassemblements armés…, sont réputés avoir servi contre la France. Ils seront, en conséquence, jugés dans les vingt-quatre heures par une commission militaire ». En fait, cette capitulation impossible en droit n’a pas eu lieu. Le jour même, en effet, Hoche écrivait au chef de l’élat-major général à Rennes et au commandant de Lorient que l’armée royale n’avait eu « d’autre alternative que de se jeter à la mer ou d’être passée au fil de la baïonnette » (Chassin, Ibid., p. 508), et cela fut aussitôt affiché. Dès que les bruits mensongers de capitulation commencèrent à courir, Hoche faisait imprimer et afficher (16 thermidor-3 août) : « J’étais à la tête de 700 grenadiers qui prirent M. de Sombreuil et sa division ; aucun soldat n’a crié que les émigrés seraient traités comme prisonniers de guerre, ce que j’aurais démenti sur-le-champ » (Idem, p. 511). On avait cherché à exploiter le cri de soldats disant à leurs anciens camarades qui, prisonniers en Angleterre, avaient été par Pitt enrégimentés de force dans les troupes royales : « À nous les patriotes ! Rendez-vous, on ne vous fera rien ». C’est à cela que Hoche répondait ; et, alors même que ces paroles eussent été mal comprises, Sombreuil n’ignorait pas que ce n’est pas un cri de soldat qui peut faire une capitulation. Nous avons, d’ailleurs, le témoignage de deux chefs des émigrés. Le comte Gaspard de Contades parlant de ses « camarades » qui se rendirent, a écrit (Coblenz et Quiberon, souvenirs, p. 214) : « Ils ont attesté une capitulation qui n’a jamais existé » ; et, d’après le comte de Vauban : « l’on s’était rendu sans capitulation » (Mémoires, p. 136).

Le 3 thermidor (21 juillet), Tallien et Blad signaient un arrêté déférant les rebelles à la commission militaire conformément à la loi. Les prisonniers avaient été conduits à Auray ; le 9 (27 juillet), la première commission prononça 17 condamnations à mort ; les condamnés, parmi lesquels Sombreuil, étaient fusillés le lendemain à Vannes. En résumé, il y eut 10 041 acquittés ou libérés ; sur les 757 condamnés à mort, deux s’évadèrent, un avait été condamné deux fois, et 754, tous émigrés sauf un seul, marin déserteur, furent fusillés. Or, sur le monument que la Restauration éleva en leur honneur, on a inscrit 952 noms (Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. 1er, p. 584-585). Faux et faussaires ont décidément pour ce parti-là un attrait irrésistible. Ce faux cependant a dû être atténué et, rappelant l’opinion d’un autre écrivain clérical, M. Billard des Portes, dans son ouvrage Charette et la guerre de Vendée, écrit (p. 471) : « M. Charles Robert estime que 791 furent passés par les armes ».