Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/09
Chapitre VIII.
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CHAPITRE IX
GUERRE ET DIPLOMATIE
Au début de 1795, comme on l’a vu dans le chapitre iv, la République était victorieuse, la coalition formée contre elle avait été impuissante ; pour des motifs divers, presque tout le monde au fond désirait la paix. L’esprit de corps qui avait poussé les monarques européens à prendre en main d’une façon générale la cause royaliste, ne les empêchait pas d’avoir une conception très nette de leurs intérêts spéciaux ; aussi leur amour affiché des principes était-il d’autant moins actif que le profit personnel qu’il pouvait leur procurer devenait moindre. À ce point de vue, si la lutte soutenue par la France contre la Prusse et l’Autriche a facilité le succès du soulèvement national de la Pologne, ce soulèvement, diversion heureuse pour la France, contribua à désagréger la coalition qui la combattait.
La tsarine Catherine II avait bien rompu depuis 1792 avec la France coupable « de lèse-majesté divine et humaine » (de Larivière, Catherine II et la Révolution française, p. 370), elle donnait au comte d’Artois de l’argent et une épée, elle engageait l’Autriche et la Prusse à lutter pour la bonne cause, elle concluait, le 28 septembre 1795, une alliance avec l’Angleterre et l’Autriche ; mais elle mourut, le 17 novembre 1796, sans avoir risqué un soldat contre la République. Pour être elle-même libre ailleurs, elle était opposée à ce que les autres fissent la paix avec la France ; elle se réservait, tandis que la Prusse et l’Autriche suivraient plus ses conseils que son exemple, d’agir à son gré en Pologne et en Turquie ; ce fut l’insurrection polonaise de Kosciuszko (mars 1794) qui empêcha l’envahissement de l’empire ottoman par Souvorov.
Un des premiers actes du gouvernement national de Kosciuszko occupé à se maintenir contre la Russie, la Prusse et l’Autriche, avait été d’envoyer un délégué auprès de la Convention. Mais Kosciuszko était déjà vaincu par les Russes (10 octobre 1794), lorsque le comité de salut public chargeait, le 21 brumaire (11 novembre), Pierre Parandier d’une mission secrète auprès des insurgés polonais. Ses instructions étaient d’ajourner leur reconnaissance officielle en leur promettant toute l’aide possible ; elles portaient : « La République française ne refusera point à la Pologne les secours directs que sa propre position pourra lui permettre d’accorder, pourvu qu’elle ait la garantie que ces secours serviront à la cause de la liberté » (Révolution française, revue, t. XVII, p. 566). Mais, après la défaite de Kosciuszko, Souvorov prenait d’assaut un faubourg de Varsovie, Praga (4 novembre), où, digne prédécesseur du militarisme international qui ensanglanta atrocement la Chine (1900), il faisait égorger près de vingt mille personnes, et la cause polonaise était perdue. Pendant plusieurs mois, la Russie qui s’était, le 3 janvier 1795, mise d’accord avec l’Autriche, négociait avec la Prusse et, le 24 octobre, le troisième partage de la Pologne n’en laissait plus rien subsister ; le roi Stanislas-Auguste abdiquait le mois suivant. La Pologne tomba victime de sa mauvaise organisation sociale et surtout de l’avidité de ses nobles et de ses riches sacrifiant le salut de leur pays à la conservation de leurs privilèges. Règle générale, les dangers auxquels s’est trouvée partout exposée l’indépendance nationale ont été accrus par les manœuvres égoïstes de la noblesse et des privilégiés ; c’est sans doute ce qui autorise leurs rejetons à dissimuler aujourd’hui leur cupidité héréditaire sous le masque du nationalisme.
Les événements de la Pologne, où il éprouvait des échecs (28 août-6 septembre 1794), avaient décidé le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, à mettre fin à la guerre contre la France. Battu à cette même époque du côté du Rhin, il en était arrivé à redouter sur ce point, autant que la défaite, des succès qui aboutiraient à l’agrandissement de l’Autriche ; ses embarras financiers ne lui permettaient pas de mener une double guerre, et il tenait surtout à pouvoir librement soigner ses intérêts en Pologne où, comme dut l’avouer Pitt en février 1793, il employa une partie des millions que lui avait déjà versés l’Angleterre pour combattre la France. Il tenait beaucoup aussi à toucher jusqu’à la fin les 2 200 000 francs que l’Angleterre lui avait promis par mois pendant les neuf derniers mois de 1794. Or le versement d’octobre n’ayant pas été opéré, Frédéric-Guillaume qui, d’après l’historien allemand H. de Sybel (Histoire de l’Europe pendant la Révolution française, traduction Dosquet, t. II, p. 258), « avait avant tout le sentiment de ses devoirs comme prince de l’Empire », « se décida immédiatement à rappeler Mœllendorf » et son armée, d’après ce même historien (Ibid., p. 260), dont la loyauté politique vaut la conscience et le désintéressement du roi de Prusse. Le 14 octobre, Mœllendorf faisait publier à l’ordre que « le traité de subsides avec l’Angleterre ne subsistant plus, tout ce qui se faisait ne servait plus qu’à l’honneur des armes prussiennes et à maintenir leur ancienne gloire » (Mémoires tirés des papiers d’un homme d’État — Hardenberg — par de Beauchamp et Schubart, t. II, p. 520), et quelques jours plus tard (chap. iv), il repassait le Rhin. Après avoir rallié à ses idées la plupart des princes allemands qui craignaient comme lui l’extension de la puissance autrichienne, et sur lesquels il s’efforçait de substituer sa prépondérance à celle de l’Autriche, le roi de Prusse donnait, le 8 décembre 1794, au comte de Goltz le mandat de traiter de la paix. Ce dernier était, le 28 décembre, à Bâle où le plénipotentiaire français, Barthélémy, le rejoignait le 23 nivôse (12 janvier), et bientôt ils échangeaient leurs pouvoirs. Interrompues, le 18 pluviôse (6 février), par la maladie du comte de Goltz qui mourut peu de temps après, les négociations furent reprises avec son successeur, le baron de Hardenberg, arrivé à Bâle le 28 ventôse (18 mars) et, le 16 germinal (5 avril), la paix était conclue.
Par ce traité, la France s’engageait à évacuer la partie des États prussiens détenue par elle sur la rive droite du Rhin, mais elle continuait à occuper la partie de ces États situés sur la rive gauche, sauf arrangement à intervenir lors de la paix générale ; elle déclarait accueillir les bons offices du roi de Prusse en faveur des princes et États de l’empire germanique qui réclameraient la médiation du roi. En vertu d’articles secrets, la France promettait à la Prusse des compensations si, à la paix générale, ses limites se trouvaient définitivement fixées au Rhin, et était prévue, sous la garantie de la Prusse, la neutralisation — que régla un second traité signé à Bâle (28 floréal-17 mai) — de certains pays de l’Allemagne du Nord. La Convention qui, par le décret du 27 ventôse an III (17 mars 1795), avait autorisé le comité de salut public à joindre des articles secrets aux traités, ratifia, le 25 germinal an III (14 avril 1795), le traité du 16 (5 avril). La fallacieuse politique des « frontières naturelles » triomphait, grosse de périls. Si le roi de Prusse, en effet, comptait que la cession éventuellement acceptée par lui se heurterait à trop d’obstacles pour devenir définitive, l’annexion, bon gré mal gré, des provinces rhénanes était un article du programme des gouvernants thermidoriens.
Par réaction contre la politique de Robespierre aussi bien au point de vue extérieur qu’au point de vue intérieur, les thermidoriens avaient vite substitué aux principes admis par lui (Histoire socialiste, t. IV, p. 1587 et 1723) un parti pris de conquêtes, une idée arrêtée d’accroissement territorial, et subordonné la conclusion de la paix à la réalisation de ce rêve impérialiste signalé par le baron Fain, dans son Manuscrit de l’an III (p. 26), sous la date de vendémiaire (septembre-octobre 1794) : « Une opinion dont la popularité est imposante, et qui voit chaque jour le nombre de ses partisans s’accroître dans le sein de la Convention, s’élève pour demander que le cours du Rhin soit réservé comme limite définitive à la République ».
Il y eut toutefois des esprits clairvoyants qui essayèrent d’enrayer cette tendance. Dans un mémoire anonyme du 23 vendémiaire an III (14 octobre 1794), qui est aux archives du ministère des affaires étrangères et qu’a cité M. Albert Sorel (Revue historique, t. XVII, p. 27), on lit contre l’obstination de donner la barrière du Rhin comme limite à la France, sous le prétexte de sauvegarder celle-ci : « Pénétrons-nous surtout de cette vérité, que la barrière la plus forte est un caractère pacifique » (p. 29). Dans un second mémoire du 1er frimaire an III (21 novembre 1794) qui, dit M. Sorel (p. 29), « paraît être du même auteur que le précédent », est soutenue la thèse que les pays conquis deviendront des foyers de mécontentement, que la meilleure solution serait de neutraliser ces pays et qu’il fallait user de la victoire avec modération : « Si on veut la fixer, il faut savoir finir le combat. Si on veut en profiter, il faut savoir proposer à propos des conditions justes de paix » (p. 29). Dans le cas où on agirait contrairement à ces vues, l’auteur du mémoire prévoit pour ce motif des guerres nouvelles. « Quel qu’il soit, ajoute M. Albert Sorel, l’auteur voit juste et voit de loin,… parle en bon Français et en bon Européen » (p. 30).
Malheureusement, ces idées ne triomphèrent pas. À la Convention, le 11 pluviôse an III (30 janvier 1795), Boissy d’Anglas, membre du comité de salut public, prononçait un grand discours « sur la situation extérieure ». Après avoir, dans des considérations générales que devait démentir la conclusion, déclaré : « Nous respecterons toujours l’opinion des peuples, quels que soient leurs gouvernements, leur force, leur faiblesse, leur bonheur ou leur infortune », et protesté contre l’accusation de vouloir « attaquer l’indépendance des autres peuples », il indiquait comment serait observée en certain cas cette « indépendance » si solennellement proclamée : « Nos dangers passés, la nécessité d’en rendre le retour impossible, l’exemple de la ligue menaçante qui voulut nous envahir et qui a porté un moment la désolation dans le cœur de la France, le désir d’indemniser nos concitoyens de leurs sacrifices, le désir sincère de rendre la paix solide et durable, nous obligent à étendre nos frontières, à nous donner de grands fleuves, des montagnes et l’Océan pour limites, et à nous garantir ainsi d’avance, et pour une longue suite de siècles, de tout envahissement et de toute attaque. À ce prix, les puissances de l’Europe peuvent compter sur une paix inviolable et sur des alliés courageux ».
Cette théorie des frontières naturelles n’est pas plus légitime que ne le sont les théories prétendues scientifiques mises au jour par des savants domestiqués pour justifier les infamies de la force brutale. Il ne saurait y avoir en politique d’autres frontières naturelles que celles qui résultent de l’assentiment des populations. Hors de là, il n’y a — la France n’allait pas tarder à en faire la dure expérience — que guerres périodiques ou menaces perpétuelles de guerre, avec l’absorption par l’armée des forces vives de la nation, la subordination de toutes les institutions à l’action militaire, la prise du pouvoir par le chef victorieux, les hostilités permanentes, finalement la défaite et l’invasion. Par une aberration extraordinaire, Boissy d’Anglas indiquait comme de nature à nous sauver et à assurer la paix ce qui devait précisément nous perdre en suscitant la guerre. C’est cette rage d’agrandissement, c’est l’avidité décelée par le passage reproduit plus haut, qui, sous prétexte de frontières naturelles, vont maintenant déterminer les démêlés de la France avec l’Europe, et ce sont ceux-ci qui vont peser déplorablement sur notre évolution intérieure.
La retraite du roi de Prusse fut considérée comme une trahison par le chef de la maison d’Autriche qui était en même temps le chef de l’Empire, François II ; la perspective d’avoir seul à soutenir la cause des rois contre la République ne l’enorgueillissait pas outre mesure. Depuis le combat du 11 frimaire an III (1er décembre 1794)sous les murs de Mayence, les Prussiens d’acteurs étaient devenus spectateurs, et le solo joué par l’armée impériale n’avait rien de particulièrement brillant ; il se composait surtout de silences.
Quelle était la situation des armées françaises ? L’armée du Nord occupait la Hollande ; la conquête de ce pays achevée, l’armée de Sambre-et-Meuse, remontant le Rhin, s’établit de Düsseldorf à Coblenz et, vers le milieu de germinal (dans les premiers jours d’avril), trois de ses divisions, sous les ordres du général Hatry, remplacèrent autour de Luxembourg celles de l’armée de la Moselle appelée à rejoindre tout entière l’armée du Rhin devant Mayence. Une décision du 13 ventôse (3 mars) avait fusionné ces deux dernières armées et placé la nouvelle armée de Rhin-et-Moselle sous le commandement en chef de Pichegru, auquel succédait, à la tête de l’armée du Nord, le général Victor Moreau. Sur le refus, paraît-il, de Pichegru d’être le supérieur de Jourdan, qui restait à la tête de l’armée de Sambre-et-Meuse, ces deux généraux eurent simplement en fait, sans subordination de l’un à l’autre, à combiner leurs efforts. Retenu quelques jours à Paris, ainsi qu’on l’a vu (chap. vii), Pichegru fut suppléé, jusqu’à son arrivée devant Mayence (27 germinal-16 avril) par Kleber qui, selon son désir, rentrait bientôt sous les ordres de Jourdan.
L’Autriche, pendant ce temps, était plus occupée de s’entendre avec l’Angleterre que de faire marcher son armée. De la réussite de ses négociations dépendait pour elle la continuation de la guerre. Le ministre des affaires étrangères qui, depuis la mort de Kaunitz le 27 juin 1794, était le baron de Thugut, parvint enfin à signer à Vienne, d’abord le 4 mai, puis le 20 mai, deux conventions en vertu desquelles l’Autriche s’engageait à tenir 200 000 hommes sur pied moyennant, selon le mot de Hardenberg (Mémoires cités plus haut, t. III, p. 189), des « subsides décorés du titre d’emprunt » de plus de cent millions de francs à la charge de l’Angleterre. Mais, tandis qu’elle attendait, pour entrer en campagne, le résultat des expéditions préparées par celle-ci sur les côtes de l’Ouest et le soulèvement royaliste annoncé, le manque de vivres forçait le maréchal Bender à signer, le 19 prairial (7 juin), la capitulation de Luxembourg.
L’armée française ne profita pas, n’était peut-être pas à même de profiter de ce succès. Fatiguée, manquant de tout, elle avait à protéger une ligne très étendue. Au lieu des renforts qu’il lui aurait fallu, elle voyait ses effectifs diminuer. On avait, après le 9 thermidor, laissé rentrer dans leurs foyers des jeunes gens de la classe bourgeoise que leur âge avait fait réquisitionner pour le service militaire et qui, ou ne s’étaient pas rendus à leur poste, ou l’avaient abandonné. La nouvelle circula bientôt dans les rangs que réfractaires et déserteurs vivaient chez eux sans être inquiétés, et leurs imitateurs devinrent de plus en plus nombreux. D’après Jomini (t. VII, p. 56), « ce n’est pas exagéré que de porter au quart de l’effectif le nombre de ceux qui rentrèrent en France ». D’après des documents du ministère de la guerre analysés par Villiaumé (Histoire de la Révolution française, 6e éd., t. III, p. 476 et suiv.), il y avait, en thermidor an II (juillet 1794), 707 170 soldats présents sous les armes ; il n’y en avait plus, en brumaire an IV (octobre 1795), à la fin de la Convention, que 444 071. Si on se plaignait de ceux qui partaient, on commençait aussi à se plaindre de ceux qui restaient. « On n’apercevait plus, a écrit Jourdan, cité par Louis Blanc (Histoire de la Révolution française, t. XI, p. 309), les traces de cette sévère discipline par laquelle l’armée s’était fait admirer dans la campagne précédente. Les soldats se livraient au pillage ». Quant aux chefs, voici ce qu’écrivait Hoche (Vie de Hoche, par Rousselin, t. II, p. 155-156) dans une lettre du 9 germinal an III (29 mars 1795) : « Le luxe a reparu dans les armées ; et, semblables à des pachas, nos généraux ont huit chevaux à leurs voitures ». Ce que nous constatons ici pour les troupes de terre, ce que nous constaterons un peu plus loin pour la marine, ce que nous avons constaté (fin du chap. vi) pour les finances, est confirmé pour « tous les services administratifs » de la guerre par MM. Krebs et Morris (Campagnes dans les Alpes pendant la Révolution, 1794-1796, p. 215) qui, en dehors de toute sympathie politique, signalent leur « relâchement… depuis la chute du parti jacobin ».
D’autre part, Pichegru se montrait disposé à trahir. Un agent royaliste, Louis Fauche-Borel, imprimeur à Neuchâtel — cette ville appartenait alors à la Prusse — et à la solde de Wickham, entrait en relation, à la fin d’août 1795, dans les environs de Huningue, avec Pichegru. Sur le fond, la trahison, on s’entendit tout de suite ; mais, sur la forme qu’elle devait revêtir, l’entente ne put se faire. Pendant que d’infâmes pourparlers continuaient entre Pichegru et le prince de Condé, — « le prince de Condé sait la manière dont je pense, que je suis disposé à tout faire pour lui », disait un peu plus tard Pichegru à un agent de l’Autriche, le colonel baron de Vincent dont le dernier défenseur de Pichegru, M. Ernest Daudet (La conjuration de Pichegru, p. 109), ne conteste nullement le témoignage — la Convention prescrivait la reprise des hostilités.
Découragée par l’échec de Quiberon, l’Autriche avait, le 6 thermidor (24 juillet), prié Hardenberg de proposer une trêve ; Barthélémy transmit, le