Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/10

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Chapitre IX.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre X.

Chapitre XI.


CHAPITRE X.

LE 13 VENDÉMIAIRE AN IV. — FIN DE LA CONVENTION.

(Messidor an III à brumaire an IV (juin à octobre 1795.)

On a vu (chap. vi) qu’une commission de onze membres avait été désignée le 4 floréal (23 avril) pour préparer, disait-on, les lois organiques de la Constitution ; trois de ses membres n’ayant pas accepté d’en faire partie, la commission était complétée le 17 floréal (6 mai) ; elle décidait le même jour, « à la presque unanimité », d’après un de ses membres, La Revellière-Lépeaux, « qu’il ne devait être question… ni de lois organiques, ni de constitution de 93, mais de préparer le plan d’une constitution raisonnable » (Mémoires, t. Ier, p. 229). Sans discuter si cette décision a été réellement prise à cette date ou seulement après le 1er prairial, je rappellerai que, suivant le rapport de police du 30 pluviôse an III (18 février 1795) mentionné chap. vi, déjà « quelques députés… voulaient que l’on touchât à la Constitution de 1793 ». Quoi qu’il en soit, un journal du 15 prairial (3 juin) disait (recueil de M. Aulard, t. Ier, p. 760) : « Le 12 prairial, anniversaire du 31 mai, les députés victimes de cette désastreuse journée se sont réunis, dans un repas fraternel, à ceux qui, depuis le 9 thermidor, ont déployé tant d’énergie contre les brigands et les assassins. Entre autres toasts, on a porté celui-ci : « À la Constitution prochaine du peuple français ! Puisse-t-elle être également éloignée du royalisme et de la sans-culotterie ! »

En présentant, le 5 messidor (23 juin), au nom des Onze, un nouveau projet de constitution, Boissy d’Anglas lut un long rapport où figurent à quatre reprises, et peut-être pour la première fois, les mots conserver et conservation dans le sens politique qui devait être si usité par la suite — régime qui « conserve » la propriété ou qui ne « conserve rien »… « conservation de la liberté »… « notre but n’est plus de détruire, mais de conserver le gouvernement » — et où se trouve résumé, dans une formule brève ce qui, à ce point de vue conservateur, était raisonnable et ce qui ne l’était pas : « Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social ; celui où les non propriétaires gouvernent est dans l’état de nature » ; et telle sera la caractéristique essentielle de la nouvelle constitution, dite de l’an III, que la Convention vota définitivement le 30 thermidor (17 août), sauf ratification par le peuple admis, en effet, à abdiquer ses droits politiques entre les mains d’une classe, en attendant que cette classe elle-même abdique les siens entre les mains d’un homme.

Dans la séance du 2 thermidor (20 juillet), Sieyès avait exposé son système particulier et préconisé surtout, sous le nom de « Jury constitutionnaire », l’institution d’un « tribunal de cassation dans l’ordre constitutionnel ». Ce jury composé de 108 membres renouvelables par tiers et élus parmi les anciens membres des assemblées législatives, la première fois par la Convention, les fois suivantes par le jury lui-même, aurait eu le pouvoir de casser comme inconstitutionnelles les décisions du corps législatif. La Convention se refusa à entrer dans cette voie et peut-être n’aurais-je pas mentionné, ne pouvant tout mettre, la fantaisie infructueuse de Sieyès, si nous n’avions pas assisté (28 janvier 1903) à des tentatives pour nous doter d’une « cour suprême » ayant, comme le jury de Sieyès, le pouvoir d’annuler telle ou telle décision des législateurs, de corriger, en un mot, la loi. Les législateurs peuvent se tromper et se trompent, c’est évident ; mais est-ce que, par hasard, les membres du jury de celui-ci ou de la cour de celui-là seraient infaillibles ? Qui oserait décemment garantir que leur interprétation de la Constitution ou de la Déclaration des Droits de l’Homme serait la bonne ? Et si on est dans l’impossibilité de prouver l’infaillibilité du corps, quel qu’il soit, chargé de faire la loi au législateur faillible, pourquoi la création de ce corps ? Pourquoi ? oh ! c’est bien simple : parce que les adversaires de la démocratie n’osant pas s’attaquer ouvertement au suffrage universel et n’ayant cependant qu’une préoccupation qui est de l’annihiler le plus possible, cherchent par des détours à restreindre, c’est-à-dire à supprimer, la souveraineté nationale directe. Pour ceux qui sont véritablement respectueux de cette souveraineté et qui pensent que le suffrage universel doit être le seul maître, il n’y a, après la représentation proportionnelle des minorités, qu’un contrepoids admissible à la volonté exprimée par la majorité des élus du suffrage universel, c’est la volonté propre du suffrage universel lui-même exprimée par voie de référendum. Hors de là, il n’y a qu’hypocrites manœuvres pour imposer à la majorité démocratique le despotisme d’un homme ou d’une oligarchie.

La nouvelle Constitution débutait, elle aussi, par une « Déclaration des Droits » à laquelle était ajoutée, en guise, a écrit Thibaudeau (Mémoires, t. Ier, p. 180), « de commentaire ou de contrepoison », une « Déclaration des Devoirs » qui portait (art. 8) : « C’est sur le maintien des propriétés que repose… tout l’ordre social ». Or, dès l’instant que le droit nominal de tous à la propriété n’était pas pour tous une réalité, un tel article signifiait simplement que la préoccupation capitale des gouvernants devait être d’obtenir des non propriétaires le respect d’un régime de propriété dont ils se trouvaient exclus et dont les bénéfices appartenaient à d’autres ; le mieux était, dès lors, de restreindre le plus possible l’action des non propriétaires dans les affaires publiques et voici ce qu’on imagina.

Il fallait, pour être citoyen, payer une contribution directe, foncière ou personnelle ; en étaient dispensés ceux, ajoutait-on vaguement, « qui auront fait une ou plusieurs campagnes pour l’établissement de la République », seulement, à partir de l’an XII (1803-1804), « les jeunes gens » n’auraient été admis qu’après avoir prouvé, en outre, qu’ils savaient « lire et écrire et exercer une profession mécanique » ; les conditions supplémentaires de savoir lire et écrire, alors que l’instruction n’était pas gratuite, ne pouvaient qu’accroître encore le privilège de la bourgeoisie. Pour être éligible, il fallait détenir en qualité de propriétaire, d’usufruitier, de locataire, de fermier ou de métayer, un bien d’une valeur déterminée. Avec le cens, fut rétabli le suffrage à deux degrés qu’avait supprimé la Constitution de 93. Les citoyens domiciliés dans chaque canton formaient les « assemblées primaires » ; celles-ci, dont chacune devait comprendre au maximum 900 citoyens, élisaient de 1 à 4 électeurs suivant le nombre de leurs membres ; elles élisaient aussi le juge de paix, ses assesseurs, le président de la municipalité du canton ou, dans les communes de 5 000 habitants et au-dessus, les officiers municipaux dont le nombre allait, suivant la population, de cinq à neuf ; dans celles de moins de 5 000 habitants, c’était « l’assemblée communale », réunion prescrite seulement en ce cas, des citoyens domiciliés dans la commune, qui élisait les membres, un agent et un adjoint par commune, de la municipalité. Les électeurs que désignaient les assemblées primaires d’un département composaient « l’assemblée électorale » qui avait à élire les membres du Corps législatif, des tribunaux, y compris un juré par département pour la Haute Cour de justice, et de l’administration centrale départementale. Sauf pour l’an IV où la convocation était avancée, les assemblées primaires se réunissaient de plein droit le 1er, les assemblées électorales le 20 germinal de chaque année et celles-ci étaient au plus tard dissoutes de plein droit dix jours après, qu’elles eussent ou non achevé leurs opérations.

L’organisation du pouvoir législatif empruntait à la législation étrangère le système des deux chambres, alors qu’il n’y avait en France ni état fédératif, ni caste aristocratique, qui ont pu, jusqu’à un certain point, les faire admettre aux États-Unis et en Angleterre. Le Corps législatif était constitué par deux conseils : le Conseil des Cinq-Cents, ainsi nommé du nombre fixe de ses membres, âgés de 25 ans au moins jusqu’à l’an VII, puis de 30, et ayant dix ans de domicile, qui, seul, formulait les projets de lois appelés, une fois votés par lui, « résolutions », et le Conseil des Anciens comprenant 250 membres, âgés de 40 ans au moins, mariés ou veufs, et ayant quinze ans de domicile, qui adoptait ou rejetait en bloc ces résolutions. Ce dernier Conseil n’avait un droit d’initiative qu’en deux matières : pour la demande de revision de la Constitution, soumise à des formalités si longues et si compliquées qu’il devenait presque impossible d’y songer, et pour le changement de résidence du Corps législatif ; sur ce dernier point, le Conseil des Anciens à lui seul était souverain. Nul n’avait le droit de dissolution. Les Conseils étaient permanents et s’ajournaient eux-mêmes s’ils le jugeaient convenable, à la condition, pour chacun d’eux au delà de cinq jours, d’avoir le consentement de l’autre ; ils communiquaient entre eux ou avec le Directoire par l’intermédiaire de « messagers d’État ».

Le pouvoir exécutif était exercé par un Directoire de cinq membres, âgés de 40 ans au moins, qu’élisait le Conseil des Anciens sur une liste dressée par le Conseil des Cinq-Cents et comprenant dix fois plus de noms qu’il n’y avait de membres à élire. Trois membres au moins devaient être présents pour que les délibérations fussent valables. Le Directoire, que chacun de ses membres présidait pendant trois mois, nommait et révoquait les ministres, qui devaient être âgés de 30 ans au moins, n’avaient pas entrée dans les Conseils et n’étaient que des employés supérieurs ne délibérant pas entre eux, les agents diplomatiques, les généraux en chef ; il communiquait avec les Conseils par voie de message, promulguait les lois et veillait à leur exécution ; il avait la faculté d’inviter les Cinq-Cents à prendre certaines mesures, sans pouvoir lui-même les présenter rédigées en forme de lois, et l’initiative des propositions de guerre et de traité qui, pour aboutir, devaient être ratifiées par le Corps législatif ; il disposait de la force armée qui, sauf réquisition ou autorisation du Corps législatif, devait être tenue à 60 kilomètres du lieu où celui-ci siégeait ; il avait le droit de décerner des mandats d’arrêt. La Trésorerie nationale, chargée de la surveillance des recettes et des dépenses publiques, était soustraite à son action et confiée à cinq commissaires spéciaux élus par le Corps législatif.

Les juges, nous l’avons vu plus haut, même ceux du tribunal de cassation, étaient élus, de même que les jurés de la Haute Cour appelée, le cas échéant, sur la proposition des Cinq-Cents et la décision des Anciens, à juger les membres des Conseils ou du Directoire coupables de faits criminels. Étaient également élues, l’administration centrale de chaque département qui était composée de cinq membres, subordonnés toutefois au pouvoir central, et les administrations municipales ; en règle générale il n’y en avait qu’une par canton. C’était là une tentative curieuse pour obvier au morcellement du territoire en innombrables communes que leur petitesse et, par suite, l’insuffisance de leurs ressources condamnent à l’impuissance la plus fâcheuse pour leurs habitants : la force utile, en effet, n’est pas dans une indépendance mesquine et trompeuse, mais dans la réunion et dans la cohésion des efforts. La persistance et la multiplication en tous ordres des petits groupements et de leur particularisme égoïste tiennent surtout à la crainte qu’éprouvent ceux qui sont ou aspirent à être à leur tête, leurs membres agissants et dirigeants, de ne pouvoir l’emporter aussi aisément sur un champ d’action agrandi et de rester dans le rang. Afin de conserver leur petit bout de rôle sur la scène, il leur faut, et ils n’y manquent pas, attiser de toutes les manières l’esprit de clocher ou de coterie sans lequel ils ne seraient rien. Beaucoup à cause de cela, peut-être encore parce que le canton n’était qu’une unité arbitraire, la tentative ne semble pas avoir été du goût de la masse menée et abusée par une minorité. Le canton — on comptait, pour la même étendue territoriale, un peu plus du double du nombre actuel de cantons, tout aussi factices, d’ailleurs, que les premiers — devenait ainsi la véritable unité administrative, et les districts — eux aussi en plus grand nombre que nos arrondissements auxquels, administrativement, ils correspondaient — étaient supprimés. Cependant chaque commune comprenant de 5 000 à 100 000 habitants avait une administration municipale spéciale, les communes de plus de 100 000 habitants au moins trois — ce fut le cas de Lyon, Marseille et Bordeaux — et Paris douze municipalités, composées chacune de sept membres, avec un « bureau central pour les objets jugés indivisibles par le Corps législatif », tels que devaient l’être (loi du 19 vendémiaire an IV11 octobre 1795) la police et les subsistances : tandis qu’on recherchait la cohésion pour les petites communes, on la brisait donc pour les grandes où

INVESTISSEMENT DE LA SECTION LEPELETIER.
par les troupes de la Convention.
(D’après un dessin de Le Barbier, au Musée Carnavalet.)
la vie municipale allait se trouver fragmentée et sans ressort. Le Directoire nommait un commissaire auprès de chaque administration départementale ou municipale et auprès de chaque tribunal. La garde nationale sédentaire, composée des citoyens ou de leurs fils en état de porter les armes, était, par cela même, basée elle aussi sur le cens ; elle élisait ses officiers.

Les deux Conseils, le Directoire, les commissaires de la Trésorerie, les administrateurs départementaux et municipaux se renouvelaient par fraction — un tiers pour les Conseils, un cinquième pour le Directoire — chaque année. Sauf les juges, les hauts jurés et les commissaires de la Trésorerie toujours rééligibles, les divers autres élus, y compris les électeurs nommés par les assemblées primaires et les officiers de la garde nationale, après avoir exercé leurs fonctions pendant un certain temps, étaient astreints à une période d’inéligibilité.

Si l’article 353 portait : « Nul ne peut être empêché de dire, écrire, imprimer et publier sa pensée », l’article 355 prévoyait aussitôt la limitation de la liberté de la parole et de la presse en disant : « Toute loi prohibitive en ce genre, quand les circonstances la rendent nécessaire, est essentiellement provisoire et n’a d’effet que pendant un an au plus, à moins qu’elle ne soit formellement renouvelée ». Les « sociétés particulières s’occupant des questions politiques » n’étaient tolérées qu’avec beaucoup de restrictions. Mais, par l’article 374, étaient rassurés sur l’irrévocabilité des ventes des biens nationaux ceux qui les avaient acquis souvent au quart de leur valeur réelle, parfois au prix d’une seule année de revenu. Toutefois, la bourgeoisie dirigeante n’était pas encore cléricale ; la liberté des cultes était reconnue ; nul, ajoutait la Constitution, « ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d’un culte. La République n’en salarie aucun », et « l’affiliation à toute corporation étrangère… qui exigerait des vœux de religion » faisait perdre la qualité de citoyen.

À peine le projet de Constitution déposé, des patriotes avaient protesté contre son esprit, de nature à enorgueillir, écrivait l’auteur — Antonelle, d’après Buonarroti (Conspiration pour l’égalité, t. Ier, p. 58) — des Observations sur le droit de cité (p. 5), « ces propriétaires et ces riches déjà trop insolents et trop forts par leurs propriétés mêmes et par leurs richesses ». De sa prison d’Arras (chap. xii), Babeuf protestait, les 17 et 18 fructidor (3 et 4 septembre), dans deux lettres adressées aux démocrates, « à l’armée infernale », contre le système des deux Chambres, contre le fait qu’il n’y aurait plus « d’instituteurs salariés par la nation » (voir chap. xi, § 4) et surtout contre la restriction du droit de suffrage et le rétablissement du cens : « D’après cette Constitution, tous ceux qui n’ont point de propriétés territoriales et tous ceux qui ne savent point écrire, c’est-à-dire la plus grande partie des Français n’auront même plus le droit de voter dans les assemblées publiques. Les riches et les gens d’esprit seront seuls la nation. On ne nous enlève cependant pas ce droit immédiatement à nous tous qui avons combattu pour l’anéantissement de l’esclavage. Mais on veut que chacun de nous, en mourant, dise à ses fils : Mes enfants… nous avons détruit la noblesse et les privilégiés pour nous, mais nous avons voulu qu’ils soient recréés pour vous » (Advielle, Histoire de Gracchus Babeuf, t. Ier, p. 168). Parmi les Conventionnels, il semble que trois voix seulement, celles de Thomas Paine (l’illustre Américain élu, après sa naturalisation, par le Pas-de-Calais), de Lanthenas (de la Loire) et de Julien Souhait (des Vosges), s’élevèrent contre le nouveau projet, en faveur du maintien du suffrage universel.

Peut-être est-il intéressant de noter que, si la chose avait existé chez nous, l’expression même de « suffrage universel » qui nous est aujourd’hui si habituelle, n’était pas encore usitée en France ; mais elle avait été déjà employée en Angleterre ; je l’ai trouvée dans les débats parlementaires à la date du 7 mai 1793 où elle ne me fait pas l’effet d’être une expression nouvelle — « the plan of universal suffrage » (p. 862), « the principle of universal suffrage » (p. 863, The parliamentary History of England, de Hansard, t. XXX).

Pour d’autres motifs que les démocrates, les royalistes n’étaient pas satisfaits de la Constitution et critiquaient les quelques rares dispositions qui contrecarraient vraiment leurs idées rétrogrades. Cependant, ils s’apprêtèrent à voter la Constitution ; car c’était le départ de la Convention qu’ils désiraient par dessus tout ; « point de Convention », tel était leur mot d’ordre. La nouvelle du débarquement des émigrés effectué le 9 messidor (27 juin) à Quiberon, avait accru leur audace et, le 26 messidor, anniversaire du 14 juillet, les muscadins prétendirent empêcher le chant de la Marseillaise (recueil d’Aulard, t. II, p. 78 et suiv.). Dans les derniers jours de messidor, il y eut des rixes et des troubles provoqués par cette prétention, à laquelle venaient s’ajouter les diatribes contre la Convention qu’on voulait déconsidérer à tout prix. Déjà à cette époque, il s’agissait de substituer « un chef du peuple » (Déroulède, séance de la Chambre du 27 juin 1899, p. 1698 du Journal officiel) à « 750 rois » comme disait le journal royaliste le Ventriloque ou Ventre affamé (n° 1, p. 5), à « 700 Grands », comme devait dire Stofflet dans une proclamation (Bittard des Portes, Charette et la guerre de la Vendée, p. 568, note). Ce qu’on s’acharnait à reprochera la Convention, malgré sa rage modérantiste, c’était d’être favorable au terrorisme et à ses meneurs. De la sorte, tout en discréditant l’assemblée par des mensonges jamais trop gros pour la crédulité des imbéciles toujours trop nombreux, on utilisait le procédé qui consiste à accuser les gens d’être ce qu’ils mettent, à tort ou à raison, leur point d’honneur à n’être pas, avec l’espoir de les voir tomber dans le panneau et exagérer, pour bien prouver la fausseté d’une telle accusation, l’attitude que, perfidement, on leur dénie.

Les thermidoriens dans leur ensemble détestaient les républicains avancés. Jacobins ou Montagnards, même ceux qui avaient avec eux participé au 9 thermidor. D’autre part, ayant appris, on l’a vu chap. viii, le sort que leur réservait le triomphe des royalistes, ils avaient été amenés à détester également ceux que par des faveurs ils s’étaient flattés d’embaucher à leur service, mais à qui ils avaient simplement fait la courte échelle ; devenus forts grâce à eux, les royalistes se retournaient contre eux de même que contre tous les républicains. La crainte des royalistes et la peur de paraître pactiser avec les républicains avancés, voilà ce qui allait diriger la conduite des thermidoriens. « Nous n’avons pas vaincu pour des Jacobins ou pour des rois », déclarait la Convention le 1er thermidor(19 juillet) ; aussi, après avoir décidé, le 5 (23 juillet), de fêter l’anniversaire du 9 thermidor, elle acclamait, le jour même de cet anniversaire (27 juillet), Tallien qui, de retour de Quiberon, racontant la tentative des royalistes, s’écriait : « Déjouons tous leurs projets criminels par notre fermeté ». Tallien tenait, en cette circonstance, à paraître d’autant plus résolu contre les royalistes qu’il avait plus besoin de se montrer leur adversaire. Des pièces faisant présumer ses accointances avec eux avaient été livrées au comité de salut public, ainsi que le lui apprit, à son arrivée, sa femme prévenue en secret par Lanjuinais. C’était, en particulier, « une lettre de Louis-Stanislas-Xavier (Louis XVIII) à son cousin le duc d’Harcourt, datée de Vérone le 3 janvier 1795 » (Thibaudeau, Mémoires, t. Ier, p. 229), disant : « Je ne peux pas douter que Tallien ne penche vers la royauté, mais j’ai peine à croire que ce soit la royauté véritable » (Idem, p. 230).

Après la défaite des émigrés à Quiberon, les royalistes mirent, pendant quelques jours, une sourdine à leurs bravades ; bien entendu, ils conservèrent la situation prépondérante que la faiblesse des uns et la complicité des autres leur avaient permis de conquérir dans les principales administrations du pays situation telle qu’un des Girondins les plus compromis, un des 22, réintégré seulement le 18 ventôse (8 mars), Hardy, disait dans la séance du 6 thermidor (24 juillet) : « J’arrive de Rouen : les royalistes les plus impudents ont été absous et les terroristes condamnés à des peines extrêmement sévères » ; or, à ce moment, tous les républicains étaient qualifiés de terroristes, Hardy lui-même fut « traité de terroriste, de Jacobin ». Le 15 thermidor (2 août), la Convention décida de fêter huit jours après l’anniversaire du 10 août : « En célébrant l’anniversaire du 9 thermidor, dit le rapporteur, vous avez prouvé que le règne de la terreur est pour jamais proscrit ; il importe de confondre aujourd’hui l’espoir des royalistes en célébrant aussi l’anniversaire du 10 août ». On le voit, tout en manifestant contre les royalistes une animosité un peu inquiète, les modérés en revenaient toujours à leur idée fixe de n’être pas assimilés aux « terroristes » et, sous l’empire de cette idée, les 21 et 22 thermidor (8 et 9 août), ils décrétaient encore l’arrestation de dix Conventionnels, parmi lesquels Fouché, ayant été en mission dans les départements.

Les royalistes regardaient cela d’un bon œil, étant donné surtout que contre eux, on se bornait à des phrases et à des célébrations d’anniversaires. Cependant leur impatience d’être débarrassés de la Convention, qui les amenait à accepter une constitution républicaine, avec l’espoir, du reste, d’après La Revellière (Mémoires, t. Ier, p. 295), « de s’emparer de tous les emplois créés par elle, afin de la renverser à coup sûr », donna à réfléchir à celle-ci : ses membres se demandèrent avec anxiété ce qu’ils deviendraient s’ils n’étaient pas réélus, si les royalistes, qui ne cachaient plus leurs sentiments à leur égard, l’étaient à leur place, et le souci de leur intérêt personnel développa leur ingéniosité. De ce que la nouvelle Constitution n’admettait que le renouvellement par tiers du Corps législatif, soit l’élection de 250 membres chaque année sur les 750 composant les Cinq-Cents et les Anciens, les représentants modérés conclurent qu’il y avait lieu d’élire 250 membres nouveaux seulement et que 500 Conventionnels — les deux tiers du Corps législatif — devaient être maintenus dans les Conseils ; c’est ce qu’un rapport de la Commission des Onze, sur les moyens de terminer la révolution, proposa le 1er fructidor (18 août).

À cette nouvelle, il y eut chez les royalistes une explosion de fureur ; ceux qu’ils tenaient tant avoir partir allaient rester ! Il est évident, d’ailleurs que c’était raide. Les modérés auraient mieux fait de ne pas créer, par leurs égards pour les royalistes et par leurs rigueurs pour les républicains avancés une situation devenue dangereuse pour eux-mêmes. Ils auraient mieux fait, cette faute commise et le péril des menées royalistes reconnu par eux, de se servir de la loi pour enrayer immédiatement ces menées et arracher le corps électoral à sa dépression. Ils préférèrent ne songer qu’à eux. Par le décret du 5 fructidor (22 août), le choix des 500 Conventionnels conservés était laissé aux assemblées électorales ; mais ne comptaient point parmi les éligibles les représentants « décrétés d’accusation ou d’arrestation », c’est-à-dire les Jacobins et les Montagnards. Le décret du 13 fructidor (30 août) détermina le mode d’élection des 500 modérés imposés ; si ce nombre n’était pas atteint par les choix des assemblées électorales, il devait être complété par ceux des Conventionnels que ces assemblées auraient réélus. Une proclamation du 13 fructidor (30 août) invita les assemblées primaires à voler, le 20 (6 septembre), sur ces deux décrets comme sur la Constitution.

Les royalistes avaient entrepris contre ces décrets une campagne des plus violentes. Leurs écrivains se concertaient et agissaient avec ensemble sur l’opinion publique ; aux journaux s’ajoutaient les pamphlets et les placards. Avec le cynisme habituel de leur parti qui masque presque toujours son but réel derrière des boniments de circonstance, ils se posaient en défenseurs de la souveraineté du peuple, dont le retour de leur roi devait entraîner la disparition. Mais le peuple était indifférent à tout en dehors de la question des subsistances : depuis les événements de Prairial, la distribution journalière de pain n’avait été que de six à huit onces par personne ; à partir du 6 fructidor (23 août), elle fut de douze onces, seulement le pain était de mauvaise qualité. Les royalistes cherchèrent à exploiter le mécontentement populaire et, suivant un mot superbe de Babeuf (n° 34 du Tribun du Peuple), à dérober « aux plébéiens jusqu’à la propriété de leurs plaintes ». En même temps, ils flattaient le monde de la banque et du commerce trop généralement disposé, par son amour aveugle du gain, à appuyer, sous des prétextes divers, le parti de la clientèle riche ; ils se gardaient bien, par exemple, de prévenir les nouveaux enrichis qu’un de leurs vœux était l’annulation des ventes des biens nationaux. D’une déposition recueillie en Vendée dès le 20 et 21 fructidor (6 et 7 septembre), il résultait que, dans le camp royaliste, on attendait prochainement un mouvement contre-révolutionnaire à la fois à Paris et en Vendée (Savary, Guerre des Vendéens et des Chouans, t. V, p.377, et Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. II, p. 64) : par les assemblées primaires, avec une apparence de régularité, ou sans elles, par la force, les monarchistes et les cléricaux se préparaient à prendre le pouvoir et ils se croyaient d’autant plus assurés de réussir que les décrets seraient repoussés.

La majorité des sections de Paris dont, après les journées de Prairial on avait arbitrairement écarté tous les éléments révolutionnaires et que dirigeaient dès cette époque des « personnes bien connues pour être royalistes… assez communes à Paris » (Mémoires, de d’Andigné, t. Ier, p. 190 et 197), approuvait le mouvement fomenté par les royalistes. La section Lepeletier (quartier Vivienne) fut le centre de l’agitation. « C’était le quartier de l’argent et pourtant du courage », a constaté (Dix Années d’épreuves, p. 258), avec un compliment amusant, mais excessif on le verra plus loin, Lacretelle jeune qui, le 11 fructidor (28 août), en qualité d’orateur de la section des Champs-Élysées, protestait arrogamment devant la Convention contre le maintien des deux tiers. Le 20 fructidor (6 septembre), jour de la réunion des assemblées primaires, la section Lepeletier vota un « acte de garantie » portant « que le peuple assemblé,… les pouvoirs de tout corps constituant cessent » (Moniteur du 24 fructidor-10 septembre), ce qui équivalait à la proclamation de la déchéance de la Convention ; de nombreuses sections adhérèrent aussitôt et résolurent de former un comité central. Le lendemain (7 septembre), la Convention interdit la réunion de tout comité central ; les sections déclarèrent casser ce décret et la Convention laissa faire, attendant, avant de prendre une mesure, de connaître le résultat du vote, que voici, non compris le vote des armées, avec les rectifications faites cinq jours après. Il y eut, pour la Constitution, 1 057 390 suffrages, contre 49 978 ; pour les décrets des 5 et 13 fructidor, 205 498, contre 108 784. Constitution et décrets furent, le 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795), déclarés lois de la République, et l’ouverture des assemblées électorales fixée au 20 (12 octobre). Le vote devait se faire au scrutin de liste et à la majorité absolue des votants pour le premier tour et, s’il y avait lieu, pour le deuxième. Dans le cas où ces deux tours ne donneraient pas de résultat complet, il serait procédé à un troisième et, pour ce vote définitif, les articles 11, 12 et 13 du titre 3 de la loi du 25 fructidor an III (11 septembre 1795) imaginaient un système assez compliqué. Il y aurait deux urnes et chaque votant disposerait d’un bulletin à déposer dans chacune d’elles : par l’un d’eux, dit bulletin de nomination, il désignerait les citoyens qu’il voudrait élire ; par l’autre, dit bulletin de réduction ou de rejet, ceux dont il ne voudrait pas. On dépouillerait, d’abord, ces derniers bulletins et les candidats qui auraient contre eux la majorité absolue des votants, ne pourraient être élus quel que pût être le nombre des bulletins de nomination déposés en leur faveur. Les élus seraient ceux qui, ne se trouvant pas exclus par le résultat de ce dépouillement, auraient obtenu le plus de voix d’après les bulletins de nomination. Un décret du 10 vendémiaire (2 octobre) fixa au 5 brumaire (27 octobre) l’ouverture des séances du Corps législatif ; la République bourgeoise allait dominer en droit comme elle dominait en fait depuis un an.

L’exaspération des royalistes ne fit que s’accroître. Ils avaient espéré que leur campagne aboutirait et que les décrets seraient rejetés. Déçus, ils parlèrent de falsification, quand ils avaient eux-mêmes tout fait pour fausser le scrutin : à Paris, les patriotes avaient été illégalement exclus en grand nombre des assemblées primaires (rapport de police du 21 fructidor-7 septembre, recueil d’Aulard, t. II, p. 222 et aussi p. 234) ; d’après Buonarroti, « une foule de citoyens avaient été expulsés des assemblées » (t. Ier, p. 61) ; dans des départements où fonctionnaient les compagnies de Jésus et du Soleil, où on assassinait toujours, ils n’osèrent pas s’y présenter. Parmi ceux qui prirent part au vote, beaucoup, tout en désapprouvant les décrets, ne se prononcèrent pas contre eux parce qu’ils ne voulaient pas faire le jeu des royalistes. Toutes les sections de Paris avaient approuvé la Constitution ; mais une seule, celle des Quinze-Vingts, avait ratifié les décrets ; aussi les royalistes crurent qu’ils pouvaient agir en maîtres et prendre de force le pouvoir qui légalement leur échappait. La garde nationale livrée, depuis Prairial, à l’influence exclusive de la bourgeoisie, étant favorable aux adversaires de la Convention ; celle-ci, pour sa défense, ordonna, le 6 vendémiaire (28 septembre), aux troupes conservées sous les ordres du général Menou après les événements de Prairial et cantonnées près de Marly, de venir camper dans la plaine des Sablons, devenue le lieu dit Sablonville, près de la porte Maillot. Il n’y avait pas tout à fait 4 000 hommes disponibles.

La section Lepeletier invita les électeurs à ne pas tenir compte du décret les convoquant pour le 20 et à se réunir le 11 (3 octobre) dans la salle du Théâtre-Français (sur l’emplacement actuel de l’Odéon). Cette réunion, quoique 32 sections sur 48 y eussent adhéré, n’aboutit à rien ; mais elle était l’indice d’une rébellion persistante. Il devenait nécessaire d’aviser. Les comités de salut public et de sûreté générale chargèrent, le même jour, une commission de cinq membres composée de Merlin (de Douai), Le Tourneur, Daunou, Barras et Collombel, « des mesures d’exécution relatives à la loi ». Enfin on fit, avec mauvaise grâce il est vrai, appel à ceux que, jusque-là, on avait traqués impitoyablement et environ 1 500 patriotes, donnant un grand exemple, vinrent, pour la défense de la République menacée, au secours de ceux qui, la veille, étaient leurs persécuteurs. Un arrêté des comités les fit armer, la commission des Cinq les plaça sous le commandement du général de division Berruyer et on leur accorda des rations de vivres. Résolu maintenant à agir, le gouvernement se refusait cependant à prendre l’initiative. Cette fois encore le signal fut donné par la section Lepeletier : dans la matinée du 12 vendémiaire (4 octobre), prétextant l’armement des patriotes, elle appelait les citoyens aux armes et les sections du centre l’imitaient. Les comités requirent alors l’arrestation du bureau de la section Lepeletier.

Les troupes des Sablons avaient à leur tête des généraux qui n’obéissaient qu’à contre-cœur : l’un, Desperrières, tout disposé à exterminer les patriotes « jusqu’au dernier » (Histoire secrète du Directoire, Fabre [de l’Aude], t. Ier, p. 12), refusait de combattre les royalistes et annonçait qu’il allait se mettre au lit (Moniteur du 18 vendémiaire - 10 octobre) ; l’autre, le général en chef Menou, traitait les patriotes « de scélérats et d’assassins » (Moniteur du 5 brumaire-27 octobre) et défendait à Berruyer de les faire sortir du jardin des Tuileries. Mandées dans la matinée du 12 (4 octobre), les troupes n’arrivaient que le soir vers sept heures ; bientôt dirigées contre le chef-lieu de la section Lepeletier qui était dans l’ancien couvent des Filles-Saint-Thomas — sur la partie actuelle de la place de la Bourse allant de la rue du Quatre-Septembre à la rue Réaumur — elles le cernaient. Si la force armée outrepasse habituellement les ordres les plus rigoureux contre les républicains avancés, elle pèche par excès d’amabilité dès que les réactionnaires sont en cause. Fidèles à cette tradition, les représentants présents et Menou engagèrent des pourparlers avec les rebelles et leur offrirent de faire retirer les soldats s’ils consentaient eux-mêmes à s’en aller. Les choses convenues ainsi, Menou, sans attendre que les rebelles se fussent dispersés, ordonna aussitôt la retraite, menaçant de passer son sabre au travers du corps du premier soldat qui insulterait « les bons citoyens de la section Lepeletier » (Idem), et, derrière lui, les rebellés se reformèrent plus portés que jamais à la résistance.

Indignée, la commission des Cinq destitua Menou et Desperrières et remit en activité des généraux sans emploi ; les comités désignèrent Barras comme général en chef de l’armée de l’intérieur, la Convention ratifia ce choix et Barras appela auprès de lui un homme que le 13 vendémiaire allait placer en pleine lumière.

Cet homme, « Napolione Buonaparte », comme il écrivait alors son prénom et son nom, général encore peu connu rayé des cadres, était né à Ajaccio le 15 août 1769. D’origine italienne, sa famille s’était établie en Corse à la fin du XVe siècle et avait acquis dans l’île une certaine influence. Son père, Charles Buonaparte, et sa mère, Letizia Ramolino, après avoir combattu pour l’indépendance de la Corse (1768-1769) avec Paoli, s’étaient, leur cause vaincue, retournés du côté des Français vainqueurs. La mère était une femme énergique, sévère et très avare, le père, un caractère effacé, mais un avide solliciteur que rien ne rebutait dans son œuvre de mendicité. C’est ainsi qu’entre

DÉFENSE DE LA CONVENTION DU CÔTÉ DU CARROUSEL
(D’après un dessin original de Le Barbier).
autres faveurs, il obtint, par l’intermédiaire du gouverneur de l’île, le comte de Marbeuf, une bourse pour son fils Napolione au collège d’Autun, où celui-ci ne resta que du 1er janvier au 21 avril 1779, puis à l’École des Minimes de Brienne, un des établissements subventionnés par le roi pour l’éducation militaire des jeunes nobles sans fortune, qu’il ne quitta que le 30 octobre 1784. Passé de là à l’École militaire de Paris, il y était depuis trois mois à peine lorsqu’il perdit son père ; la même année, il fut promu d’emblée lieutenant d’artillerie en second (septembre 1785) et envoyé au régiment dit de La Fère alors à Valence. Après y avoir fait rapidement, suivant la coutume, le service de canonnier et de tous les grades subalternes, il était, en janvier 1786, admis à exercer les fonctions de son grade.

Petit, actif, sobre, sérieux, s’isolant volontiers, dissimulé, superstitieux, vindicatif, autoritaire, d’un orgueil extrême, d’une imagination vive, mais très pratique, ayant la parole facile, la pensée rapide, la décision prompte, le goût de la destruction, attaché à sa famille, passionné pour son pays, la Corse, et ne se considérant pas comme Français, doué d’une grande puissance de travail, lisant beaucoup, s’il s’intéressait particulièrement à l’histoire et à la géographie, il était surtout fort en mathématiques. Le soin des détails quotidiens lui répugnait autant que lui plaisait la partie technique de son métier. Il ne tarda pas à montrer que les règles applicables à tous ne lui paraissaient pas faites pour lui et fut de bonne heure dénué de scrupules.

Le 1er septembre 1786, un congé de six mois lui ayant été accordé, il parvenait à le faire durer vingt et un mois. En juin 1788, il rejoignait son régiment à Auxonne. Là encore, il travailla beaucoup ; il avait entamé une histoire de la Corse à propos de laquelle, le 12 juin 1789, il écrivit à Paoli, réfugié à Londres, une lettre qui débutait ainsi : « Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards » (Iung, Bonaparte et son temps, t. Ier, p. 195). Tels étaient ses sentiments à l’égard de la France dont il se servait déjà plus qu’il ne la servait. Il avait adopté les idées nouvelles et rêvait d’émanciper la Corse où il s’essayait à faire de la politique lucrative chaque fois qu’il pouvait obtenir un congé ; ce fut le cas de septembre 1789 à février 1791, d’août 1791 à mai 1792 et de septembre 1792 à juin 1793. En huit ans, il compta ainsi près de cinq années d’absence de son régiment. Il prolongeait ses congés de son autorité privée, fut même destitué pour cela au commencement de 1792 ; mais, à l’aide de mensonges et de certificats de complaisance, il réussit chaque fois à reprendre sa place et, ce qui l’intéressait tout spécialement, à toucher les appointements qui ne lui étaient pas dus.

Capitaine d’artillerie à l’armée d’Italie, il fréquenta le plus possible son compatriote Saliceti, représentant en mission, et fut présenté par lui à ses collègues Ricord et Robespierre jeune avec qui il se lia. Ces relations lui valurent, en août 1793, de voir imprimer aux frais de l’État, le Souper de Beaucaire, opuscule jacobin, et, le mois suivant, de pouvoir profiter d’un heureux hasard, en remplaçant au siège de Toulon un commandant d’artillerie blessé, de faire là la connaissance de Barras qui lui sera plus tard si utile, et d’être admis comme général de brigade le 28 pluviôse an II (16 février 1794) ; elles lui valurent aussi, après le 9 thermidor, une arrestation pendant laquelle il écrivait : « J’ai été un peu affecté de la catastrophe de Robespierre le jeune que j’aimais et que je croyais pur ; mais, fût-il mon père, je l’eusse poignardé moi-même s’il aspirait à la tyrannie » (Iung, Idem, t. II, p. 455). Assez vite relâché, grâce probablement à l’intervention de Barras auprès de qui il fit agir, il reprit ses fonctions. Mais, le 7 germinal an III (27 mars 1795), Lacombe Saint-Michel, membre du comité de salut public, lui faisait donner l’ordre « de se rendre sur-le-champ à l’armée de l’Ouest pour y commander l’artillerie » (Idem, p. 475). Le 21 floréal (10 mai), il était à Paris et, au lieu de gagner son poste, se faisait octroyer un congé auquel, le 25 prairial (13 juin), Aubry, qui avait alors la haute main comme membre du comité de salut public sur la direction de la guerre, voulut mettre fin en l’envoyant dans l’Ouest en qualité de général de brigade d’infanterie, ce qui était une sorte de disgrâce. N’ayant pu réussir à faire rapporter cette décision, il allégua des raisons de santé et, grâce à un certificat de complaisance, resta à Paris. Le 4 fructidor (21 août), il était appelé au Bureau topographique chargé de la préparation des plans de campagne, par Doulcet de Pontécoulant qui avait remplacé Aubry et qui fut, à son tour, remplacé par Le Tourneur. Celui-ci ordonna à Bonaparte de rejoindre le poste qui lui avait été assigné en Vendée et, sur son refus, le raya, le 29 fructidor (15 septembre), « de la liste des officiers généraux employés » (Idem, t. III, p. 74). Il n’avait pas cessé de fréquenter Barras et songeait à aller en Turquie se mettre au service du sultan, lorsque les événements du 12 vendémiaire lui permirent de rentrer dans l’armée.

Le 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795), Bonaparte ne fut officiellement que l’auxiliaire de Barras choisi par ce dernier ; il exerça en fait les fonctions de commandant en second et se consacra à sa besogne avec activité. Grâce à la présence d’esprit d’un général autre que Bonaparte (Idem, t. III, p. 93), le chef d’escadron Murat avait reçu, dans la nuit, l’ordre d’aller avec ses cavaliers chercher au camp des Sablons 40 pièces de canon qui y étaient restées ; à six heures du matin, une heure après le choix de Bonaparte par Barras, les canons entraient aux Tuileries. Bonaparte ne fortifia pas le palais lui-même, mais ses environs, plaça des canons aux divers débouchés et concentra ses forces sur les points les plus importants.

De leur côté, les sections bourgeoises et l’état-major royaliste qui les poussait, se préparaient à la lutte. Le commandement en chef avait été attribué au général de brigade, récemment démissionnaire, Danican dont Hoche disait, le 25 pluviôse an III (13 février 1795), dans une lettre au général Krieg : « Danican est le plus mauvais sujet que nous connaissions ; méprisez-le, en attendant son successeur » (Rousselin de Saint-Albin, Vie de Lazare Hoche, t. II, p. 135). On lui donnait pour seconds le comte de Maulevrier, officier vendéen, et Lafond de Soulé, ancien garde du corps de Louis XVI, émigré rentré. Au nombre d’au moins 20 000, les sectionnaires du centre, les émigrés et les Chouans qui s’étaient rendus en masse à Paris, cernaient les 5 000 défenseurs de la Convention ; ils étaient fortement installés à Saint-Roch, occupaient le Pont-Neuf et étaient maîtres de la communication entre la rive droite et la rive gauche.

Pendant que les adversaires s’observaient, les troupes de la Convention ayant ordre de ne point prendre l’initiative de l’attaque, Danican envoya une lettre au comité de salut public proposant une entrevue, indiquant les conditions possibles d’entente, réclamant surtout le désarmement des patriotes. Dans le « comité des Quarante », formé du comité de salut public, du comité de sûreté générale et du comité militaire réunis en commission de gouvernement, puis dans la Convention, certains royalistes déguisés accueillirent favorablement ces propositions des sectionnaires ; mais la Convention venait de décider de ne pas répondre personnellement à Danican et de déléguer vingt-quatre représentants chargés d’éclairer les citoyens, lorsqu’on entendit des décharges de mousqueterie, puis d’artillerie. La lutte était engagée. On discute encore la question de savoir quels furent les assaillants ; or le mouvement insurrectionnel suscité par eux et leur état d’esprit pendant toute cette période, rendent évident que ce furent les royalistes rebelles, émigrés et Chouans, se croyant sûrs de la victoire et ayant hâte de surmonter la timidité de leurs alliés bourgeois, qui tirèrent les premiers — le soir même le représentant Cavaignac disait à la Convention : « Le combat a commencé par une agression des royalistes » ; — agirent-ils par ordre de leur chef ou de leur propre mouvement, tel est le seul point douteux. Quoi qu’il en soit, toutes leurs attaques furent victorieusement repoussées. La situation un instant compromise aux environs de Saint-Roch fut rétablie par les patriotes ; il y eut deux ou trois cents morts ou blessés de chaque côté. Dans la nuit et dans la matinée du 14 (6 octobre) les sections étaient définitivement réduites ; un nouvel appel aux armes des sections Lepeletier et du Théâtre-Français n’obtenait aucun succès auprès de bourgeois qui, dans la soirée du 13, déconcertés par leur défaite et n’ayant pas tout le courage que leur a prêté Lacretelle jeune, fuyaient, d’après le lieutenant Énée (Zivy, Le 13 vendémiaire an IV, p. 126), devant un fiacre que leur esprit troublé prenait pour une charge de cavalerie. Le 15 vendémiaire (7 octobre), les sectionnaires se laissaient désarmer sans difficulté au milieu des railleries des femmes du peuple leur criant (Courrier français du 18 vendémiaire-10 octobre, cité par M. Aulard dans son recueil, t. II, p. 313) : « Allez, fanfans, à votre tour, à votre tour ! » Ce même jour, trois conseils militaires étaient institués.

Ainsi qu’il arrive presque toujours quand il s’agit des réactionnaires, le gouvernement fut d’une indulgence extrême : de l’aveu de Lacretelle jeune, « tous ceux qui avaient à redouter sa colère » purent sortir de Paris avec facilité (Précis historique de la Révolution française ; la Convention, t. II, p. 480). Aussi, ne jugea-t-on guère que des contumaces que, toujours d’après Lacretelle (Dix années d’épreuves, p. 271), « on ne recherchait nullement » ; il n’y eut que deux exécutions, celle de Lafond de Soulé, un des chefs du mouvement, le 21 vendémiaire (13 octobre), et celle de Lebois, président de la section du Théâtre-Français (quartier de l’Odéon), le 23 (15 octobre). Menou fut acquitté. Après Prairial, les troupes régulières auxquelles on avait eu recours, avaient été renvoyées hors de Paris ; après Vendémiaire, elles furent installées dans la ville : le militarisme entrait en pleine croissance. Bonaparte fut, le 16 vendémiaire (8 octobre), rétabli dans l’arme de l’artillerie et nommé commandant en second de l’armée de l’intérieur ; le 24 (16 octobre), il était promu général de division et, le 4 brumaire (26 octobre), lors de la démission de Barras, général en chef de l’armée de l’intérieur. Quant aux patriotes, dès qu’on n’eut plus besoin d’eux, on chercha par un moyen détourné à s’en débarrasser. Le 15 vendémiaire (7 octobre), on supprima la distribution de vivres qui leur était faite depuis le 12 (4 octobre) ; on la rétablit pour une journée le lendemain, sans doute à la suite de réclamations, mais on invita ces citoyens « à rentrer dans leurs foyers, en se tenant prêts à marcher au premier signal » (Zivy, Le 13 vendémiaire an IV, p. 103). Un décret du 27 vendémiaire (19 octobre) accorda, il est vrai, des pensions et des indemnités aux familles des morts et aux blessés.

Il est certain que la bourgeoisie parisienne, en vendémiaire, se laissa duper par les royalistes. Si ceux-ci la poussèrent avec tant d’insistance à se soulever, c’est qu’ils voulaient à tout prix s’emparer du pouvoir que les décrets de fructidor leur avaient rendu difficile de prendre à peu près légalement lorsqu’ils croyaient le tenir. Ils y avaient d’autant plus d’intérêt qu’au même moment la troisième armée équipée par l’Angleterre était transportée sur les côtes de France.

Après l’attaque du poste des Essarts (7 messidor-25 juin) et son manifeste (chap. viii), Charette était resté tranquille, attendant, avant de bouger, une victoire des Anglo-Émigrés débarqués le 9 (27 juin) et les moyens d’action dont il avait besoin. Au lieu de la victoire, ce fut la défaite ; mais il put se consoler, le 23 juillet, par la visite d’un envoyé du ministère anglais à qui il demanda des munitions (Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. Ier, p. 543-545) ; avant cette demande, il en avait été expédié qui furent effectivement débarquées et livrées, avec armes et vêtements (Idem, t. II, p. 7), le 10 août, près de Saint-Gilles-sur-Vie (Vendée). Quelques jours après, il recevait une lettre de Louis XVIII, datée du 8 juillet 1795, lui disant : « Je vous nomme général de mon armée catholique et royale » (Savary, Guerre des Vendéens et des Chouans, t. V, p. 191). Un peu avant le 10 juillet, on lui avait remis « deux dépêches du premier ministre Pitt, datées du mois d’avril, » qui l’assurait de sa sympathie (Bittard des Portes, Charette et la guerre de Vendée, p. 472). Bientôt il allait, en outre, pouvoir se réconforter par la lecture d’une lettre du 18 août du duc de Polignac lui exprimant l’admiration de la cour d’Autriche (Savary, Guerre des Vendéens et des Chouans, t. V, p. 319) ; il devait enfin en recevoir une autre que lui écrivit, le 1er octobre, Souvorov qui, en homme se connaissant en massacres, le complimentait chaleureusement (Idem, t. VI. p. 2).

Charette s’était montré digne de cette confiance internationale en faisant, le 15 thermidor (2 août), sous prétexte de venger les exécutions auxquelles il avait été procédé à Vannes, après Quiberon, assommer pendant la messe, à coups de bâtons et de pieux, dans un bois, à Belleville près de la Roche-sur-Yon, 2 ou 300 prisonniers républicains (Auvynet, Éclaircissements historiques, déjà cités chap. v, p. 504). Presque en même temps, sur la rive droite de la Loire, quatre à cinq mille Chouans enlevaient un grand convoi non loin de Carquefou (Loire-Inférieure) et tuaient 220 hommes avec des raffinements de cruauté (Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. Ier, p. 588). La guerre recommençait ouvertement ; la prochaine arrivée du comte d’Artois allait, pensait-on, exciter l’enthousiasme ; le découragement fut la conséquence inattendue de sa lâcheté : dès la fin de septembre, les bandes de Charette éprouvaient plusieurs échecs ; battues à Saint-Cyr-en-Talmondais (canton des Moûtiers-les-Mauxfaits, Vendée), le 3 vendémiaire an IV (25 septembre 1795), elles évacuaient Belleville le 8 (30 septembre). Par décision du 14 fructidor (31 août), Hoche était passé de l’armée des côtes de Brest, par lui laissée, le 24 (10 septembre), sous le commandement provisoire du général Rey, à l’armée de l’Ouest où il succédait à Canclaux.

Le comte d’Artois avait fini par se joindre à la troisième armée anglaise et, le 12 septembre il était dans la rade de Quiberon. Mais, avec le souci toujours en éveil de se tenir à distance de l’ombre même du danger, il n’aborda pas et fut conduit d’abord à l’île Houat, puis, le 2 octobre, à l’île d’Yeu. Le 5 vendémiaire (27 septembre), des vaisseaux anglais avaient sommé le commandant de l’île de Noirmoutier de la livrer au « frère du roi » et à « ses alliés » ; sur le refus du commandant, les vaisseaux avaient disparu. Quant au « frère du roi », il ne tenait pas à être en évidence ; lorsqu’on le poussait à se rendre auprès de Charette, il répondait, ainsi qu’il devait l’écrire au duc d’Harcourt (Forneron, Histoire générale des émigrés, t. II, p. 136) : « Mais on ne voit que des troupes républicaines sur les côtes ! » Et les voir de loin devait amplement suffire à la curiosité guerrière de ce bravache.

Sous le coup des événements de vendémiaire et des nouvelles de Vendée, la Convention comprit que le royalisme était devenu un péril réel, ne distinguant plus entre les républicains, menaçant les modérés comme les autres. Il avait été de bon ton de rire du péril royaliste. En donnant pour excuse que le péril n’était plus de ce côté, on s’était laissé aller, à l’égard des royalistes déguisés en libéraux — c’est encore un des déguisements sous lesquels ils cherchent à faire des dupes — à toutes les complaisances ; comme il arrive souvent en politique, le scepticisme n’était qu’une façon commode d’éviter la responsabilité de l’action ou une forme hypocrite de complicité. Ce n’est que le jour où la prise d’armes rendit le péril indéniable, que les modérés eurent enfin une conception plus exacte des choses. Le 16 vendémiaire (8 octobre), la Convention créait une commission de dix-sept membres chargée de l’épuration des employés et, en particulier, de ceux qui, atteints par la réquisition militaire, n’étaient pas munis de congés réguliers. La condescendance à l’égard des adversaires de la République avait été telle qu’un journal réactionnaire, le Courrier français du 21 vendémiaire (13 octobre), pouvait écrire ironiquement : « On dit que, sur 117 commis employés au comité de législation, il n’y en a que 115 qui aient pris part à l’insurrection du 13 vendémiaire » (recueil d’Aulard, t. II, p. 320). Le 20 (12 octobre), il était enjoint aux émigrés rentrés sans avoir obtenu leur radiation définitive de la liste — or beaucoup l’avaient obtenue comme prétendues victimes du 31 mai — et occupant cependant des fonctions publiques, de cesser à l’instant leurs fonctions. Le même jour, une autre décision chargeait le comité de saint public « de prendre, dans le plus bref délai, les mesures nécessaires pour mettre en activité les officiers militaires ainsi que les employés des diverses administrations près les armées de terre et de mer qui, après avoir dignement servi et défendu la République, ont été laissés sans emploi, ainsi que pour purger les armées et les places de guerre des officiers généraux et autres qui y ont été employés indûment et au préjudice des militaires républicains ». La nécessité de ces mesures prouve combien les plaintes à ce sujet étaient justifiées et de quelle faiblesse on était coupable.

Le 21 vendémiaire (13 octobre), la Convention se décidait à mettre fin aux persécutions contre les patriotes, interdisait de condamner « les anciens membres des comités révolutionnaires, municipalités et administrations » pour faits politiques et annulait les condamnations de ce genre déjà prononcées. Le 22 (14 octobre), elle défendait de mettre en accusation « aucun citoyen qui ne serait pas prévenu de meurtre, d’assassinat, de vol, d’attentat contre la liberté et la sécurité publique ou autre crime prévu et spécifié par les lois pénales » ; les actes d’accusation visant autre chose que ces délits ou crimes étaient déclarés nuls et ceux contre lesquels ils avaient été dressés devaient être remis en liberté. C’était, avec le décret de la veille et malgré la vive opposition des réacteurs girondins, empressés à refuser aux autres le bénéfice d’une mesure moindre que celle dont ils avaient eux-mêmes bénéficié le 18 ventôse an III-8 mars 1795 (chap. vi), la fin des poursuites politiques sauf, relativement, précisait l’article 7, « aux Chouans et autres rebelles des départements de l’Ouest et de l’intérieur ainsi qu’aux prêtres réfractaires et conspirateurs du 13 vendémiaire ». Defermon demanda sans succès que « Pache, Bouchotte et autres » fussent ajoutés à ces exceptions : tout pour eux rien pour les autres, a toujours été la régle des modérés. Cependant, l’avant-veille (12 octobre), si la Convention avait rapporté la disposition du 5 prairial an III (24 mai 1795) ordonnant (chap. vii) la mise en jugement de Barère, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, — le nom de Vadier fut omis, comme on le constatera au Conseil des Cinq-Cents, le 16 brumaire an V (6 novembre 1796) _ ce n’avait été que pour remettre en vigueur celui du 12 germinal (1er avril) qui les condamnait à la déportation.

Le 23 (15 octobre), l’arrestation de l’agent royaliste Lemaître était annoncée et il était voté qu’il serait traduit devant une commission militaire. Le 24 (16 octobre), décret d’arrestation contre deux Conventionnels, Rovère et Baladin, à juste raison suspects de royalisme, et, le 30 (22 octobre), contre Aubry et Lomont. Ce même jour, après un rapport de Barras sur la journée du 13, l’assemblée nommait une commission de cinq membres, parmi lesquels Tallien, « chargés de présenter des mesures de salut public ». La veille (21 octobre), à la suite d’un rapport tardif de Chénier sur les assassinats du Midi, était décrétée la destitution des maires et procureurs, juges et accusateurs, qui n’avaient pas dénoncé et poursuivi les « auteurs et complices des assassinats commis par les compagnies de Jésus, les compagnies du Soleil et autres associations royalistes ».

Les républicains avancés étaient d’avis de casser les dernières élections faussées en très grand nombre par les manœuvres des royalistes, et le bruit courut que, sur l’initiative de Tallien, la commission des Cinq allait proposer cette mesure. L’intervention de ce misérable redevenu républicain pour détourner de lui des soupçons justifiés, donnait beau jeu au modéré Thibaudeau qui, le 1er brumaire (23 octobre), l’attaquait, disant à ses collègues : « S’il y a eu une réaction après le 9 thermidor, n’est-ce pas Tallien qui l’a créée et exécutée ? » et on ne parla plus de casser les élections.

Le 3 brumaire (25 octobre), une loi, par ses six premiers articles, exclut, jusqu’à la paix générale, de toute fonction publique, les émigrés et leurs parents, sauf quelques exceptions déterminées, et ceux qui, dans les dernières assemblées primaires ou électorales, avaient participé à des motions séditieuses. Par les articles suivants, était ordonnée l’exécution immédiate des lois de 1792 et de 1793 contre les prêtres sujets à la déportation ou à la réclusion ; à condition de n’y jamais rentrer, « tous ceux qui ne voudraient pas vivre sous les lois de la République », étaient autorisés à quitter dans les trois mois le territoire français. Enfin, le 4 brumaire an IV (26 octobre 1795), après avoir décrété que, « à dater du jour de la publication de la paix générale, la peine de mort sera abolie dans toute la République française », que la place de la Révolution s’appellerait « place de la Concorde » et la rue qui est la rue Royale actuelle « rue de la Révolution », qu’il y aurait amnistie pour tous les faits relatifs à la Révolution, sauf pour les événements de vendémiaire et exception faite des prêtres déportés ou sujets à la déportation, des fabricateurs de faux assignats ou de fausse monnaie et des émigrés — un amendement de Defermon tendant à excepter Bouchotte dont le procès et celui de Pache avaient commencé devant le tribunal criminel d’Eure-et-Loir, ne fut pas adopté — la Convention se séparait aux cris de : « Vive la République ! »

Si rien n’a encore été fait par aucune assemblée de comparable à ce que fit la Convention dans la première moitié de son existence, peu d’assemblées furent aussi abjectes qu’elle, dans la seconde moitié. Autant, malgré d’immenses fautes, elle a été admirable en accomplissant l’œuvre prodigieuse de défense nationale, autant elle a été odieuse au point de vue politique, dans la période que nous venons d’étudier, lorsqu’elle s’abandonna à la réaction. Mais, au milieu de ses poignantes préoccupations de salut public, elle sut vaillamment aborder les problèmes les plus divers ; aussi nous reste-t-il à examiner ce qu’était, en dehors de la politique, la situation intérieure de la France à cette époque.