Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/11-2

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Chapitre XI-S1.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XI-S2.

Chapitre XI-S3.


§ 2. — Législations et administrations diverses.

C’est la loi du 21 ventôse an VII que je viens de mentionner, qui a organisé la conservation des hypothèques. La question du régime hypothécaire lui-même, de ce régime qui règle les conditions de l’affectation d’immeubles à la garantie de créances, avait fait l’objet de deux lois intéressantes pour cette partie de la législation civile. La première, la loi du 9 messidor an III (27 juin 1795), a été aussi la plus audacieuse. Elle n’admettait que les hypothèques inscrites sur un registre public pour une somme déterminée ; en outre, elle permettait au propriétaire foncier de prendre « hypothèque sur soi-même » pour un temps fixe, au moyen de cédules négociables par endossement, et opérait ainsi la mobilisation du sol. La ressemblance paraissant exister entre ces cédules et des « assignats privés » au moment où les « assignats publics » s’effondraient, fit ajourner l’exécution de la loi qui ne fut jamais appliquée. La seconde loi, celle du 11 brumaire an VII (1er novembre 1798), consacra le principe de la publicité et établit pour les hypothèques conventionnelles celui de la spécialité qui, précisant le droit du créancier sans nuire au crédit du débiteur, exigeait avec juste raison la désignation spéciale des immeubles affectés au gage de telle ou telle créance, tandis que la loi du 9 messidor an III avait eu le tort d’accepter que l’hypothèque pût porter d’une façon générale sur tous les biens présents et à venir du débiteur. Mais la nouvelle loi ne sut pas aller jusqu’au bout de son système ; elle accepta les hypothèques légales qui avaient été rejetées par la loi de messidor et qui gardaient un caractère général ; malgré ses défauts, elle était préférable à la législation actuelle.

Cette loi du 11 brumaire an VII doit être comptée au nombre de celles qui ont contribué à réaliser petit à petit, ainsi que l’a montré Jaurès (p. 759 et suivantes du tome Ier), l’affranchissement de la propriété de la terre poursuivi pendant toute la Révolution : en déclarant que la rente foncière ne pourrait plus être hypothéquée, elle lui enlevait juridiquement son caractère immobilier ; la rente foncière était une partie de l’immeuble pouvant être directement revendiquée contre tous les détenteurs de celui-ci, elle en fit un simple droit de créance. Cette loi appartient cependant à une période où les jurisconsultes, qui ont toujours été plus portés vers la tradition que vers les innovations, s’efforçaient de restreindre la portée des lois révolutionnaires ; eux si rigoureusement formalistes quand il s’agit des lois de réaction, prétendaient, à cette époque, qu’il fallait plus s’inquiéter du fond — interprété par eux — que de la forme qui leur déplaisait.

Poussant jusqu’au bout un des principes essentiels de la Révolution, le principe de la souveraineté de la loi, la Convention, dans son meilleur temps, avait appliqué l’idée, rationnelle d’ailleurs, de la rétroactivité. Elle avait estimé qu’une loi nouvelle devait disposer non seulement pour l’avenir, mais pour le passé dans la mesure, appréciée par le législateur, où il pouvait être atteint. Après avoir justement repoussé, dans la Déclaration des Droits de 1793, la rétroactivité en matière de rigueur pénale, elle avait, en matière civile, — et M. Bertrand se trompait à tous les points de vue, lorsque, à la Chambre des députés, le 29 mars 1901, il concluait que « le principe est le même » partout — décidé que les lois du 5 brumaire et du 17 nivôse an II (26 octobre 1793 et 6 janvier 1794) sur les donations et les successions, et celle du 12 brumaire an II (2 novembre 1793) sur les droits des enfants nés hors mariage, auraient effet rétroactif à partir du 14 juillet 1789. À plusieurs reprises, la Convention repoussa des réclamations à ce sujet ; mais, dans sa période de réaction, elle commençait, le 5 floréal an III (24 avril 1795), par suspendre toute action basée sur l’effet rétroactif de la loi du 17 nivôse an II ; le 9 fructidor an III (26 août 1795), elle supprimait la rétroactivité de cette loi et de celle du 5 brumaire an II. Le 3 vendémiaire an IV (25 septembre 1795), elle établissait les règles à observer à ce propos pour les deux lois modifiées auxquelles, par l’article 13, elle adjoignait la loi du 12 brumaire an II ; mais, le 26 vendémiaire (18 octobre), elle suspendait l’exécution de cet article 13 et c’est, sous le Directoire, la loi du 15 thermidor an IV (2 août 1796) qui supprima définitivement la rétroactivité de la loi du 12 brumaire an II. Enfin, la Convention consacra d’une façon générale et absolue la thèse de la non rétroactivité des lois dans la Déclaration des Droits de la Constitution de l’an III (art. 14).

Toutefois une moitié du Corps législatif aurait facilement oublié, au profit d’une œuvre de réaction, ce principe de non rétroactivité appliqué contre des lois de progrès ; ce fut lorsqu’on s’efforça de restituer aux propriétaires certains avantages du régime foncier antérieur à la Révolution. La loi du 27 août 1792 (art. 1er) avait aboli le bail à domaine congéable, contrat par lequel le propriétaire louait un domaine, en vendant les constructions existantes, et gardait la faculté de congédier le preneur en remboursant une somme pour prix des constructions ; les Cinq-Cents votèrent, le 17 thermidor an V (4 août

LE PASSAGE DU RUISSEAU.
(Estampe attribuée à Boilly).
1797), une résolution dont les deux premiers articles abrogeant, en ce qui concerne les domaines congéables, la loi du 27 août 1792 et des lois postérieures conçues dans le même sens, rendaient leurs droits aux propriétaires fonciers de ces domaines conformément aux dispositions de la loi du 7 juin 1791, et dont les autres articles, faisant rétroagir les deux premiers, déclaraient nuls les jugements prononcés d’après la loi du 27 août 1792. Cette résolution fut scindée. Les Anciens sanctionnèrent les deux premiers articles qui constituèrent la loi du 9 brumaire an VI (30 octobre 1797), mais rejetèrent finalement les autres (18 thermidor an VI - 5 août 1798). S’il n’y eut pas d’effet rétroactif, il y eut du moins résurrection du bail à domaine congéable, et des réclamations contre la loi du 9 brumaire an VI furent repoussées par les Cinq-Cents le 21 ventôse an VII (11 mars 1799). Les choses n’allèrent pas aussi vite pour le bail à complant contrat par lequel une terre était cédée, sans limite de durée, à charge par le preneur d’y planter ou d’y entretenir des vignes et moyennant une redevance annuelle du tiers ou du quart de la récolte ; à la suite de pétitions contre l’application des articles 5 et suivants de la loi du 23 août 1792 qui le supprimaient, les Cinq-Cents nommèrent une commission au nom de laquelle Boulay-Paty déposa, le 1er jour complémentaire an VI (17 septembre 1798), un rapport donnant satisfaction aux pétitionnaires ; le coup d’État du 18 brumaire arriva avant la discussion et ce fut par la voie irrégulière d’un avis du Conseil d’État (2 thermidor an VIII - 21 juin 1800) que le bail à complant se trouva reconstitué sous son ancienne forme.

Je me bornerai maintenant à signaler la loi du 15 thermidor an III (2 août 1795) suspendant l’exécution de la loi du 8 nivôse an II (28 décembre 1793) dont l’article 3 permettait au mari de se remarier immédiatement après le divorce et à la femme au bout d’un délai de dix mois, sauf pourtant « s’il est constaté que le mari ait abandonné depuis dix mois son domicile et sa femme », et de la loi du 4 floréal an II (23 avril 1794) qui autorisait le divorce après une séparation de fait durant depuis six mois ; la loi du 1er jour complémentaire an V (17 septembre 1797) restreignant, comme la précédente, les facilités antérieures de divorcer et de se remarier en déclarant, pour le cas de demande de divorce « sur simple allégation d’incompatibilité d’humeur et de caractère », que le divorce ne pourrait être prononcé « que six mois après la date du dernier des trois actes de non conciliation », tandis que, d’après la loi du 20 septembre 1792 (art. 14), il devait être prononcé « huitaine au moins, ou au plus dans les six mois après » cette date ; la loi du 5 thermidor an IV (23 juillet 1796), relative aux transactions entre citoyens (voir chap. XV), de l’article 1er de laquelle la jurisprudence tira la liberté du taux de l’intérêt ; la loi du 24 ventôse an V (14 mars 1797) qui, en abrogeant la loi du 9 mars 1793, rétablissait la contrainte par corps organisée, pour les dettes civiles et commerciales, par la loi du 15 germinal an VI (4 avril 1798) ; les lois du 8 nivôse an VI (28 décembre 1797) et du 22 floréal an VII (11 mai 1799) qui ont rendu insaisissables les rentes sur l’État, inscriptions et arrérages. En définitive, au lieu de s’en tenir aux principes de la Révolution : libération de la propriété au profit de ceux qui la mettent directement en valeur, égalisation des droits dans la famille, le Directoire réagit et nous mit au régime des compromis entre ces principes et les anciennes règles.

Il fut souvent question d’élaborer un Code civil. La Convention s’en était occupée. Le comité de législation arrêta un projet que Cambacérès présenta à la Convention le 9 août 1793 (Histoire socialiste, t. IV, p. 1642) ; après l’avoir discuté pendant plus de vingt séances, elle donna mandat, le 13 brumaire an II (3 novembre 1793), à une commission de six membres « philosophes et non hommes de loi » de reviser ce projet qui est resté son œuvre la plus importante en cette matière ; insuffisamment connu, il a été publié par Émile Acollas (De la nécessité de refondre nos Codes). Le 23 fructidor an II (9 septembre 1794), dépôt d’un deuxième projet ; la discussion commence le 16 frimaire an III (6 décembre 1794) et est finalement ajournée. Troisième projet, présenté au Conseil des Cinq-Cents le 24 prairial an IV (12 juin 1796), qui n’est pas plus heureux. On en parle le 10 vendémiaire et le 11 frimaire an V (1er octobre et 1er décembre 1796), le 4 prairial an VI (23 mai 1798), le 4 nivôse et le 8 prairial an VII (24 décembre 1798 et 27 mai 1799), et si, finalement, on n’aboutit pas, il n’est pas douteux que, par les lois particulières votées sur des questions de droit civil et par les travaux d’ensemble restés à l’état de projets, on élabora les éléments permettant d’aboutir.

De même, le projet de code de procédure civile présenté aux Cinq-Cents le 2 germinal an V (22 mars 1797), resta à l’état de projet ; il n’y eut, à cet égard, dans notre période, que certains articles de la Constitution de l’an III et de la loi du 19 vendémiaire an IV (11 octobre 1795) sur l’organisation des autorités administratives et judiciaires conformément à la Constitution, et la loi du 2 brumaire an IV (24 octobre 1795) sur le tribunal de cassation et sa procédure. On sait que, pour toutes les matières non réglées par des lois de la Révolution, les anciennes ordonnances royales continuaient à être appliquées. C’était le cas pour les eaux et forêts régies par l’ordonnance de 1669 combinée avec la loi du 15 septembre 1791 ; un projet de code forestier fut cependant lu aux Cinq-Cents, le 16 ventôse an VII (6 mars 1799), après un rapport présenté l’avant-veille (4 mars) par Poulain-Grandpré ; c’était aussi le cas pour le commerce toujours régi par l’ordonnance de 1673. Le comité de salut public avait bien chargé, au début de l’an III, un « bureau de commerce » de rédiger un nouveau code commercial, la chose avait été faite mais n’avait abouti à rien. Les membres du « bureau consultatif du conseil de commerce » se plaignaient de cette situation dans leur séance du 24 floréal an V (13 mai 1797), d’après le registre des procès-verbaux qui est aux archives du ministère du Commerce et qui devrait être aux Archives nationales. La chicane, un instant abattue par la Révolution, n’avait pas tardé à reparaître plus active que jamais, ainsi que Riou le signala dans la séance du 4 brumaire an VI (25 octobre 1797) du Conseil des Cinq-Cents.

En matière de législation criminelle, la Convention vota sans débats, le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), en remplacement du Code pénal des 25 septembre-6 octobre 1791, un Code des délits et des peines qui était l’œuvre de Merlin (de Douai). Ses dispositions s’emboîtaient bien les unes dans les autres ; mais la minutie de l’arrangement en rendit difficile l’usage journalier. Ce qui caractérisait ce nouveau code, c’était le rétablissement de la distinction, qui a sa raison d’être, entre l’action publique, tendant à mettre les criminels dans l’impossibilité de nuire, et l’action civile recherchant la réparation du dommage causé. C’était aussi, au milieu de formalités empruntées à l’ancien droit, la tendance très sensible à substituer, à la procédure orale du Code de 1791, une instruction préparatoire secrète et écrite dont le germe allait, hélas ! rapidement se développer ; néanmoins le jury d’accusation et le jury de jugement étaient conservés. Il faut reconnaître enfin qu’il laissa au Code napoléonien la honte du rétablissement normal de la mort civile. Celle-ci qui, entre autres effets, ouvrait la succession du condamné et dissolvait son mariage, avait, sauf une exception spéciale et transitoire, disparu des codes de la Révolution : le code de 1791 (titre IV, articles 1 et 2) se bornait à déclarer pour les cas, graves que le condamné, « déchu de tous les droits » civiques, ne pourrait « pendant la durée de la peine, exercer par lui-même aucun droit civil ; il sera, pendant ce temps, en état d’interdiction légale et il lui sera nommé un curateur pour gérer et administrer ses biens » ; celui du 3 brumaire an IV avait maintenu cette règle (art. 610). L’exception faite concernait les émigrés et les prêtres déportés, en vertu de l’article 1er de la loi du 28 mars 1793 : « les émigrés sont bannis à perpétuité du territoire français, ils sont morts civilement ; leurs biens sont acquis à la République », et de la loi du 17 septembre 1793 : « les dispositions des décrets relatifs aux émigrés sont en tout point applicables aux déportés ».

Arrivons aux divers ordres d’administration. La loi du 16 fructidor an III (2 septembre 1795) consacra un principe important en défendant « aux tribunaux de connaître des actes d’administration de quelque espèce qu’ils soient ». Un code administratif avait été projeté ; la première partie qui était en réalité surtout un code électoral, fut déposée le 22 brumaire an VII (12 novembre 1798), mais non votée. La loi du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795) rendit les communes responsables des actes délictueux commis sur leur territoire « par des attroupements ou rassemblements » ; elle n’a été remplacée à cet égard que par la loi municipale du 5 avril 1884.

J’aurai à rappeler plus loin (§ 5), à propos du nouveau système métrique, la loi du 18 germinal an III (7 avril 1795) ; l’art. 17 de cette loi décidait qu’il y aurait « dans chaque district des vérificateurs chargés de l’apposition du poinçon » destiné à garantir l’exactitude des mesures. La loi du 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795) disait, sur le même sujet (art. 13) : « Il y aura dans les principales communes de la République des vérificateurs chargés d’apposer sur les nouvelles mesures le poinçon de la République et leur marque particulière. Le pouvoir exécutif déterminera, d’après les localités et les besoins du service, le nombre des vérificateurs, leurs fonctions et leur salaire : ces vérificateurs seront nommés par les administrations de département ».

En matière d’assistance, au provisoire du décret de la Convention du 28 mars 1793 établissant à Paris une « commission centrale de bienfaisance » élue à raison d’un membre par section et chargée de répartir les secours entre les 48 sections en proportion des infirmes et des nécessiteux de chacune, avait succédé le provisoire de l’arrêté du Directoire du 16 floréal an IV (5 mai 1796) établissant dans le canton de Paris un bureau général de bienfaisance au-dessous duquel, pour la répartition des secours à domicile, fonctionnait dans chacun des 48 quartiers un comité particulier de bienfaisance dont les membres étaient nommés par le ministre de l’Intérieur. Enfin la loi du 7 frimaire an V (27 novembre 1796) institua les « bureaux de bienfaisance » composés chacun de cinq membres élus, dans les communes où il y avait plusieurs municipalités, par le bureau central, dans les autres par l’administration municipale, qui pouvaient, à leur gré, en former un ou plusieurs dans la même commune. La même loi attribua à ces bureaux le montant du droit des pauvres — « un décime par franc en sus du prix de chaque billet d’entrée » — dont la perception était par elle rétablie pour tous les spectacles. Cette taxe produisit dans le département de la Seine, pendant l’an VI (1797-1798) : 367 345 fr. 26 (recueil d’Aulard, t. V, p. 112).

Il y eut, de la part de certains de ces comités de bienfaisance, création de « soupes populaires » comme on dirait aujourd’hui. On lit, en effet, dans le tableau de la situation du département de la Seine pendant vendémiaire an VII (septembre-octobre 1798) : « Quelques comités ont établi des marmites, mais l’utilité de ces établissements n’est pas généralement reconnue. Ils passent même pour abusifs dans l’esprit d’un grand nombre de comités de bienfaisance. En effet, leur direction est donnée à des sœurs du pot qui commencent par prélever leur portion sur la portion des pauvres, et qui, étrangères à toute idée libérale, font de la distribution des secours une affaire de parti et favorisent la protégée de M. l’abbé un tel aux dépens de l’infortunée qui refuse de courber sa tête sous le joug sacerdotal » (Idem, t.V, p. 173). Les mœurs religieuses n’ont pas changé : aujourd’hui comme alors la charité est surtout un moyen de domination cléricale.

Dans le même recueil (t. V, p. 162), et également au début de l’an VII, nous voyons incidemment mentionner une « société de secours mutuels ». D’après le premier rapport de la commission supérieure des sociétés de secours mutuels, qui constitue la première enquête à cet égard, ces sociétés étaient, en 1799, au nombre de 45, dont 16 à Paris, sur lesquelles 5 avaient été fondées depuis la fin de 1794 (rapport de M. Ercerat, lu, le 11 juillet 1833, à l’assemblée de la « Société philanthropique » de Paris). Voici, enfin, un cas où, si nous ne trouvons pas le nom, nous avons la chose ou l’intention de la chose pour les veuves et les orphelins. Le rapport du 15 floréal an VII (4 mai 1790) dit (Idem, t. V, p. 500) : « Le Bureau central a été prévenu par l’administration municipale du IIe arrondissement qu’elle avait donné acte à plusieurs artistes du Conservatoire de musique, des théâtres de la République et des Arts, de l’Opéra-Comique et de Feydeau de leurs déclarations, qu’ils s’assembleraient au foyer du théâtre de la République pour y organiser l’établissement d’une société philanthropique, dans le but de soulager les veuves des artistes sociétaires et de pourvoir à l’éducation des enfants au cas de décès des pères et mères ».

Le prêt sur gages s’exerçait alors librement, mais des abus scandaleux firent désirer une réorganisation du Mont-de-piété. Chargée de présenter un plan à ce sujet, la commission des hospices de Paris arrêta, le 8 ventôse an V (26 février 1797), un projet en vertu duquel, avec l’adjonction d’actionnaires, elle administrerait directement cet établissement ; le 3 prairial (22 mai), le Directoire décida que le Mont-de-piété serait réorganisé, sous la surveillance de l’administration, conformément à ce projet et à la loi du 17 thermidor an III (4 août 1795) qui l’autorisait à prêter pour un mois à 5 0/0. L’établissement réorganisé commença ses opérations le 2 thermidor an V (20 juillet 1797) ; le taux des prêts équivalut, jusqu’en l’an VIII, à 60 0/0 par an et le Mont-de-piété emprunta lui-même jusqu’à la même époque à 18 0/0 (Dictionnaire universel de commerce, édité en 1805 par Buisson, t. II, p. 8). La moitié des bénéfices devait revenir aux hospices.

Ceux-ci dont le passif avait été déclaré dette nationale et l’actif incorporé aux propriétés nationales par la loi du 23 messidor an II (11 juillet 1794) disant que cet actif « sera administré ou vendu conformément aux lois existantes pour les domaines nationaux », avaient vu surseoir à la vente de leurs biens par la loi du 9 fructidor an III (26 août 1795). Lorsque la Convention avait voté la loi du 23 messidor, elle croyait à l’exécution de son plan de « bienfaisance nationale » du 22 floréal précédent (11 mai 1794) tendant à remplacer l’aumône et les hôpitaux par l’organisation de retraites, comme on dirait aujourd’hui, pour les infirmes et les vieillards et de soins gratuits à domicile pour les malades. La loi du 16 vendémiaire an V (7 octobre 1796) rapporta définitivement la loi du 23 messidor an II en ce qui concernait les hospices civils. Ceux-ci étaient placés sous la surveillance immédiate des administrations municipales et sous la gestion d’une commission composée de cinq citoyens choisis dans le canton par l’administration municipale quand il n’y en avait qu’une par commune, par l’administration départementale dans le cas contraire ; cette commission chargée de gérer les biens, restitués en nature ou en équivalent, de tous les hospices d’une commune, avait (art. 3) à nommer un seul receveur. L’intention du législateur était bien, dès lors, de substituer, à l’ancienne autonomie d’établissements ayant chacun un patrimoine propre plus ou moins important, la solidarité de tous ces établissements et l’unité de leur patrimoine ; c’est ce que déclara explicitement le Directoire dans son arrêté du 23 brumaire an V (13 novembre 1796) : « Les revenus des hôpitaux civils situés dans une même commune ou qui lui sont particulièrement affectés, seront, conformément à la loi du 16 vendémiaire, perçus par un seul et même receveur et indistinctement employés à la dépense de ces établissements, de laquelle il sera néanmoins tenu des états distincts et séparés ». Cette loi et cet arrêté sont encore aujourd’hui les bases sur lesquelles est constituée la fortune de l’Assistance publique. La loi du 16 vendémiaire an V, en conservant les hospices « dans la jouissance de leurs biens », leur avait conféré la personnalité civile ; ils n’en eurent pas moins de graves difficultés pécuniaires à surmonter. Nous savons déjà qu’ils devaient cependant toucher une part des bénéfices de l’octroi et du Mont-de-piété ; diverses autres mesures furent votées pour remédier à leur situation. Ainsi, furent attribués aux hospices, par la loi du 9 germinal an VI (29 mars 1798), la presque totalité des amendes et saisies prononcées pour établissement de loteries clandestines et, par la loi du 27 brumaire an VII (17 novembre 1798), le produit net des bureaux de poids public. Malheureusement ces mesures ne furent guère appliquées. Les médecins, les employés, n’étaient pas payés ; au mois de floréal an VII (avril 1799), on devait leur traitement depuis plus de vingt mois à ceux des hospices de Paris (F. Rocquain, État de La France au 18 brumaire, p. XXXVI). Toutefois, d’après un rapport du général Lacuée (Idem, p. 237), les malades étaient bien plus mal avant 1789 qu’ils ne le furent pendant la Révolution ; celle-ci, à la malpropreté très catholique des institutions charitables de l’ancien régime, s’efforça, en effet, de substituer un service public d’assistance plus soucieux des devoirs de solidarité sociale et d’hygiène. Une lettre reproduite par M. Babeau dans son recueil, La France et Paris sous le Directoire (p. 117), prouve qu’en 1796 on s’occupait « minutieusement » d’assainir les salles des hôpitaux, d’après « les procédés chimiques » nous dit-on, de Fourcroy ; nous savons, d’autre part, qu’en l’an II c’était un procédé indiqué par Guyton de Morveau qu’on employait pour détruire les « miasmes putrides » des hôpitaux (Cours imprimés par ordre du comité de salut public pour servir à l’École de Mars, chap. supplémentaire) : dans un creuset de terre placé sur un réchaud, on mettait environ 275 grammes de sel marin sur lequel on versait à peu près 125 grammes d’acide sulfurique du commerce ; on obtenait ainsi des vapeurs d’acide chlorhydrique. L’instruction sur les moyens de prévenir l’infection de l’air dans les hôpitaux et de les purifier, rédigée en exécution du décret de la Convention du 14 pluviôse an II (2 février 1794), recommandait aussi les vapeurs du soufre en combustion.

Il était dit à la tribune des Cinq-Cents, le 24 fructidor an VI (10 septembre 1798), qu’il y avait dans les hospices de France, non compris ceux des départements de la Belgique, 161 832 personnes en comptant 51 042 enfants abandonnés. Il y avait, en particulier, dans les 20 hospices de Paris, 3 800 malades, 10 150 vieillards, 2 500 orphelins, 7 000 abandonnés, soit, en tout, 23 450 personnes. La loi du 27 frimaire an V (17 décembre 1796) avait décidé que les enfants abandonnés nouvellement nés seraient reçus gratuitement dans tous les hospices civils de la République ; pour ceux de ces hospices qui n’auraient pas de fonds affectés à cet objet, les dépenses occasionnées par ces enfants devaient être couvertes par le Trésor ; la tutelle de ces enfants était dévolue au président de l’administration municipale du lieu de l’hospice ; les membres de cette administration formaient le conseil de tutelle. Cela devait durer jusqu’à la loi du 15 pluviôse an XIII (4 février 1805) qui transféra cette tutelle aux commissions administratives des hospices. Aux termes d’un arrêté du Directoire du 30 ventôse an V (20 mars 1797) réglant les détails d’application de la loi du 27 frimaire et dont plusieurs dispositions subsistent encore, les enfants abandonnés n’étaient pas, sauf le cas de maladie, conservés dans les hospices, ils y attendaient seulement leur placement, par les soins des commissions administratives de ces hospices, chez des particuliers. Ces particuliers, il aurait fallu, conformément à l’arrêté du Directoire, les surveiller, il aurait fallu leur payer le prix convenu. Or, en fait, nulle inspection, et les familles auxquelles on les confiait, ne recevant pas l’indemnité promise, finissaient par ramener les enfants aux hospices où très peu survivaient : d’après Peuchet (Dictionnaire universel de la géographie commerçante, t. V, p. 312), à l’hospice des enfants trouvés de Paris, en l’an VI, sur 3 513 enfants entrés, 3 029 moururent ; en l’an VII, sur 3 777 entrés, 3 001 morts.

Cependant, les dépenses de la ville de Paris pour les hôpitaux, les hospices et les secours à domicile, constituaient la plus forte partie de ses dépenses totales : 2 315 925 fr. 37, en l’an VII, sur un ensemble, pour cette même année, de 5 644 593 fr. 72 de dépenses acquittées. Venaient ensuite les frais de police, 1 775 503 fr. 57 ; en revanche, il n’était consacré à l’instruction publique que la somme ridicule de 11 298 fr. (Les Finances de la Ville de Paris de 1798 à 1900, par Gaston Cadoux, p. 11). Les recettes de la Ville, en l’an VII, provenaient surtout de l’octroi. Les biens communaux avaient été absorbés par l’État et, quoique la loi du 11 frimaire an VII (1er décembre 1798) qui, en réglementant les recettes et dépenses de l’État, des départements et des communes, mettait au nombre des recettes communales le « produit des biens communaux susceptibles de location », poussât par là les communes à accroître leur domaine, celui de la ville de Paris ne se composait, à la fin de notre période, que de la voirie de Montfaucon — occupant à peu près l’espace compris actuellement entre la rue de Meaux, la rue Bouret, l’impasse Montfaucon et le prolongement de la rue Armand-Carrel — dont la location rapporta, en l’an VII, une soixantaine de mille francs (Cadoux, idem, p. 8).

Avant la loi du 11 frimaire an VII qui devait pousser les communes à accroître leur domaine, il y eut une loi pour les empêcher de l’amoindrir trop facilement. Après avoir prescrit (art. 1er) : « Il ne sera plus fait aucune vente de biens de commune, quels qu’ils soient, ni en exécution de l’art. 2 de la section III de la loi du 10 juin 1793, et de l’art. 92 de la loi du 24 août suivant, ni en vertu d’aucune autre loi », la loi du 2 prairial an V (21 mai 1797) ajoutait (art. 2) : « À l’avenir, les communes ne pourront faire aucune aliénation

Le Télégraphe.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
ni aucun échange de leurs biens, sans une loi particulière ». Environ un an avant cette loi, la loi du 21 prairial an IV (9 juin 1796) avait « sursis provisoirement à toutes actions et poursuites résultant de l’exécution de la loi du 10 juin 1793 sur le partage des biens communaux » (art. 1er) : à la suite « de nombreuses réclamations ». Comme l’a constaté Jaurès (Histoire socialiste, t. IV, p. 1576 à 1582), les paysans pauvres et le parti avancé étaient partisans du partage ; de même, ce n’est pas de leur côté que vinrent les réclamations ; on n’a, pour s’en convaincre, qu’à lire ce qui fut dit au Conseil des Cinq-Cents le 26 fructidor an IV (12 septembre 1796).

Garran-Coulon exposa que les lois sur le partage des communaux « ont servi de prétextes aux anarchistes pour dépouiller les propriétaires de leurs plus anciennes possessions ; pour dépiécer les plus beaux domaines, au détriment de l’agriculture ; pour dévaster d’immenses pâturages, sans produire les défrichements qu’on en attendait ; pour occasionner enfin des procès interminables dans une quantité de départements »… parce que beaucoup de communes avaient « dû perdre les titres de leurs propriétés et de leurs droits. D’un autre côté, les communaux, par leur état d’inculture, n’offrent le plus souvent, pour supplément aux titres, que des preuves de possession très incertaines. Il n’est pas toujours facile de distinguer les faits de jouissance qui peuvent y constater la possession des communautés, d’avec l’exercice de la vaine pâture que nos lois ont, autorisée, dans presque toute la France, sur les propriétés privées lors, du moins, qu’elles ne sont pas closes ». Et Bergier ajouta qu’il « regarde la loi sur les biens communaux comme anarchique, comme subversive du droit de propriété, comme un essai de loi agraire fait par Robespierre pour démoraliser les non propriétaires et les armer contre les propriétaires ».

L’approvisionnement des citoyens continua à être un service public au début de notre période. Ce régime aurait dû cesser, en droit, à partir du 4 nivôse an III (24 décembre 1794), date de la loi qui abrogeait le maximum et rendait sa liberté à la spéculation commerciale, ou, tout au moins, un mois après, puisque l’art. 5 de cette loi permettait pendant ce délai aux districts de requérir l’apport d’une quantité suffisante de grains sur les marchés pour le cas où ceux-ci ne seraient pas approvisionnés normalement. Mais, en fait, pour les grandes villes, il n’en fut rien et le gouvernement dut encore pendant quelque temps se charger du soin de les alimenter. Il jugea, en effet, qu’il serait imprudent au point de vue de sa sécurité, à un moment où les grains atteignaient des prix excessifs, où les cultivateurs s’attachaient à ne livrer à la consommation que de faibles quantités afin de maintenir les hauts prix, de cesser subitement toute distribution, de ne pas aider les grandes villes à subvenir aux besoins de la partie de la population dénuée de ressources. Le 17 nivôse an III (6 janvier 1795), la « commission de commerce et approvisionnements » fut supprimée, sur la proposition de Boissy d’Anglas, mais remplacée par une « commission des approvisionnements » qui, divisée en trois agences, avait à diriger tous les achats à faire pour le compte de la nation ; nous avons vu (chap. vi et vii) comment elle s’acquitta de sa mission de nourrir la classe ouvrière de Paris. Il y eut de telles fraudes que, le 15 fructidor au III (1er septembre 1795), la Convention décrétait : « À compter de ce jour, la commission des approvisionnements est supprimée. La seule agence chargée de l’approvisionnement de Paris continuera provisoirement ses fonctions sous la surveillance immédiate des comités de salut public et des finances… Le service auquel était chargée de pourvoir la commission tant aux armées que dans les départements et dans les ports de la République, sera fait, sous les ordres et sous la surveillance des commissaires du mouvement des armées de terre et de la marine,… par la voie des entreprises, des marchés ou régies, ou par tel autre moyen qu’ils aviseront ».

En tout cas, l’intervention de l’État en matière de subsistances alla en se restreignant de plus en plus. Déjà la loi du 30 germinal an III (19 avril 1795) avait informé les communes qu’elles auraient à se pourvoir elles-mêmes des sommes dont elles auraient besoin pour achat de subsistances. Bientôt le gouvernement se borna à les engager à appliquer la loi du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795) ; de sorte que, si les réquisitions directes de grains furent, à dater du 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795), abolies par la loi du 2 thermidor an III (20 juillet 1795), une autre forme de réquisition resta en vigueur. En effet, cette loi du 7 vendémiaire an IV sur la police du commerce des grains et l’approvisionnement des marchés et des armées, qui n’admettait la vente et l’achat des grains et farines que dans les foires et marchés, excepté pour l’approvisionnement des armées de terre et de mer, de la commune de Paris, des manufactures, usines et ateliers employés pour la République, portait (art. 10) : « Les municipalités et corps administratifs sont autorisés, chacun dans son arrondissement, à requérir les fermiers, cultivateurs et propriétaires de grains et farines, de faire conduire dans les foires et marchés les quantités nécessaires pour les tenir suffisamment approvisionnés ». Les municipalités qui fixaient les quantités à apporter, les lieux et époques où elles seraient apportées, étaient tenues (art. 15) d’exercer ces réquisitions sous peine de « responsabilité individuelle et collective ». Relativement aux ressources du pays en grains, voici une évaluation partielle de la récolte de l’an IV (1796) qui se trouve aux Archives nationales (F11 1173). Les renseignements fournis se rapportent à 45 départements appartenant à peu près tous au Midi et à l’Ouest : sur ce nombre, 13 seulement étaient considérés comme ayant un excédent, 10 comme n’ayant ni excédent, ni déficit, et 22 comme étant en déficit.

Malgré les nombreux décès d’enfants dans les hospices, malgré la guerre, les statisticiens, de Peuchet, dans sa Statistique élémentaire de la France (1805), à M. E. Levasseur, dans son ouvrage La Population française, admettent que la population augmenta. À Paris, en l’an IV (1795-1796), il y eut 18 722 naissances, 27 891 décès, 6 761 mariages, 1 213 divorces, 43 adoptions et, en l’an V (1796-1797), il y eut 23 558 naissances, 20 291 décès, 5 638 mariages, 1 043 divorces, 38 adoptions (Moniteur, du 22 nivôse an VI-11 janvier 1798). On songea à diverses reprises dans la période qui nous occupe (voir notamment dans le Moniteur du 2 vendémiaire an VII-23 septembre 1798 la circulaire du ministre de l’Intérieur du 15 fructidor an VI-1er septembre 1798) à procéder à un recensement. Mais cette opération que la loi du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795) sur l’organisation du ministère avait mise dans les attributions de ce ministre, ne devait sérieusement avoir lieu qu’en 1801. D’après le tableau admis le 5 pluviôse an V (24 janvier 1797), à propos des élections législatives, il y aurait eu, pour le territoire de la France continentale actuelle, 27 millions et demi d’habitants, chiffre peut-être un peu exagéré.

Sur cette population, combien y avait-il de citoyens ayant le droit de vote, en 1795, avant la Constitution de l’an III, et sous cette Constitution, c’est-à-dire en régime de suffrage universel et en régime censitaire ? J’aurais voulu répondre à cette question pour la France entière ; je ne puis le faire que pour le département de la Seine. C’est le suffrage universel qui a été appelé à se prononcer sur la Constitution de l’an III et à nommer, en vendémiaire an IV (octobre 1795), les électeurs du second degré ; une pièce des Archives nationales (C 482) mentionne le chiffre de ceux qui avaient le droit de participer aux assemblées primaires des 48 sections de Paris et des 16 cantons de la banlieue, formant le département de Paris que l’art. 3 de cette Constitution débaptisait pour l’appeler département de la Seine. L’addition de ces chiffres donne 169 788 inscrits pour Paris et 20 138 pour la banlieue, soit en tout, pour le département, 189 216 inscrits correspondant à 898 électeurs du second degré. Or, le même document dit ailleurs que ces derniers étaient au nombre de 917, « lequel nombre de 917 a été reconnu ne pas excéder celui d’un à raison de 200 » ; si on multiplie 917 par 200, on trouve 183 400 au lieu de 189 216. Prenons le chiffre le plus faible et nous voyons qu’il y avait, en régime de suffrage universel, 183 400 électeurs inscrits dans le département de la Seine dont la population totale, d’après le tableau de l’an V cité tout à l’heure, montait à 738 522 habitants. Un second document des Archives, imprimé celui-là (F1c Seine 1), nous indique le chiffre des électeurs « ayant droit de voter » dans les assemblées primaires des 12 arrondissements de Paris et des 16 cantons de la banlieue, pour l’élection, en l’an VII, dernière élection faite sous le régime censitaire de la Constitution de l’an III, de 670 électeurs du second degré dont 595 à Paris et 75 dans la banlieue. L’addition donne 121 355 pour Paris et 15 665 pour la banlieue, soit en tout 137 020, ce qui représente le chiffre de 183 400 diminué d’un quart. D’autre part, ce chiffre de 183 400 est très approximativement le quart de la population totale du département ; en supposant que cette proportion ait été partout la même, on obtiendrait, pour le territoire de la France continentale actuelle, environ 6 millions et demi d’électeurs inscrits en régime de suffrage universel et à peu près 5 millions sous l’empire de la Constitution de l’an III à ses débuts ; on sait (chap. x) qu’à partir de l’an XII (1803-1804) certaines restrictions nouvelles seraient entrées en vigueur.

Le formalisme administratif qu’il ne faut pas confondre avec la correction — on en eut la preuve dès le début — et la puissance des bureaux commencèrent à se développer dans cette période ; ce fut l’œuvre, en grande partie, des réactionnaires à qui on les livra et qui s’y fortifièrent. On y entra grâce au favoritisme, on y resta grâce à la servilité envers les chefs directs ; la seule qualité exigée fut une belle écriture, à la grande joie des « professeurs d’écriture » qui ne devaient pas tarder à se multiplier (Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la Société française sous le Directoire, édition de 1893, p. 185, 186 et 188). « La bureaucratie, lit-on dans un rapport présenté par Duplantier aux Cinq-Cents, le 2 fructidor an VI (19 août 1798), est devenue, pour ainsi dire, un pouvoir qui brave souvent l’autorité suprême du gouvernement, et dénature à son gré ses intentions et ses bonnes volontés ».

En matière de travaux publics, il y avait beaucoup à faire ; mais on s’en tenait aux bonnes intentions. « Il y a en France plus de six mille lieues de poste (un peu plus de 23 000 kilomètres), sans comprendre les routes sur lesquelles les postes ne sont pas établies », disait Besson dans un rapport au Conseil des Cinq-Cents le 27 fructidor an IV (13 septembre 1793). Les réparations n’étant pas exécutées à temps, les dégâts s’ajoutaient aux dégâts, les sommes nécessaires devenaient plus considérables et, par cela même, plus difficiles à trouver. On avait beau retarder le payement des ingénieurs et des employés, on manquait d’argent pour les plus urgents travaux d’entretien.

Les opérations de voirie entamées à Paris à notre époque, en dehors des travaux déjà décidés et plus ou moins activement poursuivis, n’eurent pas grande importance, et plusieurs des nouvelles rues furent ouvertes par des spéculateurs après achat de biens nationaux. En suivant l’ordre des arrondissements actuels, nous trouvons (Nomenclature des voies publiques et privées de Paris, par Beck) dans le 2e, en l’an III, la rue de Port-Mahon et la partie avoisinante de la rue de Hanovre, percées par Cheradame sur les terrains de l’hôtel du maréchal de Richelieu ; en l’an V, la rue Lulli, par Cottin, sur le terrain de l’ancien hôtel de Louvois, et le passage, puis rue des Colonnes par Baudecourt ; d’autre part, dans notre période, on inséra assez fréquemment, dans les actes de vente des biens nationaux parisiens, une clause obligeant l’acquéreur soit à percer certaines rues, soit à livrer gratuitement le terrain nécessaire à leur percement ; ce furent les décisions de la « commission des artistes » qui déterminèrent alors les rues à ouvrir : l’art. 2 de la loi du 4 avril 1793 sur la vente des grandes propriétés nationales portait que « des experts » seraient chargés de lever les plans de ces propriétés et de tracer les divisions les plus avantageuses ; dès le mois de juillet suivant, était établie, pour remplir ce rôle d’experts à Paris, une commission d’artistes dont aucun texte ne régla l’organisation ou les attributions ; elle prit d’elle-même la forme qu’elle jugea convenable et se composa de onze membres à qui revint l’initiative des projets d’embellissement de Paris ; la loi du 19 vendémiaire an III (10 octobre 1794) ordonnant la reprise de la vente des biens nationaux prescrivit, en effet, au bureau des domaines de Paris de ne « procéder à la vente d’aucun immeuble que d’après un avis de la commission des artistes » (art. 2) ; sur un rapport de Ramel, ministre des Finances, le Directoire supprima cette commission par arrêté du 11 germinal an V (31 mars 1797). L’insertion dans les actes de vente de biens nationaux de la clause dont il a été question plus haut fut (Nomenclature, de Beck ; Recueil des clauses connues sous le nom de « Réserves domaniales », et Archives de la Seine, sommiers des ventes des biens nationaux) l’origine, en l’an VII, — vente, le 14 vendémiaire an VI (5 octobre 1797), du couvent des Filles-Dieu — de la rue du Caire. De même nous trouvons, dans le 4e en l’an V, — vente, le 8 prairial (27 mai 1797), du cloître des Blancs-Manteaux — la partie de la rue des Guillemites entre la rue des Blancs-Manteaux et la rue des Francs-Bourgeois ; dans le 5e, en l’an VI, la rue du Val-de-Grâce — vente, le 8 thermidor an V (26 juillet 1797), du couvent des Carmélites — et la rue des Ursulines — ventes, les 9 et 11 ventôse an VI (27 février et 1er mars 1798), de lots dépendant du couvent de ce nom ; dans le 6e, en l’an VI, — ventes, les 13 ventôse an V (3 mars 1797) et 1er brumaire an VI (22 octobre 1797), de lots du couvent des Grands-Augustins — la rue du Pont-de-Lodi et — ventes, le 21 thermidor an V (8 août 1797), du couvent des Carmes déchaussés et, le 25 pluviôse an VI (13 février 1798), d’un lot dépendant du couvent des religieuses de Notre-Dame-de-Consolation ou du Cherche-Midi — la partie de la rue d’Assas entre la rue du Cherche-Midi et la rue de Vaugirard ; enfin, conformément à la loi du 27 germinal an VI (16 avril 1798), la partie de la rue d’Assas, qui devait s’appeler d’abord rue de l’Ouest, entre la rue de Vaugirard et l’avenue de l’Observatoire, ouverte sur l’enclos des Chartreux, puis l’avenue de l’Observatoire, entre l’Observatoire et la rue d’Assas ; dans le 8e, en l’an III, la rue Montaigne ; en l’an VII, la rue Marbeuf, sur l’emplacement d’un chemin déjà existant, la ruelle des Marais ; dans le 10e, en l’an V, la rue de la Fidélité — ventes avec clause à cet égard, les 28, 29 vendémiaire, 27 brumaire et 4 frimaire an V (19 et 20 octobre, 17 novembre et 24 novembre 1796), du couvent de la Charité — et, en l’an VII, la rue Sibour, anciennement rue de la Fidélité, ouverte sur un terrain provenant de la fabrique Saint-Laurent.

Les cimetières parisiens constituaient des foyers d’infection ; la plupart étaient livrés à l’exploitation éhontée des entrepreneurs de sépulture. On se préoccupa de modifier cette situation et il fut un instant question de substituer l’incinération des corps à leur inhumation : en l’an VII, un « rapport officiel sur les sépultures publiques » dont on trouve un extrait dans la Revue rétrospective, de M. Paul Cottin (t. III, p. 87), proposait la construction à Montmartre d’un four crématoire avec columbarium. C’est juste avant la fin de notre période, vers le 14 brumaire an VIII (5 novembre 1799), qu’on décida d’opérer à Paris le transport des morts à l’aide d’un corbillard attelé de deux chevaux au lieu du transport à bras (recueil d’Aulard, t. V, p. 786).

En outre, à Paris, on se plaignait vivement, en l’an V (1707), de la malpropreté des rues (Idem, t. IV, p. 16), et, en l’an VII (1798), du numérotage défectueux des maisons : les numéros ne se suivaient pas et le même numéro était souvent répété plusieurs fois dans la même rue (Idem, t. V, p. 132). Si les ponts de Paris (recueil d’Aulard, t. V, p. 40) avaient des trottoirs au moins en l’an II (1794), il n’en était pas de même des rues qui avaient encore le ruisseau au milieu. Le changement apparut sous le Directoire ; nous lisons dans une lettre du 18 novembre 1796 (Babeau, La France et Paris sous le Directoire, p. 66) : « les rues n’ont pas de trottoirs ;… cependant… çà et là on commence à en établir », et dans un Journal du 4 pluviôse an V (23 janvier 1797) cité par Aulard (Paris pendant la réaction…, t. III, p. 710) : « il s’est établi dans beaucoup de rues neuves de Paris des trottoirs de chaque côté ».

Chaussées des villes, routes, chemins vicinaux, rivières, canaux, ports, en arrivèrent à être dans l’état le plus déplorable. Digues, écluses, ponts, parapets, étaient endommagés (Rocquain, État de la France au 18 brumaire, p. XLI et suiv.). La taxe d’entretien établie pour les routes par La loi du 24 fructidor an V (10 septembre 1797), produisit, en l’an VI (1797-1798), 3 317 043 fr. et, en l’an VII (1798-1799), 14 946 914 fr. (Peuchet, Statistique élémentaire de la France, p. 465 et 466) ; c’était peu, étant données les dépenses qu’entraîna sa perception : barrières à établir, etc. Le comité des travaux publics, à la séance de la Convention du 24 fructidor an III (10 septembre 1795), puis, sous le Directoire, le ministre de l’Intérieur, de qui dépendirent alors les travaux publics, notamment François (de Neufchâteau) dans la circulaire du 9 pluviôse an VII (28 janvier 1799), avaient indiqué un ensemble de travaux destinés à développer les voies de navigation ; ces plans restèrent à l’état de projet. Le 21 vendémiaire an VII 12 octobre 1794), fut ordonnée la construction d’une forme de navire propre à mettre Paris en communication directe avec la mer ; l’expérience, d’après un rapport fait à l’Institut, le 16 thermidor an IV (3 août 1796), et publié dans le tome Ier de ses Mémoires scientifiques, eut lieu en l’an IV et le lougre le Saumon, parti du Havre le 3 prairial (22 mai 1706), fit la traversée du Havre à Rouen en cinq jours, et de Rouen à Paris en onze jours — pendant cette dernière il eut à passer sous onze ponts — avec une charge de 70 tonneaux (valant 68 tonneaux et demi d’aujourd’hui), qui aurait pu être portée à 150, et un tirant d’eau de 2 m. 11 ; il avait 24 m. 36 de long, 5 m. 85 de large et 2 m. 60 de profondeur.

Le tarif postal avait varié depuis deux ans tous les six mois, lorsque la loi du 5 nivôse an V (25 décembre 1796) fixa le port d’une lettre ordinaire sans enveloppe — le simple emploi de l’enveloppe dans les mêmes conditions de poids augmentait le prix de 0 fr. 05 — pesant moins de 15 gr. 3 (une demi-once), à 0 fr. 10 dans l’intérieur d’une ville, à 0 fr. 20 dans l’intérieur d’un département ; le prix, montant ensuite avec la distance, était de 0 fr. 30 jusqu’à 150 kilomètres et de 0 fr. 75 au delà de 900. La loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797) déjà mentionnée dans le paragraphe précédent, décida (art. 64) que la poste aux lettres serait affermée. Le bail de la poste fut adjugé, le 1er prairial suivant (20 mai 1798), à un nommé Anson ayant pour associés Lanoue, Mahuet, Merlin (de Thionville) et Jean-Louis Monneron. L’entrée en exercice eut lieu le 1er messidor an VI (19 juin 1798). D’après le bail, l’État devait, par an, toucher 10 millions et, en revanche, relever le tarif ; mais ces conditions ne furent remplies ni d’un côté, ni de l’autre. Il y avait à cette époque, d’après l’Almanach national, 9 bureaux de distribution à Paris, plus le bureau central pour la poste restante et les lettres chargées, et 200 boîtes, 16 bureaux pour le département de la Seine et environ 1400 pour le reste de la France actuelle. On faisait six distributions quotidiennes à Paris,

Le service des télégraphes à signaux aériens qui, nous l’avons dit au début du chapitre iv, commença à fonctionner en août 1794, fut d’abord rattaché au ministère de la Guerre ; le 11 ventôse an VI (1er mars 1798), on le plaça dans les attributions du ministère de l’Intérieur. Il comprenait alors la ligne de Paris à Lille, avec embranchement de Lille à Dunkerque, la ligne de Paris à Strasbourg, la ligne de Paris à Brest, construite en sept mois sur la demande du ministre de la Marine qui manifesta le désir de la conserver sous son contrôle ; elle comprenait 55 postes sur une longueur de 870 kilomètres et avait un embranchement aboutissant à Saint-Malo. En l’an VII, le Directoire ordonna la création d’une ligne du Midi par Dijon et Lyon. Dans le mois de nivôse de cette dernière année (janvier 1799), Chappe présenta un mémoire tendant à la création de la télégraphie privée. Son projet n’eut pas de suite (Belloc, La télégraphie historique, p. 109-110).

La loi du 19 brumaire an III (9 novembre 1794) a déterminé la façon de procéder en matière de réquisitions de « toutes denrées, subsistances et autres objets nécessaires aux besoins de la République » ; elle est encore en partie en vigueur, mais un projet de loi déposé le 30 mars 1903 en comporte l’abrogation au point de vue des réquisitions militaires. La loi du 13 brumaire an V (3 novembre 1796) a organisé les conseils de guerre permanents tels, à peu de chose près, qu’ils fonctionnent encore, sans qu’il y ait lieu d’en éprouver la moindre fierté, et celle du 18 vendémiaire an VI (9 octobre 1797) les conseils permanents de revision pour les jugements des conseils de guerre. La loi du 2 thermidor an II (20 juillet 1794) avait supprimé toute masse ou accessoire de solde et substitué à ce système, pour certaines dépenses d’entretien, la fourniture en nature ; il y eut tendance, sous le Directoire, à remplacer celle-ci par des indemnités complémentaires de la solde. On trouvera, pour la période du Directoire, dans les Études sur la campagne de 1799, signées M. et publiées par la Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, (les détails sur l’organisation des diverses armes (n° d’avril 1901, p, 736 à 756) et sur les diverses branches des services administratifs militaires (n° de mai 1901, p. 1111 à 1134). Dans le premier de ces numéros (p. 756) l’auteur constate le triomphe sous la première République et la « justesse » de ce principe

Le Culte naturel.
(D’après une estampe de la Bibliothèque nationale.)

démocratique que les fonctions publiques, y compris les fonctions militaires et leurs signes, les grades, ne doivent être, sous aucun rapport, une propriété particulière. La loi du 25 fructidor an V (11 septembre 1797) établit une nouvelle organisation des conseils d’administration des corps de troupes, en réduisant le nombre des soldats et en augmentant le nombre des officiers dans ces conseils ; alors, en effet, que ceux-ci étaient composés, d’après la loi du 19 ventôse an II (9 mars 1794), de 4 officiers, 4 sous-officiers et 5 soldats, ils le furent, d’après la nouvelle loi, de 5 officiers, 1 sous-officier et 1 soldat. C’est dans la loi du 28 germinal an VI (17 avril 1798) que se trouvent les bases principales de l’organisation et des attributions de la gendarmerie actuelle. C’est enfin une loi du 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) qui a introduit dans la législation française la conscription, dont elle faisait le mode principal de recrutement : tous les jeunes gens de 20 à 25 ans accomplis pouvaient être appelés à servir et on prenait le nombre nécessaire en commençant par les plus jeunes ; c’était, à l’état permanent, la réquisition à laquelle ou avait eu surtout recours avant cette loi. D’après l’art. 61, nul ne pouvait être officier, s’il n’avait « servi trois ans en qualité de soldat ou sous-officier », sauf le cas « d’action d’éclat sur le champ de bataille » et excepté le génie et l’artillerie pour lesquels était prévue une réglementation spéciale. Cette loi portait (art. 19) que les conscrits « ne peuvent pas se faire remplacer », mais une loi du 28 germinal an VII (17 avril 1799) admit la possibilité du remplacement.

Dans la marine, par une loi du 2 brumaire an IV (24 octobre 1795), la Convention donnait, pour les ports et arsenaux, la prépondérance au personnel administratif ; des directeurs civils devaient avoir la haute main sur les principaux services. L’inscription maritime qui assure, à l’aide des marins professionnels, le service des navires de guerre, fut réglée par une loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) dont diverses dispositions ont subsisté jusqu’à la loi du 24 décembre 1896. Une autre loi, également du 3 brumaire an IV, avait posé certaines des conditions toujours en vigueur pour l’admission au commandement des bâtiments de commerce.

Au point de vue colonial, les mesures d’organisation adoptées dans notre période n’eurent, par suite de l’état de guerre, qu’une importance théorique. D’après la Constitution de l’an III, nos colonies étaient : Saint-Domingue, la Guadeloupe et ses annexes (Marie-Galante, la Désirade, les Saintes, la partie française de Saint-Martin et, il faut l’ajouter, Saint-Barthélemy), la Martinique, Sainte-Lucie, Tobago, la Guyane française ; les Seychelles, des établissements à Madagascar, Rodrigue, l’île de France ou Maurice, la Réunion ; Pondichéry, Chandernagor, Mahé, Karikal et autres établissements des Indes orientales ; nous appartenaient aussi, quoique non mentionnés, certains établissements de la Sénégambie et les îles Saint-Pierre et Miquelon. La Constitution portait (art. 6) : « Les colonies françaises sont parties intégrantes de la République et sont soumises à la même loi constitutionnelle » ; l’art. 7 les divisait en départements ; mais l’art. 314 disant que « leurs rapports commerciaux avec la métropole » seraient déterminés par le Corps législatif, comportait à cet égard la possibilité d’une exception au régime d’égalité. En définitive, on restait fidèle à la thèse de l’assimilation sauf au point de vue commercial : un décret du 26 pluviôse an III (14 février 1795) avait précédemment stipulé que les commissaires coloniaux « ne pourront s’écarter en rien des principes dont il résulte que les colonies font partie intégrante de la République française, une, indivisible et démocratique », seulement on maintenait des droits spéciaux sur les denrées coloniales.

Quelques jours avant la fin des débats relatifs à la Constitution de l’an III, la Convention, dans sa séance du 5 thermidor (23 juillet 1795), avait entendu un rapport de Defermon parlant au nom du comité de salut public ; il s’était exprimé ainsi au sujet de Saint-Domingue, la colonie la plus en vue, à la fois sous le rapport de l’importance et de l’agitation (chap. ix et xix), où l’affranchissement des nègres proclamé par la loi du 16 pluviôse an II (4 février 1794) s’était heurté à la résistance non seulement des propriétaires blancs, mais des propriétaires mulâtres qui, s’ils voulaient être mis personnellement sur un pied d’égalité complète avec les blancs, protestaient contre l’élévation des nègres au même niveau : « Si on nous demande quel est l’esprit public dans la colonie, nous répondrons : là où votre décret sur la liberté des noirs n’est pas exécuté, la République est méconnue, l’Anglais ou l’Espagnol domine ; et les colons ont mieux aimé se jeter sous une tyrannie étrangère, que de renoncer à posséder des esclaves… Qu’on ne parle plus de la nécessité de l’esclavage pour la culture. Plusieurs habitations ont continué ou repris leurs travaux sous la loi de la liberté, sans autre différence que dans le partage des produits, auxquels les cultivateurs sont appelés pour un quart, tandis qu’auparavant leur maître ne leur tenait aucun compte de leurs sueurs. »

À la suite de ce rapport, la Convention s’était, dans la même séance, prononcée pour le maintien provisoire du gouvernement militaire à Saint-Domingue, avait interdit « toute assemblée coloniale » jusqu’à ce qu’il en eût été autrement ordonné par la Constitution, et avait décidé que les règlements faits par le gouverneur seraient provisoirement exécutés, mais adressés le plus tôt possible à la commission de la marine pour que la Convention statuât définitivement. C’était là le refus de l’autonomie administrative chère alors aux colons contre-révolutionnaires qui — ce fut dit à la Convention le 16 pluviôse an 11 (4 février 1794) — préconisaient « un gouvernement particulier à chaque département, c’est-à-dire le régime intérieur ou petit corps législatif ; régime tant désiré, tant sollicité par les colons, parce que c’est une indépendance de fait ».

Par la loi du 5 pluviôse an IV (25 janvier 1796), le Directoire fut autorisé à envoyer des agents dans les colonies, et cinq notamment à Saint-Domingue, pour les faire jouir « des bienfaits de la Constitution républicaine ». Cette loi fut attaquée par les réacteurs que les élections de l’an V envoyèrent siéger au Corps législatif (chap. xv) et la loi du 23 prairial an V (11 juin 1797) rapporta ses dispositions relatives à Saint-Domingue. Dans la discussion qui précéda ce vote, le vendémiairiste Vaublanc (voir début du chapitre xv) avait, dans la séance des Cinq-Cents du 10 prairial (29 mai 1797), justifié les colons, leur opposition à l’émancipation des noirs proclamée par la métropole et leur «  désir de se régir intérieurement » ; dans la séance du surlendemain (31 mai), Villaret-Joyeuse avait défendu la théorie coloniale de l’ancien régime : « Les colonies, avait-il dit, sont dans notre politique moderne des manufactures exploitées au profit de la métropole ; elles exigeront sans doute encore longtemps un régime particulier pour leurs ateliers ». Au contraire, du côté des républicains gouvernementaux, on était hostile à toute décentralisation, on prévoyait le rattachement des colonies à la métropole, leur assimilation pour l’avenir, et leur soumission aux agents du gouvernement central pour le présent. Après la loi du 23 prairial, le Directoire réclama l’autorisation d’envoyer des agents à Saint-Domingue et, finalement, il obtint gain de cause ; la loi du 7 messidor an V (25 juin 1797) l’autorisa à y en envoyer trois au plus. Il faut, avait dit Thibaudeau aux Cinq-Cents le 2 messidor (20 juin), « prendre des moyens qui nous mènent graduellement à l’exécution de la Constitution, je ne les vois que dans un envoi d’agents chargés de préparer ces moyens d’exécution ».

La loi la plus importante au point de vue colonial dans notre période fut celle du 12 nivôse an VI (1er janvier 1798). Cette loi maintint au Directoire le droit d’envoyer aux colonies des agents chargés « de mettre successivement en activité toutes les parties de la Constitution ». L’art. 15 : « Les individus noirs ou de couleur enlevés à leur patrie et transportés dans les colonies, ne sont point réputés étrangers, ils jouissent des mêmes droits qu’un individu né sur le territoire français, s’ils sont attachés à la culture, s’ils servent dans les armées, s’ils exercent une profession ou métier », l’art. 18 ; « Tout individu noir né en Afrique ou dans les colonies étrangères, transféré dans les îles françaises, sera libre dès qu’il aura mis le pied sur le territoire de la République », et l’art. 31 abrogeant les dispositions de l’ancien régime, notamment l’édit « qui ordonne que les non catholiques seront exclus des colonies », confirmaient la loi du 16 pluviôse an II, faisant, au même titre, des noirs ou des mulâtres les égaux des blancs. Par l’art. 28 : « Les lois rendues, soit dans la partie de l’administration civile, militaire, soit dans l’ordre judiciaire, pour les départements continentaux, sont applicables aux colonies », par les art. 36 à 38 visant les contributions directes et indirectes, les droits d’enregistrement et de timbre et les patentes, et par l’art. 85 concernant l’instruction publique, c’était le régime de l’assimilation des colonies et de la métropole qui triomphait. Une exception, celle dont il a été déjà parlé et qui subsiste toujours, était faite sous le rapport commercial : assimiler les colonies à la métropole et imposer des droits de douane aux produits nationaux provenant des colonies, c’est perpétuer les douanes intérieures au détriment de celles-ci. L’art. 40 disait : « Les droits sur les marchandises apportées d’Europe et sur celles introduites par des bâtiments neutres continueront d’être perçus comme par le passé ; il ne sera pareillement rien innové aux droits imposés sur la sortie des denrées coloniales à leur chargement pour la France » ; et les lois réglant le commerce des colonies étaient maintenues (art. 45) « jusqu’à ce que le Corps législatif ait prononcé définitivement sur les objets contenus en l’art. 314 de la Constitution » résumé plus haut. Tout ce qu’il y eut, ce fut la levée de la prohibition sur les sucres raffinés et la réduction de certains droits tels que ceux sur les sucres bruts et sur les cafés, par la loi du 9 floréal an VII (28 avril 1799).