Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/11-6

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Chapitre XI-S5.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XI-S6.

Chapitre XI-S7.


§ 6. — Sciences, lettres et arts.

Qu’a produit de saillant dans notre période la culture des sciences, des lettres et des arts, c’est ce que je vais maintenant essayer de résumer. Les sciences tiennent incontestablement la tête, et les mathématiques pures ont été, en particulier, très favorisées. L’analyse infinitésimale qui étudie à fond les variations simultanées de quantités dépendant les unes des autres, et qui comprend le calcul différentiel et son inverse le calcul intégral, fut le sujet de travaux importants : en 1797, Lagrange faisait paraître sa Théorie des fonctions analytiques ; la même année, Carnot, dans ses Réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal, prenait parti contre le système de Lagrange qui allait donner un complément à son œuvre dans les Leçons sur le calcul des fonctions, professées par lui en 1799. Lacroix publiait des ouvrages d’enseignement qui, s’ils ont vieilli, méritent, paraît-il, toujours, à cause de leur méthode, d’être mentionnés : en 1797, son Traité du calcul différentiel et du calcul intégral ; en 1798, son Traité élémentaire de trigonométrie ; en 1799, ses Éléments d’algèbre et ses Éléments de géométrie conçus dans un esprit jugé par certains préférable à celui des Éléments de géométrie de Legendre ; édités en 1794 ceux-ci eurent un immense succès. Monge donnait, en 1799, sa Géométrie descriptive, science dont il avait fait le premier un exposé doctrinal, rendu public dans ses leçons de l’École normale.

En astronomie, l’année 1799 voyait paraître les deux volumes formant la première partie, la plus importante au point de vue des principes, du Traité de mécanique céleste de Laplace, œuvre capitale dans laquelle il exposait une théorie de la formation de l’univers pour laquelle, suivant son mot, il n’avait pas eu besoin de recourir à l’hypothèse de Dieu, et les nombreuses découvertes astronomiques faites par lui au moyen de l’analyse mathématique. Il avait lui-même vulgarisé d’avance son grand ouvrage dans l'Exposition du système du monde publié en 1798. Le 5 et le 6 mai 1795, La Lande observait un astre jusque-là ignoré ; il rangea parmi les étoiles cet astre qui ne serait autre que la célèbre planète Neptune.

C’est en 1798, nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, que furent terminées par Delambre et Méchain les opérations, commencées en 1792, de la mesure de l’arc du méridien compris entre Dunkerque et Barcelone.

C’est en 1797 que Duvillard, présenta à l’Institut sa Table de mortalité donnant âge par âge le nombre des survivants d’un groupe déterminé d’individus ; employée longtemps pour les calculs d’assurances en cas de décès, cette Table qui ne correspond pas à la répartition actuelle de la mortalité est maintenant à peu près abandonnée.

En chimie, Vauquelin isolait le chrome (1797) et découvrait, en 1798, dans l’émeraude un oxyde inconnu qu’il nommait glucine. Grâce notamment à Fourcroy, la chimie organique continuait à faire des progrès : doivent être signalées à cet égard, les communications à l’Institut, en 1797 et 1798, de Fourcroy et de Vauquelin sur l’urine et sur l’analyse des calculs urinaires. D’autre part, l’ingénieur Lebon prenait, le 6 vendémiaire an VIII (28 septembre 1799), un brevet d’invention pour de nouveaux moyens d’employer les combustibles plus utilement, soit pour la chaleur, soit pour la lumière, et d’en recueillir les divers produits ; on y trouve, entre autres choses, le moyen de produire, avec le charbon de terre, un gaz propre à l’éclairage.

La médecine, dont l’exercice était libre alors, se préparait à une importante évolution. Deux grands chirurgiens, Desault et Chopart, étaient morts en juin 1795 à quelques jours de distance. Bichat, l’élève de Desault, réunit en volumes (1797-1799) les travaux de celui-ci ; il avait participé, dès 1796, à la publication du Traité des maladies chirurgicales et des opérations qui leur conviennent, par Chopart et Desault. Le 5 messidor an IV (23 juin 1796), avait eu lieu la première séance de la Société médicale d’émulation fondée, le mois précédent, par Bichat qui publia dans les recueils de cette société plusieurs mémoires, où se trouvent les éléments de sa conception fondamentale de l’étude des tissus examinés à part et classés d’après leur structure. En 1798, parut la Nosographie philosophique, ou méthode de l’analyse appliquée à la médecine, de Philippe Pinel, médecin à la Salpêtrière, ouvrage qui, malgré ses erreurs, a fait époque en poussant les médecins à partir non de théories préconçues, mais de la réalité scrupuleusement observée. On cherchait de nouveau, à ce moment, sans succès d’ailleurs, à répandre contre les ravages de la variole le procédé de la variolisation, de l’inoculation du pus variolique aux gens bien portants à qui la variole ainsi donnée épargnait, croyait-on, le formes graves de la maladie. Dans la Décade philosophique (t. XI) du 10 brumaire an V (31 octobre 1796) un citoyen allait jusqu’à proposer au gouvernement d’ordonner que tous les enfants seraient inoculés de la sorte avant un âge déterminé et, en l’an VII (1799), les élèves du Prytanée dont j’ai parlé §4 subissaient cette inoculation (recueil d’Aulard, t. V. p. 505) avec le consentement préalable de leurs parents. Or, quelques mois avant, le 14 mai 1796, Jenner avait pratiqué sa première vaccination et, en 1798, il rendait publique sa découverte de l’inoculation de la vaccine ou cowpox — maladie éruptive de la vache — comme préservatif de la variole Le n° du 10 ventôse an VII (28 février 1799) de la Décade philosophique (t. XX) relata la belle découverte de Jenner.

Lors de la fondation du Muséum d’histoire naturelle, une chaire de zoologie, celle de la zoologie des animaux inférieurs (insectes et vers), avait été donnée à Lamark. Presque exclusivement botaniste, celui-ci, à cinquante ans, se mit vaillamment au travail ; il ne s’occupa pas des insectes et ouvrit son cours sur les êtres jusque-là les plus dédaignés : il imagina la grande division des animaux en vertébrés et invertébrés, et continua pendant des années le groupement des faits qui le conduisit à affirmer que les formes actuelles ne sont que la transformation de celles ayant vécu antérieurement et qui fit de lui le créateur scientifique du transformisme. Cuvier était, en 1795, au Muséum, adjoint au professeur d’anatomie comparée, science qu’il devait porter si haut, tout en la subordonnant à ses idées erronées sur la fixité des formes vivantes. Le 1er pluviôse an IV (21 janvier 1796), son travail sur les éléphants fossiles jeta véritablement les premières hases scientifiques de la paléontologie. En 1798, son Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux présentait déjà d’importants essais de classification commencés dans un mémoire lu le 21 floréal an III (10 mai 1795) sur les animaux dits « à sang blanc ». En 1796, le Précis des caractères génériques des insectes disposés dans un ordre naturel, de Latreille, apporta plus de méthode dans l’entomologie. En 1798, Lacépède entamait la publication de son Histoire naturelle des poissons.

En botanique, nous trouvons de Desfontaines, outre son cours du Muséum, le premier volume de sa Flore du Mont Atlas (1798) écrit en latin conformément à la triste passion — persistante des botanistes pour le latin de cuisine. Il y eut aussi, sur la chaîne des Pyrénées au double point de vue botanique et géologique, divers travaux de Ramond, qui occupait depuis le 30 messidor an IV (18 juillet 1796) la chaire d’histoire naturelle à l’École centrale de Tarbes, et qui fit, en l’an V (1797), deux voyages au Mont Perdu.

René-Just Haüy, le frère de Valentin, continuait ses belles études sur les cristaux ; il montrait, mais d’une façon trop absolue, les relations intimes existant entre la composition chimique des corps et la structure de leurs cristaux élémentaires, et préparait son Traité de minéralogie.

En 1797, paraissait le Mémoire sur les dunes de Brémontier qui avait réussi à fixer les sables des landes de Gascogne par des semis de pins maritimes. La même année, rentrait en France le naturaliste La Billardière ; l’expédition de d’Entrecasteaux avec laquelle il était parti à la recherche de La Pérouse, avait échoué à cet égard, mais elle avait accompli des explorations utiles pour la géographie et la navigation, et recueilli une foule de documents intéressants pour l’histoire naturelle. En 1797, Milet-Mureau donnait, d’après le journal de La Pérouse, une relation du voyage de celui-ci autour du monde.

Toute la philosophie de cette époque se rattachait à la doctrine de l’origine matérielle des idées exposée par Condillac que, parfois même, elle dépassait ; tel a été le cas pour les mémoires lus, en l’an IV, à l’Institut par Destutt de Tracy, étudiant la faculté de penser, et par Cabanis. Celui-ci, en 1796, communiqua six des douze mémoires qui constitueront, en 1802, son Traité du physique et du moral de l’homme : considérations générales sur l’étude de l’homme et sur les rapports de son organisation physique avec ses facultés intellectuelles et morales, histoire physiologique des sensations, de l’influence des âges, des sexes, des tempéraments sur les idées et les affections morales. Il a eu le grand mérite de faire de la psychologie sans métaphysique, en physiologiste, et d’aborder, le premier, ce sujet dans son ensemble ; s’il a commis des erreurs comme c’était inévitable, il n’en a pas moins fait œuvre d’incontestable science. Cela ne devait pas l’empêcher de devenir un des complices de Bonaparte lors du coup d’État du 18 brumaire. De telles aberrations ne sont pas rares chez les savants : sortis de leur domaine propre, où ils se montrent d’une rigueur scrupuleuse, ils sont par ailleurs, au point de vue intellectuel ou moral, trop souvent dénués de sens critique ou de conscience.

Dans son Origine de tous les cultes (1795), dont il publia un abrégé l’année suivante, Dupuis chercha à établir que l’adoration du soleil et des astres était la source commune des diverses traditions religieuses.

Professeur d’arabe à l’École des langues orientales, Silvestre de Sacy donnait, en 1797, la traduction française du remarquable Traité des monnaies musulmanes de Makrizi.

Dans la séance de la Convention du 26 brumaire an III-16 novembre 1794, on voit que « le citoyen Delormel fait hommage d’un ouvrage qui a pour titre Projet de langue universelle ».

La littérature proprement dite est bien loin d’avoir eu un éclat comparable à celui des sciences. C’est qu’au lieu de marcher de l’avant comme celles-ci, et de chercher à penser par elle-même, elle se tourna surtout vers le passé et n’aboutit qu’à une pâle imitation de genres plus ou moins anciens ; donner la plupart des noms ici, ce ne serait plus leur rendre un hommage mérité, ce serait presque dresser un pilori pour beaucoup de ceux qui ont eu la chance d’être oubliés. Sauf peut-être dans l’épigramme, la versification est le triomphe de la périphrase inutile et ridicule. La poésie lyrique a des odes d’Ecouchard Lebrun, où, d’après Sainte-Beuve, les « jets de talent sont isolés ». (Causeries du Lundi, t. V, p. 133). Dans des genres divers, il n’y a guère à citer que des épîtres de Marie-Joseph Chénier, entre autres celle Sur la calomnie (1796) ; des contes d’Andrieux, dont le plus connu, le Meunier de Sans-Souci, date de 1797 ; la Guerre des dieux (1799) de Parny qui, depuis 1795, en avait publié de nombreux fragments et dont le poème, trop vanté par certains, a été trop décrié par ceux aux yeux desquels la pornographie biblique est d’origine divine ; les Quatre métamorphoses (1799), poème licencieux de Népomuoène Lemercier.

En prose, nous avons le Cours de littérature que débitait Laharpe au « Lycée républicain » mentionné plus haut (§4). À ce critique qui en était arrivé à encenser ceux que, le 3 frimaire an II (23 novembre 1793), il avait appelé « les charlatans à étoles et à mitres » (Ed. et J. de Goncourt, Histoire de la société française sous le Directoire, édition de 1895, p. 250), revient la paternité d’une des plus stupides propositions toujours utilisées, sans nommer l’auteur, comme preuve du vandalisme révolutionnaire : dans le Mercure français du 27 pluviôse an II (15 février 1794), il demandait qu’on arrachât aux livres de la Bibliothèque nationale les reliures portant les armoiries royales. Mercier nous a malheureusement laissé plus de déclamations que d’observations dans les tableaux de mœurs du Nouveau Paris (1705). Sous le titre Monsieur Nicolas, parurent, de 1794 à 1797, des mémoires de Restif de la Bretonne, dont le vocabulaire a une variété rare chez les littérateurs de cette époque et qui a eu, lui, le mérite de nous montrer de vrais paysans et la véritable rue parisienne. En 1794, le Voyage autour de ma chambre, assez agréable fantaisie à laquelle nuit l’abus qu’on en fait auprès des enfants, révéla le nom de Xavier de Maistre, dont le frère aîné Joseph donna, en 1796, son premier ouvrage important, les Considérations sur la France : il y appréciait la Révolution comme un moine a apprécié, en moins bon langage, du haut de la chaire de Notre-Dame (8 mai 1897), l’incendie du Bazar de la Charité. En 1797, Chateaubriand publiait l'Essai sur les révolutions anciennes et modernes, curieux parce qu’il établit que l’auteur n’était pas encore atteint de sa maladie de foi chrétienne.

Dans les deux genres créés en France par la Révolution, l’éloquence et le journalisme politiques, les grands noms, pendant les cinq années qui nous occupent, font défaut. De Mme de Staël, il n’y eut que des brochures négligeables. Les romans furent nombreux, interminables et très médiocres quand ils n’étaient pas très mauvais ; ce fut le triomphe de Victor ou l’Enfant de la forêt (1796) par Ducray-Duminil et des traductions des œuvres pleines de mystères et d’horreurs de Mme Radcliffe. D’ailleurs, au même moment, le succès allait aussi à Pigault-Lebrun qui avait commencé ses récits lestes mais souvent gais. Comme critiques d’art, il faut noter d’abord Émeric David qui recommanda aux artistes le travail d’après nature, ne renia aucune époque de l’art et défendit l’ancien art français dédaigné, il publia en 1796 son Musée olympique de l’école vivante des beaux-arts ; puis Amaury Duval, collaborateur de la Décade philosophique, revue dont le premier numéro avait paru le 10 floréal an II (29 avril 1794).

Au théâtre, la censure fut tantôt répressive, tantôt préventive : la loi du 2 août 1793 prescrivait la fermeture de « tout théâtre sur lequel seraient représentées des pièces tendant à dépraver l’esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté ». Celle du 14 août 1793 portait « que les conseils des communes sont autorisés à diriger les spectacles ». Un arrêté du comité d’instruction publique (voir le recueil de ses Procès-verbaux, par James Guillaume, t. IV, p. 550 et 551) du 24 ou du 25 floréal an II (13 ou 14 mai 1794), imposait à tous les théâtres la communication préalable de leur répertoire et, le 18 prairial suivant (6 juin 1794), le comité de salut public chargeait la commission de l’instruction publique « de l’examen des théâtres anciens, des pièces nouvelles et de leur admission » (Archives nationales, A F II*, 48). L’art. 3.56 de la Constitution de l’an III déclarait que « la loi surveille particulièrement les professions qui intéressent les mœurs publiques, la sûreté et la santé des citoyens ». Enfin, l’arrêté du Directoire du 25 pluviôse an IV (14 février 1796), s’appuyant sur les lois des 2 et 14 août 1793 et sur l’article précité de la Constitution, ordonnait aux officiers municipaux de veiller « à ce qu’il ne soit représenté… aucune pièce dont le contenu puisse servir de prétexte à la malveillance et occasionner du désordre ». En fait, les corrections ou interdictions imposées furent surtout ou serviles ou puériles.

Parmi les auteurs et leurs œuvres théâtrales, je signalerai, pour la tragédie, Marie-Joseph Chénier et son Timoléon (1794) avec des chœurs de Méhul, Ducis avec Abufar (1795) qui passe pour être sa meilleure œuvre originale, l'Agamemnon (1797), que les amateurs du genre jugent remarquable, de Népomucène Lemercier, Oscar (1796) et les Vénitiens (1798) d’Arnault ; pour la comédie, trois pièces en un acte d’Alexandre Duval, le Souper imprévu, les Héritiers (1796), les Projets de mariage (1798), et plusieurs pièces de Picard, à la fois auteur et acteur, en particulier les Amis de collège (1795), Médiocre et rampant (1797), et le Collatéral (1798) ; pour le drame — la représentation de Pinto de Népomucène Lemercier n’ayant pas été autorisée par le Directoire — la Jeunesse de Richelieu d’Alexandre Duval (1796), Falkland de Laya (1799), et Misanthrope et repentir, de Kotzebue, traduit par Bursay et « arrangé à l’usage de la scène française » par Mme Molé (1799). Notre plus grand auteur dramatique dans le dix-huitième siècle, au point de vue social, Beaumarchais, mourait à Paris le 18 mai 1799 ; deux jours après, le 20 mai (1er prairial an VII), naissait à Tours celui qui devait, au même point de vue, être le plus grand romancier, le plus grand historien des mœurs du dix-neuvième siècle, Balzac.

Parmi les acteurs, on peut citer, dans la tragédie, Talma, Saint-Prix, Boutet de Monvel, père de Mme Mars, Naudel, Mme Vanhove, Raucourt et Fleury ; pour la comédie, Molé, admis à l’Institut dès sa fondation, Fleury, Dugazon, Saint-Phal, Mlles Louise et Emilie Contat et Lange. Au sujet de la mise en scène, un amateur se plaignait, dans la Décade philosophique (t. VII), du 30 brumaire an IV (21 novembre 1795), de voir toujours le même village, le même salon ne comportant strictement que la table ou les sièges utilisés ; on demandait, d’une façon générale, un plus grand souci de la vérité et, en particulier, des décors appropriés aux pièces. En nivôse an VII (décembre 1798), on réclamait contre la longueur des entractes (Tableau général du goût, des modes et costumes de Paris, n° 8). Les spectacles qu’une ordonnance de police voulait faire commencer à six heures, ne commençaient guère que demi-heure plus tard et se terminaient vers dix heures et demie (Courrier des spectacles du 13 frimaire an VI-3 décembre 1797 cité dans le recueil d’Aulard, t. IV, p. 480) En outre des théâtres, il y avait, sous le nom de « petits spectacles », de nombreux établissements ressemblant à nos cafés-concerts. Les bals étaient toujours très courus, c’est en l’an VII que la valse allemande se répandit ; tout aussi ridicule en elle-même, surtout chez l’homme, que les autres danses, elle dut sa vogue non au plaisir médiocre de son tournoiement, mais aux contacts qu’elle permet. Au commencement d’août 1799, sur l’initiative de l’ingénieur américain Robert Fulton, était ouvert, boulevard Montmartre, dans les environs de notre passage des Panoramas, le premier panorama construit à Paris à l’exemple de celui qui existait depuis une dizaine d’années à Londres : il représentait la vue de Paris du sommet du pavillon central des Tuileries, exécutée par Fontaine, Prévost et Bourgeois.

En résumé, pas plus au théâtre, à un point de vue quelconque, que dans les autres parties de la littérature, cette époque ne nous offre rien d’original ni dans le fond, ni dans la forme. L’antiquomanie, l’anglomanie, l’allégorisme, le sentimentalisme, les gravelures et le calembour caractérisent le goût dominant. Et tout cela se mélangeait au point que le calembour devint lui argument en matière de symbolisme. Le ministre de l’Intérieur désirant planter des arbres devant la colonnade du Louvre, demanda officiellement à Desfontaines et à Thouin de lui indiquer les arbres les plus propres à servir de symbole aux sciences et aux arts ; les deux professeurs du Muséum désignèrent — et leurs motifs se trouvent dans le Moniteur du 2 floréal an VII (21 avril 1799) — le cèdre du Liban pour les sciences et le platane d’Orient pour les arts ; consulté, Andrieux exclut le platane que « son nom seul », d’après lui, devait faire repousser. C’est en 1795, qu’un nommé Eve, dit Maillot, créa le type, devenu vite populaire, de Mme Angot ou la poissarde parvenue ; on avait

L’arrivée de la diligence
(D’après le tableau de Boilly, au Musée du Louvre).


raison de ridiculiser, non l’élévation à une situation meilleure de gens partis de rien, mais le plagiat par ceux-ci des habitudes de la classe qu’ils supplantaient. L’obstacle, d’ailleurs, à tout renouvellement de l’art a été cette tendance simiesque de la bourgeoisie, ce snobisme la poussant à contrefaire la noblesse, à adapter le présent à un passé servilement copié.

Le mouvement de rétrogradation de l’art vers l’imitation de quelques antiques était né, sous l’influence des esthéticiens, avant 1789. Beaucoup de destructions imputées au « vandalisme » des révolutionnaires, n’ont été que le résultat de l’étroitesse d’esprit des dévots de certaines statues de l’antiquité ; un mauvais sculpteur, Espercieux, ne proposait-il pas (Journal de la Société républicaine des arts, n° 6, du 5 prairial an 11-24 mai 1794), en parlant des tableaux flamands, la proscription ou, suivant son mot, « la soustraction de ces peintures ridicules » (p. 333) ? « Je ne donnerais pas, disait-il, 24 sols d’un tableau flamand » (Ibidem, p. 330), où il ne voyait que « des magots qui sont à l’espèce humaine ce que Polichinelle est à l’Apollon » (Ibidem, p. 333). Le but de l’art n’a plus été l’interprétation de la nature directement étudiée, mais le pastiche de ce que fut cette interprétation il y a plus de deux mille ans. Ce qui est vrai, c’est que la plupart des hommes politiques de la fin du dix-huitième siècle, avec leur marotte des républiques grecque et romaine provenant de l’adaptation des idées nouvelles au goût de l’antique né avant la Révolution, contribuèrent à accélérer la réaction artistique dont David fut le grand chef et dont son maître, Vien, encore vivant, avait été un des promoteurs. L’oubli se fit autour de Greuze et de Fragonard ; ils assistèrent, méconnus, au triomphe de la nouvelle école dans les Salons qui, redevenus annuels à partir de l’an IV, se tenaient alors au Musée du Louvre. Le Salon de l’an IV et celui de l’an V eurent lieu au début de l’année révolutionnaire (1795 et 1796) et ceux de l’an VI et de l’an VII à la fin (1798 et 1799), de sorte qu’il n’y eut pas de Salon en 1797. C’est dès 1795 qu’a commencé l’envahissement des Salons par le portrait.

On eut de David qui mettait heureusement dans ses portraits la vie qu’il chassait de la « grande peinture », divers portraits — par exemple ceux de son beau-frère Seriziat et de Mme Seriziat — et sa Maraîchère, en 1795 ; il achevait en 1798 (Décade philosophique du 30 vendémiaire an VII-21 octobre 1798, t. XIX, p. 182), son tableau des Sabines qui est, non certes son chef-d’œuvre, mais son œuvre la plus systématique comme chef d’école. De ses élèves, je citerai : Gérard avec son Bélisaire (1795), son Portrait d’Isabey, si remarquable (1796), et sa Psyché et l’Amour qui mit la pâleur à la mode (1798) ; Gros avec un dessin du général Bonaparte, en 1796, et un portrait du général Berthier, en 1798 ; Girodet, avec une Danaé en 1798, les Quatre Saisons, pour le roi d’Espagne, et une nouvelle Danaé peinte par vengeance contre une actrice, Mme Lange, en 1799 ; Isabey, avec ses miniatures et, en 1798, un dessin de genre intime, la Barque. J.-B. Regnault, qui était alors le rival académique de David, peignait, en 1799, les Trois Grâces et, la même année, on voyait au Salon le Retour de Marcus Sextus de son élève Pierre Guérin. Le mulâtre Lethière exposa en 1795 son esquisse de la Mort de Virginie, en 1798 Philoctète ; Hubert Robert, des ruines ; François André Vincent, en 1798, sa Leçon de labourage, et sa femme, également connue sous le nom de Mme Guyard, des portraits ; Prud’hon, en 1796, le Portrait du citoyen Constantin, en 1798 sa gravure Phrosine et Mélidor, en 1799 un tableau disparu lors d’un incendie (1810) au palais de Saint-Cloud — disparition aussi allégorique alors que le sujet — La Sagesse et la Vérité descendant sur la terre, sans compter de nombreux dessins où se retrouve le charme qui caractérise toutes ses compositions. Deux artistes émigrés se signalèrent hors de France par des œuvres remarquables, Mme Vigée-Lebrun et le portraitiste Danloux. Parmi ceux qu’on est convenu d’appeler les petits maîtres, nous trouvons Drolling et ses intérieurs, Ducreux et ses portraits, le miniaturiste Jean Guérin, Boilly qui nous a laissé d’intéressants tableaux de la vie parisienne. Carle Vernet qui a le mieux rendu les Incroyables, les Merveilleuses (1797), leurs chevaux, leurs cabriolets — dont les piétons se plaignaient (Tableau général du goût… déjà cité, du 1er vendémiaire an VII-22 septembre 1798) comme aujourd’hui des automobiles — et leurs nombreux ridicules, Swebach, Taunay et leurs scènes de plein air. Les paysagistes Georges Michel, Bruandet, Moreau l’aîné et De Marne s’inspiraient de la nature tout en subissant parfois l’influence du milieu dans lequel ils vivaient ; débutèrent alors les futurs chefs de l’école du paysage de fantaisie, Bidault et Victor Bertin, élève de Valenciennes qui lui-même publia, en l’an VIII, des Éléments de perspective pratique et enseignait à comprendre le paysage de la manière la plus fausse ; des années allaient se passer avant qu’on en revint à la réalité.

Les graveurs étaient pour la taille-douce : Alexandre Tardieu dont la reproduction des Derniers moments de Lepeletier eut le sort du tableau de David perdu aujourd’hui, ou du moins tenu caché par les héritiers de Lepeletier vexés de descendre d’un régicide, on n’en connaît que l’exemplaire de la Bibliothèque nationale, il donna en 1799 un portrait de Barras ; Bervic qui acheva en 1798 l’Éducation d’Achille, d’après Regnault ; Moreau le jeune continuant ses belles illustrations ; Massard père et Massard fils. Pour l’eau-forte : Vivant Denon qui grava le Serment du Jeu de paume de David et Duplessis-Bertaux avec ses Tableaux historiques de la Révolution. Pour la gravure au pointillé : Copia qui travailla d’après Prud’hon et Boucher-Desnoyers encore tout jeune. Pour la gravure au lavis et en couleurs : Debucourt qui interpréta Carle Vernet, Sergent avec le portrait gravé en couleurs de son beau-frère le général Marceau (1798). Pour la gravure sur bois : Duplat et Dugourc qui a été un artiste industriel très varié ; ainsi, il s’occupa dans notre période des cartes à jouer, des cristaux et des porcelaines (Nouvelles archives de l’Art français, 1877, p. 371). Sans aucune intention irrévérencieuse contre le grand art, j’ajouterai que c’est en 1796 que Pellerin créa l’imagerie d’Épinal.

Les graveurs en médailles étaient : Rambert Dumarest, Gatteaux père, Duvivier et Augustin Dupré auteur, dans notre période, de l’Hercule des pièces de 5 francs, et précédemment du Génie des pièces de 20 francs, qui étaient encore en 1898 les coins officiels.

La sculpture ne produisit guère que des œuvres de circonstance. Cependant de Houdon on eut, en 1796, son marbre la Frileuse ; de Pajou (1798) le buste en marbre d’un enfant ; de Clodion quelques essais au goût du jour, bien loin de valoir ses anciennes et gracieuses productions. Peuvent être mentionnés, en outre, Roland, Stouf, Delaistre, Deseine, Chaudet, Cartellier, Boizot, Boichot, Julien et Michallon.

Dans son imitation de l’antiquité, l’architecture fut encore plus détestable que la peinture et la sculpture : à l’extérieur, on abusa des cinq ordres sacrés de colonnes, des frontons triangulaires, des niches pour loger de mauvaises statues ; à l’intérieur, la décoration fut copiée sur les vases étrusques et les fresques de Pompéi ; les mêmes motifs servaient pour les diverses sortes d’édifices : la décoration n’était pas plus appropriée à la construction que celle-ci ne l’était à sa destination. Les architectes principaux furent : Chalgrin, Peyre qui, en 1795, proposait la réunion des Tuileries et du Louvre, Vignon, Brongniart, Gondouin, Gisors chargé de la construction de la salle du Conseil des Cinq-Cents au Palais Bourbon, Fontaine et Percier qui aidèrent Gisors dans son travail et qui publièrent, en 1798, Palais, maisons et autres édifices modernes.

Pour l’ameublement, la réaction contre les lignes contournées du style Louis XV, le retour à la ligne droite qui caractérise le style Louis XVI, s’accentua avec, en général, moins de gracieuse simplicité que n’en avait celui-ci, surtout à ses débuts, et plus de froideur théâtrale. Les ébénistes les plus réputés ; de l’époque furent Georges Jacob et François-Honoré Jacob, dit Jacob Desmalter, son fils et son successeur.

Tandis qu’on pataugeait dans le pastiche de l’antiquité, le Musée des monuments français de Lenoir était, pour des artistes et des lettrés, la révélation de l’art français du moyen âge et de la première Renaissance ; il jetait dans certains esprits les premiers germes d’une réaction qui devait aboutir à l’heureuse compréhension de cet art populaire, mais aussi, hélas ! à la substitution d’un pastiche à un autre, du bric-à-brac gothique au bric-à-brac romain ou grec.

La musique à son tour se modifia. Seulement ne pouvant, avec la meilleure volonté du monde, imiter l’art musical de l’antiquité, on prêta à cet art les qualités générales des œuvres classiques, la clarté et l’élévation de la pensée, la pureté de la forme, mais, parfois, avec plus de souci de celle-ci que du fond ; et, en cherchant, sous prétexte d’imitation de l’antiquité, à atteindre ce but, on avait accompli une heureuse évolution qui n’eut que le défaut d’être trop courte. Grétry donna bien quelques ouvrages, entre autres Anacréon chez Polycrate en 1797 et Élisca en 1799 ; mais il ne retrouva pas avec eux ses anciens succès. Furent plus heureux à des degrés divers Méhul, disciple de Gluck comme Grétry, d’une inspiration toujours si sincère, avec Phrosine et Melidor (1795), Adrien, dont les chœurs sont très appréciés, et Ariodant (1799), Lesueur, musicien de grand talent qui devait être le maître de Berlioz, avec Paul et Virginie (1794), et Télémaque (1796), Cherubini avec Élisa (1794), Médée (1797) et l’Hôtellerie portugaise (1798), Berton avec Montano et Stéphanie (1799), Dalayrac avec Gulnare, Primerose (1798), Adolphe et Clara (1799), Boïeldieu avec ses premières œuvres et, en particulier Zoraïme et Zulnar (1798). Enfin Gossec, qui fut le créateur chez nous de la symphonie et, au moins autant que Méhul, le compositeur attitré de la République, continua à écrire des hymnes pour les cérémonies officielles. Les chanteurs les plus en renom de l’époque furent Garat, Lays, Martin, Elleviou, Chenard, Gavaudan, Mmes Dugazon et Saint-Aubin.

Notre période fut la période la plus tourmentée et la plus embrouillée de la Comédie-Française. Fermée le 3 septembre 1793, à la suite de l’incarcération de la plupart de ses artistes, elle jouait à cette époque sur l’emplacement actuel de l’Odéon sous le titre de Théâtre de la Nation. Les artistes qui n’avaient pas été arrêtés, s’organisèrent au théâtre qui était alors rue de la Loi — rue Richelieu aujourd’hui — là où est le Théâtre Français, et constituèrent le Théâtre de la République qui, malgré son succès à un moment, devait fermer en pluviôse an VI (février 1798).

Relâchés après le 9 thermidor, les artistes emprisonnés firent une courte apparition dans leur ancienne salle et passèrent bientôt au Théâtre Feydeau — n° 19 de la rue Feydeau — où ils alternèrent avec la troupe d’opéra-comique de Sageret : Paris avait ainsi deux Théâtres Français. Mais celui de Feydeau se divisa. Les dissidents allèrent jouer d’abord au Théâtre Louvois — n° 8 rue Louvois — puis dans leur ancienne salle, à l’Odéon, ce qui fit trois Théâtres Français avec des éclipses passagères.

Après une tentative de concentration de toutes ces troupes entre ses mains, Sageret, le directeur de Feydeau, ne put résister : le Théâtre de la République qu’il avait rouvert avec la troupe de ce théâtre et celle prise déjà par lui à Feydeau fusionnées, ferma ses portes le 6 pluviôse an VII (25 janvier 1799) ; la bande qui jouait à l’Odéon et qui, un instant au compte de Sageret, avait tenté de continuer avec ses seules forces, fut mise sur le pavé par l’incendie de l’Odéon le 28 ventôse an VII (18 mars 1799). Les artistes tirèrent chacun de leur côté : il n’y eut plus de Théâtre Français. Des négociations eurent lieu avec l’aide du gouvernement et, à la suite de divers incidents et changements de domicile, la troupe coupée d’abord en deux, ensuite en trois, de nouveau en deux et enfin émiettée, se trouva finalement réunie sur l’emplacement actuel où elle reprit le cours de ses représentations, le 11 prairial an VII (30 mai 1799), sous le nom de Théâtre Français.

Durant notre période, l’Opéra occupait une salle à côté du Théâtre Louvois que je viens de mentionner, là où est maintenant le square Louvois ; sous le nom de Théâtre des Arts, il y avait donné sa première représentation le 20 thermidor an II (7 août 1794).

À la suite de l’incendie de l’Odéon, le Directoire s’était empressé, par un arrêté du 1er germinal an VII (21 mars 1799), publié par le Moniteur du 5 (26 mars), de prescrire aux directeurs de théâtres diverses mesures de sécurité et notamment une surveillance constante exercée par des pompiers à leur solde. C’était là une manifestation de ce zèle que nous voyons encore s’éveiller le lendemain des catastrophes et retomber, au bout de quelques jours, dans sa somnolence accoutumée.