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Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/11-8

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Chapitre XI-S7.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XI-S8.

Chapitre XI-S9.


§ 8. — Industrie.

C’est à la fin du dix-huitième siècle qu’a commencé la transformation de l’outillage industriel tendant à substituer d’une manière générale le travail mécanique au travail manuel. Mais il ne faut pas confondre l’invention d’une machine avec sa mise en pratique ; d’une part, la cherté du nouvel appareil est un obstacle à son emploi ; d’autre part, cet emploi, à l’époque que nous étudions, exigeait le plus souvent des ouvriers spéciaux qui se recrutaient lentement, et, par là, même en admettant chez tous le désir de recourir aux nouveaux procédés et la possibilité de risquer les avances nécessaires, l’usage de la machine devait forcément se trouver retardé.

« On se rappelle qu’en 1790, disait Grégoire à la Convention le 12 vendémiaire an III (3 octobre 1794), il fallut autoriser une de nos manufactures à faire filer en Suisse vingt milliers (environ 9 800 kilogrammes) de coton pour ses fabriques, parce qu’on manquait de machines et d’ouvriers propres à ce travail ». En mars 1793 (Moniteur du 18), la Société d’agriculture et de commerce et des arts de Nantes offrait un prix pour le perfectionnement de la filature au fuseau, ce qu’elle n’aurait pas fait si la machine avait été tant soit peu répandue. Nous voyons Penières dire à la Convention le 16 vendémiaire an III (7 octobre 1794) : « Presque partout on ignore l’art de préparer le chanvre et le lin. Le tour à filer est inconnu dans plusieurs districts, les métiers des tisserands sont d’une raideur épouvantable, ce qui rend le travail long et pénible ; et je puis faire la même application à la fabrique des laines ». Cambon disait de son côté, le 7 frimaire suivant (27 novembre 1794) : « Il est incroyable que, sur 24 millions d’âmes, la République ait si peu de bras consacrés aux arts mécaniques » ; si les Anglais l’emportent au point de vue industriel sur nous, « c’est qu’ils ont multiplié les machines, tandis que nous faisons tout avec la main-d’œuvre ». La raison principale de cette infériorité trop persistante de la France était indiquée par Chaptal (De l’Industrie française, t. II, p. 31), en 1819 : « Si nous n’avons pas donné une aussi grande étendue à l’application des machines que l’ont fait les Anglais, c’est que la main de l’ouvrier est moins chère chez nous ». Cette constatation est une nouvelle preuve que les bas salaires, indice d’une civilisation inférieure, nuisent non seulement à la classe ouvrière, mais surtout à toute l’évolution économique, au progrès général et à la richesse d’un pays.

Il faut cependant noter que, pendant les années de la Révolution, la situation matérielle des ouvriers ne fut pas mauvaise, grâce aux idées de cette époque — cause, par exemple, que, lors du maximum, les prix de 1790 pris comme base, furent augmentés d’un tiers pour les marchandises, mais de moitié pour les salaires (Histoire socialiste, t. IV, p. 1679 et 1780) ; en outre (Ibidem, p. 1777), il semble que, jusqu’à l’arrêté, du 21 messidor an II (9 juillet 1794), du Conseil général de la Commune, on ait même laissé les ouvriers parisiens établir leurs prix en dehors de toute tarification, d’où leur mécontentement, noté au début du chap. II, lorsque cet arrêté vint réduire leur salaire à un prix inférieur à celui qu’ils pouvaient obtenir — et grâce aussi à ce que, la main-d’œuvre manquant, ce qui donnait aux ouvriers cette possibilité, dont je viens de parler, d’imposer leurs prix, celle que laissaient subsister les réquisitions militaires était insuffisante pour les besoins de la production et « chère ». C’est que, je le montrerai plus loin, les ouvriers pouvaient alors poser leurs conditions. Je me bornerai ici à une citation qui prouve à la fois le manque de main-d’œuvre et le manque de machines dans notre période ; il s’agit d’un mémoire envoyé, le 29 fructidor an VI (15 septembre 1798), par une « société des sciences et des arts » à l’administration centrale du Lot (Forestié, Notice historique sur la fabrication des draps à Montauban, p. 38) et dans lequel on lit : « La main-d’œuvre étant très rare et chère, il serait bien important de provoquer et de favoriser l’invention de toutes les machines qui tendraient à suppléer l’homme ». Enfin, un rapport du 1er messidor an XI (20 juin 1803) établit que, même à cette date, la grande usine n’existait guère chez nous et que le machinisme y était encore d’un usage très restreint (Révolution française, revue, numéro du 14 juillet 1903).

Vue de la Pompe à feu de Chaillot.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)

La Convention s’occupa de favoriser les diverses industries ; mais, comme c’était son devoir urgent, elle développa surtout celles qui contribuaient directement à la défense nationale. On se préoccupa de satisfaire avec les produits indigènes à tous les besoins de la marine. L’extraction du salpêtre, son épuration, la fabrication de la poudre furent perfectionnées et plus que décuplées. En même temps, on découvrait le moyen de réparer sur place les lumières des canons évasées par un tir fréquent. On avait alors le canon à âme lisse et se chargeant par la bouche (système Gribeauval de 1765) dont la portée utile était au plus de 800 mètres, et le fusil à pierre (système de 1777) qui ne portait que jusqu’à 240 mètres et permettait de tirer au plus cinq coups par minute sans viser. Au début de l’an III (fin 1794), les résultats étaient (Essai sur l’histoire des sciences pendant la Révolution, de Biot, p. 81) : 15 fonderies pour la fabrication des bouches à feu de bronze, fournissant annuellement 7 000 pièces ; 30 fonderies pour les bouches à feu en fer donnant par an 13 000 canons ; la multiplication dans la même proportion des usines pour la fabrication des projectiles et des attirails d’artillerie : une immense fabrique d’armes à feu créée à Paris, livrant 140 000 fusils par année ; l’établissement d’une manufacture de carabines — la carabine, lit-on dans le chap. xviii des Cours faits à l’École de Mars du 5 fructidor an II (22 août 1794) au 13 vendémiaire an III (4 octobre 1794) et imprimés en l’an III par ordre du comité de salut public, diffère du fusil « en ce que le canon est rayé dans l’intérieur pour donner à la balle une direction plus exacte et une portée plus grande » — dont la fabrication était nouvelle en France ; 20 manufactures d’armes blanches ; 188 ateliers de réparation pour les armes de toute espèce. Si l’arsenal de Paris et les 10 autres existant en province subsistèrent nominalement jusqu’au commencement de 1798 (an VI), ils disparurent à cette époque. Dès 1797, il n’y avait plus que 2 fonderies. De 37, les ateliers de construction d’artillerie furent réduits à 12 en 1796, et à 6 en 1797. Le nombre des forges, des manufactures d’armes à feu portatives et d’armes blanches, des ateliers de réparation pour ces armes alla aussi en diminuant (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, mai 1901, p. 1135). Dans les établissements s’occupant du matériel de l’armée, des fonctionnaires civils avaient été substitués, pour la surveillance des travaux, aux officiers qui y avaient été détachés, à la fin de l’ancien régime, sur l’initiative de Gribeauval. La compétence de ces fonctionnaires semble, du moins dans notre période, avoir laissé à désirer. Une lettre, du 21 ventôse an IV-11 mars 1796 (Chevalier, Notice historique sur le service des forges, p. 8), d’un chef de brigade commandant l’artillerie de l’aile droite de l’armée de Rhin-et-Moselle, se plaint « de la mauvaise construction du matériel et de la mauvaise qualité des matières employées », et elle réclame l’organisation de la surveillance par des officiers d’artillerie. En tout cas, les inspecteurs civils furent, par une décision de pluviôse an V (janvier 1797), supprimés à dater du 1er ventôse suivant (19 février 1797), et des officiers d’artillerie les remplacèrent dans les forges et les fonderies travaillant pour l’armée. Nous verrons, d’ailleurs, au début du chap. xviii que, en admettant que les officiers eurent la compétence, ils n’eurent pas toujours l’honnêteté indispensable. L’ouvrage que je viens de citer contient aussi (p. 10), relativement à une autre modification survenue dans le régime de ces établissements, une note se plaignant « des adjudications au rabais pour les fournitures de l’artillerie qui sont des fournitures de confiance et sur lesquelles un fripon trompera toujours malgré la surveillance ».

Au début, en effet, avait dominé, pour tous ces établissements, le système de régie directe par l’État ; mais la Convention, après le 9 thermidor, et le Directoire avaient de plus en plus tendu à lui substituer en tous ordres le système de l’entreprise, et cette substitution était à peu près achevée dès le milieu de l’an VI (1798). En dehors des établissements militaires, je citerai à cet égard, comme exemple, les salines de l’Est qui, exploitées depuis plusieurs années en régie, étaient, le 28 brumaire an VI (18 novembre 1797), en vertu d’un arrêté du Directoire du 22 brumaire (12 novembre), et après discussion, en l’an IV et en l’an V, favorable au projet au Conseil des Cinq-Cents et hostile au Conseil des Anciens, affermées à la société Catoire, Duquesnoy et Cie. Je rappellerai, en outre, que, par la loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797) signalée précédemment, l’entreprise nationale des messageries fut supprimée (§1) et la poste affermée (§2).

« Pour chausser annuellement nos armées », disait Fourcroy, dans le rapport fait à la Convention au nom du comité de salut public, le 14 nivôse an III (3 janvier 1795), on avait besoin de 170 000 peaux de bœuf, 100 000 peaux de vache, 1 000 000 de peaux de veau ; il était impossible d’attendre plusieurs mois, jusqu’à, deux ans, pour la préparation des peaux : Armand Séguin appliqua, en l’an III (1795), avec l’aide de la Convention, un procédé grâce auquel le tannage était achevé en moins d’un mois ; il est juste d’ajouter que ses cuirs, tout en ayant une bonne apparence, laissèrent à désirer sous le rapport de la qualité. En outre, des instructions étaient répandues pour vulgariser les récentes conquêtes de la science au point de vue industriel ; des encouragements, sous forme d’avances, d’indemnités ou de subventions, étaient accordés à divers fabricants, notamment 200 000 livres par le décret du 7 frimaire an III (27 novembre 1794) à Barneville pour une manufacture de mousselines superfines dont il sera question plus loin. De même, sous le Directoire, la loi du 6 messidor an IV (24 juin 1796) mettait à la disposition du ministre de l’Intérieur, pour aider les fabriques et manufactures, une somme de 4 millions dont un million particulièrement affecté à Lyon.

C’est à la Convention que Besançon doit son industrie de l’horlogerie. En 1793, des habitants du Locle et de la Chaux-de-Fonds, villes de la principauté de Neuchâtel, alors à la Prusse, se faisaient affilier en masse aux sociétés populaires françaises des environs, surtout à celle de Morteau. Tracassés par les magistrats neuchâtelois, beaucoup se réfugièrent à Besançon ; à la suite de ces faits et de conférences entre un habitant du Locle, Laurent Mégevaud, et le représentant du peuple en mission Bassal, le comité de salut public, par arrêté du 25 brumaire an 11 (15 novembre 1793), approuva « l’établissement d’une manufacture d’horlogerie dans la ville de Besançon », avec logements et secours pour les artistes étrangers. Par un nouvel arrêté du 13 prairial an II (1er juin 1794), il réglementa le fonctionnement de la manufacture transformée en établissement national. Sur un rapport fait par Boissy d’Anglas à la Convention au nom des comités de salut public et de finances, le 7 messidor an III (25 juin 1795), fut décrétée la création d’une école d’horlogerie, ouverte dans l’ancien monastère de Beaupré, à cinq kilomètres de Besançon, comprenant deux cents élèves par an, dont moitié entretenus aux frais de la République. Dans son rapport — où il exagérait, d’ailleurs, la production de la manufacture — Boissy d’Anglas, après avoir dit : « la matière ne vaut pas, dans une montre d’argent, le huitième, et, dans une montre d’or, le tiers de son prix », évaluait « la montre d’argent à 50 livres et la montre d’or à 120 livres en espèces ». Un arrêté du Directoire du 24 ventôse an IV (14 mars 1796) régla les conditions d’apprentissage des élèves, dont la durée ne pouvait excéder cinq ans.

Malgré les subventions de l’État, la crise due au prix des subsistances, la stagnation du commerce, la mauvaise administration et les spéculations de Mégevand, la contrebande de Genève d’abord, son annexion ensuite contribuèrent à la décadence de la manufacture et de l’école. Les meilleurs artistes avaient fini par travailler à leur compte, chacun dans leur partie, en se donnant mutuellement du travail dans les diverses spécialités. Cependant, d’une enquête envoyée le 15 prairial an VI (3 juin 1798) au ministre de l’Intérieur, il résulte que la manufacture comptait encore 862 artistes et ouvriers. D’après les bulletins du contrôle (Études sur l’horlogerie en Franche-Comté, par Lebon, p. 128), la production de Besançon fut de 5 734 montres en l’an II, de 14 756 en l’an III, de 11 307 en l’an IV, de 15 863 en l’an V, de 15 324 en l’an VI, de 9 470 en l’an VII. Le quart environ de cette production est sorti de la manufacture, les trois quarts des ateliers particuliers ; sur ces 72 454 montres, il y en avait eu un peu moins de 8 000 en or. En tout cas le résultat fut plus durable à Besançon qu’à Versailles. De la tentative, par la loi du 7 messidor an III (25 juin 1795), de création dans cette dernière ville d’une manufacture d’horlogerie « mécanique et automatique », c’est-à-dire de celle qui se complique d’airs, de mouvements d’animaux, etc., il ne restait plus rien au bout de quelques années ; cependant le jury de l’Exposition de l’an VI (Moniteur du 2 brumaire an VII-23 octobre 1798) signalait tout spécialement les produits de cette manufacture.

Ce serait une erreur de prendre ici les mots fabriques et manufactures dans le sens qu’ils ont aujourd’hui. Peuchet, que j’ai déjà eu l’occasion de citer, nous apprend (Statistique élémentaire de la France, p. 392) que manufactures et fabriques ne différaient « ni par la nature de la matière qu’on y travaille, ni par la nature des opérations que cette matière y subit, mais seulement par la plus ou moins grande réunion de ces opérations, et la plus ou moins grande quantité des objets qui en résultent ». La manufacture, en ce sens, était plus importante que la fabrique. Malgré l’appui qu’on leur donnait, les manufactures avaient de la peine à durer, et le Journal des arts et manufactures, en l’an III (t. Ier, p. 92), le constate en expliquant le fonctionnement de la manufacture d’horlogerie de Besançon dont je viens de parler. Les chefs d’ateliers sérieux, dit-il, ayant leur amour-propre, n’aiment point à travailler comme des espèces de manœuvres ; aussi les grandes entreprises où tous les genres de travaux étaient réunis sous un seul chef, ne pouvaient guère, les hommes de talent refusant leur concours, rassembler que des ouvriers très ordinaires et menaçaient ruine dès l’origine. Afin de ne pas perdre les avantages de la concentration envisagés surtout sous le rapport de la quantité produite, ce journal recommandait d’avoir plusieurs ateliers correspondant aux divers genres de travaux, indépendants les uns des autres, mais comptant chacun le plus d’ouvriers possible.

On voit que l’ouvrier n’était pas encore courbé sous le joug capitaliste, ainsi qu’il le sera dans la période, non encore commencée, de la grande industrie. Ce fait est confirmé par des démarches de capitalistes auxquelles je faisais allusion à la fin du §7. Les entrepreneurs Mollien, Périer et Sykes, des filatures mécaniques de coton de Saint-Lubin, Saint-Remy et Nonancourt, dans les départements d’Eure-et-Loir et de l’Eure, adressent au Directoire, le 16 messidor an IV (4 juillet 1796), une pétition que reproduit le Journal des arts et manufactures (t. III, p. 411). Ils se plaignent que les ouvriers se permettent de discuter les conditions de travail et de salaire, d’agir en personnes libres de travailler ou non ; « la désertion appauvrit leurs ateliers », Ils gémissent sur « les principes de découragement » qui « sont le résultat de l’insubordination et du vagabondage des ouvriers, et de l’absence des règlements (très conciliables avec un régime libre) qui devraient les attacher à leurs travaux ». Ils demandent « qu’il soit fait un règlement contre l’insubordination et l’avidité des ouvriers, une espèce de code industriel qui concilie, avec les droits qui leur appartiennent comme citoyens français, leurs devoirs envers l’État à qui ils doivent du travail, et envers les manufactures à qui ils doivent l’avance de l’instruction, des matières et du salaire, qui les font vivre par ce travail ». Cela, pour ces messieurs, fait évidemment partie des devoirs de l’homme et des droits du capitaliste, et c’est tout juste s’ils n’exigent pas de remerciements. Ils demandent aussi, d’ailleurs, « que la prohibition la plus sévère écarte de nos frontières et de nos ports toute marchandise de fabrique étrangère, sous quelque pavillon qu’elle se présente ». De notre temps, ces gens-là auraient souscrit au journal de M. Méline. D’autre part, on lit dans le compte rendu de la séance des Cinq-Cents du 25 prairial an V (13 juin 1797) : « Des menuisiers établis à Paris réclament contre la conduite de leurs ouvriers qui, disent-ils, exigent des sommes trop fortes. Ils demandent l’établissement d’une taxe ». La fixation par l’État d’un maximum des salaires, tel était le désir de ces patrons. Si le Conseil passa à l’ordre du jour, nous verrons tout à l’heure le Directoire intervenir par arrêtés contre les ouvriers papetiers et chapeliers.

Qu’on rapproche ces demandes patronales des paroles de Le Coulteux citées à la fin du §7 et on se convaincra que les capitalistes d’il y a cent ans pensaient comme ceux d’aujourd’hui : la réglementation est une chose criminelle lorsqu’elle tend à restreindre l’exploitation des consommateurs ou des ouvriers par les capitalistes de l’industrie et du commerce ; elle devient la chose la plus légitime, une chose conforme à tous les principes, une chose due, lorsqu’elle s’exerce au profit de ces capitalistes et au détriment des consommateurs ou des ouvriers. Ce que les capitalistes, sauf de trop rares exceptions, ont toujours poursuivi et poursuivent toujours sous des apparences contradictoires, c’est la liberté d’exploitation, de même que l’Église poursuit la liberté d’oppression : voilà le sens précis du mot liberté dans leur bouche. Lorsque, par le simple jeu de leur force économique, les capitalistes sont à même d’imposer leurs volontés, ils protestent contre toute réglementation qui ne pourrait que restreindre celles-ci ; mais lorsque leur force économique n’est pas suffisamment développée pour leur permettre d’agir en maîtres, ils demandent à la loi de leur conférer ce pouvoir. Les conditions économiques ne suffisaient pas encore, à la fin du xviii e siècle, à réaliser la pleine et entière domination patronale ; c’est pourquoi, après les patrons dont nous venons de parler, Chaptal, dans son Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France, publié à la fin de 1799, se plaignait à son tour que l’ouvrier pût quitter un patron à son gré, profiter des circonstances pour exiger une augmentation de salaire, ou, ajoutait-il pour la forme, être l’objet d’un renvoi immédiat. Il réclamait des « mesures sages et conservatrices » (p. 57) ; « il faut que les parties intéressées puissent se lier par un contrat dont le gouvernement seul peut assurer la garantie » (p. 56) ; il voudrait enfin qu’un ouvrier ne pût être reçu dans un atelier qu’en présentant « un certificat de bonne conduite délivré par le propriétaire de l’atelier d’où il sort » (p. 56).

Je citerai ici, et j’analyserai malgré sa longueur, un arrêté du Directoire du 16 fructidor an IV (2 septembre 1796). Tout en ne visant que « la police des papeteries », cet arrêté fournit, sur les mœurs ouvrières de l’époque, des renseignements que les plaintes précédentes de Chaptal, formulées d’une façon générale, nous autorisent à ne pas restreindre aux travailleurs particulièrement en cause.

On pourra constater que les habitudes et la force des groupements ouvriers avaient résisté aux tentatives faites pour les détruire et que l’État républicain était loin d’avoir, au nom de la liberté nouvelle, renoncé à intervenir entre salariés et patrons et à régler leurs rapports dans les mêmes conditions que le pouvoir royal déchu ; c’était un tort, devait déclarer le Directoire, d’avoir « présumé que les lois antérieures relatives à la police des arts et métiers étaient totalement abrogées » (arrêté du 23 messidor an V).

Tandis, en effet, que les mesures particulières prises sous la Convention à l’égard des travailleurs, tout en étant, conçues dans le même esprit, — voir la loi du 23 nivôse an II (12 janvier 1794) qui mettait, en réquisition les entrepreneurs et ouvriers des manufactures de papier et interdisait les coalitions (art. 5), et l’arrêté du Comité de salut public du 11 prairial an II (30 mai 1794) qui concernait les journaliers et ouvriers en réquisition pour les travaux de la récolte et qui menaçait (art. 12) du Tribunal révolutionnaire ceux qui se coaliseraient — ne se référaient point à la loi des 14-17 juin 1791, dite loi Chapelier, tandis que le « Code des comités de surveillance et révolutionnaires » de l’an II, recueil des dispositions légales à faire observer, ne contenait ni cette loi, ni la moindre disposition sur les coalitions ouvrières, le Directoire, dans son arrêté du 16 fructidor an IV, rappelait, en même temps que le règlement royal du 29 janvier 1739 et que la loi du 23 nivôse an II citée plus haut, la loi du 14 juin 1791. Celle-ci sera de nouveau visée dans l’arrêté du Directoire du 23 messidor an V (11 juillet 1797) appliquant aux « ateliers ou fabriques de chapellerie » (recueil de M. Aulard, t. IV, p.206) les principales dispositions sur les papeteries résumées plus loin, et dans la décision du Bureau central du canton de Paris du 18 floréal an VI (7 mai 1798) — voir chap. xvii — prescrivant que les art. 4, 5, 6, 7 et 8 de cette loi seraient réimprimés, affichés et publiés au son de la caisse dans toute la commune de Paris (Ibid.,t. IV, p. 648).

Considérant, disait l’arrêté de l’an IV, que « les ouvriers papetiers continuent d’observer entre eux des usages contraires à l’ordre public, de chômer des fêtes de coteries ou de confréries, de s’imposer mutuellement des amendes, de provoquer la cessation absolue des travaux des ateliers, d’en interdire l’entrée à plusieurs d’entre eux, d’exiger des sommes exorbitantes des propriétaires, entrepreneurs ou chefs de manufactures de papiers, pour se relever des proscriptions ou interdictions de leurs ateliers connues sous le nom de damnations ; considérant qu’il est urgent de réprimer ces désordres », sont interdites les coalitions « pour provoquer la cessation du travail » ou ne l’« accorder qu’à un prix déterminé ». « Néanmoins, dit l’art. 2, chaque ouvrier pourra individuellement dresser des plaintes et former ses demandes ; mais il ne pourra en aucun cas cesser le travail, sinon pour cause de maladie on infirmités dûment constatées ». Sont « punies comme simple vol », « les amendes entre ouvriers, celles mises par eux sur les entrepreneurs ». Sont « regardées comme des atteintes portées à la propriété des entrepreneurs », les mises à l’index connues sous le nom de damnations. Sont prohibés « tous attroupements composés d’ouvriers ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail ». On a vu par l’art. 2, que j’ai reproduit intégralement et qui n’était que la reproduction textuelle de la fin de l’art. 5 de la loi du 2S nivôse an II, de quelle façon ce « libre exercice » était reconnu aux ouvriers. Un ouvrier qui veut s’en aller doit prévenir 40 jours à l’avance et nul entrepreneur ne peut engager d’ouvrier qui ne lui présente pas « le congé par écrit du dernier fabricant chez lequel il aura travaillé, ou du juge de paix ». L’entrepreneur doit également prévenir l’ouvrier renvoyé 40 jours à l’avance… « sauf le cas de négligence ou inconduite dûment constatée », se hâte-t-on d’ajouter. Défense est faite aux fabricants « de débaucher les ouvriers les uns des autres en leur promettant des gages plus forts ». Contrairement aux revendications des ouvriers, les fabricants seront libres d’embaucher qui il leur conviendra, de déterminer à leur gré le nombre et l’emploi des apprentis, que ceux-ci soient « fils d’ouvriers ou autres ». Le salaire sera payé « par jour effectif de travail et non sur des usages émanés de l’esprit de corporation, de coterie ou de confrérie, réprouvé par la Constitution ». Et enfin, pour contrecarrer le désir des ouvriers qui auraient voulu commencer leur travail à une heure ou deux heures du matin, « afin d’avoir leur liberté après midi » (Germain Martin, Les associations ouvrières au xviiie siècle, p. 87), obligation pour les ouvriers « de faire le travail de chaque journée moitié avant midi et l’autre moitié après midi », sans qu’ils puissent « forcer leur travail sous quelque prétexte que ce soit, ni le quitter pendant le courant de la journée ». « Défenses sont faites à tous ouvriers de commencer leur travail, tant en hiver qu’en été, avant trois heures du matin, et aux fabricants de les y admettre avant cette heure, ni d’exiger d’eux des tâches extraordinaires ». C’était là, comme certaines autres dispositions précédentes, la reproduction du règlement royal du 27 janvier 1739. L’imitation du passé dont les formes surannées inspiraient encore trop souvent les revendications ouvrières, se constate également, on le voit, chez les gouvernants et chez les patrons qui les faisaient agir.

Le filage du coton est l’opération industrielle dont la transformation mécanique a eu assez tôt le plus d’extension en France ; on y connaissait cette transformation sous les deux aspects du métier continu et du mule-jenny. Dans le premier, les trois fonctions fondamentales, l’étirage, la torsion et l’envidage ou enroulement du fil, ont lieu en même temps ; dans le second, l’envidage n’a lieu qu’après qu’une certaine longueur de fil a été produite par l’étirage et la torsion de la matière. Le premier, exigeant par sa tension plus de force, était souvent mû à l’aide d’une chute d’eau, d’où le nom de filage hydraulique ; pour le second, on se contentait d’un manège. Le premier s’appliquait aux fibres longues mieux qu’aux courtes et si, généralement, son fil était supérieur à celui du second pour la résistance, il lui était inférieur pour l’élasticité. On compta quelques établissements importants, tous fondés sur le modèle des établissements similaires de l’industrie anglaise dont on subissait l’influence, ceux de Delattre près d’Arpajon, à la tête de la filature qui avait été la première du système continu établie en France, de Decretot à Louviers, de Boyer-Fonfrède à Toulouse, les mule-jennys installés à Orléans et à Amiens. Le 7 frimaire an III (27 novembre 1794), la Convention accordait une subvention annuelle de 10 000 fr., pendant dix ans, à Barneville pour constituer et exploiter une manufacture de mousselines dont le fil devait être produit avec une machine de son invention donnant le no 61 et au-dessus. Le numéro du fil de coton indique aujourd’hui, dans la pratique, le nombre d’écheveaux de mille mètres chacun contenus dans un demi-kilo : plus le fil est fin, plus il y a d’écheveaux pour le même poids et plus le numéro est élevé ; jusqu’au début du xixe siècle, le numéro indiquait le nombre d’écheveaux de sept cents aunes par livre ; pour rendre les comparaisons plus faciles, tous les numéros mentionnés ici ont été établis d’après le mode de calcul en usage actuellement, en comptant l’aune égale à 1m,188 et la livre à 489 gr. 5.

Vue de la Pompe à feu du Gros-Caillou.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)

En prônant, avec beaucoup d’illusions, à ce qu’il semble, la machine Barneville, il était dit, dans la séance indiquée ci-dessus, que le métier continu arrivait tout au plus au no 36 et que le mule-jenny allait jusqu’au no 48. En tout cas, à l’Exposition de l’an VII (1798), un des exposants, Denis Jullien (près de Saint-Brice, Seine-et-Oise) était récompensé pour son « assortiment de coton de Cayenne, filé à la mécanique, échantillons portés successivement jusqu’au n° » 93 (Moniteur du 2 brumaire an VII - 23 octobre 1798, procès-verbal du jury). Parlant de la manufacture de l’Épine, près d’Arpajon (Seine-et-Oise), appartenant à Delaître et Noël, une lettre insérée dans le Magasin encyclopédique (t. XXVI, p. 113-115) nous apprend qu’en fructidor an V (septembre 1797) on y a constaté « un minimum et un maximum certains dans le produit de la filature d’une livre de coton brut ». Du minimum — « un produit de 10 écheveaux de la longueur chacun de 700 aunes » — allant du no 8, au maximum — « un produit de 120 écheveaux également de la longueur chacun de 700 aunes » — s’élevant au no 103, il y avait une « série, sans lacune, de résultats possibles à tous les instants ». Une machine hydraulique faisait « mouvoir en même temps, et les métiers de la manufacture, et un moulin… Elle avait 96 métiers et 2 200 broches en activité : aussi faisait-elle vivre 160 ouvriers dont le nombre devait être porté à 200 ». Dans un compte rendu de Fourcroy, conseiller d’État, en mission dans le Calvados, la Manche et l’Orne en floréal an IX (avril 1801), on lit (Rocquain, État de la France au 18 brumaire, p. 205) : « À Gonneville, qui se trouve situé à trois lieues de Valognes et de Cherbourg, il a été établi, depuis quatre ans, une filature de coton par les soins du citoyen Dauphin. Une roue à eau fait mouvoir 950 broches placées dans cinq étages. On fait 140 à 150 livres de fil de 4 à 8000 aunes à la livre. Le fil est porté à Rouen et à Louviers où il alimente d’autres fabriques. 160 hommes sont employés tous les jours dans la filature de Gonneville ». Comme le résultat indiqué équivaudrait à dire qu’on faisait seulement du fil allant du no 5 au no 10, il est clair qu’il y a au moins une faute d’impression ou plutôt de copie que le Publiciste (p. 3) du 11 frimaire an IX (2 décembre 1800), c’est-à-dire paru six mois avant le rapport de Fourcroy, va nous permettre de corriger. D’après ce journal il y avait 960 broches et non 950, les 140 à 150 livres de fil étaient produites en vingt heures, le fil allait de 14 000 à 18 000 aunes à la livre ancienne, ou de notre no 17 au n°22, ce qui, sauf nouvelle erreur, n’avait rien d’extraordinaire.

Quoi qu’il en soit, la plupart de nos fabricants se tenaient, à la fin du xviiie siècle, au-dessous du no 51 (Moniteur du 25 novembre 1806, rapport du jury de l’exposition) ; et, par les indications du nombre de broches des machines exposées à l’exposition de 1806 (Moniteur du 4 décembre), on voit que les machines d’au moins 100 broches étaient rares. Malgré le nombre relativement élevé des filatures mécaniques de coton établies alors en France, le succès, d’après un rapport de Bardel, Molard, etc., au ministre de l’Intérieur, en date du 29 fructidor an XI - 16 septembre 1803 (Bulletin de la société d’encouragement pour l’industrie nationale, p. 137, t. III) est resté incertain jusqu’à l’installation de la filature de Bauwens à Passy, dans l’ancien couvent des Bonshommes ou Minimes de Chaillot, qui était presque entièrement situé entre ce qui est maintenant le boulevard Delessert, les rues Le Nôtre, Beethoven et Chardin.

Liévin Bauwens était un Belge qui, après avoir, en 1796 et 1797, participé à diverses spéculations du Directoire, bravant la sévérité des lois anglaises contre l’exportation des machines, réussit à faire passer, démontés et cachés dans des balles et des caisses de produits coloniaux, les appareils nécessaires à la création d’une filature au moyen du mule-jenny ; il gagnait en même temps quarante ouvriers anglais qui se rendirent sur le continent. Un arrêté du Directoire du 25 ventôse an VI (15 mars 1798) l’avait, ainsi que son frère, autorisé à charger sur six petits navires danois « les métiers et mécaniques par eux commandés en Angleterre et à les faire transporter en France… renfermés dans des denrées des Indes ou des colonies anglaises » (Archives nationales, A F* III 186). Un deuxième et un troisième envoi échouèrent, Bauweng parvint à quitter l’Angleterre, mais il perdit beaucoup d’argent et fut condamné à mort par contumace.

Il ne chercha pas à monopoliser ses machines ; il les laissa,au contraire, visiter, imiter, et les perfectionna ; elles constituaient un assortiment exécutant, outre l’opération même du filage, les opérations antérieures indispensables du cardage. On avait bien, depuis plus de dix ans, des machines cylindriques à carder le coton — Daubermesnil, dans un rapport sur le budget de l’Intérieur présenté aux Cinq-Cents le 3 vendémiaire an VII (24 septembre 1798), parlait d’un cylindre qui, « par le concours de deux personnes », faisait en un jour « l’ouvrage de 80 » — mais elles laissaient beaucoup à désirer sous le rapport de la perfection du travail. Toutefois cet assortiment n’existait certainement pas, avant la fin de notre période, tel que lorsqu’il a été récompensé au début du xixe siècle ; aussi n’en indiquerai-je pas les résultats et me bornerai-je, sur la productivité de la filature mécanique du colon à cette époque, à un renseignement que j’ai trouvé aux Archives nationales (délibérations du Directoire, division des finances, registre no 9, AF*m189).

Il y est question, à la date du 16 messidor an VII (4juillet 1799), de l’établissement « à l’instar des manufactures anglaises », créé dans l’ancien grand séminaire de Bordeaux par la compagnie Charles Lachauvetière (Lacau, Laprée et Jalby), et dont trois machines, en particulier,surpassent « tout ce qui a paru jusqu’à présent en France dans ce genre » : « une femme seule met en mouvement avec la plus grande facilité une mécanique, propre à filer, de 204 fuseaux filant par minute 257 aunes d’un fil aussi uni et aussi fin qu’on puisse le désirer ». C’est-à-dire que chaque fuseau ou broche donnait par minute 1 m. 50 de fil. Il est fâcheux que le numéro du fil n’ait pas été indiqué d’une manière précise ; les archives municipales de Bordeaux et départementales de la Gironde ne renferment au sujet de cette manufacture que des documents insignifiants.

Afin de permettre d’apprécier le plus ou moins d’importance des machines à cette époque, je signalerai que, pour l’industrie où le machinisme avait accompli le plus de progrès, pour la filature du coton, les trois quarts de la consommation étaient toujours produits à l’aide du rouet. C’est là ce que déclare M. Michel Alcan (Traité de la filature du coton, 2e édit., p. 146) qui semble avoir tiré ce renseignement d’un « document adressé par la Chambre de commerce d’Amiens au ministère de l’Intérieur en 1806 et déposé au Conservatoire des arts et métiers » (Ibid., p. 140) où, recherché sur ma demande, il n’a pu, m’a-t-on dit, être retrouvé. Une copie heureusement existe dans les archives de la Chambre de commerce d’Amiens. De ce très intéressant document il ressort que, encore en 1806, les « cotons sont cardés à la main ;… ils sont ensuite filés en gros au rouet » et enfin préparés à l’aide « des mécaniques anciennes dites Jeannettes de 60 à 100 broches », alors qu’il y avait à Amiens « la filature continue mise en action par un moulin à l’eau » et « la filature par mule-jenny mise en action » de cette même manière ou « conduite à la main ». Le fabricant préférait le mode de préparation arriéré, parce que le coton lui revenait ainsi un peu meilleur marché — sans doute à cause des bas salaires qui sont un obstacle au progrès — que le coton filé au mule-jenny. Au contraire, dans son Essai sur le perfectionnement des arts chimiques, cité tout à l’heure et publié, on le sait, à la fin de 1799, en même temps qu’il se plaignait que l’ouvrier put imposer une augmentation de salaire — ce qu’il ne pouvait plus sous l’Empire, en 1806 — Chaptal estimait que « l’économie introduite dans les fabriques de coton par l’adoption des mécaniques pour la filature… a été constamment de 10 à 15 pour 100 »(p. 72). Le document d’Amiens ajoutait que, dans les « 600 000 kilos de coton filé » employés annuellement par les fabriques d’Amiens, « il n’entre pas le quart de coton filé par les grands établissements de filature ».

Pour le filage des autres matières textiles, on était beaucoup moins avancé que pour le coton ; d’une manière générale, en 1806, nous apprend le document d’Amiens que je viens de citer, « la laine, le chanvre et le lin » sont « encore aujourd’hui » filés au rouet. Voyons, cependant, les tentatives faites. Pour la laine, la Décade philosophique (t.VI, p. 335) nous apprend que Kaiser avait imaginé, en l’an III, un métier mû par un poids descendant fort lentement et qu’il suffisait de remonter lorsqu’il était en bas, comme dans les anciens modèles d’horloges et de tournebroches. La même revue (t. XXI, p. 496) mentionne un rapport du 15 prairial an VII (3 juin l799) sur un nouveau procédé de Kaiser et Délié pour carder et filer la laine d’après le système des filatures anglaises de coton. Un nommé Heyer traita avec les inventeurs et forma à l’Isle-Adam (Seine-et-Oise) une manufacture où une livre de laine était convertie en un fil de 18 kilomètres, tandis qu’on n’était encore arrivé en France, pour cette même quantité, qu’à 7 ou 8 kilomètres, et en Angleterre à 12 environ. Malgré cette tentative et quelques autres de même nature négligeant généralement trop la préparation de la laine avant l’opération du filage proprement dit, ce n’est qu’avec Douglas (Bulletin de la Société d’encouragement, ans XII et XIII-1804 et 1805), au début du xixe siècle, qu’on eut en France un assortiment de machines qui fit perdre du terrain à la quenouille et au rouet mû au pied ou même à la main ; le « rouet à compte » indiquait en combien de tours de rouet était épuisée une livre de laine (Forestié, Notice citée au début du paragraphe, p. 43).

Pour le lin, d’après Poncelet dans son étude sur les Machines et outils appliqués aux arts textiles (rapport sur l’Exposition universelle de Londres en 1851), Demaurey (p. 153), d’Incarville, près de Louviers, « est regardé comme le premier qui, dès l’époque de 1797, ait entrepris d’une manière sérieuse en France de composer un système de machines propres à » le filer. Delafontaine appliqua ce système au lin et au chanvre dans un établissement ormé à la Flèche en 1799. Le 23 germinal an VI (12 avril 179S), William Robinson avait obtenu un brevet à ce sujet ; mais on eut alors peu de confiance dans les procédés mécaniques appliqués au lin et au chanvre, dont la préparation et le filage restèrent une besogne des habitants de la campagne.

Pour la soie et son moulinage qui est, après le dévidage de la soie du cocon, son doublage et sa torsion au degré voulu, de façon à transformer la soie du cocon dévidée, dite soie grège, en fil de telle ou telle qualité, on avait le tour ou moulin à filer ordinaire et le tour peu usité de Vaucanson auquel s’ajouta, après le 17 fructidor an IV (3 septembre 1796), date du brevet, le tour de Tabarin destiné, avec des perfectionnements de détail, à jouir d’une grande vogue. D’autre part, le tour de Vaucanson se répandit dans un plus grand nombre d’ateliers (De l’Industrie française, par Chaptal, t. II, p. 27).

Le tissage était déjà plus développé que le filage, aussi avons-nous à cet égard moins d’innovations à constater. Généralement, pour toutes les étoffes unies ou simplement rayées, le métier en usage était le métier dit à marches. La navette volante, avec son économie de matière, de temps et de main-d’œuvre, importée en France avant notre période par John Macloud, qui reçut les encouragements du gouvernement, était cependant encore peu usitée, disait Grégoire dans son discours à la Convention le 8 vendémiaire an III (29 septembre 1794) ; elle se répandit davantage les années suivantes et Macloud apprit, en outre, à quelques-uns de nos industriels à employer plusieurs navettes volantes pour le changement des couleurs dans le même tissu (L’Industriel, février 1827, p 233, notice par Pajol-Descharmes).

C’est en 1799 que François Richard et Lenoir-Dufresne, enrichis de leur propre aveu par l’agiotage sur les assignats et par le commerce de contrebande (Mémoires de M. Richard Lenoir, cités dans le paragraphe précédent), créèrent à Paris, rue de Bellefond, leur fabrique de basins qu’ils durent bientôt, pour l’agrandir, transporter rue de Thorigny et enfin à Charonne où elle devint célèbre sous la raison sociale Richard-Lenoir. Pour les tissus façonnés, on employait toujours le métier dit à la tire.

La bonneterie continuait à se servir du métier classique dit métier français, installé au château de Madrid (Neuilly-sur-Seine)en 1656, par Jean Hindret qui l’avait constitué de mémoire d’après le modèle de William Lee vu par lui en Angleterre. Ce métier que Poncelet (étude déjà citée, p. 414) regardait comme « un chef-d’œuvre de précision mécanique supérieur à tout ce que le moyen âge nous a légué en ce genre, si ce n’est la montre et l’horloge », manœuvré à la fois avec les pieds et les mains, était très fatigant. Il ne fut apporté à ce métier que des perfectionnements de détail ; intéressants cependant, ceux-ci facilitaient le tricot sans envers, à maille fixe, les ornements à jour, les côtes, etc. On ne tricotait que des surfaces planes qu’on cousait ensuite. Le premier brevet relatif à un métier circulaire pris en France fut celui de Decroix le 5 ventôse an IV (24 février 1796).

Toutes les machines dont il vient d’être question étaient construites principalement en bois. C’était l’homme qui était le plus souvent le moteur ; en dehors de la force humaine, on avait recours dans des cas très limités — le fait s’est produit, en 1797, pour une scierie (Dictionnaire de l’industrie, par Duchesne, an IX, t. VI, p. 33) — au vent, plus fréquemment au cheval actionnant un manège — c’était encore le cas en 1806 pour la fabrique de  : toile de Quévai à Fécamp (Moniteur du 21 novembre 1806, 3e page) — enfin, surtout, à la chute d’eau faisant tourner la roue hydraulique et j’en ai déjà signalé des exemples. Il y eut même à cet égard des abus auxquels le Directoire chercha à remédier par un arrêté du 19 ventôse an VI (9 mars 1798) qui prescrivait de dresser l’inventaire des divers travaux exécutés pour tirer parti des cours d’eau, d’examiner les titres et l’utilité ou les inconvénients de chacun d’eux et de n’en plus laisser faire sans autorisation préalable. Le 13 brumaire an VI (3 novembre 1797), Joseph Montgolfier et Argand prenaient un brevet permettant d’utiliser les chutes d’eau peu considérables sans roues ni pompes, à l’aide d’un bélier hydraulique, par lequel est transformée en travail utile la force du choc que produit l’arrêt brusque d’une masse liquide en mouvement dans un tuyau.

On sait qu’avant notre période existait déjà en France la machine à vapeur, non seulement à simple effet, mais à double effet de Watt. Les frères Périer en avaient établi une de ce genre (Décade philosophique du 30 frimaire an V-20 décembre 1796, t. XI, p. 522), faisant mouvoir des moulins à blé sur la partie actuelle du quai d’Orsay plantée d’arbres, qui est en face du no 75 et qui appartenait à cette époque à l’île des Cygnes, d’une superficie alors d’un peu plus de neuf hectares, en sus des machines à simple effet élevant l’eau de Seine à l’établissement de Chaillot (au coin de ce qui est aujourd’hui le quai de Billy, la place de l’Aima et l’avenue du Trocadéro ; il a été démoli à la fin de 1902) et au Gros Caillou, dans le petit bâtiment rectangulaire, légèrement en biais, sur le quai d’Orsay où il porte le no 67, de ce qui, au début de 1904, est encore pour peu de temps la Manufacture des tabacs.

Le Journal des mines signale (no de nivôse an IV-décembre 1795) une machine à vapeur mettant en mouvement une machine soufflante aux fonderies du Creusot, et (no de thermidor an IV-juillet 1796) l’installation toute récente d’une machine à vapeur à la fonderie de canons de Pont-de-Vaux (Ain). Des détails donnés par le Journal des mines sur la machine du Creusot (p. 17), il résulte que la pression utile était de deux tiers d’atmosphère ; le cylindre avait 1m,09 de diamètre, la vitesse du piston était de 15 coups à la minute. Cette machine qui envoyait l’air à la fois à deux hauts fourneaux — 42 mètres cubes et demi à chacun par minute, « c’est-à-dire environ trois fois autant d’air que n’en consomme un haut fourneau ordinaire alimenté avec du charbon de bois » — brûlait 34 quintaux métriques de houille en vingt-quatre heures. Le 1er frimaire an V (21 novembre 1796), le Directoire approuvait une convention avec les frères Périer qui s’engageaient à fournir, pour 43 000 francs (Archives nationales, AF* iii, 183), une machine à vapeur destinée à mouvoir les laminoirs et les coupoirs, et à élever l’eau et la distribuer dans les différents ateliers de l’Hôtel des Monnaies de Paris. Des machines à vapeur ayant fonctionné à Anzin et à Carmaux avant notre époque, devaient s’y trouver pendant celle-ci, et il semble qu’il y en avait aussi à Aniche. En tout cas, ces machines ne servaient que pour les eaux ; le 16 brumaire an VIII (7 novembre 1799), en effet, Périer lisait à l’Institut (Mémoires scientifiques, t. V, p. 360) un « mémoire sur l’application de la machine à vapeur pour monter le charbon des mines », qui débutait ainsi : « J’ai pensé depuis longtemps que, puisqu’il y avait de l’économie à épuiser les eaux des mines de charbon de terre avec des machines à vapeur ou pompes à feu, au lieu d’y employer des chevaux, on devait trouver le même avantage à monter le charbon » ; il donnait ensuite des détails sur « la machine à double effet » qu’il avait construite dans ce but et ajoutait : « cette machine est destinée pour l’exploitation des mines de Litry, département du Calvados. Elle est montée dans mes ateliers de Chaillot pour en faire l’expérience ». Le no du 1er floréal an VIII (21 avril 1800) des Annales des arts et manufactures annonçait l’achèvement de cette machine à vapeur, la première destinée à monter le minerai (t. Ier, p. 224), opération qui, dans les mines d’Anzin, avait dit Périer dans son mémoire, exigeait l’emploi de 450 chevaux. Dans son Aperçu général des mines de houille, publié en l’an X, Lefebvre notait que cette même machine, utilisée pour la première fois, à ce point de vue, en France dans la mine de Litry (Calvados) où elle économisait l’emploi journalier de 18 chevaux, le fut en l’an IX ; et seulement quelque temps après, on vit, chez nous, à Rouen, une filature de coton mue par une machine à vapeur (Moniteur du 13 vendémiaire an XI-5 octobre 1802, 3e p.) ; il ne m’appartient pas de préciser davantage ces deux faits dont l’énoncé me paraît suffire à montrer où en était l’emploi industriel de la vapeur dans notre pays à la fin du xviiie siècle. Parlant des machines à vapeur, les Annales des arts et manufactures (no de vendémiaire an IX-septembre 1800, t. II, p. 100) disaient : « jusqu’ici on en a très peu construit en France ». Cependant, dès le 7 frimaire an III (27 novembre 1794), l’agence des mines avait demandé la « prompte exécution de dix ou douze machines à vapeur qui diminueront la quantité de chevaux dont on a actuellement besoin dans les exploitations et seront en même temps des moyens d’extension aux travaux, d’économie pour les sociétés et de réduction du prix pour la matière extraite » (Archives nationales, F 14,1301). Créée par l’arrêté ou comité de salut public du 13 messidor an II (1er juillet 1794), et organisée par l’arrêté du 18 (6 juillet 1794) — Recueil des actes du comité de salut public, t. XIV, p. 630 et 750, — l’agence des mines devint, en vertu de la loi du 30 vendémiaire an IV (22 octobre 1795) sur les écoles de services publics (titre 6, art. Ier), le « Conseil des mines » placé sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, de qui dépendaient alors les travaux publics, et chargé de lui donner « des avis motivés sur tout ce qui a trait aux mines de la République ».

Le mode d’exploitation des mines a été indiqué par le Journal des mines dans son no 43, de germinal an VI (mars 1798). Pour la houille, exploitée dès le principe près du jour par un grand nombre de fosses peu profondes, il avait fallu à la fin pénétrer plus profondément. Pour cela, on creusait les puits d’extraction dans la masse même et on les menait jusqu’à 5 mètres au-dessous des anciens ouvrages ; une épaisseur de 3 mètres était laissée en plafond et on établissait d’abord une galerie principale de 2 mètres de haut sur 3 de large dans le sens de la longueur de la masse ; on recoupait ensuite la mine par des traverses perpendiculaires à cette galerie, en laissant entre chacune un massif de 3 mètres, et enfin par des traverses parallèles à la galerie principale ; on formait ainsi un échiquier de piliers de 3 mètres carrés qui restaient perdus dans la mine ; l’exploitation terminée à ce niveau de nouveau on descendait 5 mètres au-dessous. Cette exploitation de haut en bas, dont on signalait déjà les grands vices, était déclarée par les hommes les plus compétents n’être admissible que pour les carrières de pierres ou d’ardoises. Il y avait à Anzin, à la fin du xviiie siècle (mémoire de Périer cité plus haut et t. Ier, p. 224 des Annales des arts et manufactures) des puits de plus de 200 mètres de profondeur.

Pour les mines de fer, on les attaquait à ciel ouvert quand la profondeur n’était pas grande ; on en citait cependant une, dans la Haute-Marne, exploitée dans ces conditions à une profondeur de plus de 50 mètres. Lorsque le minerai de fer se trouvait plus profondément, comme dans le Cher, la Nièvre, l’Orne, l’Eure, les Ardennes, etc., on exploitait par fosses et galeries ; mais cette exploitation était faite sans plan, sans ordre et sans règle. « Voici, en général, dit le Journal des mines (no 43), quelle est cette exploitation vicieuse : un mineur approfondit une fosse jusqu’à la couche de mine de fer ou jusqu’à la partie riche de la couche. Au bas de la fosse, deux galeries en croix, menées en cintre et sans bois à 4 ou 5 mètres du puits, sont toute l’excavation que fait le mineur. Si la mine est riche, si elle lui paraît solide et s’il est hardi, il ose s’avancer plus loin ; il pratique, au bout de la galerie, d’autres galeries perpendiculaires, et, sans bois, sans soin pour l’aérage, il extrait ainsi un peu de mine ; s’il vient un peu d’eau, il l’épuise. Cette exploitation grossière terminée, le mineur va se placer à quelque distance ; il ouvre une nouvelle fosse et exploite de la même manière. Souvent des éboulements qu’il devrait prévoir, l’obligent à abandonner tout son travail, avant qu’il ait poussé les petites galeries jusqu’au terme ordinaire de 4 à 5 mètres. »

La difficulté et la cherté des transports étaient de grands obstacles à

La leçon de labourage.
(D’après un tableau de F.-A. Vincent, au Musée de Bordeaux.)

l’utilisation de la houille. L’extraction évaluée (Chaptal, De l’Industrie française, t. II, p. 113) à 2500 000 quintaux métriques en 1794, montait cependant, en 1795, à 6 440 000

(Conservatoire des Arts et Métiers), dont près du cinquième dans les concessions de la compagnie d’Anzin, et, pour l’année suivante, à 11 714 000, « par aperçus approximatifs » (rapport du Conseil des mines mentionné plus loin) ; les mines les plus importantes étaient, dans le Nord, celles d’Anzin et d’Aniche (Nord), de Hardinghem (Pas-de-Calais) et de Litry (Calvados) ; dans le Midi, celle de Rive-de-Gier, etc., dans la Loire, de la Grand-Combe (Gard), de Carmaux (Tarn), de Cransac et lieux voisins (Aveyron). Les mines d’Anzin appartenaient à une compagnie ; plusieurs des associés ayant émigré, d’autres intéressés furent, en vertu de la loi du 17 frimaire an III (7 décembre 1794), admis à racheter, à la nation les parts de propriété confisquées pour cause d’émigration de leurs détenteurs, et des experts eurent à en déterminer la valeur. Un procès-verbal du 9 pluviôse an III (28 janvier 1795) fixa l’excédent de l’actif total de la compagnie sur le passif à 4 205 387 livres, et la valeur des parts confisquées à 2 418 505 qu’une décision de l’administration du district de Valenciennes du 23 prairial an III (11 juin 1795) autorisa les nommés Desandrouin et Renard, qui s’étaient présentés pour le rachat, à verser en assignats (Histoire d’un centre ouvrier, Anzin, par G. Michel) : les 100 livres en assignats valaient alors moins de 10 francs en argent.

L’extraction de la houille tomba, pour cette compagnie, en 1794, à 650 000 quintaux métriques, ce fut le chiffre le plus bas ; elle monta à 1 236 000 en 1795, 1 386 310 en 1796, 1 847 010 en 1797, 2 136 400 en 1798, 2 480 760 en 1799. Un arrêté du 29 ventôse an VII (19 mars 1799) délimita les concessions de la compagnie qui s’étendaient à cette époque sur 2 073 hectares à Fresnes, 2 962 à Vieux-Condé, 4 819 à Raismes et 11 851 à Anzin. D’après Lefebvre (Aperçu cité plus haut), très abondantes et de facile extraction, les mines de Cransac et lieux voisins fournissaient, en l’an III, plus de 50 000 quintaux métriques de houille, mais le prix du quintal n’excédait pas 0 fr. 50. Dans la Loire, les bateaux qui partaient de Saint-Rambert étaient presque exclusivement consacrés au transport de la houille. D’après M. Brossard (Le bassin houiller de la Loire, p. 189), il fut expédié, en 1792, 137 880 quintaux métriques par 900 bateaux, et, de 1793 à 1801, 1 654 560 par 10 800 bateaux. Le Journal des mines de frimaire an VII (novembre 1798) comptait 400 mines de houille en exploitation, 200 susceptibles d’être exploitées et 2 000 établissements (fourneaux, forges, martinets et fonderies) où se fabriquaient les fers, les aciers et les tôles. Un rapport du Conseil des mines (Archives nationales, F 14,1302) adressé au ministre de l’Intérieur le 7 thermidor an IV (25 juillet 1796), avait compté 232 mines de houille exploitées, 1 513 hauts-fourneaux, forges et aciéries en activité produisant 1 324 402 quintaux métriques de fonte, 889 296 de fer et 95 579 d’acier. Ce dernier rapport mentionnait, en outre, les mines de cuivre de Chessy et de Saint-Bel (Rhône), les mines de plomb de Poullaouen et de Huelgoat (Finistère) et celle de Pontpéan (Ille-et-Vilaine), la mine d’argent d’Allemont (Isère).

La plupart des établissements à feu, qui étaient loin d’approcher des établissements similaires actuels de moyenne importance, se servaient encore de bois ; nous voyons, par le Journal des mines (nos de vendémiaire et brumaire an V-septembre et octobre 1796), que plusieurs d’entre eux chômaient de deux à quatre mois par an et parfois plus, parce que les bois affectés à leur usage n’étaient pas assez abondants pour assurer leur activité continue ; il arrivait à d’autres de chômer par suite du manque d’eau.

Vers 1794, d’après Chaptal (De l’Industrie française, t. II, p. 96), on ne faisait encore la tôle qu’à l’aide du martinet, gros marteau pesant au plus, alors, de 2 à 300 kilos (Décade philosophique, t. V, p. 68) ; mais les laminoirs furent perfectionnés et le Journal des mines de frimaire an VII (novembre 1798) constate qu’on a substitué leurs cylindres au martelage et obtenu des tôles de fer de dimensions plus grandes. On savait que l’acier était une combinaison de fer et de carbone ; mais on en était réduit, pour sa fabrication, à des procédés empiriques plus ou moins défectueux. Quant à l’acier fondu, il n’y eut guère que des essais jusqu’en germinal an VI (mars 1798), époque à laquelle Clouet fit connaître un nouveau procédé consistant, d’après un rapport présenté à l’Institut le 16 messidor (4 juillet 1798) et publié dans ses Mémoires scientifiques (t. II), à fondre ensemble trois parties de fer et deux parties d’un mélange composé par moitié de carbonate de chaux (marbre blanc) et d’argile cuite (provenant d’un creuset de Hesse) tous les deux pulvérisés. Les éloges qui furent décernés à un tel procédé, prouvent combien on était encore peu avancé sous ce rapport.

Voici quelques renseignements — progrès effectués, conditions techniques, résultats obtenus, — sur l’état de diverses autres branches d’industrie. La qualité supérieure de la plombagine anglaise nous avait rendus tributaires de l’Angleterre pour les crayons ; après la rupture entre les deux pays. Conté fut chargé de trouver le moyen de remplacer les crayons anglais. Le 11 pluviôse an III (30 janvier 1795), le problème était résolu et Conté prenait un brevet pour des crayons fabriqués avec une pâte homogène de son invention.

Le papier pour les assignats fabriqué, au début de la Révolution, dans les deux manufactures de Courtalin (commune de Pommeuse, canton de Coulommiers) et du Marais (commune de Jouy-sur-Morin, canton de la Ferté-Gaucher) en Seine-et-Marne, le fut ensuite à Buges (Loiret) et à Essonnes (Seine-et-Oise) ; mais « en 1794 et en 1795, c’est à la papeterie de Buges qu’était attribuée toute la fabrication du papier-assignats. » (La papeterie de Buges en 1794, par Fernand Gerbaux, p. 16). Cette très intéressante étude nous apprend qu’à Buges (commune de Corquilleroy, canton de Montargis) il y avait, en 1794, « dix-sept cuves » (p. 24). Le 27 pluviôse an II (15 février 1794), « il y avait dans cette manufacture, pour le service des 17 cuves, 298 personnes, dont 150 hommes et 148 femmes ; en ajoutant à ces 298 personnes le nombre de 83 enfants, on arrive au total de 381 personnes » (p. 25). M. Gerbaux reproduit (p. 32-35 auxquelles je renvoie les curieux de ces détails) la description des cuves à cylindre, des cuves de fabrication et des grandes presses.

Le 6 nivôse an VI (26 décembre 1797), Firmin Didot faisait breveter son procédé de stéréotypie ou de clichage de pages composées avec les caractères mobiles de l’imprimerie, et les éditions tirées sur ces clichés. La première — et la plus belle — de ces éditions fut le Virgile in-18 de 1799. C’est Firmin Didot qui avait gravé et fondu les caractères employés par son frère aîné, Pierre Didot, pour ses éditions in-folio, dites du Louvre, — l’ancien local de l’Imprimerie royale au Louvre ayant été, à titre d’encouragement, mis à sa disposition, en 1797, par le ministre de l’Intérieur, — de Virgile (1798), avec vignettes de Gérard et de Girodet, et d’Horace (1799), avec vignettes de Percier, qui passent pour deux des plus beaux spécimens de la typographie française. On en était toujours à la presse typographique à bras construite entièrement ou presque entièrement en bois. Une journée, disaient Lacuée et Dupont (de Nemours) aux Anciens le 19 prairial an V (7 juin 1797), donnait 2000 feuilles d’impression en travail courant avec quatre ouvriers, « tant compositeurs que tireurs » ; suivant le Magasin encyclopédique (1797, t. XV, p. 540), cette presse avec deux bons ouvriers tireurs fournissait à peine 250 feuilles par heure ; d’après un journal du 19 vendémiaire an VI (10 octobre 1797) cité dans le recueil de M. Aulard (t. IV, p. 385), le tirage des journaux représentait « 150 000 feuilles de 12 décimètres et demi carrés consommées et expédiées journellement par la commune de Paris ». La presse entièrement en fonte que fit exécuter, en 1795, lord Stanhope, ne fut employée en France que plusieurs années plus tard. Du 29 nivôse an VII (18 janvier 1799) date le brevet de Nicolas-Louis Robert, employé à la papeterie d’Essonnes, brevet qui contient le principe fondamental de la machine à fabriquer le papier continu, et qu’il devait, le 7 germinal an VIII (28 mars 1800) céder à son patron, Léger Didot, cousin germain de Pierre et de Firmin, pour 60 000 francs. On trouve deux reproductions de cette machine dans le Rapport de la commission d’installation de la classe 88 du musée rétrospectif à l’Exposition de 1900 (p. 44-45).

Par le Journal des mines de brumaire an V (octobre 1796) — no 26 — et par la Décade philosophique du 30 nivôse an VIII (20 janvier 1800) — t. XXIV — nous avons quelques renseignements sur les verreries à bouteilles. La verrerie du citoyen Saget fournissait 50 000 bouteilles en verre noir par mois, à 2 100 par fonte. Chaque fourneau avait quatre arches de recuisson et le travail d’une fonte remplissait deux de ces arches. On en retirait les bouteilles après qu’elles y avaient recuit pendant trente-six heures. La fonte s’en faisait en onze ou douze heures ; les creusets de terre étaient fabriqués à la main et duraient de 25 à 28 jours. Chaque bouteille pesait en moyenne 715 grammes. La verrerie ne marchait que pendant neuf mois de l’année et consommait près de 1 500 quintaux métriques de houille. Une autre verrerie de l’Allier, celle de Pouzy, faisait par an 400 000 bouteilles et consommait 2 000 cordes de bois, soit près de 8 000 stères. À propos de verrerie, je noterai qu’à l’Exposition de l’an VII (voir plus loin), une mention fut accordée (Moniteur du 2 brumaire an VII -23 octobre 1798) à Gérentel, de Paris, pour ses « feuillets de corne à lanterne ramenés aux plus grandes dimensions ».

En l’an IV et en l’an V (1795-1796), diverses découvertes du graveur en médailles Droz, relatives notamment au perfectionnement du balancier et à la multiplication des coins propres à la fabrication, furent appliquées à la Monnaie de Paris. En 1796, Fauler et Kemph fondèrent à Choisy-le-Roi, appelé alors Choisy-sur-Seine, la première fabrique de maroquin créée en France. La même année, Appert, à qui nous devons le procédé moderne des conserves alimentaires, instituait ses expériences pour la conservation des substances-animales et végétales. Vers 1797, Desquinemare avait établi à Paris une manufacture de toiles absolument imperméables, grâce à un enduit de son invention appliqué sur les deux surfaces ; il fabriqua notamment des seaux à incendie qui, jusque-là, se faisaient en cuir (Dictionnaire universel de commerce, de Buisson, t. II, p. 853). L’isolement du chrome, par Vauquelin, en 1797, fournit, avec un oxyde de chrome, un vert inaltérable très avantageux pour la décoration de la porcelaine qui n’avait pas de vert pouvant soutenir le grand feu. Étienne Lenoir perfectionnait les instruments de précision, pour l’astronomie en particulier. Le Moniteur du 16 brumaire an V (6 novembre 1796) annonçait qu’on construisait à l’Observatoire de Paris un télescope ayant 19m,50 de long avec un miroir de platine de 1m,95 de diamètre. Bréguet, par des modifications du mécanisme d’échappement (brevet du 19 ventôse an VI - 9 mars 1798), facilitait la réduction de l’épaisseur des montres sans nuire à leur précision, et Japy (27 ventôse an VII -17 mars 1799) inventait une machine à fendre les dents des petites roues d’horlogerie. Je citerai, en outre, à titre de curiosité pour l’époque, d’abord deux brevets dont j’ignore la valeur, celui du 9 prairial an VII (28 mai 1799) délivré à Rosnay pour la construction de ponts en fer, et celui du 24 messidor an VII (12 juillet 1799) délivré aux citoyens Girard père et fils pour « des moyens mécaniques de tirer parti de l’ascension et de l’abaissement des vagues de la mer comme forces motrices » ; puis le projet d’un bateau sous-marin dû à Fulton et proposé par lui, en l’an VI et en l’an VII (1797 et 1798, aux ministres de la Marine Pléville le Pelley et Bruix. N’ayant pu, malgré ses efforts, obtenir d’eux (Desbrière, Projets et tentatives de débarquement aux Îles britanniques, t. II, p. 255-259, et Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, mars 1902, p. 482) « une commission assurant à ses marins le traitement de belligérants, en dépit du rapport très favorable de la commission chargée de l’examen du projet », il se décida à le construire sans être commissionné ; le 11 messidor an VIII (30 juillet 1800), ce sous-marin nommé Nautilus fut lancé à Rouen où les essais réussirent ; il était en bois avec « une hélice manœuvrée à bras » (Idem, p. 483, note). En l’an VI (1798) également, un autre inventeur resté inconnu, Allemand probablement, soumettait au Directoire le plan et le mémoire descriptif d’un sous-marin en cuivre (Idem, p. 483).

À côté des établissements industriels dont il a été question plus haut, je signalerai la manufacture de papier de Montgolfier, à Annonay, où des chutes d’eau fournissaient la force motrice ; la manufacture de glaces de Saint-Gobain, qui, en entrepôt à Paris, coûtaient, en 1798, 193 francs pour 1 mètre carré, 810 pour 2, 1 594 pour 3 et 8 437 francs pour 4 mètres ; la cristallerie du Greusot, où elle avait été transportée de Sèvres en 1787 et où elle subsista jusqu’en 1827 ; la fabrique de porcelaine de Diehl et Guerhart, à Paris, décorée avec des couleurs qui n’éprouvaient aucun changement dans la cuisson ; la manufacture de faïence de Potter, à Chantilly ; la manufacture d’horlogerie de Cluses ; les fabriques d’objets de toilette, peignes en bois, etc., et d’ouvrages de tour, de Saint-Claude (Jura), — malheureusement, cette ville de 4 000 habitants, entièrement bâtie en bois de sapin, fut détruite par un incendie qui éclata le 1er messidor an VII (19 juin 1799) ; les manufactures de draps de Louviers et de Sedan ; les fabriques de bonneterie de Troyes, de mouchoirs de Chollet, qui avait à sa tête onze associés ; les fabriques d’indiennes qui prirent une sérieuse extension à Bolbec, de 1792 à 1796 (Bénard-Leduc, Sur l’histoire de l’industrie des toiles peintes, 53e Congrès scientifique tenu à Rouen en 1865, p. 175) ; la manufacture de toiles peintes d’Oberkampf, à Jouy-en-Josas (Seine-et-Oise), dans laquelle on employait pour l’impression, dès 1797, le rouleau ou cylindre (Lafond, L’art décoratif et le mobilier sous la République et l’Empire, p. 134) ; mais la gravure du cylindre lui-même était longue et difficile ; en 1799, un parent d’Oberkampf, S. Widmer, réussit à construire une machine abrégeant et facilitant énormément ce travail. Nous savons que, pour cette manufacture, l’année 1794 fut déplorable ; il y eut, au printemps de 1795, un certain mouvement de reprise, mais la prospérité ne recommença qu’en 1796 ; jamais la fabrication ne fut plus active qu’en 1797 ; l’année 1798 fut moins animée, et l’année 1799 très mauvaise (Oberkampf, par A. Labouchère, p. 114 à 125). Il est probable que ces fluctuations ont été les mêmes pour d’autres établissements. En ce qui concerne l’an II (1793-94), où on avait eu à redouter les conséquences du manque des bras provenant des nécessités militaires, Robert Lindet, dans le rapport déjà cité (début du §7), dit que les productions dans tous les métiers « ont surpassé ce que l’on pouvait en attendre ; mais si l’on a prouvé ce que l’on pouvait faire, on ne s’est pas assez longtemps soutenu. Les travaux languissent, les besoins augmentent, la consommation est excessive », reproche que nous lui avons déjà vu formuler à propos du commerce.

Le 9 fructidor an VI (26 août 1798), François (de Neufchâteau), ministre de l’Intérieur, lançait une circulaire relative à une « exposition publique des produits de l’industrie française ». Ce fut l’origine de nos expositions nationales. Ouverte au Champ-de-Mars, du 1er jour complémentaire an VI au 10 vendémiaire an VII (17 septembre au 1er octobre 1798), elle réunit 110 exposants ; 12, dont la plupart ont été cités précédemment, furent médaillés et 19 obtinrent une mention. Parmi ces derniers, je signalerai Kutsch, de Paris, à propos de « machines d’une très grande précision pour diviser et vérifier très promptement les mesures de longueur », Patoulet, Audry et Lebeau, de Champlan, près de Longjumeau (Seine-et-Oise), pour leurs « couverts plaqués d’or et d’argent sur acier » ; Salneuve, de Paris, pour sa « forte vis de balancier, presse à timbre sec » ; Roth, pour ses machines à « fendre et diviser les cuirs ». Le rapport du jury de l’exposition, publié par le Moniteur du 2 brumaire an VII (23 octobre 1798), qui, ainsi que les rapports des deux expositions suivantes, m’a fourni un certain nombre des détails donnés plus haut, regrettait l’absence de certains chefs d’industrie, notamment de La Rochefoucauld-Liancourt, fondateur d’une importante fabrique de cotonnades. On s’était, en effet, un peu trop hâté, et cette exposition aurait été plus importante, si le délai entre son annonce et son ouverture avait été moins court.

J’aurais voulu terminer ce paragraphe par quelques détails précis sur les conditions du travail ; mais les renseignements à ce sujet sont ceux qui font le plus défaut. Ainsi, il est très difficile de savoir exactement quelle était la longueur de la journée de travail.

Peu avant ma période, il y eut le décret de la Convention du 6 ventôse an II (24 février 1794) : une « imprimerie des administrations nationales » ayant été instituée, le 27 frimaire précédent (17 décembre 1793), par la transformation d’un ancien établissement, l’imprimerie de la loterie, — cette imprimerie devait recevoir, le 8 pluviôse an III (27 janvier 1795), son nom actuel d'Imprimerie nationale qui dura peu au début, le décret du 18 germinal suivant (7 avril 1795) lui ayant substitué celui de « Imprimerie de la République » — la Convention vota, le 6 ventôse, un règlement en vertu duquel (titre ii, art. 6 et 7) le travail quotidien de tous les ouvriers attachés à cet établissement devait durer de 8 heures du matin, pendant les six premiers mois de l’année (fin septembre à fin mars), de 7 heures, pendant les six derniers mois, à 1 heure de l’après-midi, et de 3 heures à 7 heures du soir, soit 9 et 10 heures de travail coupées par un repos de deux heures pour le dîner. Dans son arrêté du 21 messidor an II (9 Juillet 1794) fixant le maximum pour les salaires, le Conseil général de la Commune de Paris se bornait à dire pour la durée du travail : « Art. 6. — Les ouvriers, ouvrières, charretiers et autres seront tenus de se conformer, pour les heures de travail, aux usages constamment suivis dans chaque état en 1790 ». Quels étaient les usages à cette date ? Sans doute les vieux usages.

Dans le Dictionnaire des arts et métiers mécaniques de l’Encyclopédie méthodique, on voit, pour les peintres en bâtiment, que les compagnons « commenceront leur journée à 6 heures du matin pour la finir à 7 heures du soir, en sorte qu’elle soit de onze heures de travail » (t. VI, p. 137), ce qui comportait deux heures pour les repas, et ce règlement se retrouve pour d’autres corporations, les imprimeurs par exemple. Dans les Métiers et corporations de la Ville de Paris, de René de Lespinasse, on lit que les compagnons sculpteurs, marbriers, doreurs et gens d’impression « doivent commencer leurs journées en tous temps à 6 heures précises du matin », déjeuner de 8 heures à 8 heures et demie, dîner de midi à une heure, et « ne doivent finir leurs journées qu’à 7 heures du soir sonnées, en sorte que la journée soit de onze heures et demie de travail » (t. II, p. 220). On trouve encore ces mêmes heures pour certaines corporations, on trouve assez fréquemment pour d’autres de 5 heures du matin à 7 du soir, avec probablement une heure et demie d’arrêt pour les repas comme ci-dessus — la chose n’est pas toujours précisée — ce qui faisait une journée de douze heures et demie de travail effectif. À une pétition du 2 juin 1791 adressée à l’Assemblée constituante par les maîtres maréchaux, les ouvriers répondirent en disant qu’ils travaillaient de 4 heures du matin à 7 heures du soir, le temps des repas déduit, et ne gagnaient que trente sous : ils demandaient la réduction de leur journée et l’augmentation de leur salaire (Martin Saint-Léon, Le Compagnonnage, p. 72). Enfin, pour d’autres, la journée était de seize heures, évidemment y compris le temps des repas ; ce fut le cas des ouvriers relieurs qui s’efforcèrent d’obtenir la journée de quatorze heures (Germain Martin, Les associations ouvrières au xviiie siècle, p. 143). De ces exemples il résulte que la journée de travail variait suivant les professions et aussi suivant les localités et les époques.

Pour ma période même, en dehors d’un mémoire daté du 29 thermidor an II (16 août 1794), où les « administrateurs du département de Paris » rendaient compte de la situation générale des ateliers de filature établis, en vertu de la loi du 30 mai 1790, pour occuper les femmes sans moyens d’existence et les enfants des deux sexes — or il ne dut pas y avoir plus de faveur, sous le rapport du temps de travail, dans ces ateliers publics comparés aux ateliers privés, qu’il n’y en eut, sous le rapport du salaire, lorsque, à ces ateliers publics, on substitua le travail à domicile (fin du chap. vii) — et où on lit : « Le travail des ateliers commence en hiver à sept heures et en été à six heures du matin. Il se termine à sept heures du soir » (L’Assistance publique à Paris pendant la Révolution, par A. Tuetey, t. IV, p. 656) ; et en dehors du traité — dont il sera question plus loin — conclu avec le nommé Sykes, approuvé par le Directoire le 2 fructidor an IV (19 août 1796) et fixant, pour des enfants et des jeunes filles la journée de travail à douze heures, je n’ai que quelques indications indirectes qui, bien que puisées en partie dans

Moisson.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
des publications postérieures à ma période, mais étant présentées par celles-ci comme chose toute naturelle, ne devaient pas, au moment où elles ont été publiées, avoir un caractère de nouveauté.

Par exemple, Chaptal (De l’Industrie française, t. II, p. 15) suppose pour les filatures un travail de 300 jours par an et de douze heures par jour ; le rapport de Bardel, Molard, etc., déjà cité, qu’on trouve dans le numéro de frimaire an XII (novembre 1803) du Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, décrivant l’assortiment de machines de Bauwens pour le coton, calcule aussi par journée de douze heures ; le Dictionnaire universel de commerce, édité par Buisson en 1805, parlant du procédé de fabrication de l’acier dans les forges de la Nièvre, prévoit encore un travail de douze heures (t. Ier, p. 33). D’autre part, le numéro de prairial an XII (mai 1804) du Bulletin de la Société d’encouragement, à propos de l’assortiment de machines de Douglas pour la laine, table sur dix heures. On trouve, en revanche, dans le « rapport fait par ordre du comité de salut public sur les fabriques et le commerce de Lyon », par Vandermonde, le 15 brumaire an III (5 novembre 1794), cette phrase : « sans les besoins factices, on ne travaillerait pas volontairement seize heures sur vingt-quatre » (Journal des arts et manufactures, t. Ier, p. 4) ; ou cette réflexion n’a pas de sens, ou elle témoigne que certains ouvriers travaillaient seize heures par jour. Le directeur de la fabrique d’assignats, dans une lettre du 15 messidor an III-3 juillet 1795 (Stourm, Les finances de l’ancien régime et de la Révolution, t. II, p. 307) au comité des finances, disait que ses employés étaient « à l’ouvrage depuis 6 heures du matin jusqu’à 8 heures du soir » ; mais c’était là un travail d’une urgence spéciale. En l’an IV (1796), l’arrêté que j’ai rapporté relatif aux ouvriers des papeteries semble admettre une journée de travail assez longue.

La même année, il ne faut pas oublier la pétition d’entrepreneurs signalant l’esprit d’indépendance des ouvriers, qui n’est guère compatible avec ces longues journées acceptées « volontairement », il ne faut pas non plus oublier les plaintes de Chaptal, pétition et plaintes résumées plus haut, ni ce mot à la fin de l’an VI (septembre 1798) de Dufort de Cheverny (Mémoires…, t. II, p. 386) : « le peuple fait la loi pour son travail ». Et si, à la fin de ventôse an II (mars 1794), un rapport de police parlait de « la tyrannie des ouvriers » (Histoire socialiste, t. IV, p. 1778), il en était encore ainsi d’après le rapport du 1er messidor an XI (20 juin 1803), que j’ai cité au début de ce paragraphe, et qui signalait (revue la Révolution française, no du 14 juillet 1903, p. 68) leur « vexatoire influence » et « la dure dépendance » des fabricants à leur égard due notamment à « l’esprit de licence qui a prévalu depuis quatorze ans dans la société en général ».

S’occupant de Paris, le Journal d’économie publique de Rœderer disait dans son numéro du 30 nivôse an V (19 janvier 1797) : « la classe ouvrière s’est remise à l’ouvrage à peu près comme du passé. Elle travaille un peu moins peut-être ; mais tout ce qui la compose travaille également » (t. II, p. 278). On lit dans un rapport de Regnaud (de Saint-Jean d’Angely) : « La saison des beaux jours rendait au travail ce que les longues nuits de l’hiver avaient prêté au repos. Aujourd’hui ce n’est plus aussi utilement pour le travail que le soleil est plus longtemps à l’horizon » (Moniteur du 13 germinal an XI-3 avril 1803).

Voici, concordant avec les deux dernières citations, des faits qui montrent les ouvriers parisiens se préoccupant de la limitation de la journée de travail. Le rapport de police du 3 thermidor an V (21 juillet 1797) signale des « colloques » entre ouvriers et croit que ces ouvriers dont les plus nombreux sont les ouvriers de forges et de fonderies » (recueil d’Aulard, t. IV, p. 226) « se concertent pour rabattre d’autorité encore une heure sur le temps de leur journée » ; suivant le rapport des 25 et 26 brumaire an VI (15 et 16 novembre 1797), « les ouvriers charpentiers se rassemblent et paraissent établir une lutte avec leurs maîtres, motivée sur une demi-heure de travail de plus que ces derniers exigent d’eux » (Idem, t. IV, p. 452) ; « des compagnons maçons, dit le rapport du 23 floréal suivant (12 mai 1790), se sont portés hier, vers 6 heures et demie, dans une manufacture de porcelaine du faubourg Antoine, pour engager les ouvriers de cette manufacture à quitter leurs travaux à cette heure ; ils s’y sont refusés » ; d’après le rapport du lendemain, 24 floréal (13 mai), « un grand nombre d’ouvriers de dillérents états se sont réunis dans un cabaret des Percherons pour fixer les heures du travail » (id., p. 658 et 661).

Enfin, tandis que, dans la Décade philosophique du 20 thermidor an VI-7 août 1798 (t. XVIII, no 32) on proteste, à propos de la célébration du décadi, contre « les jours de repos fixes et périodiques », et qu’on demande « une fête par mois et le travail tous les jours » ; tandis que dans le Patriote français du surlendemain (22 thermidor-9 août), on déclare qu’une des supériorités du décadi sur le dimanche, c’est de fournir « moins de jours pour le repos ou la paresse » (recueil d’Aulard, t. V, p. 31), nous voyons, par un rapport de la même époque (16 thermidor-3 août) du bureau central du canton de Paris, que tel n’était pas l’avis des travailleurs parisiens : « Si l’affluence, dit, en effet, ce rapport, est moins sensible depuis quelque temps dans les temples catholiques, elle n’est pas moins remarquable sur la voie publique les jours correspondant au dimanche, qu’une certaine classe du peuple consacre opiniâtrement au repos sans aucun motif de religion » (Idem, t. V, p. 25).

Pour les employés du gouvernement « chargés de l’expédition des affaires par écrit », je signalerai l’arrêté du Directoire du 5 vendémiaire an VII (26 septembre 1798) portant (art. 3) que ces employés « seront tenus de se trouver à leur poste pendant 7 heures au moins tous les jours excepté les décadis et les fêtes nationales », et (art. 4) que « les heures de travail pour les employés à Paris sont fixées depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre après-midi ».

L’exploitation industrielle de la femme, de la jeune fille et de l’enfant existait déjà ; elle s’était même systématisée, peut-on dire, dans une certaine mesure et développée, à la suite des levées en masse qui avaient diminué considérablement le nombre des ouvriers disponibles. À la papeterie de Buges, nous l’avons vu tout à l’heure, en l’an II, il y avait à peu près autant de femmes que d’hommes et, sur les 83 enfants, il y en avait quatre n’ayant que onze ans (Gerbaux, p. 50, 55, 57, La papeterie de Buges). Le Journal du lycée des arts, inventions et découvertes, de vendémiaire an IV (septembre 1795), nous apprend que, dans la manufacture de papiers peints de la rue de Montreuil, de Jacquemard et Bénard, successeurs de Réveillon, des femmes sont employées et que ce sont des « petits enfants » qui exécutent le premier travail. Il en était de même dans une autre manufacture de papiers peints, celle de Robert, successeur d’Arthur que les thermidoriens avaient guillotiné en sa qualité d’ami de Robespierre. C’étaient des enfants (Chaptal, De l’industrie française, t. II, p. 27) qui, dans les métiers à tisser à la tire, tiraient les cordes de manœuvre. Le Journal des arts et manufactures nous dit (t. I, p. 113) que Japy, dans sa manufacture de mouvements d’horlogerie, à Beaucourt, près de Belfort, employait des enfants et des infirmes et (t. III, p. 521), à propos de la manufacture de faïence de Potter à Chantilly, que chaque tourneur ou modeleur avait toujours avec lui un ou deux jeunes enfants. Dans les manufactures d’épingles (Dictionnaire universel de commerce, de Buisson, t. Ier, p. 590), les épingles sont placées sur des papiers par des jeunes filles ou des enfants ; les habiles en plaçaient jusqu’à trente milliers par jour et gagnaient alors « quatre à cinq sous ». Dans le document que j’ai cité précédemment à propos de la filature Lachauvetière à Bordeaux, il était dit que la facilité de manœuvrer les machines de cet établissement mettait « à même de n’y employer que des femmes, des enfants et des estropiés ou des gens privés de la vue ».

À la séance du 5 ventôse an III (23 février 1795), il fut question d’un fabricant de toile à voiles établi à Bourges, Butel, qui sollicitait de la Convention l’autorisation de « tirer des hospices de Paris ou des départements 4 ou 500 jeunes filles âgées au moins de dix ans pour les employer à la filature » ; la Convention accorda l’autorisation avec certaines garanties dont l’exécution ne fut peut-être pas bien surveillée. Par traité approuvé le 2 fructidor au IV (19 août 1796), le Directoire accordait à Sykes — un des signataires de la pétition du 16 messidor précédent (4 juillet) mentionnée plus haut — propriétaire de la filature mécanique de coton sise à Saint-Rémy-sur-Avre, près de Nonancourt (Eure-et-Loire, 100 filles des hospices, dont 80 de neuf à dix ans, et 20 de quatorze à quinze. Il devait les garder jusqu’à vingt et un ans, leur donner l’instruction primaire ; les heures de travail ne devaient pas excéder 12 par jour ; « pour tenir lieu de salaire », ces jeunes filles devaient recevoir à leur majorité, les premières 250 francs, les secondes 150 francs, valeur métallique (Archives nationales, F14, 1302). En fructidor an V (août 1797), la manufacture Delaître, à l’Épine, près d’Arpajon, occupait 62 jeunes orphelines tirées des hospices et instruites, selon leur âge et leur capacité, « à tenir 24, 36, 40, même 48 fils (Magasin encyclopédique, t. XXVI. p. 115). Une lettre de Delaître, datée du 7 vendémiaire an VIII (29 septembre 1799) et publiée par la Décade philosophique du 30 ventôse-21 mars 1800 (t. XXIV, p. 520-522), nous apprend qu’il s’était mis, avec de bonnes intentions, mais en préférant certainement pour lui un autre régime, à nourrir son personnel « d’après les procédés du comte de Rumford ». « Yankee baronnisé, Benjamin Thompson, dit le comte Rumford », lit-on dans le Capital de Karl Marx (édition française, t. 1er p. 263, col. 2) avait commencé, en 1796, la publication à Londres d’un ouvrage, Essays political, economical, etc., qui est « un vrai livre de cuisine ; il donne des recettes de toute espèce pour remplacer par des succédanés les aliments ordinaires et trop chers du travailleur ». Avec « les potages à la Rumford » — Delaître nous énumère tous les ingrédients constituant celui de son personnel à qui il songeait à ne donner que cette soupe « deux fois par jour » — 115 personnes coûtaient à nourrir 11 fr. 16 par jour ; elles avaient, en outre, l’avantage de n’avoir pas besoin d’aller à une station thermale pour se faire maigrir.

Le Moniteur du 2 brumaire an -VII (23 octobre 1798), dans la liste des industriels récompensés à l’Exposition, ajoute, à la suite du nom de Le Petit-Walle à qui ses « rasoirs fins » ont valu une mention : « Cet artiste instruit et emploie des enfants tirés des hospices ». Parmi d’autres faits de ce genre, en voici encore un : d’après la Décade philosophique du 20 ventôse an VI-10 mars 1798 (t. XVI), « Boyer-Fonfrède, propriétaire d’une manufacture considérable à Toulouse, vient d’y associer les hospices civils de Toulouse, Montauban, Carcassonne et autres environnants ; le gouvernement l’a autorisé à y choisir 500 enfants pour les employer dans sa manufacture, à la charge par lui de veiller à leurs mœurs, de faire apprendre à lire et à compter à ceux qui ne le savent pas, et de les faire instruire dans les principes du gouvernement républicain ». On ne nous dit pas cette fois quelle règle était posée limitant le travail à tirer de ces malheureux enfants.

Le compagnonnage qui avait subsisté, malgré l’interdiction prononcée par l’arrêt du Parlement de Paris du 12 novembre 1778, fut encore entravé par les lois des 2 mars et 14 juin 1791 ; ses membres durent s’abstenir de toutes manifestations extérieures qui ne reparurent que sous le Consulat, avec le retour aux anciennes traditions religieuses. Un homme bien renseigné, Réal, écrivait, le 22 février 1813, dans une note officielle : « Ces coteries (les sociétés de compagnons) neutralisées pendant la période révolutionnaire, où elles n’avaient plus d’objet, ont reparu depuis que les éléments du corps social se sont replacés et fixés » (Martin Saint-Léon, Le Compagnonnage, p. 78, note). Le compagnonnage n’en persista pas moins ; l’admission de certaines professions dans le compagnonnage date même de cette époque ; l’initiation des maréchaux ferrants est, d’après Perdiguier, de 1795, et l’admission officielle de la société des plâtriers « initiée en 1703 » date de 1797 (Idem).

Nous avons eu l’occasion de voir (chap. iii) pour la période de la Convention, et nous verrons par la suite (chap. xiii, xvii et xx), pour la période du Directoire, que le gouvernement intervenait toujours, dans les mouvements les plus calmes relatifs aux conditions du travail, contre les ouvriers.