Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/14

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Chapitre XIII.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XIV.

Chapitre XV.


CHAPITRE XIV

CAMPAGNES D’ALLEMAGNE ET D’ITALIE

(brumaire an IV à ventôse an V — novembre 1793 à février 1797.)

Nous avons vu (chap. ix) que Jourdan avait été obligé de revenir sur la rive gauche du Rhin, que Mayence avait été débloquée et que les troupes laissées par Pichegru aux environs de Mannheim avaient dû s’éloigner. Le 21 brumaire an IV (12 novembre 1795), Desaix était battu à Frankenthal ; toute l’armée de Rhin-et-Moselle devait se replier jusque sous Landau (25 brumaire-16 novembre), et la garnison de Mannheim capitulait le 30 (21 novembre). Quoique l’ensemble des opérations fût, malgré quelques revers, favorable aux Autrichiens, ceux-ci, ayant perdu beaucoup d’hommes et fatigués par le mauvais temps, firent offrir de suspendre les hostilités ; un armistice ne devant prendre fin qu’après avertissement donné dix jours à l’avance, fut signé le 10 nivôse an IV (31 décembre 1795).

En Italie, Scherer, malgré le renfort des troupes venues des Pyrénées-Orientales, se trouvait en face d’un ennemi supérieur en nombre et occupant, sous les ordres du général Dewins, de Loano aux montagnes voisines du Tanaro, de très fortes positions. Le 2 frimaire an IV (23 novembre 1795), il l’attaqua ; les divers combats connus sous le nom de bataille de Loano, se terminèrent, le 4 (25 novembre), grâce à Massona, par la déroute complète des Austro-Sardes. Presque aussitôt on occupa Garessio, et le général piémontais Colli fut poursuivi jusque sous Ceva où il se réfugia. Contrairement à ses instructions, Scherer ne marcha pas sur Ceva. Il est vrai que son armée était dans des conditions matérielles déplorables, sans ressources pour y remédier, et cela en partie parce que « toutes les administrations… volent impudemment la République » (lettre de Scherer à Le Tourneur, du 3 frimaire an IV-24 novembre 1795, citée par G. Fabry, Histoire de l’armée d’Italie, 1795-96, t. Ier, p. 32). Se basant là-dessus, Scherer, au lieu d’aller de l’avant, arrêta les opérations et prit ses quartiers d’hiver ; par suite, Kellermann, à l’armée des Alpes, dut se décider à l’imiter. Après s’être convaincue qu’elle n’avait plus à redouter une attaque, l’armée sarde en fit autant. Les Français étaient échelonnés entre le col de Tende et Savone, les Sardes entre Ceva et Asti, les Autrichiens entre Asti et Tortona.

Quoique avec regret, le Directoire accepta la situation due à l’irrésolution de Scherer, qui allait entraîner pour les troupes un accroissement de souffrances sans la moindre compensation. Manquant, pendant les mois d’hiver, des vivres et des effets les plus nécessaires, les soldats se laissèrent souvent aller au désordre, à la désertion, au pillage ; et le Directoire ne pouvant procurer à Scherer les secours jugés indispensables par celui-ci, comprenant, d’autre part, l’inconvénient de laisser inactive une armée en proie à la misère et à la maladie, le pressa de rouvrir la campagne (lettre du 2 pluviôse an IV-22 janvier 1796, Fabry, idem, t. II, p. 418) à une date où Scherer, au courant des intrigues de Bonaparte pour le supplanter (id., p. 403), se montrait plutôt disposé à résigner son commandement. La diminution des effectifs, dont on a pu se rendre compte par les chiffres donnés (chap. ix) pour thermidor an II et pour brumaire an IV, nécessita une réorganisation de l’armée qui, en vertu de l’arrêté du 18 nivôse an IV (8 janvier 1796), fut opérée en pluviôse et ventôse (février et mars) : dans l’infanterie, par exemple, le nombre des demi-brigades fut diminué par la fusion de plusieurs d’entre elles. Cette fusion laissait un excédent de sous-officiers et d’officiers ; aussi, à la suite de chaque demi-brigade et de chaque régiment de cavalerie fut constituée une compagnie auxiliaire formée des sous-officiers en excédent et commandée par trois des officiers placés en dehors des nouveaux cadres réglementaires. Ceux de ces officiers qui n’étaient pas admis dans ces compagnies, pouvaient rentrer dans leurs foyers, où ils restaient, d’ailleurs, à la disposition du ministre, en touchant le tiers ou la moitié de leur solde, selon qu’ils avaient dix ou quinze ans de services. Cette réserve d’officiers devait plus tard favoriser l’accroissement des forces militaires par Bonaparte. Au même moment, avait lieu une tentative d’arrangement avec le roi de Sardaigne ; elle n’aboutit pas, et il faut reconnaître que les exigences du Directoire étaient telles que le roi de Sardaigne n’avait aucun intérêt à traiter à ce prix. Le 19 ventôse an IV (9 mars 1796), le Directoire interdisait toute négociation avec lui.

L’empereur François II fut un moment très embarrassé. Malgré l’arrangement intervenu le 24 octobre, en Pologne, il se méfiait beaucoup de la Prusse, non sans raison : il avait vu, en effet, le roi de Prusse, prince de l’Empire, traiter seul avec la France (chap. ix) ; il devait bientôt le voir profiter de la situation difficile des pays d’Empire qui allaient continuer la guerre, pour tenter des annexions en Franconie, au moyen de chambres de réunion installées, sur le modèle de celles de Louis XIV, à Ansbach et à Baireuth, alors prussiens. Or, en même temps que, par méfiance de la Prusse, il immobilisait des forces sur la frontière prussienne, la crainte de la défection du roi de Sardaigne, avec lequel l’entente laissait à désirer, surtout depuis la défaite de Loano, le poussait à renforcer son armée d’Italie ; d’autre part, il était en discussion avec l’Angleterre au sujet du secours financier promis par celle-ci ; aussi menaçait-il, si ce secours ne lui était pas donné, de retirer ses troupes du Rhin pour ne continuer la guerre qu’en Italie. Les difficultés ayant été aplanies avec l’Angleterre, l’empereur s’engagea à ne pas diminuer son armée du Rhin, où, le 6 février, son frère, l’archiduc Charles, était nommé à la place de Clerfayt. Pour renforcer celle d’Italie, il fut avisé que le roi de Naples se décidait à lui envoyer le corps auxiliaire qu’il s’était depuis longtemps engagé à fournir ; mais ce corps ne pouvait rejoindre qu’en passant par la Toscane, ce que le grand-duc refusa d’autoriser, et l’empereur n’insista pas, ne voulant pas compromettre ce dernier.

Avant la conclusion de l’armistice avec l’Autriche sur le Rhin, Pichegru, dont on était mécontent, apprit qu’il était menacé de destitution — il écrivait dès le 23 frimaire (14 décembre) à Moreau (Ernest Daudet, Conjuration de Pichegru, p. 192) : « Je ne l’ai pas encore, mais je suis prévenu qu’elle ne peut me manquer. Peut-être seulement y mettra-t-on des formes ». — Aussi donnait-il sa démission, qui était acceptée le 25 ventôse (15 mars). Le Directoire lui offrit, le 14 germinal (3 avril), l’ambassade de Suède, qu’il refusa. Il était remplacé, dans le commandement de l’armée de Rhin-et-Moselle, par Moreau qui avait lui-même pour successeur, à la tête de l’armée du Nord cantonnée en Hollande, l’ancien ministre de la guerre Beurnonville ; l’armée de Sambre-et-Meuse conservait son général en chef Jourdan ; le commandement de l’armée d’Italie avait été donné à Bonaparte. Des tentatives de négociations pour la paix avaient été faites, à la fin de la Convention (vendémiaire an IV-octobre 1795), et au début du Directoire (nivôse an IV-décembre 1795), par l’ancien marquis de Poterat auprès du gouvernement impérial de Vienne. Celui-ci ayant décliné les propositions d’arrangement, d’abord parce qu’il ne voulait pas traiter en dehors de l’Angleterre, ensuite parce qu’on ne lui offrait rien qu’il ne pût obtenir sans l’appui de la France, le Directoire décida de rentrer en campagne, dès le printemps, avec plus d’activité que jamais et ordonna, d’après un plan de Carnot, l’invasion de l’Allemagne et de la Haute-Italie et la marche sur Vienne par les vallées du Mein, du Danube et du Pô. La défense nationale n’était plus en jeu ; on prenait l’offensive, parce que la guerre devenait une affaire non seulement politique, mais encore financière ; dans toutes les opérations militaires ou diplomatiques, l’argent va désormais jouer un rôle prépondérant. Conquêtes et rapines, tel est maintenant le but poursuivi, à la fois pour en tirer un bénéfice direct et pour conserver l’appui usuraire des fournisseurs. L’armistice avec l’Autriche fut dénoncé le 1er prairial an IV (20 mai 1796), de façon à reprendre les hostilités le 12 (31 mai) ; Jourdan et Moreau devaient franchir le Rhin, le premier à Düsseldorf, le second près de Strasbourg. Le généralissime des troupes impériales était, à partir du 18 juin, date du départ de Wurmser pour l’Italie l’archiduc Charles qui avait pour lieutenants La Tour et Wartensleben.

Suivant les indications reçues, Kleber, qui commandait l’aile gauche de l’armée de Sambre-et-Meuse, était, dès le 13 prairial (1er juin), sur la rive droite du Rhin où il battait l’ennemi, notamment à Altenkirchen (16 prairial-4 juin). À son tour, Jourdan franchissait le fleuve à Neuwied. Mais, attaqué à Wetzlar par l’archiduc, il fut vaincu (27 prairial-15 juin), dut battre en retraite et revenir sur la rive gauche. Par cette opération manquée, Jourdan, en attirant sur lui l’attention de l’ennemi, dégagea Moreau qui, le 6 messidor (24 juin), passait le Rhin à Strasbourg et s’emparait du fort de Kehl ; le 11 (29 juin), il avait réuni toutes ses divisions sur la rive droite. Se conformant à un ordre de Carnot (La Défense nationale dans le Nord de 1792 à 1802, P. Foucart et J. Finot. t. II, p. 702), daté du 10 messidor (28 juin), Jourdan opéra de nouveau, le 15 (3 juillet), le passage du fleuve à Neuwied, et les deux armées — trop éloignées l’une de l’autre — allaient s’avancer en Allemagne, celle de Jourdan par la vallée du Mein et celle de Moreau par les vallées du Neckar et du Danube.

L’armée de Sambre-et-Meuse franchissait la Lahn le 21 (9 juillet). Kleber, repoussant Wartensleben, arriva le 24 (12 juillet) devant Francfort, où Jourdan entra le 28 (16 juillet ; Würzburg se rendit le 7 thermidor (25 juillet) et, le 17 (4 août), Kleber se trouvait à Bamberg. À Nuremberg le 24 (11 août), et après un succès à Sulzbach, Jourdan, sans s’occuper de Moreau, parvenait sur la rive droite de la Naab dont les Impériaux occupaient la rive gauche. Pendant ce temps, Moreau battait La Tour à Rastatt le 16 messidor (4 juillet), remportait un nouveau succès à Ettlingen le 21 (9 juillet) et forçait le passage de Pforzheim ; Gouvion Saint-Gyr et Desaix qui, depuis la réunion de l’armée de Rhin-et-Moselle sur la rive droite du Rhin, commandaient, Saint-Cyr le centre, et Desaix l’aile gauche, étaient, le premier, à Stuttgart le 30 messidor (18 juillet), et le second à Ludwigsburg le 4 thermidor (22 juillet), l’archiduc Charles voulait battre séparément les deux armées de Jourdan et de Moreau ; il attaqua celui-ci, le 24 thermidor (11 août), à Neresheim ; après une bataille acharnée, malgré un échec éprouvé par son aile droite, Moreau était vainqueur, mais restait inactif. L’armée impériale se retirait, le 26 (13 août), derrière le Danube que Moreau passait, le 2 fructidor (19 août), à Dillingen, actuellement Tüllingen.

Tous les princes de l’Allemagne du Sud qui étaient restés inféodés à la coalition contre la France, demandaient les uns après les autres à traiter. Une trêve fut accordée au duc de Württemberg le 29 messidor (17 juillet), au margrave de Bade le 7 thermidor (25 juillet), aux autres États du cercle de Souabe le 9 (27 juillet), à la condition de rester neutres, de s’engager à conclure séparément la paix avec la France, de payer d’assez fortes sommes et de livrer des chevaux. Un traité de paix fut signé à Paris, le 20 thermidor (7 août), avec le duc de Württemberg, — c’est ce traité qui réunit à la France la petite principauté de Montbéliard et la seigneurie d’Héricourt — le 5 fructidor (22 août) avec le margrave de Bade.

Voyant les deux généraux français opérer sans s’occuper l’un de l’autre, l’archiduc Charles laissa La Tour devant Moreau avec une trentaine de mille hommes, et porta le reste de ses forces au secours de Wartensleben, afin d’écraser Jourdan qui, vaincu à Amberg le 6 fructidor (23 août), fut obligé de rétrograder. L’avant-garde autrichienne occupait Würzburg le 15 (1er septembre) et, après une lutte inégale, Jourdan était de nouveau battu, le 17 (3 septembre), aux environs de cette ville. Durant le mouvement de retraite de son armée, Marceau tomba mortellement blessé, le 3e jour complémentaire de l’an IV (19 septembre 1796), à Herschbach, près d’Altenkirchen ; il mourut le surlendemain, il avait 27 ans. La conduite des généraux autrichiens en cette circonstance fut digne d’éloges ; ils rendirent un hommage mérité au jeune général républicain. Le 4e jour complémentaire (20 septembre), la division de Marceau repassait le Rhin à Bonn et le reste de l’armée de Sambre-et-Meuse franchissait la Sieg. Le 3 vendémiaire an V (24 septembre 1790), Beurnonville était chargé de remplacer, à la tête de l’armée, Jourdan démissionnaire. Une tentative des Impériaux contre le pont de Neuwied, fortifié par les Français, échoua les 29 et 30 vendémiaire (20 et 21 octobre) et une longue période d’inaction allait commencer.

De son côté, Moreau avait continué à avancer sans connaître le départ de l’archiduc ; lorsqu’il l’apprit, il était bien tard pour opérer une diversion favorable à Jourdan, avec lequel, d’ailleurs, Moreau ne s’entendait pas. Le 7 fructidor (24 août), l’armée de celui-ci traversait le Lech, et la plus grande partie, rassemblée vers Augsburg, défit La Tour à Friedberg. Mais Moreau, sans nouvelles de la France et de l’armée de Sambre-et-Meuse, craignit que l’archiduc, qui était décidé à ne se retourner contre lui qu’après avoir chassé Jourdan, ne manœuvrât sur ses derrières ; il crut prudent de regagner le Rhin et commença sa retraite suivi par les Impériaux de La Tour, inférieurs en nombre. Ceux-ci le serrant de trop près, il se décida enfin à les attaquer, le 11 vendémiaire (2 octobre), à Biberach et remporta une victoire complète. Il pénétra par le Val d’Enfer dans la Forêt-Noire ; le 21 (12 octobre), Saint-Cyr, et bientôt le reste de l’armée, entra dans Fribourg. À la suite de plusieurs combats, Dessaix repassa le Rhin à Vieux-Brisach, ce que faisait à son tour Moreau, le 5 brumaire (26 octobre), par le pont de Huningue. À la fin d’octobre, la communication était rétablie avec l’armée de Sambre-et-Meuse. Les Autrichiens assiégèrent le fort de Kehl et Huningue. Défendu par Desaix, le fort de Kehl céda, le 20 nivôse an V (9 janvier 1797), près deux mois de tranchée ouverte, la garnison emportant tout, même les palissades, et ne laissant que des décombres, au point que les Autrichiens demandèrent où était le fort. Huningue fut livré dans les mêmes conditions, le 17 pluviôse (5 février), après convention conclue le 13 (1er février) : « La garnison, a dit Jomini (t. IX, p. 221), se retira couverte de gloire, ne laissant aux assiégeants que des monceaux de terre ». Cet événement termina la campagne sur le Rhin, l’Allemagne était évacuée. Le 15 nivôse an V (4 janvier 1797), il était décidé que Moreau joindrait, au commandement en chef de l’armée de Rhin-et-Moselle, celui de l’armée de Sambre-et-Meuse ; Beurnonville retournait à la tête de l’armée du Nord.

C’est le 12 ventôse an IV (2 mars 1796) que fut acceptée la démission de Scherer et signée la nomination de Bonaparte au commandement en chef de l’armée d’Italie. Commandant de l’armée de l’intérieur, il avait composé

Mort de Marceau.
(D’après un dessin de Le Barbier, de la Bibliothèque Nationale.)


d’hommes à sa dévotion la garde du Corps législatif et du Directoire, n’en faisait qu’à sa tête, cherchait déjà à s’imposer à tous et partout, à flirter avec toutes les factions politiques, faisait même des avances aux royalistes, admettant dans son état-major des émigrés, des officiers rebelles, répondant, aux observations qui lui étaient faites à ce sujet, que c’était pour déjouer leurs desseins et « les tromper tous » (Mémoires de Barras, t. II, p. 30), et devenait enfin le familier des fournisseurs, les Lanchère, les Collot, les Cerfbeer, les Haller, des trois associés Flachat, Laporte et Castlelin, qui devaient être un peu plus tard poursuivis pour concussion. Sa nomination fut due à la fois à la pression de ceux-ci flairant de bonnes affaires, et au désir de se débarrasser, sans lui déplaire, d’un personnage devenu gênant. Quelques jours après sa nomination, le 19 ventôse (9 mars), il épousait, à la mairie du deuxième arrondissement, actuellement le n° 3 de la rue d’Antin, en se servant de l’acte de naissance de son frère Joseph, pour se vieillir de dix-huit mois, tandis que, par le même procédé, sa femme se rajeunissait de quatre ans, Marie-Joséphine-Rose Tascher de la Pagerie qui, née le 23 juin 1763 et veuve alors, avait, par son dévergondage, obligé, plusieurs années auparavant, son mari, Alexandre de Beauharnais, à se séparer d’elle ; elle avait été la maîtresse de Barras, de Hoche, du palefrenier de Hoche, Vanakre, et d’une kyrielle d’autres (Idem, p. 54). À son prénom habituel qui était Rose. Bonaparte substitua celui de Joséphine, afin qu’il y eût au moins quelque chose d’à peu près neuf dans cette femme qui avait tant servi et qui, du reste, allait continuer à servir à d’autres que son nouveau mari. Le 21 ventôse (11 mars) Bonaparte quittait Paris pour rejoindre son poste, il arrivait le 6 germinal (26 mars) à Nice, au quartier-général, qui était transféré, le 15 (4 avril), à Albenga. C’est au moment d’entrer en Italie que, pour la première fois, il francisa son nom jusque-là écrit « Napolione Buonaparte ».

Avant d’entamer le récit de sa campagne de 1796, je noterai qu’un écrivain militaire contemporain, le général Pierron, dans une brochure publiée en 1889, sous le titre Comment s’est formé le génie militaire de Napoléon Ier, a établi combien était erronée l’opinion de ceux qui voyaient en Bonaparte un homme n’ayant rien dû aux autres, un « génie inné », opinion, écrivait-il, « très répandue dans l’armée française à laquelle elle a porté un coup plus funeste que la perte de cent batailles, car elle y a amené le dédain de l’instruction ». Après avoir démontré que Bonaparte a connu les Mémoires du maréchal de Maillebois sur ses campagnes en Italie en 1745 et 1746, et un manuscrit du lieutenant-général de Bourcet sur les Principes de la guerre de montagnes (1775), le général Pierron déclare : « Le plan de la campagne d’Italie en 1796 a été emprunté par Napoléon au maréchal de Maillebois ». Dans une autre brochure anonyme, portant le même titre, on a essayé de répondre à celle du général Pierron ; mais l’auteur chicane beaucoup pour arriver finalement à dire que ce sont peut-être « d’autres documents » qui ont servi à Bonaparte et que son « génie militaire s’est formé par des études approfondies sur toutes les questions militaires, sur l’histoire des campagnes de tous les grands capitaines ». Sans partager cette dernière affirmation prise à la lettre, le capitaine J. Colin a écrit : « Plus on approfondit les Principes de la guerre de montagnes, plus on y découvre une étroite analogie avec les procédés de Bonaparte et notamment avec ceux qu’il a employés en 1794 et 1796 » (l’Éducation militaire de Napoléon, p. 95), et, plus loin (p. 142), il conclut que Bonaparte « s’est formé à l’école de du Teil, de Guibert et de Bourcet ». On est donc d’accord pour condamner et la thèse du Bonaparte tirant tout de lui-même et les partisans de cette thèse, ces officiers supérieurs auxquels a fait allusion le général Pierron, lorsqu’il a flétri « la paresse d’esprit ou l’impudence d’ambitieux ignorants qui se disent qu’après tout ils trouveront peut-être, au moment voulu, l’inspiration soi-disant suffisante pour diriger d’une main sûre les mouvements compliquées de masses d’un million d’hommes ».

Quant à la façon de procéder caractéristique de Bonaparte, il l’exposa lui-même à son retour d’Égypte, dans une conversation avec Moreau rapportée par Gohier dans ses Mémoires (t. Ier, p. 204). À son avis, « c’est toujours le grand nombre qui bat le petit » ; Gohier objectant que, avec de petites armées, il en avait battu de plus considérables, « dans ce cas-là même, répliqua-t-il, c’était toujours le petit nombre qui était battu par le grand » et il ajouta : « Lorsque, avec de moindres forces, j’étais en présence d’une grande armée, groupant avec rapidité la mienne, je tombais comme la foudre sur l’une de ses ailes et je la culbutais. Je profitais ensuite du désordre que cette manœuvre ne manquait jamais de mettre dans l’armée ennemie, pour l’attaquer dans une autre partie, toujours avec toutes mes forces. Je la battais ainsi en détail ; et la Victoire qui en était le résultat, était toujours, comme vous le voyez, le triomphe du grand nombre sur le petit ».

À la fin de mars, le commandement de l’armée impériale avait été pris par le vieux général Beaulieu ; cette armée, dont l’aile droite était sous les ordres d’Argenteau, se trouvait échelonnée de Dego à Voltri. Le général piémontais Colli couvrait Coni et Ceva. Le corps autrichien auxiliaire de Provera gardait Cairo et Millesimo, et, subordonné à Colli, servait de trait d’union entre les troupes de celui-ci et le corps d’Argenteau. Un corps piémontais, commandé par le prince de Garignan, surveillait tous les passages des Alpes. À la suite de mouvements de divisions françaises ayant pour-but d’amener Beaulieu à démunir son centre, afin de pénétrer entre les Autrichiens et les Piémontais et de les battre séparément, celui-ci qui, le 22 germinal (11 avril), était à Voltri d’où les Français avaient été expulsés la veille, donnait des ordres pour les chasser de Savone. Mais, grâce à la vaillante défense de Fornésy (Bouvier, Bonaparte en Italie, 1796, p. 229-230), le 22 germinal (11 avril), à Monte-Negino, position au-dessus de Savone, et à l’arrivée, le 23 (12 avril), de renforts, Argenteau était défait ce jour-là à Montenotte. Le lendemain, Provera était battu à Millesimo et, le 25 (14 avril), il était, avec ses troupes, réduit à se rendre ; ce même jour, les Autrichiens éprouvaient à Dego une nouvelle défaite après laquelle les excès de toute sorte des Français (Idem, p. 305) leur facilitèrent, le lendemain matin, une revanche momentanée : dans la soirée même du 26 (15 avril), ils devaient battre en retraite et se retiraient à Acqui. Bien qu’ayant, le 27 (16 avril), repoussé avec succès un assaut, Colli, que la capitulation de Provera isolait de l’armée autrichienne, se retira bientôt vers Mondovi où il était vaincu le 2 floréal (21 avril). Dès le 4 (23 avril), il proposait de suspendre les hostilités. Bonaparte répondait que les négociations pour la paix étaient réservées au Directoire ; mais qu’en attendant, il serait disposé à accorder un armistice si, comme gage de sincérité, le roi de Sardaigne lui livrait « deux des trois forteresses de Coni, de Tortona et d’Alexandrie » (Idem, p. 413) et, continuant à avancer, Masséna s’emparait de Cherasco le 6 (25 avril), et Augereau d’Alba le 7 (26 avril). Le 8 (27 avril), les pourparlers commençaient avec Colli et, finalement, la cour de Turin acceptait les conditions de Bonaparte qui, aussitôt, exigea les trois forteresses au lieu de deux ; l’armistice était signé, le 9 (28 avril), à Cherasco.

Ce faisant, Bonaparte empiétait sur les attributions du Directoire ; pour en obtenir la ratification de cet acte, il le prit par son faible et lui promit des millions. Le 26 floréal (15 mai), un traité de paix avec la Sardaigne, signé à Paris, cédait à la France la Savoie et Nice sans prévoir de compensation pour le roi ; en le dédommageant en Italie au détriment de l’Autriche, on l’aurait gagné ; en stipulant des garanties pour les populations qui seraient passées sous son gouvernement, en obtenant pour elles les réformes par elles revendiquées, on aurait gagné les populations. Au lieu de cela, du roi, en l’humiliant, on se fit un ennemi n’attendant qu’une occasion favorable pour reprendre les armes, et on allait s’aliéner le peuple en ne tenant compte de lui que pour le pressurer. L’odieux cabotinage de Bonaparte se manifesta dans toutes les circonstances. En entrant en campagne, il déchaîna la cupidité des officiers et des soldats et leur montra l’Italie comme une riche proie à partager ; lorsqu’ils appliquèrent ses cyniques leçons, il affecta une indignation provisoire et, le 5 floréal (24 avril), il écrivait au Directoire que les officiers, sous-officiers et soldats, coupables d’avoir pris ses excitations au pied de la lettre, se livraient « à des excès de fureur qui font rougir d’être homme » (Correspondance de Napoléon Ier, t. 11, p. 208). Il s’était concilié les soldats en se montrant sévère à l’égard des employés des fournisseurs ; mais son austérité hypocrite qui sut amasser rapidement une grosse fortune, — après avoir rappelé que Bonaparte prétendait à Sainte-Hélène être rentré de sa campagne d’Italie avec moins de trois cent mille francs, un historien bonapartiste, M. Frédéric Masson, a écrit : « Il est très vraisemblable que, dans ses souvenirs, il s’est trompé d’un zéro… il avait sans doute plutôt trois millions que trois cent mille francs. » (Napoléon et sa famille, t. Ier, p. 211) — protégeait les fournisseurs contre la concurrence des soldats qui pillaient ce que les autres tenaient à accaparer et, s’il fit quelques exemples, il ne frappa que des petits. Il y a aux Archives nationales (AF III, 114) une lettre du contrôleur des dépenses de l’armée d’Italie écrivant déjà le 7 germinal an IV (27 mars 1796) : « Je regarde dès à présent la caisse comme étant à la discrétion du général en chef ». « Menacé par le général d’être fusillé sur-le-champ s’il apportait aucune entrave à ses mesures, il n’insista plus sur le maintien des principes », lit-on dans un autre rapport qui ajoute : « la volonté du général a remplacé la Constitution » (AF III 185).

L’armistice conclu avec le Piémont, Bonaparte s’était tourné contre les Autrichiens restés seuls et qui, le 13 floréal (2 mai), étaient passés sur la rive gauche du Pô, en avant de Pavie. Après s’être par la peur assuré de la neutralité du duc de Parme, il ordonnait une marche forcée, qui portait, le 18 (7 mai), son armée à Plaisance où, à son tour, elle passait le Pô. Le 20 (9 mai) Beaulieu voulant se retrancher derrière l’Adda, arrivait à Lodi. Le 21 (10 mai), le pont de Lodi qui allait donner lieu à des récits invraisemblables et à des boniments hyperboliques (Bouvier, Idem, p. 530-532), était enlevé ; l’ennemi se repliait sur le Mincio. Les petits princes italiens ne songeant qu’à traiter, Bonaparte avait signé, le 20 (9 mai), une suspension d’armes par laquelle le duc de Parme s’engageait à payer deux millions et à fournir des approvisionnements. Le duc de Modène s’était enfui à Venise ; il envoya un plénipotentiaire qui traitait, le 28 (17 mai), moyennant sept millions et demi en espèces, deux millions et demi de munitions et denrées diverses et vingt tableaux au choix.

Ce que Bonaparte voulait par dessus tout, c’était s’imposer à l’opinion publique ; de là, ses bulletins répétés et ronflants où il se faisait toujours valoir, souvent aux dépens des autres, les vingt et un drapeaux ennemis portés à Paris par Junot, les noms des grenadiers qui avaient passé le pont de Lodi directement transmis aux départements dont ils étaient originaires. Cette audacieuse réclame eut les résultats espérés. En France on ne parla plus que de lui, et le Directoire n’osa pas réagir contre cet enthousiasme habilement entretenu. Il organisa au Champ de Mars, le 10 prairial (29 mai), la fête de la Victoire votée le 17 floréal (6 mai) par les Cinq-Cents et le lendemain par les Anciens ; il ratifia tout ce que Bonaparte avait fait contrairement à ses instructions ; il essaya cependant de réfréner son excessive et inquiétante indépendance. Tout en le félicitant, il repoussa son plan de pénétrer dans le Tirol et l’avisa, par lettre expédiée le 18 floréal (7 mai) et reçue le 24 (13 mai), que l’armée d’Italie était divisée en deux corps : l’un, sous ses ordres, devait agir contre Livourne, le pape et Naples ; l’autre, confié à Kellermann, opérerait en Lombardie ; Saliceti, commissaire du gouvernement, aurait à conduire les négociations diplomatiques. Ce dernier avait été mis, dès le début, près de Bonaparte, parce qu’on savait qu’après avoir été son protecteur, il était devenu, pour des raisons de ménage, paraît-il, son adversaire ; on comptait qu’il le surveillerait. C’était, d’ailleurs, d’après Baudot (Notes historiques sur la Convention, p. 9) « une espèce de Bonaparte en petit, un sacripant ». Mais Bonaparte sut vite regagner sa confiance en le flattant, en lui demandant d’exercer plein pouvoir en matière financière, de sorte que, tant qu’il ne se jugea pas assez fort, au lieu d’un surveillant scrupuleux, il eut dans Saliceti un panégyriste enthousiaste. Le 25 floréal (14 mai), il répondait de Lodi à l’avis du Directoire ; dans une lettre d’une roublardise consommée, il refusait d’accepter la nouvelle combinaison et offrait de se retirer. Le Directoire, craignant que ce ne fût sérieux, n’osa pas affronter le départ, au milieu de ses succès, d’un général si populaire ; il annula, le 2 prairial (21 mai), la décision prise ; en réalité, Bonaparte devenait le maître.

Du reste, sans attendre la réponse du Directoire, il avait continué à agir comme si de rien n’était. Le 26 floréal (15 mai), il entrait en triomphateur à Milan dont une garnison autrichienne tenait encore la citadelle, et — spectacle édifiant de la valeur des interventions religieuse et divine — « l’archevêque qui, naguère, appelait sur les Français, étrangers et impies, les foudres de la Providence, célébra, dans la victoire de ces mêmes Français, le décret éternel de cette même Providence » (A. Sorel, L’Europe et la Révolution française, (t. V, p. 78). Dans une proclamation du 7 floréal (26 avril), Bonaparte disait : « Peuples de l’Italie, l’armée française vient pour rompre vos chaînes, le peuple français est l’ami de tous les peuples ; venez avec confiance au-devant d’elle, vos propriétés, votre religion et vos usages seront respectés. Nous faisons la guerre en ennemis généreux, et nous n’en voulons qu’aux tyrans qui vous asservissent « Telles étaient les paroles. Voici les actes : le 30 (19 mai), il imposait à Milan et à la Lombardie une contribution de vingt millions, sans compter les réquisitions, et on commença à enlever les œuvres d’art ; l’argent devait être partagé entre la caisse de l’armée et le Directoire. En outre, « au Mont-de-piété où étaient entassées des richesses considérables, Fesch, le futur cardinal, et le fournisseur Collot, dérobèrent une quantité énorme de vaisselle d’or, d’argent, de joyaux, de pierres précieuses et de bijoux » (Bouvier, Bonaparte en Italie, 1796, p. 590-591).

Mais les fournisseurs, notamment les Flachat, Laporte et Castelin, qui avaient contribué à sa fortune, les commissaires du gouvernement, Saliceti, en particulier, qui avait été pour lui un auxiliaire précieux auprès des directeurs et de l’opinion, étaient encore trop les maîtres à son gré au point de vue financier. Aussi, vers le milieu de prairial (début de juin), il commençait à faire entendre des récriminations vagues ; peu à peu les insinuations se précisaient et il en vint bientôt, même contre Saliceti, son ancien protecteur et son futur protégé, à des accusations formelles. Ce qu’il voulait, c’était se débarrasser de toute apparence de contrôle et d’une concurrence effective. Il y réussit et on n’allait pas tarder à voir cet homme qui, régulièrement, n’avait que ses appointements, qui posait pour le désintéressement et la simplicité, mener un train royal, donner de l’argent à sa famille, tout en achetant des terres et en faisant des dépôts de fonds et des placements (Mémoires et Correspondance politique et militaire du roi Joseph, t. Ier, p. 170, 186-187, 188). « Il faut, écrivait-il le 3 messidor an IV (21 juin 1796) au Directoire, partout se trouver en force. Il faut donc une unité de pensée, militaire, diplomatique et financière » (Correspondance de Napoléon Ier, t. Ier, p. 519) ; il avait raison. Mais cette unité nécessaire, c’est le pouvoir central, c’est le gouvernement qui doit l’assurer ; un commandant d’armée n’a qu’à s’occuper le mieux possible de ses opérations militaires.

En Lombardie, il fit organiser des municipalités provisoires ; seul, le Congrès d’État réduit de treize membres à quatre fut conservé, seulement il ne pouvait rien faire sans l’approbation, dans les premiers temps, de trois agents militaires, puis du général commandant la Lombardie ; en fait, c’était Bonaparte qui exerçait la souveraineté. Tout en renversant l’ancien régime, il allait chercher à gagner les bonnes grâces de ceux qui étaient le plus atteints par les nouvelles institutions, des nobles et des prêtres. Si lourdes fussent-elles, d’une façon plus ou moins générale, contributions, réquisitions et réformes n’étaient rien à côté des extorsions et des excès de toute nature auxquels se livraient les vainqueurs. Aussi, à peine avait-il quitté Milan (4 prairial-23 mai) pour reprendre l’offensive contre les Autrichiens, qu’une révolte éclatait derrière lui. Prévenu de ce fait, il revenait sur ses pas et la réprimait impitoyablement à Milan, à Pavie ; devaient être réprimées de la même manière d’autres tentatives de révolte également dues aux spoliations et aux abus de toute sorte.

En se retirant entre Trente et Roveredo, Beaulieu avait jeté une forte garnison dans Mantoue. Le 22 floréal (11 mai), malgré la neutralité de Venise, Bonaparte avait fait occuper Crema qui cependant, la veille, avait fermé ses portes à Beaulieu ; le 6 prairial (25 mai), il faisait occuper Brescia autre ville vénitienne ; le passage du Mincio était forcé à Borghetto, au sud du lac de Garde, le 11 (30 mai), et l’armée autrichienne repassait l’Adige en rompant les ponts. Quoique ce fût encore une ville vénitienne et sous le prétexte — il oubliait qu’il avait pris l’initiative à Crema et à Brescia — que Beaulieu était passé par Peschiera, ville vénitienne, Bonaparte faisait occuper Vérone, où le quartier général était transféré le 15 prairial (3 juin). Il employa une partie de ses forces à bloquer Mantoue et, s’apercevant que son plan par le Tirol était chimérique dans les conditions où il se trouvait, toute retraite pouvant lui être coupée s’il éprouvait un revers, il songea à se retourner contre le pape avec qui la rupture était complète depuis l’assassinat à Rome du secrétaire de la légation française Bassville (13 janvier 1793). Le directoire et lui allaient chercher, d’ailleurs, à imposer leurs volontés aux divers États de l’Italie.

Au lieu de persister à fournir des renforts à l’Autriche, et avec l’assentiment du cabinet anglais, la Cour de Naples, effrayée des succès des troupes françaises, s’efforça, dès la fin de floréal (17 mai 1796), de s’entendre avec la France ; mais son plénipotentiaire ne put rejoindre Bonaparte que le 13 prairial (1er juin) à Peschiera. L’armistice dont on commença aussitôt à discuter les conditions, fut conclu le 17 (5 juin) à Brescia et signé le lendemain à Milan (Rome, Naples et le Directoire, par Joseph du Teil, p. 119). Le roi des Deux-Siciles fermait ses ports aux Anglais et s’engageait à négocier un traité de paix avec la République. À cette même époque, Bonaparte cherchait à entraîner Venise contre l’Autriche ; le gouvernement vénitien dont on commençait à exploiter indignement la faiblesse, en attendant de faire pis, consentit bien à laisser occuper ses places fortes et à fournir des vivres et des approvisionnements de guerre à crédit, mais il décidait de persister dans sa neutralité désarmée. Sur la demande de Delacroix, ministre des relations extérieures, il avait fait signifier, le 14 avril, au futur Louis XVIII d’avoir à quitter Vérone.

Le pape que la nouvelle attitude de Ferdinand IV livrait à un isolement dépourvu de splendeur, avait bien songé à imiter celui-ci ; mais ses velléités d’accommodement n’avaient pas été admises : on voulait lui tirer plus qu’il n’aurait vraisemblablement accordé. Bonaparte se rendait, le 29 prairial (17 Juin), à Modène et l’armée pénétrait dans les États pontificaux ; Perrare ouvrait ses portes à Augereau qui, le 1er messidor (19 juin), entrait à Bologne où Bonaparte arrivait le soir. Pie VI en passa par ses conditions et un armistice était conclu, le 6 (24 juin), à Bologne, où les troupes françaises restaient ainsi qu’à Ferrare ; le pape s’engageait à payer 21 millions, dont 15 et demi en espèces, et à livrer 500 manuscrits et 100 tableaux ou objets d’art au choix ; parmi les derniers, le futur César, toujours cabotin, faisait mentionner le buste du « patriote Marcus Brutus ». Le 9 (27 juin), une division dont on avait annoncé au gouvernement toscan, allié de la France, la marche sur Rome par Sienne, se rabattait brusquement, après avoir passé l’Arno, sur Livourne où elle entrait sans opposition ; les vaisseaux anglais qu’on comptait capturer, avaient quitté le port, mais on saisit pour plusieurs millions de marchandises ; cette opération sur territoire neutre était une coupable violation du droit des gens. Par représailles, les Anglais, le 9 juillet, s’installaient à Porto-Ferrajo, dans l’île d’Elbe. Lors d’une entrevue que Bonaparte eut, le 12 messidor (30 juin), à Florence avec le grand-duc, celui-ci contre mauvaise fortune fit bonne figure. C’est à Florence que Bonaparte reçut la nouvelle de la capitulation de la citadelle de Milan (11 messidor-29 juin). Mais il allait avoir à soutenir le deuxième assaut de l’Autriche.

Wurmser qui avait quitté, le 18 juin, l’Allemagne pour remplacer Beaulieu en Italie, ne commença ses opérations que le 22 messidor (10 juillet). Les troupes qu’il avait réunies dans le Tirol, descendirent les deux rives du lac de Garde et, après avoir battu deux divisions françaises, elles se portèrent, les unes (18 000 hommes) avec Quosdanovich, à l’ouest du lac, sur Brescia où elles pénétrèrent, les autres (32 000 hommes), à l’est, sur Peschiera et Vérone
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


où Wurmser arriva le 12 thermidor (30 juillet). Ainsi que le constate le général Pierron dans la brochure citée plus haut, Bonaparte n’ayant, pour le guider en cette circonstance, ni Maillebois, ni Bourcet, fut « tout d’abord décontenancé » ; sans Augereau, il aurait battu en retraite. Le 13 (31 juillet), il levait le siège de Mantoue, abandonnant tout son matériel, et, avec toutes ses forces, marchait à l’ennemi. Quosdanovich et Wurmser défaits à Lonalo et à Castiglione (16 et 18 thermidor-3 et 5 août) regagnaient le Tirol, et le blocus de Mantoue recommençait le 20 (7 août). Après quelques jours de repos, Bonaparte s’apprêtait à pénétrer dans le Tirol au moment où Wurmser, reprenant l’offensive, allait de nouveau en descendre le long de la Brenta, et qu’à droite son lieutenant Davidovich devait manœuvrer pour couper la retraite à nos troupes. Mais, le 18 fructidor (4 septembre). Davidovich était vaincu à Roveredo et à Calliano, localité située entre la précédente et Trente où Bonaparte arrivait le lendemain. Apprenant le départ de Wurmser et comprenant que celui-ci voulait profiter de cette pointe dans le Nord pour redescendre dans la Lombardie et y opérer librement, il se mettait sans tarder à sa poursuite, le rejoignait à Bassano où, le 22 fructidor 8 septembre), il l’écrasait. Le 27 (13 septembre), Wurmser se réfugiait dans Mantoue et, le 29 (15 septembre), ayant voulu tenter une sortie, il perdait la bataille de Saint-Georges sous les murs de la ville.

Bonaparte dont nous avons commencé à voir la manière plus ou moins dissimulée d’agir à l’égard de divers États de la péninsule, continua ses manœuvres.

Au Sénat de Gènes qui était, il est vrai, mal disposé en notre faveur, il avait déjà, à la fin de prairial an IV (juin 1796), expédié Murât pour formuler des réclamations comminatoires relatives au massacre, le 15 prairial (3 juin) de quelques-uns de nos soldats, aux environs de Novi, sur le territoire de petits fiefs relevant de l’Empire, occupés à ce titre par des détachements français et dont plusieurs appartenaient à des nobles génois ; il n’obtint que partiellement satisfaction. De nouveaux incidents se produisirent et, tandis qu’il projetait d’employer la force (M. R. Guyot, Révolution, française, revue, mai 1903, p. 429) contre Gênes, des négociations aboutissaient à la signature à Paris, le 18 vendémiaire an V (9 octobre 1796), d’une convention en vertu de laquelle, si son territoire était garanti à la République de Gênes, celle-ci devait interdire l’entrée de ses ports aux vaisseaux anglais, rappeler les Génois, partisans de la France, bannis ; elle reconnaissait à la France le droit d’occuper militairement sur la côte les postes où elle-même n’entretiendrait pas de troupes, elle lui payait deux millions et lui en prêtait deux autres. Mais la fraction, hostile à la France, restée au pouvoir allait faire preuve d’une extrême mauvaise volonté dans l’exécution des clauses de cette convention.

Sous prétexte que le duc de Modène était en retard de quelques centaines de mille francs sur les versements qu’il s’était engagé à effectuer, Bonaparte, sans attendre le consentement du Directoire, lançait, le 13 vendémiaire (4 octobre), un manifeste déclarant l’armistice rompu et mettant les populations de Modène et de Reggio sous la protection de l’armée française. Le 25 (16 octobre). un congrès des délégués de Modène, de Reggio, de Bologne et de Ferrare abolissait la féodalité, décrétait l’égalité civile et décidait de convoquer une nouvelle assemblée de délégués qui se réunit le 27 décembre pour voter la constitution de la République « cispadane », c’est-à-dire en deçà du Pô par rapport à Rome. Pendant ce temps, des traités étaient signés à Paris, le 19 vendémiaire (10 octobre) avec le roi des Deux-Siciles, le 15 brumaire (5 novembre) avec le duc de Parme, conformément aux armistices du 20 floréal (9 mai) et du 17 prairial (5 juin). Par un article secret de son traité qui n’avait abouti qu’après de laborieuses négociations, le roi des Deux-Siciles dont l’armistice de Brescia n’avait pas tiré d’argent, s’engageait à fournir dans l’espace d’un an la valeur de 8 millions de livres en denrées. D’autre part, tandis que Bonaparte songeait à reprendre la Corse, l’île se soulevait et les Anglais l’évacuaient (30 vendémiaire an V-21 octobre 1796).

Pour la troisième fois, l’Autriche faisait de grands préparatifs que lui permettaient les succès de l’archiduc Charles en Allemagne contre Jourdan et Moreau. Après Beaulieu et Wurmser, elle confiait sa nouvelle armée à Allvinczi qui prenait le commandement à la fin d’octobre. Tandis que Davidovich opérerait contre Trente, Roveredo et Rivoli et que Wurmser sortirait de Mantoue, Allvinczi devait se porter sur Bassano et Vérone.

Il franchissait la Piave le 12 brumaire (2 novembre) et marchait sur la Brenta. Dès qu’il eut connaissance de ce mouvement, Bonaparte faisait replier les forces qui étaient à Bassano et, ses troupes concentrées en arrière, il entrait en ligne le 16 (6 novembre). Mais les premières tentatives de l’armée française échouèrent, elle dut reculer partout. Repoussé à Caldiero — village à 15 kilomètres à l’est de Vérone — le 22 (12 novembre), Bonaparte manœuvra pour tourner son adversaire. Malgré une vigoureuse résistance, après trois jours de combats acharnés qui constituent la bataille d’Arcole (25, 26 et 27 brumaire-15, 16 et 17 novembre), Allvinczi dut battre en retraite ; Davidovich, à son tour, après un petit succès contre la division Vaubois, regagna les montagnes du Tirol. L’Autriche se hâta de remettre son armée en état, et Allvinczi put bientôt tenter un nouvel effort pour délivrer Mantoue. Les Impériaux entrèrent en mouvement le 18 nivôse an V (7 janvier 1797) ; tandis que Provera s’avançait vers Legnago, Allvinczi opérait sa jonction avec Davidovich près de Roveredo. Bonaparte arrivait le 23 (12 janvier) à Vérone ; le lendemain, la division du Tirol, à la tête de laquelle Joubert avait remplacé Vaubois, devait rétrograder jusqu’à Rivoli où, le 25 (14 janvier), Allvinczi était accablé. Dès le 26 (15 janvier) au matin, Masséna marchait contre Provera, qui avait réussi à passer l’Adige, et il parvenait le soir sous les murs de Mantoue. Les troupes de Masséna avaient combattu le 24 (13 janvier) près de Vérone, fait ensuite huit lieues pour atteindre Rivoli où elles se battaient le 25 (14 janvier) ; elles repartaient dans la matinée du 26 (15 janvier) et allaient encore se battre le 27 (16 janvier) devant Mantoue. Ce sont de tels soldats que Bonaparte avait eu l’audace charlatanesque, pour se grandir aux dépens des autres, d’appeler, dans sa lettre du 3 messidor an IV (21 juin 1796) déjà citée, « une armée médiocre » (Correspondance, t. Ier, p. 519) ! Le 27 nivôse (16 janvier), malgré une sortie de Wurmser, bientôt obligé de rentrer dans la place, Provera, cerné à la Favorite, sous les murs de Mantoue, devait, pour la seconde fois dans cette campagne, se rendre avec un corps de plus de 6 000 hommes. Le 9 pluviôse (28 janvier), Joubert refoulait de son côté les Autrichiens à Trente et les forçait à l’évacuer. L’armée d’Allvinczi dispersée, Mantoue ne pouvait tenir longtemps ; la capitulation fut signée le 14 pluviôse an V (2 février 1797).

À la suite de l’armistice de Bologne (6 messidor-24 juin), des négociations avaient eu lieu en vue de conclure avec le pape un arrangement définitif. Sans doute pour amadouer le Directoire, le pape, par un bref daté du 5 juillet 1796, exhorta les catholiques français à se soumettre « aux autorités constituées » (Joseph du Teil, Rome, Naples et le Directoire, p. 236). L’authenticité de cette pièce, qui a été contestée, est établie dans l’ouvrage précédent (p. 246) d’une manière irréfutable. Entamées sans succès à Paris, les négociations continuèrent à Florence et aboutirent, le 23 fructidor an IV (9 septembre 1796), à une note que les commissaires de la République remirent au plénipotentiaire du pape et par laquelle on donnait à celui-ci six jours pour accepter les conditions du Directoire (Idem, p. 350) ; comportant le désaveu des écrits, bulles ou autres, consacrés depuis 1789 aux affaires de France et hostiles au nouveau régime. Le 14 septembre, le pape répondit par un refus et les choses allaient rester en l’état ; les clauses de l’armistice n’étaient toujours pas exécutées, et le pape songeait à recourir aux armes avec l’aide du roi de Naples, — celui-ci devait fournir des soldats, l’Angleterre de l’argent et le pape « du fanatisme à tout le peuple » (Idem, p. 370), — lorsqu’on apprit la signature à Paris du traité entre la France et le royaume des Deux-Siciles.

À la fin de vendémiaire an V, vers le 18 ou 20 octobre (Id., p. 384), le Directoire se décida à donner pleins pouvoirs à Bonaparte pour traiter. Averti, le 7 brumaire an V (28 octobre 1796), à Vérone, ce dernier écrivit aussitôt à notre représentant à Rome, Cacault, de voir le pape : « Vous pouvez l’assurer de vive voix que j’ai toujours été contraire au traité qu’on lui a proposé, et surtout à la manière de négocier ; que c’est en conséquence de mes instances particulières et réitérées que le Directoire m’a chargé d’ouvrir la route d’une nouvelle négociation. J’ambitionne bien plus le titre de sauveur que celui de destructeur du Saint-Siège ;… si l’on veut être sage à Rome, nous en profiterons pour donner la paix à cette belle partie du monde » (Correspondance de Napoléon Ier, t. II, p. 100). Quatre jours avant (Id., p. 87), parlant du pape au même Cacault, il lui recommandait de « tromper ce vieux renard » ; mais, sous sa fourberie, persistait son intention bien arrêtée de ne se brouiller avec le Saint-Siège que s’il ne lui était pas possible de faire autrement : il voulait la paix et l’argent.

C’est un tort souvent de voir dans des avances conciliantes un indice de frayeur ou de faiblesse ; les diplomates, en particulier, ne savent guère admettre que les choses qui les occupent soient parfois très simples ; ils supposent toujours des dessous compliqués, croyant faire ainsi preuve d’une finesse qui est mise précisément en défaut par le trop fréquent désir de se prouver. Ce fut, en la circonstance, le tort du pape. D’autre part, au courant de la nouvelle entrée en ligne de l’Autriche sous la direction d’Allvinczi, il se trouva par là confirmé dans son idée que la crainte seule avait motivé les bonnes intentions de Bonaparte, et il fit des préparatifs guerriers, escomptant le succès de l’Autriche et l’appui de Dieu. Aussi, immédiatement après l’écrasement d’Allvinczi, Bonaparte songeait à se retourner contre le pape. Le 3 pluviôse an V (22 janvier 1797), il mandait à Cacault de quitter Rome « six heures après la réception » (Idem, p.338) de sa lettre. Cacault la recevait le 7 (26 janvier) et partait aussitôt.

Dès le 28 nivôse (17 janvier), Bonaparte avait de Vérone ordonné des préparatifs sous les ordres du général Victor. Celui-ci franchissait le Pô le 2 pluviôse (21 janvier), séjournait le 3 (22 janvier) à Ferrare, se dirigeait le lendemain sur Bologne et, le 13 (1er février), quittait cette ville et arrivait devant Imola, première ville, en ce moment, sous la domination du pape.

Après avoir culbuté les soldats du pape commandés par Colli, « préparés par de saints exercices à monter au ciel » (Gaffarel, Bonaparte et les républiques italiennes, p. 210), mais paraissant peu empressés à effectuer cette ascension, il entrait dans Faenza sans avoir pu, malgré ses efforts, rattraper la cavalerie papale, qui détalait comme si les volailles célestes lui avaient prêté leurs ailes ; il occupait Ancône le 21 (9 février) ; les troupes du pape n’avaient pas essayé de se défendre. Bonaparte se livra à son cabotinage habituel : il manda moines et prêtres, les rassura, les exhorta à avoir confiance en lui ; entre comédiens on se comprit vite, et l’entente fut aisée pour éviter les sacrifices essentiels. Le 24 (12 février), le pape demandait à traiter et, le 1er ventôse (19 février), la paix était signée à Tolentino. Le jour même, Bonaparte écrivait à Pie VI : « J’envoie mon aide de camp chef de brigade pour exprimer à votre Sainteté l’estime et la vénération parfaite que j’ai pour sa personne » (Correspondance de Napoléon Ier, t. II, p. 450). L’avant-veille (29 pluviôse-17 février), il avait écrit au général Joubert : « L’armée est à trois jours de Rome. Je suis à traiter avec cette prêtraille » (Idem, p. 437). Ce rapprochement permet de juger l’homme.

Par le traité de Tolentino, que le Directoire ratifia le 12 germinal an V (1er avril 1797), le pape abandonnait toutes prétentions sur Avignon et sur le comtat Venaissin, depuis longtemps englobés sans son autorisation dans le département de Vaucluse ; il renonçait aux territoires de Bologne, de Ferrare, et à la Romagne qui allait être adjointe à la République cispadane ; il s’engageait à exécuter dans leur intégralité les clauses de l’armistice de Bologne, à payer en outre 15 millions de livres, à indemniser la famille du secrétaire de légation Bassville et à laisser rétablir l’école française des arts à Rome. Ce qu’il faut noter, c’est que Bonaparte, pouvant parler en maître, diminua bien le territoire du pape, mais laissa subsister son pouvoir temporel et la propriété ecclésiastique qui est un si puissant moyen d’action contre la société moderne issue de la Révolution.