Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/17

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Chapitre XVI.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XVII.

Chapitre XVIII.


CHAPITRE XVII

LE 18 FRUCTIDOR AN V. — LE 22 FLORÉAL AN VI.

(Messidor an V à fructidor an VI juin 1797 à août 1798.)

§ 1er. — Le Coup d’État du 18 fructidor an V. — La répression.

À l’entrée en scène du Corps législatif renouvelé, une joie impudente avait éclaté chez tous les adversaires de la République ; c’était pour les Incroyables et les Merveilleuses une fête ininterrompue. En dépit de la loi, on revit grouiller dans leur costume de carnaval les prêtres insoumis. Voici trois citations de journaux prises dans le recueil de M. Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire (t. IV) : Miroir du 5 prairial (24 mai) : « Il y a dans la rue de la Lune… deux réunions religieuses, l’une, très nombreuse, dans l’ancienne église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, dirigée par des prêtres non assermentés, et l’autre beaucoup moins, dans une maison voisine, sous la direction de prêtres dits constitutionnels » (p. 134), et ceci confirme ce qui a été dit vers la fin du § 3 du chapitre xi sur les sentiments de la masse catholique ; Ami des lois du 7 prairial (26 mai) : « Partout où les prêtres réfractaires sont admis, l’opinion publique est corrompue et la République abhorrée ; déjà, ils rentrent en foule depuis l’installation des nouveaux administrateurs ; ils chassent des presbytères ceux qui les ont légalement acquis » (p. 138) ; Sentinelle du 1er messidor (19 juin) : « Les prêtres se disposaient jeudi, vieux style, à faire la procession du Saint-Sacrement » (p. 177).

De leur côté, les émigrés revenaient en foule, Dufort de Cheverny l’avoue dans ses Mémoires : Dossonville « me confia qu’il rentrait, à la connaissance de la police, et surtout à la sienne, une quantité immense d’émigrés » (t. II, p. 352). Les Chouans se rendaient à Paris (Ch.-L. Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. III, p. 45 et 46). Les décerveleurs du temps rentraient en activité. Au milieu des plus insolentes bravades tolérées, sinon applaudies, par des administrations complices, partout des soulèvements se préparaient ; l’assassinat des républicains recommençait ; Bailleul s’écriait à la séance des Cinq-Cents du 24 messidor (12 juillet) : « Le sang des républicains coule partout à grands flots… il coule à Lyon, il coule à Marseille, il coule dans le Midi, dans l’Ouest, dans le Calvados ». Furieuse, la majorité lui retira la parole.

Les Conseils agissaient de leur côté : une loi du 9 messidor an V (27juin 1797) déclarait non avenus les six premiers articles de la loi du 3 brumaire an IV (fin du chap. x) excluant des fonctions publiques les émigrés et leurs parents, et abrogeait les art. 2, 3, 4 et 5 de la loi du 14 frimaire an V (début du chap. xv). De la loi du 3 brumaire, il ne restait rien ; de la loi du 14 frimaire, ne subsistaient que l’extension de la loi d’amnistie du 4 brumaire an IV aux royalistes et l’exception mettant hors du bénéfice de cette amnistie les condamnés à la déportation de Germinal an III. Une loi du 10 messidor an V (28 juin 1797) leva le séquestre des biens du prince de Conti et de la duchesse d’Orléans, mère du futur Louis-Philippe Ier, grâce surtout, pour cette dernière, au consolateur de son veuvage, le député Rouzet, futur comte de Folmon (Le Temps du 1er mai 1900) ; le 26 messidor (14 juillet), nouvelle loi restituant également ses biens à une autre princesse d’Orléans, femme séparée du fils du prince de Condé, le duc de Bourbon, et mère du duc d’Enghien.

Une autre loi favorable à des émigrés fut celle du 15 thermidor (2 août) ; cette loi se rapportait à une affaire qui dura, peut-on dire, pendant tout le Directoire, celle des naufragés de Calais, sur laquelle je donnerai ici tous les détails essentiels. Le 23 brumaire an IV (14 novembre 1795), trois navires anglais sous pavillon danois étaient poussés à la côte et faisaient naufrage ; ils portaient un corps de cavaliers composé partie d’émigrés, partie d’étrangers. Parmi ceux qui purent se sauver, il y eut 53 Français émigrés, entre autres le duc de Choiseul, le chevalier Thibaut de Montmorency et le marquis de Vibraye ; on les arrêta et on les traduisit devant une commission militaire à Saint-Omer, puis à Calais, en vertu de la loi du 25 brumaire an III (15 novembre 1794) sur les émigrés (art. 7 du titre V). Ces commissions, et la dernière, le 9 messidor an IV (27 juin 1796), se déclarèrent incompétentes. Celle de Calais jugea que les prévenus, n’ayant pas été pris, mais étant naufragés, ne relevaient pas de sa compétence et devaient être renvoyés devant les tribunaux criminels de leurs domiciles respectifs. Le Directoire, après un recours infructueux au tribunal de cassation, finit par se décider à faire un essai en ce sens, et cinq des prévenus originaires du département du Nord furent renvoyés devant le tribunal criminel de Douai d’abord, puis, à la suite de nombreux incidents de procédure et d’une nouvelle intervention du tribunal de cassation, devant le tribunal criminel du Pas-de-Calais. Celui-ci ayant jugé, le 26 prairial an V (14 juin 1797), qu’il lui appartenait de prononcer sur le sort de tous les prévenus, le commissaire du Directoire exécutif près de ce tribunal se pourvut en cassation. L’affaire en était là lorsque intervint la résolution du 30 messidor (18 juillet), votée par les Anciens et devenue loi le 15 thermidor (2 août), portant que les émigrés naufragés seraient « incessamment et sous le plus bref délai réembarqués et rendus en pays neutre ». S’appuyant sur cette loi, le tribunal de cassation déclara, le 11 fructidor (28 août), qu’il n’y avait pas lieu à délibérer sur le pourvoi. Les naufragés n’en devaient pas moins rester en prison. Après le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), la question fut de savoir si l’article 19 de la loi du 19 fructidor, 5 septembre) ordonnant — voir plus loin — la déportation des émigrés détenus en France, s’appliquait aux naufragés de Calais. Le Directoire consulta à diverses reprises le Corps législatif ; le Conseil des Cinq-Cents, à son tour, réclama les pièces dont « la plupart se trouvèrent égarées et détournées par des intéressés », fut-il dit à la séance du 18 nivôse an VII (7 janvier 1799). Finalement, le 12 floréal an VII (1er mai 1799), les Cinq-Cents votaient une résolution abrogeant la loi du 15 thermidor an V (2 août 1797) et réclamant contre certains des naufragés des mesures plus rigoureuses que celles de la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797). Mais, le 11 fructidor an VII (28 août 1799), le Conseil des Anciens rejetait cette résolution et semblait d’avis que c’était la loi du 19 fructidor qui était applicable d’une façon générale. Les naufragés de Calais ne devaient être relâchés que par Bonaparte au début de 1800.

Enfin, revenant à l’œuvre entreprise par les réactionnaires des nouveaux Conseils, le 27 messidor (15 juillet), les Cinq-Cents votaient une résolution rapportant toutes les dispositions légales qui prononçaient la peine de la déportation ou de la réclusion contre les prêtres réfractaires et assimilaient les prêtres déportés aux émigrés : tous pouvaient rentrer dans leurs droits de citoyens français. Cette résolution devenait loi le 7 fructidor (24 août) par l’approbation du Conseil des Anciens.

Il devait y avoir, en faveur des émigrés ou de leurs parents, d’autres projets que la journée du 18 fructidor (4 septembre) empêcha d’aboutir : par exemple, le 23 thermidor (10 août), une proposition, sur le rapport de Pavie, qui, ajournée ce jour-là par le Conseil des Cinq-Cents, ne reparut pas à son ordre du jour et ne fut donc pas votée par lui, contrairement à ce que dit Chassin (Les Pacifications de l’Ouest, t III, p. 51), et, le 27 thermidor (14 août), une résolution, votée celle-là par les Cinq-Cents, dont le texte a été placé à tort par le Moniteur dans le compte rendu de la séance du 30 thermidor (17 août) et qui ne vint pas à l’ordre du jour du Conseil des Anciens.

Malgré cette audace des royalistes, dans le discours qu’il prononça le 26 messidor, jour anniversaire du 14 juillet, Carnot, qui était alors président du Directoire, flétrissait ridiculement « l’alliance entre Louis XVIII et l’ombre de Marat » — voir dans le chap. xv les citations faites de Philippe Delleville et de « l’Institut philanthropique », — mais se ralliait, en somme, à la politique des soi-disant constitutionnels tout en prétendant, pour se défendre de faire de la réaction, que « ce n’est point une marche rétrograde que le retour nécessaire vers un but qui avait été outrepassé ». En réprouvant les monarchistes, il consentait à favoriser le Jeu de ces constitutionnels qui n’étaient que les fourriers de la monarchie. Dans la séance du Directoire du 28 messidor (16 juillet), appuyé par Barthélémy, il se fit leur interprète et demanda le renvoi des ministres antipathiques à la nouvelle majorité, et sur lesquels celle-ci n’avait constitutionnellement aucune action directe. Il se heurta à l’opposition attendue de La Revellière et de Reubell, et à celle, restée jusque-là secrète, de Barras qui, capable de tout, mais jugeant cette attitude plus conforme à ses intérêts, se prononça, en dépit des ouvertures qui lui avaient été faites, contre les réacteurs.

Avant les élections. Barras avait été violemment pris à partie par les journaux royalistes, notamment par celui de l’ex-abbé Poncelin, propriétaire du Courrier républicain, qui se plaignit à cette occasion d’avoir été, le 10 pluviôse an V (29 janvier 1797), attiré dans un guet-apens et fustigé par les valets de Barras. Dans le numéro des Actes des apôtres et des martyrs du 17 pluviôse an V (5 février 1797), le royaliste Barruel-Beauvert l’attaquait à propos de son entrevue avec Germain, racontée par celui-ci à Babeuf, le 30 germinal an IV-19 avril 1796 (chap. xiii), et où il s’était montré hostile aux royalistes. Son attitude allait lui valoir de nouvelles attaques. Ainsi Willot, dans la séance des Cinq-Cents du 5 thermidor an V (23 juillet 1797), fit décider qu’un message serait adressé au Directoire pour savoir si, au moment où il fut élu directeur, Barras avait l’âge requis par la Constitution ; le surlendemain (25 juillet), le Directoire répondait que, d’après les renseignements pris dans les bureaux de la guerre et de la marine, Barras était né le 30 juin 1755 et avait donc plus de quarante ans lors de son élection le 10 brumaire an IV (1er novembre 1795).

La majorité que Barras contribua ouvertement, le 28 messidor, à former dans le Directoire, procéda bien au changement de certains ministres, mais dans le sens contraire à celui qu’avait indiqué Carnot. Furent conservés : Merlin (de Douai), à la justice, et Ramel, aux finances. Furent remplacés : Delacroix, aux relations extérieures, par Talleyrand-Périgord, l’ancien évêque l’Autun, dont, le 18 fructidor an III (4 septembre 1795), la Convention avait autorisé la rentrée en France, et que protégeait actuellement Barras à qui l’avaient chaudement recommandé pour ce poste Mme de Staël et Benjamin Constant ; Cochon, à la police, par Lenoir-Laroche, auquel succédait le 8 thermidor (26 juillet) Solin, le 25 pluviôse an VI (13 février 1798) Dondeau et, le 27 floréal (16 mai), Le Carlier ; Benezech, à l’intérieur, par François (de Neufchâteau) ; Truguet, à la marine, par Pléville-Le Pelley qui, démissionnaire, avait, le 8 floréal an VI (27 avril 1798), Bruix pour successeur ; Petiet, à la guerre, par Hoche. Ce dernier n’avait pas encore l’âge de trente ans exigé par la Constitution ; si on passa outre, quitte à revenir sur cette nomination, c’est qu’on en escompta l’effet moral : à elle seule, elle prouvait à tous que Carnot avait perdu son influence. Hoche étant connu pour être hostile aux modérés et pour détester Carnot « qui l’avait fait destituer et enfermer au temps de la Terreur » (Sorel, Bonaparte et Hoche en 1797, p. 287 ; voir aussi Iung, Bonaparte et son temps, t. II, p. 422).

Les deux partis en présence en étaient arrivés à ne plus compter que sur la force armée. Le premier projet des réacteurs avait été de s’assurer par la corruption la majorité dans le Directoire, pour « adapter la Constitution de l’an III à la monarchie » (Sciout, Le Directoire, t. II, p. 479) ; ils avaient cherché un appui auprès du pape et sollicité, comme on l’a fait depuis, l’intervention de cet étranger dans les affaires intérieures de la France. M. Dufourcq (Le Régime jacobin en Italie) reconnaît les rapports entre « les députés catholiques des Conseils et la papauté romaine » (p. 54), et donne, à la page suivante, le texte inédit d’une lettre du royaliste Camille Jordan suppliant, encore le 29 juillet 1797, Pie VI d’ordonner aux prêtres de se rallier à la République pour le plus grand profit de la religion, du Saint-Siège et, ajouterai-je, des monarchistes. En constatant que, décidément, Barras qu’ils estimaient avec raison tout à fait digne de s’entendre avec eux, leur échappait, ils perdirent leur espoir de réussir en conservant les apparences de la légalité. Si les deux partis se préparaient à employer la violence, chacun d’eux attendait que l’autre lui fournît un prétexte à cet emploi. Des deux côtés, c’était d’un général qu’on attendait, en fin de compte, le salut ; les réacteurs se confiaient à Pichegru, et, à en croire les Souvenirs du lieutenant général comte Mathieu Dumas, de 1770 à 1836, publiés par son fils, Kleber se serait offert pour ce rôle (t. III, p. 115) ; la majorité du Directoire songea d’abord à Hoche qui n’était pas dangereux pour l’avenir, comme le paraissait Bonaparte dont on connaissait l’ambition ; dans Mon examen de conscience sur le 18 brumaire, J.-M. Savary raconte (p. 6-7) que Bonaparte, « en envoyant au Directoire les drapeaux de la garnison de Mantoue, au mois de ventôse an V, avait chargé confidentiellement celui qui devait les présenter, de diriger le mouvement, de s’en rendre maître et de l’appeler, s’il était possible, au Directoire. Il devait, en tout cas, faire nommer B… (Berthier) qui lui était dévoué ». Ainsi, avant les élections de l’an V, dès l’an IV, dit Savary ailleurs (p. 42), Bonaparte songeait à arriver au pouvoir et, quoique incapable de bien remplir une pareille mission, Augereau ne saurait être rendu responsable d’un échec que les élections trop royalistes auraient, de toute façon, imposé. Malgré les avances de Bonaparte avant son départ pour l’Italie, les royalistes, en effet, dans leur ensemble, lui gardaient encore trop rancune

Promenade du boulevard Italien.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


du 13 vendémiaire pour se confier à lui. Par leurs attaques, ils contribuèrent à retourner tout à fait contre eux un homme qui, d’ailleurs, tout disposé qu’il fut à se servir d’eux, n’aurait jamais consenti à se borner à les servir.

Par exemple, les Actes des apôtres et des martyrs du 10 pluviôse an V (29 janvier 1797) dénigraient celui qu’ils appelaient toujours « Buonaparte » ; le 17 pluviôse (5 février), ils disaient (p. 148) : « Les succès de Buonaparte enivrent les troupes qui font toute sa gloire, au point que des soldats disent publiquement : il sera notre roi » ; le 8 ventôse (26 février), ils revenaient à la charge. Au même moment, à la cérémonie de la remise des soixante drapeaux pris à Mantoue, le 10 ventôse (28 février), l’envoyé de Bonaparte, Augereau, au nom de l’armée d’Italie, se prononçait contre les royalistes en se déclarant « le garant de son inviolable attachement à la Constitution de l’an III ». Le 5 messidor (23 juin), c’était le clichyen Dumolard qui, non sans raison, du reste, critiquait, à la tribune des Cinq-Cents, sa politique en Italie ; et Bonaparte ripostait par l’offre de sa démission dans une lettre au Directoire, présumée être, dit une note de sa Correspondance (t. III, p. 205), du 12 messidor (30 juin) : « J’ai besoin, prétendait-il jésuitiquement, de vivre tranquille, si les poignards de Clichy veulent me laisser vivre ». Dans une nouvelle lettre du 27 messidor (15 juillet), il dit aux directeurs : « Je vois que le club de Clichy veut marcher sur mon cadavre pour arriver à la destruction de la République. N’est-il donc plus en France de républicains ?… Si vous avez besoin de force, appelez les armées » (Idem, p. 243).

Le Directoire n’avait pas attendu ce conseil pour agir en ce sens.

Après les préliminaires de Leoben, Hoche s’était remis à préparer une expédition en Irlande et, le S messidor (26 juin), il s’était rendu en secret à La Haye pour y conférer sur la participation de la flotte batave à cette opération. Comment l’entente se fit-elle entre Hoche et la majorité du Directoire pour une intervention militaire ? On l’ignore actuellement ; mais le fait de cette entente ne semble pas douteux. Dans son Histoire secrète du Directoire (t. III, p. 95), Fabre (de l’Aude) dit que Barras « dépêcha » vers Hoche un certain R…, son « âme damnée », et que celui-ci, « en s’embrouillant à dessein dans un flux de paroles, tourna si bien Hoche, qu’il le décida à servir le Directoire contre les Conseils ». Peut-être s’agit-il du futur biographe de Hoche, d’Alexandre Rousselin de Saint-Albin, « un jeune homme de mes amis », a écrit Barras (Mémoires, t. III, p. 236), qui avait fréquenté le général Chérin, le chef d’état-major de Hoche, envoyé un peu plus tard à Paris par celui-ci pour s’entendre avec Barras et participer au mouvement.

La Revellière a depuis prétendu, dans ses Mémoires (t. II, p. 121), qu’il ne savait rien, et il a dit que « c’était un tripotage de Barras « qui aurait abusé » auprès de Hoche du nom de ses collègues ; alors qu’un fait de cette gravité, dans un moment pareil, aurait dû éloigner et non rapprocher La Revellière de Barras, on vit La Revellière marcher d’accord presque aussitôt après avec Barras pour une action identique à celle dont il n’aurait pas connu le « tripotage » avec Hoche. L’expédition d’Irlande, dont Hoche, s’occupait véritablement, parut de nature à justifier des mouvements de troupes motivés par la situation intérieure. Ordre fut donné de rassembler à Brest 9 000 hommes tirés de l’armée de Sambre-et-Meuse ; or, lorsque les troupes partirent, à partir du 15 messidor (3 juillet), elles savaient parfaitement qu’en réalité elles allaient à Paris (Sorel, Bonaparte et Hoche, p. 290).

Hoche passait par Metz pour voir sa femme et était, le 1er thermidor (19 juillet), à Châlons-sur-Marne ; au même moment, on annonçait la très prochaine arrivée d’une partie des troupes à la Ferté-Alais, c’est-à-dire à moins de 60 kilomètres de Paris, dans le rayon que, d’après la Constitution, elles ne pouvaient franchir qu’avec l’autorisation du Corps législatif. Le conseil des Cinq-Cents s’émut (2 thermidor-20 juillet), demanda des explications et le Directoire répondit que ce n’était que le résultat d’une inadvertance. Hoche, arrivé à Paris ce même jour, se retrancha derrière l’expédition d’Irlande. Le lendemain, il trouvait les directeurs faisant tous semblant de ne rien savoir ; il déclarait, le 4 thermidor (22 juillet), que, n’ayant pas l’âge légal, il ne pouvait accepter le ministère, où il avait, le 5 (23 juillet), pour successeur Scherer, et, malade, mécontent de se voir lâché par tout le monde, il quittait Paris et ne tardait pas à regagner son quartier général.

Il mourut à Wetzlar, ayant à peine commencé sa trentième année, le troisième jour complémentaire de l’an V (19 septembre 1797), d’un refroidissement qui vint aggraver sa maladie de poitrine. Le journal de l’Irlandais Wolf Tone, où se trouve relaté, à la date du 13 et du 17 septembre, son état alarmant (Sorel, Bonaparte et Hoche, p. 331), ne permet aucun doute sur la cause de sa mort. Il est intéressant de noter que, dans sa dernière lettre à Barras, il prévoyait que Bonaparte serait dangereux pour la République. Voici comment Barras raconte le fait (Mémoires, t. III, p. 57) : « Hoche expirant a chargé Debello [général qui était son beau-frère] de me dire que Bonaparte devait être surveillé ; qu’il avait beaucoup d’argent et beaucoup de puissance ; que, sans avoir des preuves matérielles qu’il visât à l’indépendance et peut-être à la tyrannie, il avait assez d’observations et de données pour me prévenir à cet égard. Une lettre de Hoche écrite seulement à moitié, peu d’instants avant son dernier soupir, permet déjà bien des soupçons sur ce Bonaparte que je croyais mon ami ».

Quant à Hoche, très sincèrement républicain, en consentant à intervenir contre les royalistes des Conseils, il n’obéissait à aucune arrière-pensée césarienne : « La chose sur laquelle on l’entendait, dans toutes ses conversations, témoigner son inquiétude, dont il avait autant d’horreur que de la royauté même, c’était le pouvoir militaire ». (Rousselin, Vie de Hoche, t. I, p. 380.) « Je vaincrai, ajoutait-il, les contre-révolutionnaires et, quand j’aurai sauvé la patrie, je briserai mon épée » (Idem, p. 383). Quoi qu’il en soit, il est préférable de ne pas s’exposer à des sauvetages de cette espèce.

N’ayant plus Hoche, les trois directeurs devaient se rejeter sur Bonaparte. Un des nouveaux ministres, Talleyrand, pressentant en lui un homme dont l’ambition ne reculait devant rien, lui avait écrit le 6 thermidor (24 juillet) ; sous l’apparence de lui faire part de sa nomination (Bonaparte et Hoche, p. 156), il le flagorna, et Bonaparte, toujours sensible aux flatteries, le fut en cette circonstance d’autant plus qu’elles venaient d’un ancien grand seigneur. Des rapports s’établirent entre eux ; Talleyrand servit Bonaparte auprès du Directoire, le prôna dans les salons et le tint au courant de la situation politique. Bonaparte, imité en cela comme en toutes ses ignominies par certains grands chefs nationalistes de nos jours, n’aimait aucune des fractions royalistes, non par amour de la République à l’exemple de Hoche, mais par ambition personnelle, parce que leur succès, en ramenant un roi, lui aurait enlevé la première place qu’il convoitait pour lui-même ; de plus, des royalistes, nous venons de le voir, l’avaient attaqué. Aussi, dans le conflit qui se préparait, était-il disposé à se prononcer de parti pris en faveur du Directoire. Il profita, de l’anniversaire du 14 juillet pour jurer, dans une proclamation retentissante adressée aux soldats, « guerre implacable aux ennemis de la République et de la Constitution de l’an III » (Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 240), qu’il devait un peu plus tard renverser l’une après-l’autre. Il avait déjà fait partir pour Paris son aide de camp Lavallette qui, chargé d’édifier Barras sur ses intentions et de surveiller les événements, était arrivé à Paris en prairial-mai (Mémoires et souvenirs du comte de Lavallette, t. Ier, p. 223).

Conseillé par Lavallette, il comprit que la victoire qu’il était nécessaire de remporter sur les royalistes provoquerait de longs mécontentements ; que le Directoire, après s’être de nouveau appuyé sur les républicains avancés par peur des royalistes, se retournerait une fois de plus contre eux dès que les royalistes auraient été abattus. Il chercha, en conséquence, à assurer le triomphe du Directoire sans accomplir personnellement la besogne ; il tenait à n’hériter que des avantages de la situation, à voir le terrain déblayé par d’autres, de façon à pouvoir plus tard rallier autour de lui tous les mécontents. Sous prétexte qu’Augereau, bon soldat mais piètre cervelle, avait besoin de se rendre à Paris pour affaires personnelles, il le réexpédia au Directoire auquel il écrivit, le 9 thermidor (27 juillet) : « Il vous fera connaître de vive voix le dévouement absolu des soldats d’Italie à la Constitution de l’an III et au Directoire exécutif » (Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 266). Enchanté, celui-ci, le 21 thermidor (8 août), nommait, en remplacement du général Hatry, Augereau commandant de la 17e division militaire qui comprenait Paris et les départements environnants ; l’armée de l’intérieur (chap. x, xii et xiii) était supprimée (arrêté du 8 fructidor an IV-25 août 1796) depuis le 1er vendémiaire an V (22 septembre 1796).

D’après les Souvenirs du baron de Barante (l. Ier, p. 45 et 46, note), Bonaparte qui avait déjà, nous l’avons vu tout à l’heure, avant les élections de l’an V, chargé Augereau de lui faciliter l’accès du pouvoir, aurait de nouveau compté sur lui pour être nommé membre du Directoire dès la réussite de l’opération en train : « Son projet était, aussitôt la paix signée, de s’en faire élire membre. Comme il n’avait que vingt-huit ans et que la Constitution exigeait quarante ans d’âge pour être nommé directeur, on devait proposer au Conseil des Cinq-Cents de déclarer éligible, par exception, le vainqueur d’Italie, le pacificateur. Le général Bonaparte peu en peine, une fois parvenu au pouvoir, de s’y établir en maître, n’en demandait pas davantage… Tout son plan se trouva bouleversé par la sottise d’Augereau qui, au lieu de rester dans la mesure prescrite par son général, se fit l’homme du Directoire ». Tel est le récit que M. de Barante tenait de Regnaud (de Saint-Jean d’Angély). S’il est exact, c’est-il bien par « sottise » que pécha Augereau ?

Lazare Hoche.
(D’après le dessin original d’Ursule Boze, Bibliothèque de Versailles)


Dès floréal an VI (avril 1798), Carnot, dans sa Réponse… au rapport fait par Bailleul sur le 18 fructidor, avait dit (p. 153) : « En fructidor, on fit espérer à Augereau une place de membre du Directoire pour le prix de son zèle ».

Malgré les dénégations d’historiens royalistes, les adversaires du Directoire préparaient, je l’ai dit, un coup de force ; ce qui est vrai, c’est que chacun des deux partis attendait un acte décisif de l’autre avant de se risquer ; mais le recours au coup d’État était admis par tous les deux. On en trouve les preuves surabondantes dans la correspondance de Mallet du Pan ( Correspondance inédite avec la cour de Vienne). Sa lettre du 30 juillet (p. 303) nous apprend que « l’un des membres les plus importants du Conseil des Cinq-Cents » lui mandait, en date du 23, que Pichegru avait dit à Carnot, à propos de son impuissance à constituer une majorité favorable dans le Directoire : « Eh bien ! nous monterons à cheval ; votre Luxembourg n’est pas une Bastille, dans un quart d’heure il sera réduit ». Dans la lettre du 13 août (p. 315), il écrit ; « Les deux partis travaillent les troupes qui commencent à se diviser ». Dans la lettre du 10 septembre (p. 330), ignorant encore les événements de Paris, il raconte qu’on devait « attaquer le Directoire de vive force » du 15 au 20 août ; ce projet, élaboré par un comité secret de vingt membres, « on le communiqua à Carnot qui, pour prix de sa complicité, exigea qu’on lui laissât la nomination des trois nouveaux directeurs. Le refus fut positif, et le sien ébranla quelques membres du comité », d’où ajournement. D’après M. Sciout (Le Directoire, t. II, p. 631), « Willot et plusieurs députés énergiques avaient fait venir à Paris un certain nombre de royalistes résolus » ; si les royalistes avaient, en effet, des généraux, Willot et Pichegru, ils manquaient de soldats.

Pour s’en procurer, ils s’occupèrent de réorganiser et d’armer la garde nationale, devenue une force exclusivement bourgeoise. Chargé du rapport, Pichegru le déposa le 2 thermidor (20 juillet) ; un extrait de ce document fut imprimé et affiché en forme d’adresse aux troupes. Il y avait là une telle provocation à renverser le Directoire, que Rœderer, dans son Journal d’économie publique, de morale et de politique (n° du 20 thermidor an V-7 août 1797, t. IV, p. 384), disait : « C’est menacer de la force des armes, où il ne fallait que celle des lois. Quand César annonce qu’il passe le Rubicon, il est bon que Pompée soit là ; mais il ne faut pas qu’il ait dit d’avance : me voici » : celui qui faisait cette constatation, Rœderer, était le partisan et, dans ce même numéro, l’apologiste de Pichegru ; il devait être un des complices du « César » de Brumaire. L’armée était caressée par les deux partis, mais en grande majorité hostile à la réaction, si on en juge d’après les véhémentes adresses qui se multiplièrent alors dans ses rangs, quoique l’art. 275 de la Constitution portât : « La force publique est essentiellement obéissante : nul corps armé ne peut délibérer ».

Les adversaires du Directoire ne comptaient pas sur la classe ouvrière ; aussi avaient-ils cherché à la mater au moyen de deux des libertés les plus chères aux soi-disant libéraux d’alors et d’aujourd’hui : la liberté pour le patron de contraindre ses ouvriers à penser comme lui sous peine de n’avoir ni travail, ni pain ; la liberté pour l’ouvrier de mourir de faim, dès qu’il lui plaît de penser à sa guise. Nous apprenons, en effet, par un journal cité dans le recueil de M. Aulard (t. IV, p. 220), qu’on avait vu « les marchands et les manufacturiers fermer leurs magasins et refuser de l’ouvrage aux pauvres ouvriers, pour les forcer d’aller à la messe des prêtres royaux ». Ce procédé très orthodoxe du libéralisme catholique n’avait cependant pas eu le succès qu’on en avilit attendu.

On se rabattit sur les émigrés. Ceux-ci, nous l’avons vu vers la fin du chapitre xv et au début de ce chapitre, rentraient en masse, et ils n’avaient pas cessé de recourir aux procédés de corruption et de falsification déjà mentionnés. « L’opinion, lit-on dans le rapport de police du 21 floréal an V-10 mai 1797 (Idem, p. 104), se maintient la même sur les émigrés. Ce sont des opinions assez répandues qu’ils rentrent facilement en France, et qu’avec de l’or ils finissent par obtenir leur radiation ». Chassin a constaté, d’après les procès-verbaux des délibérations du Directoire, que celui-ci, qui prononçait les radiations en dernier ressort, « en expédie un très grand nombre au cours de l’an V, n’en refusant que fort peu, une sur vingt à peine » (Les Pacificateurs de l’Ouest, t. III, p. 51). Bailleul, dans son rapport « sur la conjuration du 18 fructidor an V », citera à son tour (Moniteur du 8 et du 9 germinal an VI-28 et 29 mars 1798) des faits de commerce frauduleux de passeports et de certificats de résidence ; il indiquera les rentrées des émigrés, leurs intrigues, leur propagande, leurs menaces et leurs attentats ; il signalera, en particulier, leur préoccupation d’entrer dans les rangs de la garde nationale réorganisée.

Aux émigrés s’ajoutaient, nous le savons, les Chouans (voir le début de ce chapitre) se rendant, eux aussi, à Paris ; on comptait enfin sur les chefs royalistes restés dans l’Ouest, où était projetée une nouvelle insurrection pour laquelle l’un d’eux, Georges Cadoudal, celui qui avait fait élire Villaret-Joyeuse dans le Morbihan, recevait patriotiquement de Londres 1000 livres sterling (25 000 fr.) par mois (Les Pacifications de l’Ouest, t. III, p. 45).

Le Directoire chercha à son tour un appui du côté des anciens Jacobins. Il laissa s’organiser les sociétés populaires, que le royaliste Camille Jordan dénonçait aux Cinq-Cents dans la séance du 30 messidor (18 juillet) ; le 6 thermidor (24 juillet), les Cinq-Cents votaient que « toute société particulière s’occupant de questions politiques est provisoirement défendue », et les Anciens ratifiaient cette résolution le lendemain. Cette loi arrêta une tentative de reconstitution de la Société des Jacobins et aboutit à la fermeture du « Cercle constitutionnel », que des républicains partisans de la majorité du Directoire avaient organisé, dès la fin de prairial (16 juin), dans l’ancien hôtel de Salm, aujourd’hui le palais de la Légion d’honneur, et qu’ils avaient dû bientôt transporter « au ci-devant hôtel de Montmorency, faubourg Saint-Germain » (recueil d’Aulard, t. IV, p. 201), probablement vers le n° 82 actuel de la rue de Lille ; contre les royalistes, les patriotes eurent recours aux placards et aux brochures. L’une de celles-ci, due à Bailleul, fut violemment dénoncée à la tribune des Cinq-Cents, le 13 fructidor (30 août), par le réacteur Duprat ; mais la discussion dévia et, après quelques platitudes de Tallien, mis accidentellement en cause, le Conseil passa à l’ordre du jour.

De part et d’autre, les préparatifs continuaient ; nous avons vu, par la dernière citation de Mallet du Pan, que les royalistes avaient combiné une attaque vers le 15 août. Pendant ce temps, si le Directoire avait fait rétrograder les régiments de Sambre-et-Meuse hors de la limite constitutionnelle, les mouvements de troupes avaient persisté ; l’armée, à une petite distance de cette limite enveloppait Paris, où était arrivé le chef d’état-major et le confident de Hoche, Chérin, que deux arrêtés du 11 fructidor (28 août) nommaient, l’un général de division, l’autre commandant en chef de la garde constitutionnelle du Directoire, poste qu’il garda jusqu’au 28 (14 septembre). Une enquête était faite sur les fonctionnaires ; des administrations entières, départementales et municipales, furent révoquées, et le Directoire remplaça leurs membres élus, mais hostiles, par des hommes nommés par lui et plus sûrs. En même temps, Carnot, qui achevait ses trois mois de présidence le 7 fructidor (24 août), avait pour successeur, à la tête du Directoire, un adversaire des royalistes, La Revellière. Chacun des deux partis connaissait les intentions de l’autre ; ainsi que cela s’est toujours produit eu pareille circonstance, il y avait eu des indiscrétions prématurées, et l’incrédulité ou le dédain à leur égard n’ont jamais été des remèdes suffisants. Depuis plus d’un mois, on s’était méfié d’un coup d’État, on l’avait attendu tous les jours ; à force de voir les faits infliger chaque jour un nouveau démenti à leurs soupçons ou à leurs informations, les meneurs royalistes en étaient venus à douter du danger au moment où il était le plus grand.

Dans l’après-midi du 17 fructidor (3 septembre), les inspecteurs de la salle, nous dirions aujourd’hui les questeurs, du Conseil des Cinq-Cents convenaient que, le lendemain, l’un d’eux, Vaublanc, lirait un rapport concluant à la mise en accusation de la majorité du Directoire. Prévenue, celle-ci prit aussitôt ses dispositions ; dans une réunion, sous la présidence de La Revellière, à laquelle ne furent convoqués ni Carnot, ni Barthélémy, Augereau reçut mission d’occuper dans la nuit les locaux où siégeaient les Conseils ; des arrestations furent résolues, une proclamation préparée. Avertis à leur tour, certains meneurs royalistes n’ajoutèrent pas foi à des renseignements dans le genre de ceux qu’on leur avait déjà donnés et qui ne s’étaient pas réalisés ; d’autres, moins sceptiques, furent satisfaits d’apprendre que les trois directeurs songeaient, pour se défendre, à recourir à l’offensive et décidèrent qu’à la première menace contre le Corps législatif, Pichegru et Willot, en permanence cette nuit-là aux Tuileries, marcheraient, avec la garde des Conseils et les Chouans installés à Paris, sur le Luxembourg. Seulement, lorsqu’ils furent convaincus qu’il y avait réellement des mouvements de troupes et qu’ils s’apprêtèrent à agir, il était trop tard, les Tuileries étaient cernées ; des soldats de la garde des Conseils ouvrirent eux-mêmes les grilles, une vingtaine de députés qui se trouvaient avec Pichegru furent arrêtés et conduits au Temple. Barthélémy avait déjà été arrêté ; Carnot, prévenu, s’était enfui. Après prairial an III et vendémiaire an IV, le gouvernement devait, pour la troisième fois, en fructidor an V, son salut à l’armée, dont on habituait les chefs à intervenir dans les affaires de l’État. À huit heures du matin, le 18 fructidor

Pichegru en voiture.
(D’après une estampe de la Bibliothèque nationale.)


an V (4 septembre 1797), tout, peut-on dire, était terminé. D’après un journal cité par M. Aulard (Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, t. IV, p. 334), ce jour-là « les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau sont venus en armes offrir leurs bras et leurs secours au Corps législatif et au Directoire. C’est le seul mouvement populaire qui ait eu lieu. Il s’est fait avec ordre ». Or les ouvriers avaient eu, encore le mois précédent, à se plaindre de ces gouvernants qu’ils étaient prêts à protéger contre le parti réactionnaire : le 2 thermidor (20 juillet), nous apprend un rapport de police, « 5 à 600 ouvriers s’étaient rassemblés dans un cabaret de la Courtille à l’effet de s’arranger pour avoir une augmentation de salaires des manufacturiers qui les font travailler. La garde les a cernés ; les instigateurs ont été conduits en assez grand nombre au Bureau central » ; ce n’était, du reste, pas là — on le verra plus loin (§ 2) — une mesure exceptionnelle et il faut noter que, le 4 thermidor (22 juillet), le journal le plus avancé de l’époque. Le Journal des hommes libres, avait approuvé ces arrestations en disant : « C’est une espèce de tyrannie sur le commerce qu’une coalition pareille ».

Le Directoire n’aurait pas été acculé à un coup d’État, à ce moyen détestable d’avoir raison des dangereuses manœuvres monarchiques, si sa coupable politique d’intérêt personnel écrasant, stupidement au point de vue général, le parti républicain avancé qui renfermait les plus sérieux éléments de résistance aux intrigues des royalistes, ne leur avait pas permis d’obtenir artificiellement la majorité électorale, alors qu’ils étaient en fait le plus impopulaire de tous les partis.

Une tentative d’opposition faite dans la matinée par quelques membres des deux Conseils, n’aboutit qu’à leur arrestation. Un arrêté du Directoire convoquait les membres laissés libres des Cinq-Cents à l’Odéon et ceux des Anciens à l’École de médecine. Les Cinq-Cents, réunis à onze heures sous la présidence de Lamarque, les Anciens à une heure sous celle de Roger Ducos, votèrent, dès le 18 (4 septembre), une loi ainsi conçue : « Le Directoire exécutif est autorisé à faire entrer sans délai, dans le rayon fixé par l’art. 69 de la Constitution, et de faire arriver à Paris le plus tôt possible, les corps de troupes qu’il jugera nécessaires pour défendre la République et la Constitution de l’an III contre les attaques des agents du royalisme et de l’anarchie, maintenir la tranquillité publique et le respect dû aux personnes et aux propriétés ». Le lendemain, furent adoptées, avec quelque hésitation de la part des Anciens, diverses mesures qui constituent la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797) et dont les principales avaient pour but : l’annulation de toutes les opérations électorales de 49 départements qui avaient nommé le plus de royalistes : cela livrait au Directoire la nomination, aux places rendues ainsi vacantes, d’un grand nombre de fonctionnaires de tout ordre et le débarrassait de 136 députés ; la condamnation à la déportation de 65 personnes parmi lesquelles deux directeurs, Carnot et Barthélémy, 53 députés — 11 membres des Anciens et 42 des Cinq-Cents — dont 41 n’appartenaient pas aux départements visés plus haut ; le rétablissement des six premiers articles de la loi du 3 brumaire an IV qu’avait abrogés, nous l’avons vu au début même de ce chapitre, la loi du 9 messidor an V ; le bannissement des émigrés qui n’avaient pas obtenu leur radiation définitive (art. 15) ; la déportation des « émigrés actuellement détenus » (art. 19) ; le droit exorbitant, pour le Directoire, agissant de sa seule autorité, « de déporter, par des arrêtés individuels motivés, les prêtres qui troubleraient dans l’intérieur la tranquillité publique » (art. 24), et la modification (art. 25) de la formule du serment imposé aux prêtres (chap. xi § 3) ; la mise « pendant un an sous l’inspection de la police, qui pourra les prohiber », des journaux ou autres feuilles périodiques et des presses d’imprimeries (art. 35) ; l’abrogation de la loi du 7 thermidor an V contre les sociétés politiques, autorisées à se rouvrir à la condition de ne pas professer de principes contraires à la Constitution de l’an III (art. 36 et 37).

En remplacement de Barthélémy, les Anciens élurent, le 22 fructidor (8 septembre) Merlin (de Douai) et, le 23 (9 septembre), en remplacement de Carnot, François (de Neufchâteau). Augereau avait bien été porté les deux fois par les Cinq-Cents sur la liste décuple dressée par eux ; la première fois, il eut 195 suffrages sur 263 votants et 192 sur 238 la seconde ; mais, au Conseil des Anciens, il n’obtenait qu’une voix la première fois sur 139 votants et guère plus la seconde sur 146. Les nouveaux directeurs eurent pour successeurs au ministère, Letourneux à l’Intérieur (28 fructidor an V-14 septembre 1797) et Lambrechts à la Justice (3 vendémiaire an VI-24 septembre 1797).

La répression fut excessive et maladroite, et le furent autant les récriminations du parti vaincu. 42 journaux réactionnaires furent supprimés ; mais nous avons vu, à propos du complot de Brothier (chap. xv), comment les royalistes entendaient la liberté de la presse. Sur les 65 condamnés à la déportation, 48 s’échappèrent, 15 furent, le 23 fructidor (9 septembre), transportés à Rochefort « dans les trois voitures qui avaient servi à amener de Paris la compagnie Babeuf au tribunal de Vendôme « (Dufort de Cheverny, Mémoires, t. II, p. 356) et ils récriminèrent contre ces voitures grillées ; mais les royalistes avaient trouvé fort bien que ce traitement fût infligé à Babeuf et à ses amis, et Pichegru ne disait-il pas à un de ses co-détenus qui se plaignait pendant le voyage : « Ils nous font ce que nous leur aurions fait » (Victor Pierre, 18 Fructidor, p. 134) ? Appliquée aux royalistes, la déportation à la Guyane a été qualifiée de « guillotine sèche », et le mot serait, paraît-il, d’un des condamnés, Tronson du Coudray ; mais les royalistes n’avaient pas songé à la stigmatiser de la sorte lorsqu’ils avaient contribué à en frapper (chap. vii), sans parler d’autres républicains, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois qui mourut à Cayenne.

Embarqués à Rochefort le 1er vendémiaire an VI (22 septembre 1797), les 15 auxquels il faut ajouter un nommé Le Tellier, domestique de Barthélémy, qui avait demandé à le suivre, arrivèrent à Cayenne le 22 brumaire an VI (12 novembre 1797) et furent ensuite, comme cela avait eu lieu pour Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, conduits à Sinnamary ; c’était Barthélémy, directeur, Barbé-Marbois, Laffon de Ladébat, Murinais-Dauberjon, Rovère, Tronson du Coudray, du Conseil des Anciens, Aubry, Bourdon (de l’Oise), de la Rue, Pichegru, Willot, du Conseil des Cinq-Cents, Ramel, qui commandait la garde du Corps législatif, Dossonville, le policier devenu le « directeur de la police secrète » des conjurés des deux Conseils (Histoire secrète du Directoire de Fabre (de l’Aude), t. III, p. 211), et les conspirateurs royalistes Brothier et La Ville-Heurnois. Devaient y être transportés par la suite Gibert-Desmolières arrêté le 25 fructidor an V (11 septembre 1797) et J. J. Aymé arrêté seulement le 16 nivôse an VI (5 janvier 1798), tous les deux des Cinq-Cents. Le 15 prairial an VI (3 juin 1798) sept déportés et le domestique de Barthélémy, évadés, avaient gagné le territoire de la Guyane hollandaise ; Aubry et le domestique moururent peu après l’évasion ; les six autres, Pichegru, de la Rue, Ramel, Dossonville, Willot et Barthélémy débarquaient en Angleterre, les quatre premiers le 21 septembre 1798, les deux autres plus tard. Barbé-Marbois et Laffon de Ladébat devaient être graciés le 6 fructidor an VII (23 août 1799) et Aymé s’évada le 2 brumaire an VIII (24 octobre 1799), ce qui démontre que neuf survécurent à leur déportation, alors que M. Taine, dont on vante tant la documentation, n’en compte que deux dans ce cas (Pierre, 18 Fructidor, p. xxii).

Des commissions militaires avaient été instituées pour juger les émigrés trouvés sur le territoire français après un délai déterminé. « Du mois d’octobre 1797 au mois de mars 1799, c’est-à-dire dans l’espace de 18 mois, les commissions militaires ont siégé, en outre de Paris, dans 31 villes et prononcé environ 160 condamnations à mort » (Pierre, idem, p. xxiv) ; sur ce nombre, on compte 41 ecclésiastiques » (Id. p. xxxiv). Quant aux prêtres français déportés, il y en eut (Sciout, Le Directoire, t. III, p. 154) 1448 en l’an VI et 209 en l’an VII. Tels sont les résultats de la répression, d’après deux historiens favorables aux royalistes et aux catholiques.

Pour justifier son coup d’État, approuvé sur le moment par des modérés tels que Benjamin Constant et Mme de Staël, — elle devait trouver plus tard qu’on était allé trop loin ; dans ses Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, elle a écrit (t. II, p. 182) : « Le changement de ministère et les adresses des armées suffisaient pour contenir le parti royaliste, et le Directoire se perdit en poussant trop loin son triomphe » ; suivant le mot de Lavallette (Mémoires et souvenirs, t. Ier, p. 235), « elle n’avait pas prévu les proscriptions cruelles qui accablèrent le parti vaincu, mais je n’ai jamais vu une telle chaleur à les poursuivre », — le Directoire dénonça la conspiration royaliste et publia, à l’appui de sa dénonciation, divers documents provenant notamment de d’Antraigues. Moreau avait de son côté, le 2 floréal an V (21 avril 1797), après avoir culbuté l’ennemi lors de son passage du Rhin, saisi dans un fourgon de l’émigré de Klinglin devenu général de l’armée autrichienne, une volumineuse correspondance de Pichegru et autres avec le prince de Condé, Wickham, etc. Ami de Pichegru, il ne l’avait pas communiquée au Directoire dont les adversaires modérés avaient, d’ailleurs, ses sympathies ; dans une lettre que lui adressait, le 17 thermidor (4 août), Mathieu Dumas, membre du Conseil des Anciens, on lit : « Pichegru, avec lequel nous marchons parfaitement d’accord, m’a chargé hier de vous dire mille amitiés » (Pierre, 18 Fructidor, p. 38). Le Directoire, qui se méfiait de Moreau dont l’armée n’avait pas manifesté sa haine des royalistes comme l’armée d’Italie à l’anniversaire du 14 juillet et l’armée de Sambre-et-Meuse à celui du 10 août, l’avait, le 16 fructidor (2 septembre), appelé à Paris, en confiant par intérim le commandement de l’armée de Rhin-et-Moselle à Hoche déjà commandant de l’armée de Sambre-et-Meuse. Moreau qui pressentait le choc entre les royalistes des Conseils et la majorité du Directoire, s’avisa, afin d’être à peu près couvert si le Directoire venait à l’emporter, d’écrire, le 19 fructidor (5 septembre), ignorant encore les événements de la veille, à Barthélémy (Bûchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, t. XXXVII, p. 451) pour lui demander en apparence un conseil sur la conduite à tenir, pour signaler en fait à un des directeurs l’existence des documents qu’il détenait et dont il disait avoir déjà parlé à Barthélémy lorsque celui-ci était encore ambassadeur à Bâle ; cela, du reste, n’innocentait pas Moreau, mais inculpait Barthélémy.

En quittant, le 23 fructidor (9 septembre), son armée, conformément à l’ordre reçu, et connaissant depuis la veille le coup d’État du 18, il jugea opportun, dans une proclamation aux soldats, de reporter au 17 (3 septembre), veille du coup d’État, la date de la lettre écrite seulement le lendemain 19 (5 septembre) à Barthélémy ; ayant soin de ne pas mentionner le nom de celui-ci, il disait : « Il n’est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la France entière ; j’ai instruit un des membres du Directoire le 17 de ce mois qu’il m’était tombé entre les mains une correspondance avec Condé et d’autres agents du prétendant, qui ne me laissait aucun doute sur cette trahison » (Journal d’économie publique, de morale et de politique, de Rœderer, t. V, p. 204). Le Directoire reçut la lettre destinée à Barthélémy, déjà en route pour Rochefort, et s’empressa de laisser Moreau sans emploi ; il devait le laisser ainsi jusqu’au 29 fructidor an VI (15 septembre 1798) où il le nomma inspecteur général de l’infanterie de l’armée d’Italie. À la mort de Hoche, Augereau fut nommé (2 vendémiaire an VI-23 septembre 1797) au commandement des deux armées qui, jusque-là réunies provisoirement, furent fusionnées, par arrêté du 8 vendémiaire (29 septembre), sous la dénomination d’« armée d’Allemagne », à laquelle, le 7 brumaire (28 octobre), était jointe l’armée du Nord où Beurnonville cessait ses fonctions. Mais, le 19 frimaire (9 décembre), l’armée d’Allemagne était divisée en deux armées l’armée du Rhin, sous le commandement d’Augereau, et l’armée de Mayence, sous celui de Hatry remplacé, le 23 messidor an VI (11 juillet 1798), par Joubert qu’il remplaçait lui-même à la tête des troupes stationnées en Hollande ; celles-ci, depuis le 19 frimaire (9 décembre 1797), ne relevaient plus que du divisionnaire qui les commandait. Enfin un arrêté du 9 pluviôse (28 janvier 1798) supprima cette armée du Rhin qui avait été la deuxième de ce nom.

Les documents de Moreau fournissaient des armes contre Wickham ; aussi, dès le 29 fructidor (15 septembre), le Directoire réclamait du gouvernement de Berne l’expulsion de l’agent anglais qui, pendant les pourparlers à ce sujet, s’éloignait de lui-même le 8 novembre. Le 2 décembre, arrivaient des instructions de Grenville, datées du 3 novembre, approuvant la conduite de Wickham, mais l’invitant, ainsi que tout le personnel de la légation, à retourner sans éclat à Londres (Lebon, L’Angleterre et l’émigration, p. 253). Sur une plainte identique du Directoire au roi de Prusse, celui-ci engagea le duc de Brunswick à ne plus laisser Louis XVIII séjourner à Blankenburg. Le prétendant dut partir, le 10 février 1798, et il arriva le 13 mars à Milau, en Courlande, où le tsar lui offrait asile ; déjà, à la fin de 1797, à la suite des négociations de paix entre la République et l’Autriche, l’armée de Condé était passée au service du tsar.

À l’intérieur, le Directoire destitua des fonctionnaires, tout en conservant encore beaucoup d’antirépublicains (rapport de police du 16 vendémiaire-7 octobre 1797) ; il eut à réprimer en province quelques tentatives d’insurrection royaliste dont la plus sérieuse fut celle que dirigeaient dans la Lozère, le Gard, l’Ardèche et la Haute-Loire, Dominique Allier et le marquis de Surville ; déjà réduits à l’impuissance, ils furent pris le 16 fructidor an VI-2 septembre 1798 (Moniteur du 1er jour complémentaire-17 septembre 1798) et bientôt après exécutés.

§ 2. — Bonaparte et l’Égypte. — Bernadotte à Vienne.
La loi du 22 floréal an VI.

Les Conseils se bornèrent, peut-on dire, à enregistrer les volontés du Directoire. Cependant ayant demandé aux Cinq-Cents, par message du 19 vendémiaire an VI (10 octobre 1797), la création d’un huitième ministère qui aurait été chargé « des domaines nationaux », et bien que le rapporteur eût, le 14 frimaire (4 décembre), conclu en faveur d’un « ministère des travaux publics et domaines nationaux », il vit sa demande rejetée, le 27 nivôse an VI (16 janvier 1798), à la suite d’un débat où Renault (de l’Orne) et Portiez (de l’Oise) exprimèrent leurs préférences, le cas échéant, pour la création d’un « ministère de l’instruction publique ».

Il fallut tout de suite s’occuper de la situation financière. Il y avait bien près d’un an (n° du 30 vendémiaire an V-21 octobre 1796) que le Journal d’économie publique de Rœderer avait avoué à contre-cœur : « Tout le monde s’attend, on regarde même comme juste et nécessaire une revision de la portion de dette constituée qui a été donnée en payement à des fournisseurs de la République. Au lieu de les payer en assignats, il leur a été délivré 11 millions 800 mille livres de rente sur le Grand-Livre, qui, aujourd’hui, feraient un capital de 236 millions valeur réelle, tandis que la valeur originaire n’est peut-être pas le vingtième de cette somme » (t. Ier, p. 284).

Par la loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797) que compléta, pour l’organisation du mode de remboursement, celle du 24 frimaire (14 décembre 1797), les deux tiers de chaque inscription de rentes furent rayés du Grand-Livre. Les porteurs de rente perpétuelle devaient recevoir, à la place, des « bons au porteur délivrés par la Trésorerie nationale » et admis, pour une valeur 20 fois plus grande que le montant en rentes de ces deux tiers, en payement des 5/10 du prix des biens nationaux payables, « conformément aux lois subsistantes », avec la dette publique (voir première moitié du chapitre xv) ; de plus, le tiers de l’inscription conservé au Grand-Livre était admis en payement des 5/10 payables en numéraire. Ces bons n’exprimaient que le chiffre des deux tiers de rentes qu’ils remplaçaient et étaient échangeables contre des biens nationaux à raison de 20 fois ce chiffre ; dès lors, quand on constate que leur cours était, en nivôse an VI (décembre 1797-janvier 1798), 2 livres 16 sous et, en germinal an VI (mars-avril 1798), 1 livre 18 sous pour 100, cela signifie que telle était la dépréciation, non du capital, mais du revenu ou, en d’autres termes, du vingtième du capital. Si cela n’en dissimulait pas moins fort mal une banqueroute très réelle pour toutes les inscriptions autres que celles si impudemment exagérées au profit des fournisseurs, il ne faut cependant pas oublier que, tandis que l’ancien fonds clôturait, le 17 nivôse an VI (6 janvier 1798), en légère hausse, à un peu moins de 7 fr., le nouveau ouvrait à la Bourse du 21 nivôse (10 janvier) à 17 fr., c’est-à-dire avec une hausse de 10 fr. après la réduction des deux tiers et, le surlendemain, il dépassait le cours de 24 fr. Ce tiers restant prit le nom de « tiers consolidé », avec lequel la loi du 8 nivôse an VI (2s décembre 1797) constitua un nouveau Grand-Livre. L’article 110 de la loi du 9 vendémiaire voulut au moins garantir le payement des rentes réduites et des pensions en leur réservant certaines recettes : « Le produit net des contributions administrées par la régie de l’enregistrement, et subsidiairement les autres contributions indirectes, sont et demeurent spécialement affectés, jusqu’à due concurrence, au payement des rentes conservées et pensions ».

Mais ce devait être pour les rentiers une garantie plus nominale que réelle, comme cela avait déjà été le cas avec la loi du 15 vendémiaire an V (6 octobre 1796), qui avait ordonné « la distraction du sixième net de toutes les sommes qui proviendront de la perception des revenus et contributions ordinaires, pour l’employer au payement des arrérages de rentes et pensions ». J’ai déjà signalé la misère des rentiers (fin du chap. xv). Ces malheureux, après avoir été payés en assignats, puis en mandats, avaient pu espérer, en vertu de la loi du 5e jour complémentaire de l’an IV (21 septembre 1796), toucher un quart de leurs rentes en « numéraire effectif ». Hélas ! la loi du 2 ventôse an V (20 février 1797), sous couleur d’accorder aux rentiers un avantage dont je parlerai tout à l’heure, aboutissait à opérer le payement des rentes et pensions au moyen de deux récépissés, l’un équivalant au quart payable en numéraire et l’autre équivalant aux trois autres quarts. Ces deux sortes de bons au porteur étaient admis — c’était l’avantage — en payement des biens nationaux, la première sorte pour la partie du prix payable en numéraire, la seconde pour la partie payable en papiers. Une loi du 10 floréal au V (29 avril 1797) conféra à de nouveaux bons, — nominatifs ceux-là, mais, sauf sur ce point, semblables à ceux de la première sorte et, comme ceux-ci, tenant lieu du quart des rentes dû en numéraire — la possibilité d’être reçus par les percepteurs et receveurs en payement des contributions foncières ou somptuaires des rentiers et pensionnaires. Ceux qui n’avaient ni domaines à acheter, ni à payer un chiffre de contributions égal au montant de leurs bons, les livraient, avec un rabais énorme, à des spéculateurs ; les bons dits des trois quarts furent les plus dépréciés.

Voici quelle a été la situation financière pendant l’an V, d’après le résumé de Ch. Ganilh (Essai politique sur le revenu public, t. II, p. 152-154) : « Les dépenses de cet exercice, fixées d’abord par aperçu à 568 millions, non compris la dette publique, ensuite restreintes par les crédits ouverts aux ordonnateurs à 562,297,226 livres, toujours sans y comprendre la dette publique, s’élevèrent définitivement, en y comprenant la dette publique conservée par les lois des 19 vendémiaire et 24 frimaire, à 657,369,522 livres ». Or les recouvrements opérés dans le cours de l’an V, et employés à l’acquit de ces dépenses, n’atteignirent que 442 millions. Aussi la loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797), mentionnée à plusieurs reprises dans le § 1er du chapitre xi, essaya-t-elle d’accroître les recettes en rétablissant la loterie d’État, les droits sur les cartes à jouer, en établissant le timbre des affichés et des journaux, l’impôt sur les moyens de transport public, et en élevant certains droits existants.

Les clubs s’étaient rouverts ; mais, à la joie de la défaite des royalistes, succéda bientôt le mécontentement provenant de l’accroissement des charges et de l’absence de toute réforme démocratique. On comprit que le Directoire n’avait agi que dans son propre intérêt et on lui reprocha sa politique de profit personnel. Ces critiques et les progrès, à Paris et dans les grands centres, des républicains avancés englobés sous le nom de Jacobins, inquiétèrent les modérés du Directoire, mal venus désormais à prétendre imposer aux autres le fétichisme d’une Constitution qu’ils avaient eux-mêmes violée. Aussi, débarrassés du péril de droite, revinrent-ils à leur ancienne thèse du péril à gauche, et, pour enrayer le mouvement démocratique, ils allaient en arriver bientôt à la fermeture, à Paris et en province, des clubs ou « cercles constitutionnels », selon l’expression du moment, et à la suppression de journaux républicains. Les cercles furent fermés à Perpignan (2 ventôse-20 février), à Paris, celui de la rue du Bac, à Blois, à Vendôme et au Mans (15 ventôse-5 mars), à Strasbourg

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


(19 ventôse-9 mars), à Clermont-Ferrand, à Riom, à Issoire, à Périgueux (22 ventôse-12 mars) ; enfin un arrêté du 24 ventôse (14 mars) ordonnait la fermeture de toute société ou cercle « qui fera collectivement un acte quelconque ». Le 22 germinal (11 avril), étaient supprimés le Journal des hommes libres et l’Ami de la patrie. Ces persécutions venant de gouvernants que tous détestaient et dont quelques-uns, suspects de trafics honteux, étaient méprisés, contribuèrent beaucoup, d’ailleurs, à la popularité des démocrates.

Sans que ceux-ci songeassent à protester, les vexations contre la classe ouvrière, dont il a été donné un exemple un peu plus haut (§ 1er) continuaient à l’occasion comme par le passé. Les ouvriers charpentiers qui, je l’ai signalé vers la fin du § 8 du chap. xi, d’après le rapport de police des 25 et 26 brumaire an VI (15 et 16 novembre 1797), résistaient à la prétention de leurs patrons de leur imposer une demi-heure de travail de plus, étaient traités de « perturbateurs », contre lesquels des mesures de répression étaient annoncées (recueil de M. Aulard, t. IV, p. 452). D’après le rapport du 21 germinal an VI (10 avril 1798). des ouvriers s’étant rassemblés dans l’île Louviers — elle correspondait à ce qui est aujourd’hui entre le boulevard Morland et le quai Henri IV — et ayant eu l’audace grande de se plaindre « entre eux de ne pas gagner assez, ont été amenés au Bureau central » (idem, p. 601). Enfin, à la date du 18 floréal an VI (7 mai 1798), nous trouvons (idem, p. 648) la décision, déjà mentionnée chap. xi § 8, du Bureau central du canton de Paris sur les rassemblements d’ouvriers. Ce Bureau, « informé que des ouvriers de diverses professions se réunissent en très grand nombre, se coalisent, au lieu d’employer leur temps au travail, délibèrent et font des arrêtés par lesquels ils taxent arbitrairement le prix de leurs journées », annulait les « arrêtés » pris par les travailleurs, défendait « à tous ouvriers d’en prendre à l’avenir de semblables », et déclarait « que le prix du travail des ouvriers doit être fixé de gré à gré avec ceux qui les emploient ».

On pouvait, dans les premiers mois de l’an VI, diagnostiquer un péril qui menaçait la République ; ce n’était pas le péril jacobin ou soi-disant tel, c’était le péril militaire incarné à cette heure dans Bonaparte. Depuis la mort de Hoche, tous les regards étaient tournés vers lui. À droite comme à gauche, on soupçonnait son ambition de se saisir du pouvoir.

Les royalistes qui le détestaient avant le 18 fructidor an V-4 septembre 1797 (voir au début de ce chapitre), n’avaient pas tardé, peut-être grâce aux manœuvres de Talleyrand, à renoncer à leurs préventions à son égard. Ce revirement s’était opéré avant même sa rentrée à Paris (15 frimaire an VI-5 décembre 1797) à la suite du traité de Campo-Formio. Dans le recueil de M. Aulard (t. IV, p. 474-475), nous lisons, à la date du 11 frimaire an VI (1er décembre 1797) : « L’opinion d’un café ferme en royalisme vient de revirer d’une manière prompte et frappante sur le compte du général Buonaparte : haï dans cet endroit jusqu’à ce jour, traité d’ambitieux, de Jacobin, de terroriste, il est aujourd’hui considéré comme un homme essentiel, sur le courage duquel les « honnêtes gens » (on sent toute la portée de cette qualification) doivent compter pour purger les premières autorités des brigands qui s’y trouvent, faire rapporter les décrets sur les nobles et autres, enfin opérer, toujours dans le même sens, les changements les plus surprenants ». Et un peu plus tard (Idem, p. 483), à la date du 17 frimaire (7 décembre) : « Il est certain que les hommes reconnus publiquement pour ennemis jurés de la République, disent du général Buonaparte un bien infini, avéré sans doute dans la bouche de tous les patriotes, mais suspect dans la leur ; que ces mêmes hommes ne supposent le général Buonaparte à Paris que pour opérer un grand changement dans le gouvernement ».

D"autre part, M. A. Mathiez a reproduit dans la Révolution française (n° du 14 mars 1903) une brochure publiée en frimaire an VI sous le titre Correction à la gloire de Bonaparte. Lettre à ce général, et signée « P. S. M. l’H. S. D. », ce qui signifie : Pierre Sylvain Maréchal, l’homme sans Dieu. Après avoir reproché à Bonaparte de n’avoir pas continué la guerre en faisant la guerre de « l’indépendance » du monde (p. 251) en général et de la Pologne en particulier, après lui avoir fait grief des précautions qu’il prend à l’égard de la religion, après avoir dénoncé son luxe de « satrape » p. 253), l’ancien collaborateur de Babeuf lui disait : « Quoique tu sois le Dieu des combats, il te sied mal, Bonaparte, de trancher du souverain avec des nations entières, car enfin, si tu te permets ce style en Italie en t’adressant au Directoire cisalpin, je ne vois pas ce qui pourrait t’empêcher d’user du même style un jour, en apostrophant le Directoire français. Je ne vois rien qui me donne l’assurance qu’en germinal prochain, lors de nos assemblées primaires, tu ne répètes du fond de tes appartements du palais du Luxembourg : Peuple de France !Je vous composerai un Corps législatif et un Directoire exécutif ! » (p. 253). Il ajoutait : « Jusqu’à ce jour, les bons esprits n’ont pu voir en ta personne que le plus habile de nos ambitieux modernes » (p. 254) et concluait cependant, au moment où Bonaparte allait se rendre au congrès de Rastatt, par le conseil de se racheter aux yeux des républicains en contribuant à organiser dans l’Europe centrale « une république universelle et fédérative dont la France serait le chef-lieu et le principal boulevard » (p. 255). Si nous avons dans cette brochure une nouvelle et forte preuve de la propension de son auteur à l’utopie, nous y avons aussi la constatation formelle que les visées dictatoriales de Bonaparte n’étaient plus un secret ; de tous les côtés, on se doutait de ses intentions.

Rentré à Paris, venant de Rastatt, on l’a vu dans le chapitre précédent, le 15 frimaire an VI (5 décembre 1797), il s’installait dans l’hôtel qu’habitait sa femme, rue Chantereine, rue à laquelle l’administration du département de la Seine allait, le 9 nivôse (29 décembre), donner son nom actuel de rue de la Victoire. Le Directoire avait, du reste, été le premier à se livrer aux plus plates adulations à l’égard d’un homme dont il connaissait la désinvolture et dont, instruit par le passé, il redoutait les machinations ; mais, n’ayant d’autre appui que la force armée, il était condamné à ménager celui qui était devenu le représentant le plus populaire de cette force. Le 20 frimaire (10 décembre), Bonaparte reçu solennellement au Luxembourg, encensé par Barras, président du Directoire, et par Talleyrand, termina son discours en disant : « Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l’Europe entière deviendra libre ». Les directeurs ne relevèrent pas cette fanfaronnade qui renfermait une désapprobation de la Constitution de l’an III, et Bonaparte profita de l’engouement dont il était l’objet pour se constituer un parti, affectant de fréquenter de préférence les littérateurs et les savants sans se préoccuper de leurs opinions politiques, et ayant soin de ne pas se prononcer sur les questions qui divisaient les esprits. Élu, le 5 nivôse (25 décembre), membre de l’Institut en remplacement de Carnot qui avait été son protecteur, il écrivait jésuitiquement le lendemain : « les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l’on fait sur l’ignorance » (Moniteur du 9 nivôse-29 décembre).

Le désir de se débarrasser de Bonaparte qu’il redoutait de plus en plus, contribua à faire accepter par le Directoire l’expédition d’Égypte dont il n’était pas tout d’abord partisan. Quelle que soit la façon de l’apprécier, l’initiative de Bonaparte à cet égard ne me paraît pas douteuse : de Milan, le 29 thermidor an V (16 août 1797), il écrivait au Directoire : « Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que, pour détruire véritablement l’Angleterre, il faut nous emparer de l’Égypte » ; écrivant le même jour à son nouvel ami Talleyrand, il pronostiquait la chute prochaine de la Turquie (Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 311 et 313) ; de Passariano, le 27 fructidor an V (13 septembre 1797), dans une lettre à Talleyrand (Idem, p. 391 et 392), il proposait de s’emparer de Malte et de l’Égypte ; et, le 2 vendémiaire an VI (23 septembre 1797), Talleyrand, en l’approuvant, ne faisait que lui répondre. Étant données ces lettres de Milan et de Passariano, il est permis d’ajouter foi aux témoignages simplement conformes de Marmont (Mémoires, t. Ier, p. 295 et 347) et de Bourrienne (Mémoires, édition de Désiré Lacroix, t. Ier, p. 221) qui nous montrent Bonaparte préoccupé d’une telle expédition avant le mémoire du 25 pluviôse an VI (13 février 1798) adressé par Talleyrand au Directoire sur cette question. Que Bonaparte en la circonstance se soit borné, comme lorsqu’il projetait de soulever la Grèce, à revêtir d’une forme précise des idées vagues qui avaient déjà cours dans certains milieux, la chose est fort possible ; de même qu’il est possible que Talleyrand, en particulier, ait partagé ces idées avant la lettre de Bonaparte. Mais ce qui est certain, c’est que Bonaparte n’a pas eu besoin de Talleyrand pour s’engager dans cette voie.

Nommé (chap. xvi), le 5 brumaire (26 octobre), général en chef de l’armée d’Angleterre, confirmé dans ce poste le 19 frimaire (9 décembre), Bonaparte et son remplaçant officiel par intérim, Desaix, avaient, le 5 germinal (25 mars), comme successeur, à la tête des troupes de l’Ouest baptisées « armée d’Angleterre », le général Kilmaine. Si Bonaparte était, par arrêté du 11 germinal an VI (31 mars 1798), chargé de se rendre à Brest pour prendre le commandement de l’armée d’Angleterre, cet arrêté n’avait d’autre but que de donner le change à cette puissance : en effet, l’expédition d’Égypte était secrètement décidée depuis vingt-cinq jours, lorsque ce dernier arrêté fut signé. Bonaparte avait commencé par feindre de s’occuper de la descente en Angleterre, tout en « ne s’occupant effectivement que de l’armée d’Orient », suivant ce qu’à Sainte-Hélène il dicta au général Bertrand (Campagnes d’Égypte et de Syrie, t. Ier, p. 3) ; il avait, le 20 pluviôse (8 février), quitté Paris pour visiter la côte « depuis Calais jusqu’à Ostende » (Moniteur du 6 ventôse-24 février), et, dès le surlendemain de son retour, le 5 ventôse (23 février), il signalait dans un rapport les difficultés de l’entreprise et suggérait notamment de lui substituer « une expédition dans le Levant ». Cette dernière expédition était décidée dix jours après, le 15 ventôse (5 mars). Berthier, remplacé trois jours après (18 ventôse-8 mars) par Brune à la tête de l’armée d’Italie, était rappelé en qualité de chef d’état-major de l’armée d’Angleterre, dit-on, mais en réalité de l’armée d’Orient.

Le 23 germinal (12 avril), Eschasseriaux aîné faisant, au Conseil des Cinq-Cents, un rapport sur un ouvrage relatif à la colonisation, prononçait un discours auquel il a déjà été fait allusion (chap. xvi) à propos de nos rapports avec la Turquie. Après des considérations générales sur l’opportunité de la fondation des colonies, il posait la question : « la République Française est-elle dans une situation à avoir besoin de nouvelles colonies ? » et il répondait que « le génie de la nation et la politique doivent l’appeler à de nouveaux établissements… Mais quelles seront ces nouvelles colonies ? » Il se livrait à ce sujet à une description qu’il terminait par ces mots : « c’est nommer l’Égypte ». Il faisait ensuite valoir les avantages d’une pareille colonie, prévoyait « la jonction de la Méditerranée à la mer Rouge par l’isthme de Suez », et concluait : Le gouvernement, en réfléchissant sur ce qui est utile à la nation, sentira qu’il est de l’intérêt de la République de songer de bonne heure à se fixer dans cette partie du monde. Si elle ne s’en empare, d’autres puissances saisiront le moment de s’en rendre maîtresses ».

Or, le jour même de ce discours, le 23 germinal (12 avril) seulement, alors que la chose était déjà en partie exécutée, le Directoire prenait un arrêté disant : « Il sera formé une armée qui portera le nom d’armée d’Orient » et désignant Bonaparte pour le commandement en chef.

Ce que son monstrueux cerveau de conquérant insatiable voyait surtout dans cette expédition d’Égypte, c’était, paraît-il (lettre de Joseph Bonaparte dans les Mémoires de Bourrienne, édition D. Lacroix, t. Ier, p. 411 ; Sainte-Hélène, journal inédit du général Gourgaud, t. II, p. 161 ; Bonaparte en Égypte, par Désiré Lacroix, p. 6 et. 249-250), l’attaque de la puissance anglaise dans l’Hindoustan, en opérant de concert avec Tippoo-Sahib, le sultan de Maïsour (Mysore), ancien allié de la France ; ce fut aussi plus tard la ruine de l’empire ottoman en Europe, à l’aide d’un soulèvement des populations chrétiennes et grecques. Mais, au milieu de ces chimères qu’il n’était pas le seul à caresser à cette époque, son but très réel, en présence de la difficulté, vu son âge, de se faire élire membre du Directoire, fut, tout en frappant l’imagination, en jetant de la poudre aux yeux, de s’éloigner jusqu’à ce que de prochaines difficultés extérieures, faciles à prévoir — « tout annonçait la guerre », d’après son aveu à Bertrand (t. II, p. 178) — eussent abouti en son absence à des revers qui lui fourniraient l’occasion et la force de s’imposer à tous comme l’homme nécessaire, le sauveur prédestiné, dont une réclame habile aurait pendant ce temps favorisé les desseins. Un journal ami cité par M. Aulard dans son recueil (t. IV, p. 759), le Conservateur du 12 messidor an VI (30 juin 1798), disait : « on voit depuis trois jours l’éloge de Bonaparte placardé sur tous les murs de Paris ».

Pour les frais de la « descente en Angleterre », le commerce de Paris avait proposé l’ouverture d’un emprunt de 80 millions qu’une loi du 16 nivôse an VI (5 janvier 1798) autorisa ; les souscriptions étant restées assez rares et le but de l’expédition ayant été changé, une loi du 3 nivôse an VII (23 décembre 1798) clôtura cet emprunt ; les sommes versées furent tenues à la disposition des souscripteurs. Les préparatifs de l’expédition d’Égypte, d’abord retardés par le manque d’argent, purent s’achever grâce au numéraire provenant du trésor de Berne (chap. xvi). Juste au moment où ils s’achevaient, l’expédition faillit être arrêtée par la menace d’une guerre avec l’Autriche. Bernadotte nommé ambassadeur à Vienne le 22 nivôse an VI (11 janvier 1798) et arrivé dans cette ville le 8 février, sans que les usages diplomatiques eussent été observés, fut reçu, mais assez froidement, et désirait s’en aller. Or, tandis que jamais les ambassadeurs à Vienne n’arboraient le drapeau de leur pays, il choisit l’époque où la population s’apprêtait à fêter l’anniversaire de la levée en masse décidée l’année précédente lors de la marche de Bonaparte sur Vienne, pour déployer, le 24 germinal (13 avril), vers les six heures du soir, un immense drapeau tricolore au balcon de l’ambassade. La foule se rassembla, vit dans cet acte une provocation, cassa les vitres, lacéra le drapeau, enfonça la porte, envahit l’hôtel où elle commit quelques dégâts ; ce ne fut que vers minuit qu’elle fut dispersée par la troupe. Le gouvernement impérial exprima des regrets de ce qui s’était passé ; néanmoins Bernadotte persista à réclamer ses passeports ; il partait le 26 (15 avril) et, le 4 floréal (23 avril), il était à Rastatt où délibérait le Congrès dont nous avons parlé (chap. xvi). Ce même jour (4 floréal), le Directoire recevait la nouvelle de l’émeute de Vienne.

On redouta un instant la guerre ; on parvint cependant à se mettre d’accord pour entrer en pourparlers. Il fut convenu que des conférences auraient lieu dans une petite ville d’Alsace, Seltz, située à peu de distance de Rastatt, entre François (de Neufchâteau) et Cobenzl, tant sur les satisfactions à accorder relativement à l’incident de Vienne, que sur l’objet des négociations de Rastatt qui traînaient en longueur. L’Autriche se plaignait, en effet, des modifications apportées, d’après elle, au traité de Campo-Formio par la dépossession du pape et par la transformation de la Suisse : c’étaient des événements qui lui portaient préjudice, disait-elle, et pour lesquels elle réclamait une compensation en Italie. Entamées en prairial (juin), les conférences de Seltz cessèrent le 18 messidor (6 juillet), sans qu’il y eût ni entente, ni rupture ouverte, immédiatement du moins, car l’Autriche s’en allait décidée à recommencer les hostilités aussitôt qu’elle le pourrait, et Cobenzl, au lieu de retourner à Rastatt, avait l’ordre de se diriger par Berlin vers Saint-Pétersbourg. Dès que la crainte de la guerre avait été dissipée, Bonaparte qu’il avait été un instant question d’envoyer à Rastatt, quittait Paris (14 floréal-3 mai) pour Toulon où il arrivait le 20 (9 mai 1798).

Par un arrêté du 20 nivôse an VI (9 janvier 1798), le Directoire avait ordonné que, le 2 pluviôse (21 janvier], serait célébré l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI ; à cette dernière date, le Conseil des Cinq-Cents inaugura la salle qu’on venait d’achever pour lui au Palais Bourbon ; trois jours avant (29 nivôse-18 janvier), il avait décidé que cette salle serait dédiée à la souveraineté du peuple français ». Cela c’était l’apparence, le décor sous lequel on cherchait à dissimuler le frelatage de cette même souveraineté dont, alors comme aujourd’hui, se réclamaient en paroles emphatiques ceux qui ne visaient qu’à l’escamoter. La réalité, c’était la résolution volée par les Cinq-Cents le 12 frimaire (2 décembre) précédent, à la suite d’un message du Directoire qui, à mesure que les élections approchaient, redoutait de plus en plus le triomphe des républicains avancés. Cette résolution, devenue loi le 12 pluviôse (31 janvier) par l’approbation des Anciens, livrait la vérification des pouvoirs et la validation des nouveaux députés au Corps législatif en fonction avant le renouvellement à opérer, et domestiqué par le Directoire après l’épuration du 18 fructidor. Au moment où les modérés prenaient ainsi leurs précautions contre le succès possible des républicains d’une nuance plus accentuée, ils affectaient encore de ménager ceux-ci. Le 16 frimaire (6 décembre), Lamarque réclamait aux Cinq-Cents qui la votaient, une indemnité de 1.200 fr. pour chacun des acquittés de la Haute Cour de Vendôme, « qu’il n’a pas tenu au royalisme et à la malveillance la plus insigne de conduire à l’échafaud » put dire, le 26 nivôse (15 janvier), au Conseil des Anciens, Lacombe Saint-Michel ; il rappela, en outre, le souvenir de Soubrany, Goujon et Bourbotte, « ces vertueux représentants du peuple ». L’impression de ce discours fut demandée ; mais les Anciens rejetèrent et cette demande et la résolution relative à l’indemnité.

Il y avait, fin germinal an VI (avril 1798), à remplacer à la fois le tiers sortant du Corps législatif et les députés expulsés ou déportés en fructidor, en tout 437 députés dont 298 pour les Cinq-Cents et 139 pour les Anciens. Une loi du 28 pluviôse an VI (16 février 1798), sur la façon de procéder aux élections, abrogeant le mode institué par le titre 3 de la loi du 25 fructidor an III-11 septembre 1795 (voir chap. x), abolit « le scrutin de réduction ou de rejet » et en revint au régime de la loi du 22 décembre 1789 dont l’art. 25 portait que l’élection avait lieu « au scrutin individuel et à la pluralité absolue des suffrages » pour les deux premiers tours et, si celle-ci n’était pas atteinte, à la majorité relative pour le troisième.

Le Directoire usa de tous les moyens d’exercer une pression sur les électeurs. Par une note du mois de nivôse (janvier 1798) publiée dans le recueil de M. Aulard (t. IV p. 534) il chercha à « diriger l’esprit public » en indiquant à neuf journaux les articles à faire. Il avait à cet effet des hommes à sa solde, écrivant brochures et articles, et il subventionnait les journaux qui les inséraient (voir l’étude sur « le bureau politique du Directoire » publiée par M. A. Mathiez dans la Revue historique, t. LXXXI, p. 52-55). Un arrêté du 28 pluviôse (16 février) prescrivit, pour le 30 ventôse (20 mars), veille de la réunion des assemblées primaires, une fête dite de la « souveraineté du peuple », où devait être lue solennellement une « proclamation aux Français relative aux élections » dans laquelle le Directoire se couvrait de fleurs et osait transformer les républicains avancés en agents de la royauté. Il revint à la charge, le 9 ventôse (27 février), dans une proclamation « relative aux assemblées primaires » et, le 2 germinal (22 mars), dans une « adresse aux électeurs ». D’après la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797), chaque membre des assemblées primaires et électorales devait, non plus comme avant (chap. xv) faire une simple déclaration, mais prêter « le serment individuel de haine à la royauté et à l’anarchie, de fidélité et attachement à la République et à la Constitution de l’an III » ; nous savons que, par cette même loi, étaient redevenus inéligibles pendant un certain temps les émigrés et leurs parents ; furent de plus exclus des assemblées primaires et de toute fonction publique, par une loi du 9 frimaire an VI (29 novembre 1797), les nobles et anoblis, sauf certaines exceptions, et, par celle du 5 ventôse an VI (23 février 1798), ceux qui avaient rempli des fonctions civiles ou militaires parmi des rebelles cherchant à renverser le gouvernement républicain ; ces mesures étaient dirigées contre les royalistes. Contre les patriotes, on eut recours à d’autres moyens, on les représenta comme un danger pour la propriété, que Benjamin Constant se donna le ridicule de défendre niaisement, le 9 ventôse (27 février), au cercle constitutionnel (Moniteur du 21 ventôse-11 mars). Mais, gens payés parcourant les diverses régions en répandant argent et calomnies, candidature officielle (Barras a publié dans ses Mémoires, t. III, p. 195-198, l’état nominatif des fonctionnaires ayant reçu des fonds pour les élections), intimidation, suppression de journaux, du Journal des hommes libres, notamment, le 22 germinal (11 avril), tout cela n’empêcha pas de nombreuses assemblées primaires de choisir pour électeurs des démocrates avérés.

FÊTE DONNÉE À BONAPARTE AU PALAIS NATIONAL DU DIRECTOIRE APRÈS LE TRAITÉ DE CAMPO-FORMIO
le 20 Frimaire An 6 de la République.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

Mécontent de ces choix, le Directoire lança une nouvelle proclamation (9 germinal-29 mars). Comme les démocrates s’étaient prononcés pour la revision des scandaleux trafics des fournisseurs, les modérés du Directoire attaquèrent ces révolutionnaires qui, « par leurs menaces et leurs projets qu’ils ne dissimulent même pas, cherchent à frapper les citoyens d’une terreur telle qu’elle leur fasse naître l’idée de réaliser leur fortune pour l’emporter au dehors » et, ajoutèrent-ils, le Corps législatif « saura bien écarter ceux qu’on voudrait y faire rentrer ». Une chose toutefois parut plus efficace, ce fut de pousser les partisans du Directoire, là où ils étaient en minorité, à faire scission, c’est-à-dire à quitter l’assemblée-mère, à se séparer de la majorité des électeurs et à procéder seuls, dans une autre assemblée, à des élections agréables au gouvernement ; il y aurait ainsi deux sortes d’élus, ceux de la majorité et ceux de la minorité, entre lesquels, en vertu de la loi sur la validation, on aurait soin de se prononcer sans impartialité et sans respect pour cette souveraineté du peuple dont on avait tant parlé.

Malgré tout, les élections furent peu favorables au Directoire. Sauf les cas de provocation et d’irrégularité de la part de la majorité, il semble que, partout où il y avait eu scission, c’était le candidat de la majorité qui aurait dû être admis. C’aurait été un tort d’annuler toutes les élections où une scission s’était produite ; on aurait, en effet, donné par là à la minorité la possibilité d’empêcher toute élection. Le Directoire, lui, poussa à admettre les élus qui lui paraissaient bons, même s’ils étaient les élus de la minorité, et à exclure les autres : « vous marquerez du sceau de la réprobation ces choix infâmes… les agents de Robespierre et… les affidés de Babeuf », disait sans vergogne son message du 13 floréal (2 mai). Et c’est ce plan monstrueux que le Corps législatif adopta dans une certaine mesure, sous prétexte, dit le rapporteur Bailleul, qu’il fallait écarter les deux « aristocraties », « l’une à cocarde blanche et l’autre à bonnet rouge ». Le général Jourdan et quelques, autres défendirent au Conseil des Cinq-Cents les droits des électeurs. Mais la majorité modérée s’arrogea le droit d’éliminer, au gré de ses convenances, les manifestations d’une souveraineté déjà restreinte par le cens (19 floréal-8 mai). Les Anciens transformèrent cette résolution en loi le 22 floréal (11 mai). En fin de compte 48 députés, parmi lesquels le frère de Barère, Robert Lindet et son frère, furent individuellement exclus en sus de ceux qu’élimina, dans 23 départements, le choix arbitraire entre les fractions scissionnaires des assemblées électorales ; le furent notamment de la sorte, dans la Seine, Gaultier-Biauzat, Gohier et le général Moulin ; cependant toute l’opposition ne disparaissait pas.

Ce qu’on appelle le coup d’État du 22 floréal fut, en fait, moins un coup d’État, qu’une scélératesse sous des formes légales, maladroite au point de vue même de ceux qui la commettaient : en ne faisant aucun cas de la volonté du pays, en lui substituant leur propre volonté, ils contribuèrent à augmenter le nombre des dévots du sabre. Ainsi que le Directoire le reconnaissait dans sa proclamation du 9 ventôse (27 février), lorsque les élections ne sont pas, aux yeux du peuple, « la sauvegarde de son indépendance », il s’en dégoûte et « ce dégoût » est « le premier pas » vers « les magistratures à vie » et le « despotisme ». Pour J.-M. Savary, étudiant dans Mon examen de conscience sur le 18 brumaire (p. 42) « les causes du renversement du gouvernement » à cette dernière date, « la principale… doit se rattacher aux élections de commande qui ont eu lieu en l’an VI, et aux mutilations qu’on leur a fait subir ensuite. Le vœu de la nation a été méconnu : elle s’est séparée du gouvernement dont la chute ne devait plus, dès ce moment, former un problème ».

Une loi du 15 ventôse (5 mars) avait fixé dorénavant au 20 floréal (9 mai) au lieu du 30, le tirage au sort du directeur à remplacer, de façon que la nomination échappât au nouveau corps législatif, qui se réunissait de droit le 1er prairial (20 mai). Désigné par le sort, François (de Neufchâteau) eut pour successeur, le 26 floréal an VI (15 mai 1798), Treilhard. Or ce dernier, ancien membre de la Constituante et de la Convention, n’était sorti du Conseil des Cinq-Cents que le 1er prairial an V (20 mai 1797) et l’art. 136 de la Constitution de l’an III portait : « À compter du premier jour de l’an V de la République (22 septembre 1796), les membres du Corps législatif ne pourront être élus membres du Directoire, ni ministres, soit pendant la durée de leurs fonctions législatives, soit pendant la première année après l’expiration de ces mêmes fonctions ». La nomination de Treilhard était donc, en dépit de toutes les subtilités, faite en violation de la Constitution. Quant à son prédécesseur, François (de Neufchâteau), notre plénipotentiaire d’abord, nous l’avons vu plus haut, à la conférence de Seltz, il reprit le portefeuille de l’Intérieur que lui avait rendu, pendant sa délégation diplomatique, un arrêté du 29 prairial an VI (17 juin 1798).

Parmi les nouveaux députés au Conseil des Cinq-Cents, dont son frère Joseph faisait aussi partie, se trouva Lucien Bonaparte, élu par le département du Liamone, chef-lieu Ajaccio, un des deux départements que la Corse comptait alors. Tandis que les élections régulières étaient invalidées, il fut validé, le 29 floréal (18 mai), bien qu’élu sans avoir 25 ans — il était né en 1775 — par un département qui n’avait pas de député à nommer ! Tripoteur émérite, prêt aux revirements les plus indécents, ne reculant devant aucun moyen pourvu que le résultat lui fût favorable, il allait devenir un des instruments de la fortune politique de son frère Napoléon. À propos de celui-ci, je signalerai, à titre de curiosité, d’après M. Sciout (Le Directoire, t. III, p. 468-464) la scission des Landes ; il y eut dans ce département trois assemblées électorales ; tandis que l’assemblée-mère compta 176 votants, les deux scissionnaires en eurent respectivement 21 et 22, et ces deux dernières choisirent le général Bonaparte, l’une pour un an, l’autre pour trois ans. On voit par les chiffres combien il est risqué de prétendre qu’il fut élu député ; en fait, il ne fut à aucun moment considéré comme élu, et l’art. 44 de la loi du 22 floréal décida : « les opérations de toutes les fractions de l’assemblée électorale du département des Landes sont déclarées nulles ».

Une fois validé illégalement par le parti directorial de l’ancien Conseil, Lucien Bonaparte fut de l’opposition dans le nouveau avec la moitié environ du Corps législatif. Car, malgré l’épuration du 22 floréal, l’esprit des deux Conseils se trouva modifié ; à leur subordination au Directoire qui avait été la caractéristique de la période comprise entre le 18 fructidor an V (4 septembre 1797) et le 1er prairial an VI (20 mai 1798), jour d’entrée en fonction des nouveaux élus, succéda, surtout en matière budgétaire, une tendance très accentuée à l’indépendance et à l’opposition. Toutefois, il n’y eut, d’une façon générale, de majorité bien arrêtée ni pour ni contre le Directoire.

Cette majorité exista pour essayer de traduire en actes le mécontentement de la masse électorale au sujet des spéculations et des dilapidations des fonds publics. Si elles n’étaient certes pas nouvelles, celles-ci paraissaient être, depuis la période d’omnipotence du Directoire, devenues plus effrontées et plus fréquentes ; on voyait là un rapport de cause à effet, alors que ce n’était probablement que la conséquence toute naturelle de l’absence continue de répression due à la simple persistance de certaines complicités d’ancienne date. Les députés se firent les interprètes de l’indignation publique ; il y eut de bonnes paroles dites et ce fut tout. La commission spéciale que, le 19 thermidor an VI (6 août 1798), les Cinq-Cents décidèrent de nommer dans le but de prévenir les dilapidations, et les promesses faites ne devaient rien changer au fond des choses. En revanche, le gouvernement obtenait, par la loi du 18 messidor an VI (6 juillet 1798), l’autorisation de procéder pendant un mois à des visites domiciliaires pour l’arrestation des émigrés rentrés, des agents de l’Angleterre, des prêtres sujets à la déportation rentrés, et des Chouans ayant repris les armes. Il eut aussi la majorité, le 8 fructidor an VI (25 août 1798), aux Cinq-Cents, et, le 9 (26 août), aux Anciens, pour la prorogation, pendant un an au maximum, de l’art. 35 de la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797) qui avait, pour un an seulement, mis les journaux à la discrétion de la police ; il est vrai — et ce n’est pas une excuse — que le prétexte était d’armer le gouvernement contre les royalistes. La guerre contre les royalistes et les cléricaux est une chose excellente ; mais il y a, et la restriction de la liberté de la presse est du nombre, des armes dangereuses pour ceux qui les emploient : de telles mesures, aussi mauvaises au point de vue pratique qu’au point de vue théorique, se retournent souvent contre ceux qui ont eu — en dehors de toute autre considération — la maladresse de les voter. Le Directoire s’empressa, du reste, d’user de la loi pour supprimer des journaux républicains : par exemple, le 26 fructidor (12 septembre), le Journal des Francs — c’était, après le Persévérant et le Républicain, la suite du Journal des hommes libres, supprimé, nous le savons, le 22 germinal — et, le 1er jour complémentaire an VI (17 septembre 1798), le Révélateur.

Ce qui nuisit le plus aux Conseils dans l’esprit public, ce fut la loi du 20 thermidor an VI (16 août 1798), par laquelle leurs membres s’attribuèrent un supplément mensuel d’indemnité de 330 francs ; leur traitement se trouvait ainsi porté à un peu plus de mille francs par mois. Cette façon de faire des économies au moment où ils criaient contre les dilapidations et où les difficultés financières étaient grandes, provoqua très justement de vives critiques (voir le début du chap. vii).