Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/18

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Chapitre XVII.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XVIII.

Chapitre XIX.


CHAPITRE XVIII

SPÉCULATEURS ET DILAPIDATEURS.

(an IV à prairial an VII — 1796 à mai 1799).

Je vais essayer dans ce chapitre de donner une idée de ce que firent les brasseurs d’affaires sous le Directoire. Après avoir montré les exploiteurs du pays favorisés par les pouvoirs publics, j’examinerai comment furent tenues par ceux-ci les promesses faites aux défenseurs de la patrie. Le capitaliste se révélait déjà tel que nous le connaissons : « il n’a point de patrie », disait Mercier dans le chapitre clxiii de son Nouveau Paris (1re éd., t. III, p. 226). C’était vrai surtout pour ceux qui, sous prétexte d’approvisionner les armées, ne se préoccupaient que de s’enrichir. « On trouve parmi eux, d’après Mercier (chap. clx), des hommes de chicane, d’anciens procureurs, des juifs, des laquais et autres gens de cette farine, qui ayant su prévoir de loin le discrédit du papier-monnaie, l’ont reçu de toutes mains dans la vigueur de sa jeunesse ; puis, avec ce papier-monnaie ont accaparé toutes les marchandises ; puis, par le jeu savant de la hausse et de la baisse, ont fait la rafle des écus et des louis ; puis, fiers de leurs nouvelles richesses, ont formé des associations, se sont présentés par devant les ministres et leur ont proposé l’entreprise du service des différentes armées de la République. Ils n’ont pas eu de peine à se procurer des marchés en y intéressant certains députés, certains chefs de bureau à langue dorée ».

Ces gens-là trompaient impudemment, et sur la quantité, et sur la qualité des marchandises. Ils livraient aux soldats, ajoutait Mercier (Idem) « des souliers dont les semelles étaient faites de carton ». « En général, on évalue la quantité des denrées qui se consomment dans les magasins, à la moitié seulement de celles que paye la République », écrivait Reboul, en l’an IV (1796) dans un mémoire au Directoire cité par M. Gachot (La première campagne d’Italie, 1795 à 1798, p. 49). Le 8 prairial an IV (27 mai 1796). Haussmann, commissaire du gouvernement près de l’armée de Rhin-et-Moselle, signalait au Directoire un fournisseur « qui venait de recevoir 400 000 francs en or pour des grains qu’il livrait à 24 francs le quintal [de cent livres], tandis qu’il ne valait dans le pays que 10 à 11 francs » (Revue militaire, Archives historiques, n° de juin 1899, p. 144). Une compagnie Gaillard (séance des Cinq-Cents du 26 floréal an V-15 mai 1797) vendait au ministère de la marine du blé à 42 fr. 34 les 100 kilos, tandis qu’à Paris et dans la Beauce, ils coûtaient 30 fr. 24. Un an avant (messidor an IV-juin 1796), ce même ministère les avaient payés 26 fr. 71 (Archives nationales, F11 1173). D’après un mémoire du ministère de la guerre au Directoire (Archives nationales, AF iii 543), les entrepreneurs Jovin et Dubouchet, de la manufacture d’armes de Saint-Étienne, se faisaient, « par une coupable connivence avec les officiers d’artillerie chargés de la surveillance des ateliers et les commis des bureaux de la guerre », délivrer, en abondance et à vil prix, comme étant de rebut, des matières premières ou confectionnées ; n’ayant, par ces escroqueries, aucune concurrence à redouter, ils obtenaient les commandes non seulement du gouvernement français, mais des républiques alliées ; avec les matières escroquées, dit le rapport, ils font « établir pour le gouvernement les fusils qu’ils sont chargés de lui fournir, de manière qu’ils vont lui vendre 30 fr. ce qu’ils ont acheté de lui pour 3. On prétend que cette dilapidation extraordinaire leur vaut près d’un million… Ces messieurs les entrepreneurs fournissent au gouvernement ligurien une grande quantité d’armes ; ils ont pris dans les magasins de la République à Saint-Étienne les canons, platines, garnitures, le tout prêt et achevé ; ils en font de beaux et bons fusils, sur lesquels ils font des bénéfices aussi grands que sur ceux qu’ils fournissent au gouvernement. Ajoutez à ces abus qu’ils songent plus à leurs fournitures pour Gênes qu’à celles qu’ils doivent faire à la République française » ; par arrêté du 29 fructidor an VI (15 septembre 1798), le Directoire autorisa aussitôt l’apposition des scellés sur la manufacture d’armes. Des dilapidations semblables étaient, au même moment, signalées à Charleville. Au début de l’an VII (fin 1798) Amelot dénonçait la compagnie Felice pour ses mauvais habits, la compagnie Monneron pour les mauvais chevaux fournis à la cavalerie, etc. (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, n° de juillet 1903, p. 90). Une compagnie Musset, d’après une plainte du général Schauenbourg du 20 germinal an VII (9 avril 1799) fournissait des habits ridiculement petits, même pour les hommes les plus petits (Sciout, Le Directoire, t. IV, p. 137, note). Et voici les paroles de Dubois-Dubais au Conseil des Anciens le 6 prairial an VII (25 mai 1799) : « À qui persuadera-t-on, par exemple, qu’il faut que le gouvernement paye les chevaux 350 fr. à des fournisseurs, quand ceux-ci se les font donner à 240 fr. et même à moindre prix ? qu’il faut qu’il paye les bottes 17 et 18 fr., quand l’ouvrier les fait pour 8 et 9 fr. ? qu’il faut qu’il paye les farines 49 fr. le sac, quand on lui a offert d’en fournir à 37 fr. ? et ainsi de toutes les autres fournitures dans lesquelles on comprend des choses qui n’ont jamais été livrées ». On n’est pas surpris à ce compte qu’ils aient pu s’enrichir, même en faisant sur leurs ordonnances des remises allant jusqu’à 40 % ; comme il était difficile, en effet, de tirer de l’argent du Directoire, ils avaient recours à des intermédiaires puissants qui, après leur avoir payé leurs ordonnances avec une forte remise, parvenaient à décrocher des « visas d’urgence » et à se les faire rembourser par le Trésor public intégralement.

Souvent, quand ils devaient, ils ne payaient pas. Ainsi Amelot, commissaire civil, écrivait d’Italie, le 26 brumaire an VII (16 novembre 1798) : « Jusqu’ici, les entrepreneurs de subsistances et de fournitures sont les principaux acquéreurs des biens nationaux conquis, il en est qui les ont gardés effrontément sans payer leurs créanciers » (Sciout, Idem., p. 22). D’autres fois ils ne fournissaient rien pour les approvisionnements qui leur étaient payés : la compagnie Lanchère « qui avait si bien servi jusqu’ici à affamer nos armées », disait, le 7 nivôse an IV (28 décembre 1795), dans un rapport, le commissaire du gouvernement près l’armée d’Italie, Ritter, « ne remplit pas le millième des conditions de son marché » (Fabry, Histoire de l’armée d’Italie, 1795-96, t. 1er, p. 377 et 385). La compagnie Bodin, qui avait reçu en l’an VI et en l’an VII (1797-1798), en quinze mois, tant à Paris qu’en Italie, près de 22 millions pour les approvisionnements de l’armée, ne faisait pas son service. Cette « compagnie Bodin couvre l’Italie d’employés et ne fournit point ; mais elle se fait des pièces comptables ; voilà l’argot de cette bande », lit-on dans une lettre particulière du 13 germinal an VII (2 avril 1799), publiée dans les Mémoires de La Revellière-Lépeaux (t. III, p. 357). On s’en prenait non à elle, mais aux habitants sur qui cela retombait sous forme de réquisitions odieuses. Un des plus cyniques filous de l’armée d’Italie avait été Joseph Fesch, oncle de Bonaparte, devenu depuis cardinal (chap. xiv). De Suisse, notre ministre Perrochel écrivait, le 15 ventôse an VII (5 mars 1799), à La Revellière : « Il faudrait un juge et des potences dans chaque armée pour assurer le service des subsistances. Ce que nos pauvres soldats ont souffert cet hiver ne se conçoit pas » (Sciout, Le Directoire, t. IV, p. 136, note). Il est vrai que « la misère de la troupe contrastait avec le luxe et l’éclat auxquels s’étaient habitués la plupart des généraux » (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, mai 1901, p. 1142).

Les ordonnances des fournisseurs, nous l’avons vu (chap. xv), avaient été admises en payement des biens nationaux ; d’autres enfin avaient été réglées par des inscriptions sur le Grand-Livre. Nous lisons dans le rapport de police du 6 fructidor an IV (23 août 1796) : « On cite des individus qui sont portés sur le Grand-Livre et qui sont porteurs d’inscriptions de 100 000 livres qui produisent 5 000 livres et qui n’ont pas fourni un capital réel de 3 000 livres ». Il est vrai que la rente de 5 000 livres était plus nominale que réelle ; mais le fait n’en reste pas moins exorbitant. Suivant la remarque de Génissieu au Conseil des Cinq-Cents, le 19 thermidor an VI (6 août 1798) : « Quand on dit que les marchés sont onéreux parce que le Trésor est vide, on prend la majeure pour la mineure. Il faudrait dire : le Trésor est vide parce que les marchés sont onéreux ». À la même séance, Chabert avait dit avant : « Il est facile de vous prouver que les sommes que reçoivent les fournisseurs sont plus que suffisantes pour satisfaire à leurs fournitures. Ne touchassent-ils que le quart, leurs bénéfices seraient encore considérables, puisque leurs marchés outrepassent toujours les trois quarts de la valeur, et que la plupart d’entre eux étaient dans la détresse avant d’être admis dans la bande des fournisseurs et que, peu de temps après, ils sont devenus millionnaires, et la République leur doit encore des sommes énormes ».

De nombreux traités conclus avec les financiers de l’époque avaient pour but de procurer du numéraire au Trésor. Tels furent les traités du 16 vendémiaire an V (7 octobre 1796) avec Warnet, Klein, Perrotin et Cie et, du 4e jour complémentaire an VI (20 septembre 1798), avec Vaulenbergh et Cie ; pour ce dernier, le diamant le Régent devait être déposé en nantissement ; Vaulenbergh sut si bien prêter au Trésor l’argent qu’il lui soutirait, qu’il y gagna tout le quartier Beaujon. D’autres traités de ce genre avaient été conclus, d’après le premier compte rendu imprimé de Ramel sur les finances avant l’an V, avec Magon de la Ballue, Devinck, Lang, Hupais, Gelot et Cie Tourton, Ravel, Chevremont, Sadler. Aux nommés Gobert, Moïse Isaac et Cie, « munitionnaires généraux des vivres-viandes de l’armée de Rhin-et-Moselle », on abandonnait, le 3 frimaire an V (23 novembre 1796), pour leurs ordonnances, des quantités de fer, de cuivre, de houille, etc. Dix jours après, le 13 frimaire (3 décembre), à une compagnie Ragueneau, qui s’engageait à livrer en numéraire 20 000 francs par jour pendant un mois, soit 600 000 francs, et 3 millions en lettres de change dans divers délais, on accordait une remise de 3 % sur les 3 millions 600 mille francs plus, jusqu’à concurrence de cette dernière somme intégrale, le produit de la vente des coupes de bois pour l’an V dans 17 départements ; elle avait enfin le droit d’acquitter les 3 millions soit avec des fournitures, soit avec le montant des créances de ceux qui les auraient faites : chaque ordonnance de fournisseur livrée par elle acquittée devait être reçue au comptant par la Trésorerie. Toutes ces transformations, toutes ces complications servaient à accroître les bénéfices des spéculateurs au préjudice du Trésor public (Archives nationales, AF* iii 183 et 186). D’après un rapport de Camus présenté le 5 germinal an V (25 mars 1797) au Conseil des Cinq-Cents siégeant en comité secret, le nommé Paulet, autorisé, le 8 frimaire an V (28 novembre 1796), à prendre pour 16 millions de biens nationaux en Belgique, sans enchères et sans le moindre payement en numéraire, en avait, le 28 pluviôse suivant (16 février 1797), acquis pour 4 millions contre diverses valeurs représentant seulement 579 451 francs.

L’affaire de ce genre qui fit le plus de bruit, fut celle de la compagnie Dijon. Sous le nom de J.-B. Dijon et Cie se cachaient, par prudence sans doute, la pudeur n’étant pas à leur portée, deux chevaliers d’industrie, Hainguerlot et Saint-Didier. Cette association s’était engagée par traité, le 18 frimaire an V (8 décembre 1796), à verser au Trésor public « deux millions et demi en écus, sans commission ni intérêt, contre des mandats au cours moyen de la place de Paris, le jour du prêt ».

Ce traité était ratifié, le 21 frimaire (11 décembre), par le Directoire, et il fut convenu qu’on réglerait sur le pied de 100 fr. en mandats pour 2 fr. 50 en numéraire, ce qui faisait 100 millions de mandats pour la compagnie. Le

De perruquier fournisseur.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


29 frimaire (19 décembre), celle-ci n’avait versé qu’un million et demi ; elle avait reçu de la Trésorerie 60 millions en mandats et était autorisée, pour le complément, à prendre tous les mandats qui se trouveraient dans les caisses de 6 départements désignés, en s’obligeant à remettre l’excédent de 40 millions. Elle usa si bien de cette délégation sur ces caisses, que, le 3 nivôse an V (23 décembre 1796), elle avait touché plus de 69 millions et demi au lieu des 40 millions convenus. Ce n’était pas mal ; cela ne lui suffit pas. Sans avoir rien versé de nouveau, en vertu d’une convention — sur le mode de conclusion de laquelle je reviendrai — signée, le 5 nivôse (25 décembre 1796), avec Declerck, Desretz et Savalette, elle se faisait autoriser, sous prétexte d’« accélérer l’exécution » d’un traité dont elle venait d’excéder les clauses à son profit, à prendre pendant quarante jours les mandats existant en caisse dans 40 autres départements ; et elle allait ainsi récolter « plus de 600 millions mandats qui, au cours de la date de ses récépissés, valaient plus de 9 millions, après les avoir vendus vraisemblablement plus avantageusement », alors que « le Trésor public ne recevait pas 7 millions de la compagnie » (Conseil des Cinq Cents, séance du 26 floréal an V-15 mai 1797). Déjà, dans la séance du 18 germinal précédent (7 avril 1797), Camus avait dit, dans un rapport sur ce scandale : « Il est évident que la République a perdu 2 600 000 francs, tandis que les personnes avec lesquelles elle a traité n’ont pas pu gagner moins de 2 700 000 fr. (et ont pu gagner beaucoup davantage) en quatre mois de temps, sans courir le plus léger risque ». Dans la séance du 26 floréal (15 mai 1797), un autre fait était cité par Camus : la Trésorerie nationale devait une somme de 750 000 livres à divers créanciers ; elle s’entendit avec la compagnie Dijon qui s’engagea à acquitter cette dette à l’échéance ; ce jour-là, au lieu de livrer les fonds, la compagnie offrit des traites à 90 jours ; plusieurs créanciers acceptèrent et, quelques instants après, une autre compagnie, qui n’était que la compagnie Dijon sous un autre nom, payait immédiatement les traites avec 40 % de rabais (Defermon, même séance).

Je ne puis énumérer toutes les opérations de ce genre scandaleusement fructueuses, toutes les « escroqueries » — comme il fut dit au Conseil des Anciens, le 11 vendémiaire an VI (2 octobre 1797) — des sieurs Hainguerlot, Saint-Didier et autres ; mais je signalerai que le rapport fait par Montpellier (de l’Aude) aux Cinq-Cents, le 24 messidor an VII (12 juillet 1799), et surtout celui de Housset, fait le 12 thermidor suivant (30 juillet), qui dénonce « l’existence d’une corporation de voleurs publics », contiennent une foule de faits de dilapidations de toute espèce. S’il est, à ce propos, parfaitement juste d’incriminer le Directoire et, en particulier, Barras, il y avait d’autres grands coupables ; c’étaient les commissaires mêmes de la Trésorerie, que la Constitution (chap. x) chargeait de la surveillance des recettes et des dépenses ; j’ai déjà eu l’occasion, à propos de la tentative de Hoche en Irlande (chap. xvi § 1er), d’indiquer l’odieuse conduite de ces fonctionnaires. Les cinq réactionnaires qui avaient réussi à se faire élire à ce poste par le Corps législatif et qui étaient alors les nommés Gombault, Desrets, Declerck, Lemonnier et Savalette, avaient conclu, le 5 nivôse an V (25 décembre 1796), avec la compagnie Dijon, sans la participation ni de la commission de surveillance de la Trésorerie, ni du Directoire, la convention à laquelle je faisais allusion tout à l’heure, convention qui, tenue d’abord secrète tellement elle était désastreuse pour l’État, autorisa le général Antoine Marbot, le 14 brumaire an VI (4 novembre 1797), à les accuser devant le Conseil des Anciens de « malversations », en regrettant que leurs fonctions ne fussent pas confiées à de francs républicains. Voici, en outre, un fait qui, à tous les points de vue, témoigne contre la Trésorerie, coupable ou d’une négligence inexcusable ou de complicité. Le 10 fructidor an V (27 août 1797), le général Jourdan disait aux Cinq-Cents : « Pendant deux ans, j’ai commandé 150 000 hommes ; eh bien ! je n’ai jamais reçu plus de 10 000 rations par jour. J’étais forcé de procurer le reste à l’armée sur le pays où elle vivait, et cependant, la Trésorerie a constamment payé les 150 000 rations. Entre les mains de qui, passaient-elles ? entre les mains des sangsues publiques, des vampires qui dévorent la substance du peuple et dont les fortunes excessives et le luxe scandaleux attestent l’infamie ». Près d’un an après, le 19 thermidor an VI (6 août 1798), un autre député, Chabert, s’écriait : « Le quartier général des fripons est dans les bureaux de la Trésorerie ». D’autre part, d’après J.-M. Savary, les auteurs du coup d’État du 18 brumaire devaient être « puissamment secondés par les manœuvres de la Trésorerie » (Mon examen de conscience sur le 18 brumaire, p. 42).

Les commissaires de la Trésorerie sont des réactionnaires ; que sont les éminents capitalistes que nous venons de voir à l’œuvre ? Un petit volume de l’an VI, l'Histoire curieuse et véritable des enrichis de la Révolution, nous répond que tous ces individus « maudissent le gouvernement aux dépens duquel ils se sont gorgés de richesses » ; il nous dépeint celui-ci « assez payé pour être patriote » (p. 22) et qui est royaliste, celui-là entretenant « des intelligences avec les conspirateurs royaux » (p. 23), un troisième ayant « volé plus d’un million à favoriser les traîtres et les ennemis de la République » (p. 24). On conçoit combien tous ces spéculateurs de haut vol qui, d’après un autre témoignage, celui de Joubert (de l’Hérault), à la séance des Cinq-Cents du 19 thermidor an VI (6 août 1798), affichaient « le luxe le plus effréné et l’esprit le plus contre-révolutionnaire », tenaient à la guerre, source pour eux de tant de profits. Quant à ceux qui couraient tous les risques de la guerre, nous allons voir ce qui fut fait en leur faveur.

Une loi du 21 février 1793 (art. 5) avait affecté les biens des émigrés, jusqu’à concurrence de 400 millions, au payement des pensions et gratifications dues aux militaires ; le 27 juin 1793, la Convention portait à 600 millions « les récompenses territoriales » réservées sur les biens des émigrés. La loi du 5 nivôse an II (25 décembre 1793), qui ordonnait le prompt jugement des officiers prévenus de complicité avec Dumouriez et Custine, disait (art. 3) : « Les secours et récompenses accordés par les décrets précédents aux défenseurs de la patrie blessés en combattant pour elle, ou à leurs veuves et à leurs enfants, sont augmentés d’un tiers ». Cela faisait donc 800 millions. Un rapport d’Eschasseriaux aîné, fait au Conseil des Cinq-Cents le 22 brumaire an IV (13 novembre 1795), mentionnait (Moniteur du 3 frimaire-24 novembre) « le milliard destiné pour les défenseurs de la patrie ». Crassous reparlait de ce « milliard » dans la séance du 4 frimaire (25 novembre) et, le lendemain, le Conseil des Cinq-Cents votait qu’un milliard, valeur métallique, serait distrait de la masse des biens nationaux, pour être, sous forme de cédules hypothécaires, distribué aux défenseurs de la patrie. Seulement, le 14 frimaire, (5 décembre), le Conseil des Anciens rejetait cette résolution. Cependant, comme Jourdan devait le constater le 28 frimaire an VI (18 décembre 1797), dans le rapport dont il sera question plus bas, « le sentiment plus puissant que la loi n’a pu s’arrêter là ; il a plus d’une fois à cette tribune proclamé un milliard », et ce chiffre fut sanctionné par la loi du 28 ventôse an IV (18 mars 1796) sur les mandats territoriaux, cette loi décidant (art, 17) que « la commission présentera sans délai le mode d’exécution de la loi qui réserve un milliard aux défenseurs de la patrie ».

Ces dispositions légales étaient particulièrement chères à une partie de la population (voir chap. iii et xii). Aussi, de loin en loin, un député rappelait la promesse faite, demandait que la commission chargée de rédiger un projet pour sa réalisation déposât à brève échéance son rapport, la majorité approuvait et la commission ne bougeait pas. Le 9 brumaire an V (30 octobre 1796), Dubois (des Vosges) rappelait le dernier vote : « Vous avez promis un milliard aux défenseurs de la patrie, vous tiendrez vos engagements », et Lecointe ajoutait ; « Ce n’est point un milliard en écus que vous avez promis à nos braves défenseurs. Vous avez promis de leur distribuer des terres pour une valeur égale à celle d’un milliard. Une commission est chargée d’un travail à ce sujet. Je demande qu’elle le présente incessamment, je sais qu’il est très avancé ». Le 13 nivôse an V (2 janvier 1797), Dubois-Crancé réclamait : on l’adjoignait à la commission. Le 4 fructidor suivant (21 août 1797), réclamation de Bentabole ; il constatait que les biens des émigrés mis en réserve avaient été rendus à leurs parents, mais que la promesse faite aux défenseurs de la patrie n’en devait pas moins être tenue.

Enfin, le 28 frimaire an VI (18 décembre 1797), Jourdan présentait aux Cinq-Cents le rapport si longtemps attendu. La commission substituait au partage de terres, primitivement prévu, une pension viagère qui serait servie à dater du premier jour de la paix générale ; cette pension, dont le montant devait être tout d’abord fixé à raison du nombre des années de campagne, sans distinction de grade, augmentait tous les ans par la distribution de la part des décédés aux survivants, jusqu’au maximum de 1 500 fr. pour chacun ; elle ne pouvait être ni cédée, ni saisie. Après un nouvel ajournement, cette proposition, votée par les Cinq-Cents le 4 pluviôse (23 janvier), était, sur le rapport d’Antoine Marbot, approuvée par les Anciens le 1er ventôse an VI (19 février 1798). Il est évident que, malgré toutes les explications justificatives des deux rapporteurs, la loi votée était une atténuation de la promesse faite ; si encore elle avait été appliquée !

Pour l’appliquer, on devait commencer par établir la liste des bénéficiaires. Or, de nombreuses municipalités composées de ces modérés toujours empressés à servir les partis cléricaux, avaient depuis longtemps usé d’un procédé commode pour permettre à des émigrés de rentrer et d’obtenir sans

ce que j’étais --- ce que je suis --- ce que je devrais être.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


difficulté leur radiation des listes d’émigration : elles inscrivaient frauduleusement leurs noms sur les listes d’enrôlements volontaires ou d’inscription militaire. Gay-Vernon signalait à la tribune des Cinq-Cents, le 11 vendémiaire an VI (2 octobre 1797), des faits prouvant que « ce beau titre de défenseur de la patrie, le titre de soldat français… est usurpé par la lie, oui, la lie de l’Europe, par les émigrés ». Le 6 floréal (25 avril 1798), il revenait à la charge et dénonçait « l’impudente audace des émigrés qui, après avoir trahi et ensanglanté leur pays, avaient trouvé le secret, pendant l’exécrable réaction, de se faire inscrire sur les registres de contrôle des bataillons, et de faire substituer leurs noms infâmes aux noms glorieux des héros morts pour la patrie. Cette manœuvre souleva votre indignation et excita le zèle du Directoire. Il donna des ordres… Malgré la vigilance du gouvernement, des individus notoirement émigrés se servent encore avec succès du même moyen ».

Par ce procédé, on contribuait en premier lieu à restituer leurs droits à des traîtres venant continuer en France l’œuvre de trahison entamée à l’étranger ; en second lieu, à discréditer les listes d’émigration en ajoutant à des erreurs réelles à peu près inévitables, mais faciles à vérifier et à corriger, un nombre considérable d’erreurs apparentes dont elles s’ingéniaient à empêcher le contrôle ; en troisième lieu, à exciter l’indignation publique contre les patriotes apparaissant coupables d’avoir inscrit sur les listes d’émigration ces honnêtes gens que des faux, l’arme de prédilection du cléricalisme et de ses alliés, avaient transformés, de stipendiés de l’Angleterre et de l’Autriche, en défenseurs de la patrie. L’espèce de ces modérément républicains, toujours complices des ennemis de la République, n’est malheureusement pas éteinte ; aujourd’hui comme alors, la plupart d’entre eux sont prêts à toutes les infamies pour quelques basses satisfactions d’intérêt personnel.

De la sorte, les rôles furent sciemment renversés : le royaliste traître devint la victime et le patriote l’imposteur. La situation embrouillée à dessein, la divulgation de confusions involontaires ou préméditées, servirent de prétexte pour retarder la répartition à établir d’après la loi du 1er ventôse an VI qui, malgré tout, avait éveillé de grands espoirs parmi les intéressés. Après plus d’un an, un arrêté du Directoire du 3 floréal an VII (22 avril 1799) décida que des agents spéciaux seraient chargés de surveiller et d’activer « la confection des habits et effets d’équipement », dont la distribution avait été décidée précédemment pour leur faire prendre patience, et, au mois de thermidor (juillet), des affiches invitèrent les défenseurs de la patrie à aller chercher au ministère de la guerre ce qu’on daignait leur offrir. Or, comme l’avait dit Duplantier, le 2 fructidor an VI (19 août 1798), au Conseil des Cinq-Cents, la bureaucratie était « devenue, pour ainsi dire, un pouvoir qui brave souvent l’autorité suprême du gouvernement » ; aussi ces citoyens, coupables d’avoir vaillamment accompli leur devoir, furent-ils traités avec mépris par les réactionnaires embusqués dans les bureaux, à l’affût des pots-de-vin qui les rendaient complaisants pour les fournisseurs escrocs.

Leur attitude fut si odieuse que Bernadotte, alors ministre de la guerre, dut, sur une plainte formulée le 1er thermidor (19 juillet) par la société de patriotes siégeant à la salle du Manège (chap. xxi), intervenir ; dans une lettre (Moniteur du 8 thermidor an VII-26 juillet 1799) adressée aux chefs de division de son département, il disait : « Vous voudrez bien sur-le-champ rechercher les auteurs de ces traitements indignes et me les faire connaître aussitôt… La République n’entend point prodiguer les aisances de la fortune à ceux qui se montrent aussi dénaturés ». Un arrêté du 25 thermidor (12 août), en attendant « la jouissance de la pension », accorda aux veuves et aux enfants des défenseurs de la patrie un secours mensuel provisoire de 5 fr. pour les veuves de soldats ou sous-officiers, de 10 fr. pour les veuves d’officiers et de 25 fr. pour les veuves de généraux. Ce fut là tout ce que reçurent les défenseurs de la patrie et leurs familles. Le Directoire qui, par suite de ses embarras financiers, avait intentionnellement traîné les choses en longueur, était renversé trois mois après et, à partir du 18 brumaire, il ne fut plus parlé de ce qui leur avait été promis.

L’augmentation des impôts dont il a été question dans le chapitre précédent ne parvint pas à suffire aux dépenses ; comment n’y aurait-il pas eu déficit avec les procédés du gouvernement et de ses agents ? Le gouvernement entamait les diverses ressources par anticipation ; avec son système de délégations sur les revenus arriérés, présents ou futurs, les impôts qui rentraient n’étaient que partiellement touchés par lui, et toutes les prévisions budgétaires se trouvaient en défaut. Dans les derniers jours de fructidor an IV (septembre 1796), les produits de coupes de bois sont cédés à la compagnie Rousseau, chargée de l’entreprise générale des fourrages de l’armée de Rhin-et-Moselle, à Collot, Caillard et Cie, « munitionnaires généraux des vivres-viandes des armées des Alpes et d’Italie », à Gouvy pour des fournitures de viandes salées à l’armée des côtes de l’Océan, et à d’autres encore. Dans ces traités on rencontre la formule suivante (Archives nationales, A F* iii 183) : « jusqu’à concurrence d’une somme de 150 000 fr. ou environ », « jusqu’à concurrence de 600 000 fr. effectifs ou environ », qui en dit long à elle seule sur la tolérance du gouvernement à l’égard des spéculateurs, surtout lorsqu’on songe que ceux-ci n’avaient souvent fourni que pour la moitié ou même le tiers de la somme qu’on leur attribuait.

Le 11 frimaire an V (1er décembre 1796), le Directoire approuve un traité qui cède à Gobert, Lanoue, Barillon et Cie, entrepreneurs généraux des fourrages de l’armée du Nord, « le produit des coupes ordinaires de bois qui seront adjugées » dans douze départements ; s’ils se rendent eux-mêmes adjudicataires, ils pourront donner leurs ordonnances en payement ; total : zéro pour le Trésor. J’ai mentionné précédemment, comme moyen de se procurer du numéraire, la cession à la compagnie Ragueneau, le 13 frimaire (3 décembre), du produit de la vente des coupes de bois, en l’an V, dans dix-sept départements. Au début de l’an VI, le 29 vendémiaire (20 octobre 1797), le produit des coupes de bois ordinaires de l’an VI dans seize départements est délégué, jusqu’à concurrence de 4 millions 800 000 fr., à l’entreprise des transports, pendant cette même année, de l’artillerie de l’armée d’Allemagne ; le 27 frimaire (17 décembre 1797), une cession semblable était consentie pour neuf départements. La même opération fut faite d’une manière encore plus complète pour l’an VII, au bénéfice, le 1er brumaire (22 octobre 1798) de la compagnie Thierry, le 27 brumaire (17 novembre) de Blanchard aîné, le 19 frimaire (9 décembre) de la compagnie Moïse Mayer (Archives nationales, A F* iii, 183 et 186).

En sus d’une cession de coupes de bois, Woutters, Delannoy et Cie, « munitionnaires des vivres-viandes des armées du Nord et de Sambre-et-Meuse », obtenaient, par traité ratifié le 3 frimaire an V (23 novembre 1796), une délégation sur les recettes du receveur des domaines de la République française en Hollande. Le 7 prairial an VI (26 mai 1798), Delamarre, commissaire pour les approvisionnements de la marine à Copenhague, était autorisé à toucher et à garder, jusqu’à concurrence de 600 000 fr., en payement de fournitures, ce qui pourrait être dû à la République dans le Nord. On ne se contentait pas d’agir ainsi pour les coupes de bois et pour diverses recettes spéciales, nous allons voir qu’on agissait de même pour les contributions (Idem).

Par traité du 27 brumaire an VII (17 novembre 1798), Carrié et Bezard, banquiers à Paris, recevaient une délégation sur le produit des contributions arriérées de l’an V et de l’an VI. Le 27 ventôse an VII (17 mars 1799), traité avec Martigny s’obligeant à verser 12 millions, dont 8 en valeurs disponibles et 4 en ordonnances de l’an V qui, certainement, ne coûtaient cher qu’au Trésor ; en revanche, « tout ce qui reste à recouvrer sur les contributions directes de l’an V et années antérieures demeure affecté au remboursement de cette somme ; le déficit, s’il y en a, sera rapporté subsidiairement sur les contributions de l’an VI et enfin sur celles de l’an VII ». La contribution foncière de l’an VII dans un département avait été, le 7 pluviôse an VII (26 janvier 1799), déléguée à Félix, entrepreneur de la manufacture d’armes de Maubeuge, jusqu’à concurrence de 1 million 800 000 fr. Une délégation de 6 millions sur la contribution de l’an VII fut donnée, le 25 prairial an VII (13 juin 1799), à la compagnie Rochefort. D’autres traités de ce genre profitèrent à Fulchiron et Cie, J. Récamier, Geyler, Jordan et Cie, Doyen, Durieux et Cie, Dallarde et Cie, Germain, Ch. Davillier, Hamelin (Idem, A F* iii, 186 et 190), enfin, et je ne signale que les principaux, à Ouvrard dont, sous Louis XVIII, le comte de Rochechouart épousa l’argent et la fille. C’est Ouvrard qui, au début du Directoire, répondait « sérieusement » à Barras invoquant le patriotisme : « Cela n’est pas dans le cahier des charges » (Histoire secrète du Directoire, de Fabre (de l’Aude), t. 1er, p. 113) ; il était, du reste, loin de se montrer, pour le cahier des charges, aussi respectueux que ce mot paraîtrait l’indiquer, « calculant combien de soldats devaient mourir de faim pour que certains marchés lui rapportassent un gros gain, avec autant de sang-froid que s’il se fût agi de l’achat d’une terre » (Idem, t. II, p. 36).

Quarante ans plus tard, en 1838, Bûchez et Roux, qui avaient recueilli les témoignages des contemporains de ces gens, écrivaient dans leur Histoire parlementaire de la Révolution (t. XXXVIII, p. 17) : « Ces hommes apportèrent dans l’usage de leurs richesses le caractère même qui les leur avait fait

Bal de l’Opéra.
(D’après une estampe de Bosiu, Bibliothèque Nationale.)


acquérir. Ils furent sans moralité et sans pudeur, tellement sales, tellement grossiers, que le nom de la période où ils ont brillé a été sans pareil dans l’histoire moderne. L’orgie fut à l’ordre du jour parmi ces gens ; ils prirent de l’ancien régime tout ce qu’il avait eu de ridicule ou de corrompu, et ils y ajoutèrent ; ils remirent à la mode, outre le parler des anciens marquis, les bals, les mascarades, les jours gras et jusqu’à la promenade de Longchamp. Les femmes, qui imitent toujours et qui exagèrent tout, furent sans pudeur comme eux ». On lit dans le rapport du Bureau central de Paris du 24 pluviôse an VII (12 février 1799) : « certaines feuilles dégénèrent depuis quelque temps en véritables entremetteuses », et dans celui du 2 ventôse (20 février) : « on est forcé de remarquer que les demandes et annonces les plus immorales deviennent de jour en jour plus fréquentes dans les affiches » (Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, t. V, p. 375 et 391).

À côté de ceux qui volaient le pays, il y avait ceux qui volaient les particuliers. Les « agences d’affaires » pullulaient et usaient de la réclame dans les journaux pour augmenter le nombre de leurs dupes. La plus connue de ces agences fut celle que fonda un certain Gaston Rosnay sous le titre ce « Gymnase de bienfaisance ». Il avait un journal le Journal du Gymnase de bienfaisance, où il déclarait mettre « l’opulence à portée de tout le monde » (n° 13 du 1er thermidor an IV-19 juillet 1796). Au temps des assignats, il avait créé des actions de 800 livres qui devaient rapporter à leurs propriétaires, dits « coopérateurs », de 2 400 à 18 800 livres. Son but était l’exploitation des gogos par l’annonce de découvertes étonnantes qui ne reposaient que sur son idée très arrêtée de remplir ses poches ; une de ces découvertes, chimérique alors, malgré la construction, en 1770, de la voiture à vapeur de Cugnot, qui est au Conservatoire des Arts-et-Métiers, était tout simplement la voiture automobile « sans coursier ni sans guide » (idem) ; il recommandait, en outre, des poêles en « carton préparé et rendu incombustible » (idem). Après la chute des assignats, Rosnay avait émis de nouvelles actions en numéraire dont les porteurs le poursuivirent en brumaire an V (novembre 1796). Prévenu d’escroquerie, il s’en tira, le 17 nivôse an V (6 janvier 1797), avec 50 fr. d’amende, dix jours de prison et la fermeture du « Gymnase ». C’était pour rien.

Quant aux agents du gouvernement, le commissaire du gouvernement auprès de l’armée d’Italie avant Saliceti, Ritter, écrivait à Le Tourneur, le 4 nivôse an IV (25 décembre 1795), à propos des « administrations de l’armée » : « Toutes les administrations sont composées, en majeure partie, de lâches déserteurs du drapeau de la République et de jeunes gens de la réquisition… Le luxe que ces messieurs étalent est scandaleux. Il dépose irréfragablement de leur friponnerie » (Gachot, La première campagne d’Italie, 1795 à 1798, p. 48). Vers la même époque, un lieutenant de la 20e demi-brigade écrivait au Directoire pour signaler l’esprit antirépublicain et le luxe impudent des « magasiniers, vivriers, inspecteurs, commissaires des guerres, etc. » (G. Fabry, Histoire de l’armée d’Italie 1795-1796, t. II, p. 244). Voici ce que relatait le rapport de police du 28 pluviôse an V (16 février 1797) : « Un seul fait d’administration publique était agité parmi quelques citoyens qui ont paru en parler avec connaissance de cause : c’est l’infidélité des préposés à la fourniture des fourrages dans leur manutention ; on affirmait que les bottes de foin et de paille qui devaient être livrées au compte du gouvernement du poids de 10 livres, n’en comportaient jamais que de 6 à 7, en sorte que le bénéfice des préposés ou de leurs agents secondaires devait être considérable ». Dans un discours déjà cité, Duplantier disait, le 2 fructidor an VI (19 août 1798), au Conseil des Cinq-Cents : « On a vu la plupart de ceux qui doivent surveiller les entrepreneurs de fournitures de nos armées, associés avec eux, ou faire préférer par l’autorité publique ceux qui leur offraient la somme la plus considérable, quelque désavantageuse que fût l’entreprise aux intérêts de la République ». Une circulaire (26 brumaire an VII-16 novembre 1798) du ministre des Finances Ramel constatait que l’arriéré des contributions devait « être plutôt imputé au divertissement des deniers publics, à l’infidélité des percepteurs, à l’insouciance des préposés, à la torpeur des receveurs, qu’aux contribuables » (Moniteur du 8 frimaire-28 novembre). Pour les douanes, le gouvernement était le premier à favoriser des intérêts particuliers au détriment de certains autres et du Trésor public. À la tribune des Cinq-Cents, le 24 thermidor an V (11 août 1797), on dénonçait l’entrée par les ports de Rouen, le Havre et Dieppe, en franchise de tous droits, au profit d’une compagnie privée, de 3 600 quintaux d’étoffes de laine anglaises. On prétexta, sans preuves d’ailleurs, que c’était pour habiller nos soldats ; était-ce une raison « d’exempter une compagnie de payer les droits ?… Il arriverait de ce privilège que nos manufactures ne pourraient soutenir la concurrence avec cette compagnie ». Les employés faisaient des remises comme le gouvernement. Voici ce qui était dit, le 12 prairial an VI (31 mai 1798), à la séance des Cinq-Cents : « Toutes les fois qu’un négociant, soit républicain, soit étranger, veut faire venir ou expédier des marchandises en France, il trouve à la frontière deux hommes ; le premier, le receveur de la douane, qui lui dit : vous me donnerez 50 % de vos marchandises pour les laisser entrer ; et l’autre, qui est l’entrepreneur de la contrebande, qui lui dit : moi, je ne demande que 10 % pour les introduire, en vous répondant de leur valeur… Il est certain d’introduire 95 convois sur 100 ».

Nous avons vu tout à l’heure comment agissaient les officiers d’artillerie chargés de la surveillance à Saint-Étienne. Nos divers agents écrivaient d’Italie (Sciout, Le Directoire, t. IV) : « rien n’est comparable aux abus qui naissent des franchises illimitées que s’arroge tout individu qui tient à l’armée » (p. 20, note) ; ces abus venaient « de la part des chefs et des chefs spécialement » (p. 28) ; l’état-major ayant conclu un marché important, « 250 000 livres ont été distribuées par les entrepreneurs pour témoignage de leur reconnaissance » (p. 20) ; « la corruption est si grande dans cette armée qu’on voit des généraux vous proposer de faire payer des ordonnances d’arriéré parce qu’ils en auront la moitié » (p. 23). « Plusieurs officiers supérieurs avaient des intérêts considérables dans cette compagnie » Bodin (Ernouf, Nouvelles études sur la Révolution française, année 1799, p. 14, note), surtout préoccupée, nous l’avons vu plus haut, de fabriquer des pièces comptables. Le général Foissac-Latour, qui commandait le camp de Grenelle lors du massacre des patriotes (chap. xiii) en fructidor an IV (septembre 1796), commandant de la place de Mantoue où il devait capituler (chap. xix), en thermidor an VII (juillet 1799), lorsqu’il aurait pu encore tenir, « s’était permis d’affermer à son profit la pêche du lac » (Idem, p. 11). Dans les Mémoires de La Revellière, nous voyons dénoncer, dans l’État romain, « le despotisme, le brigandage et l’effronterie des états-majors et des fournisseurs » (t. II, p. 324) ; ailleurs ces dernier « ont donné de force, pour être payés, 25 % au général Bélair, 4 à son état-major, 11 au préposé du payeur général de l’armée de Naples à Ancône » (Idem, t. III, p. 355) ; et une lettre de Daunou signale (t. III, p. 395) « les officiers supérieurs » dont on a dû arrêter « les extorsions ». Une citation faite par Ernouf (ouvrage cité plus haut, p. 15) confirme que « les malédictions publiques poursuivaient sur leurs chars brillants et jusque dans leurs palais tous les chefs principaux, militaires ou civils, et, pour parler le langage populaire, tous les hommes à broderie, fléaux tout à la fois de l’Italie et de l’armée française ».

Nous lisons dans les rapports publiés par M. Rocquain (État de la France au 18 brumaire) que « les subalternes bien instruits que leurs supérieurs puisent dans le Trésor public, leur font la loi pour avoir part au butin » (p. 81, rapport de Barbé-Marbois), et que, dans les administrations civiles comme dans les administrations militaires visées par la citation précédente, « les comptables les moins en règle ont le plus grand nombre d’amis, sont gens de bonne compagnie et ont une bonne maison » (p. 88) ; « il y a des percepteurs de Paris… qui sont en exercice depuis 1786 » (p. 230, rapport du général Lacuée), ils ont accumulé les irrégularités et les désordres (p. 231) et ceux d’origine plus récente les ont imités. On fera difficilement passer pour des révolutionnaires les gens que le royaliste Barbé-Marbois jugeait « de bonne compagnie », ou qui étaient en fonction « depuis 1786 ».

Que touchait l’État dans ces conditions ? D’après « le compte rendu de Ramel pour l’an VI » (Stourm, Les finances de l’ancien régime et de la Révolution, t. II, p. 435), on s’était trouvé, pour le recouvrement des impôts directs, en face d’un retard de 198 millions sur les années antérieures à l’an V, de 266 millions sur l’an V et de 324 millions sur l’an VI, total 789 millions de retard. Sur ces arriérés, on avait pu recouvrer, en l’an VI, 515 millions dont 276 furent payés en papiers sans valeur. Les crédits ouverts aux différents ministères pendant l’an VI montèrent à 612 956 196 livres, sur lesquelles 401 442 390 seulement purent être payées, soit 211 millions au bas mot en moins ; mais Ramel ajoutait qu’il ne pourrait assurer que cette somme fût suffisante pour acquitter toutes les dépenses de l’exercice. Dans une pareille situation, il était impossible de s’occuper de l’équilibre des recettes et des dépenses ; l’État vivotait au jour le jour. Les dépenses de l’exercice de l’an VII étaient fixées (Ganilh, Essai politique sur le revenu public, t. II, p. 173) à 600 300 060 francs ; mais les recettes prévues étaient loin d’atteindre ce chiffre et les crédits ouverts montaient bientôt à 740 936 537 fr. ; il y avait donc en perspective une augmentation considérable du déficit. Pour essayer d’atténuer celui-ci, on avait eu recours à de nouveaux impôts ; comme cela a déjà été mentionné dans le § 1er du chapitre xi, c’est de cette époque que datent la contribution des portes et fenêtres (loi du 4 frimaire an VII-24 novembre 1798), le rétablissement de l’octroi à Paris (loi du 27 vendémiaire an VII-18 octobre 1798) et dans d’autres villes (loi du 11 frimaire an VII-1er décembre 1798) ; une loi du 22 brumaire an VII (12 novembre 1798) ajouta au droit d’entrée sur le tabac un droit de fabrication.

Par une loi du 3 nivôse an VII (23 décembre 1798) fut prescrite sur tous les salaires, traitements et remises de « tous fonctionnaires publics, employés, commis et autres salariés des deniers publics », une retenue d’un vingtième (cinq centimes par franc). Il est vrai que l’impôt sur le sel dont les Cinq-Cents votèrent le rétablissement les 17 et 24 pluviôse an VII (5 et 12 février 1799), fut repoussé le 4 ventôse (22 février) par les Anciens. Mais la contribution des portes et fenêtres, établie depuis trois mois et demi, fut doublée par une loi du 18 ventôse an VII (8 mars 1799) et quadruplée par une loi du 6 prairial (25 mai 1799). À cette même date, par suite des complications extérieures dont il sera question dans le chapitre suivant, trois autres lois augmentèrent divers impôts « à titre de subvention extraordinaire de guerre » : d’un décime par franc, autrement dit du dixième pour chaque contribuable, 1° le principal de la cote foncière, 2° les droits de timbre, d’enregistrement, d’hypothèque, de voitures publiques, de garantie sur les matières d’or et d’argent, de douane, 3° le principal de la cote personnelle ; de 0 fr. 50 par franc le principal des cotes mobilières jusqu’à 25 francs, de 0 fr. 75 par franc celles de 25 à 50 fr., et d’un franc par franc les cotes au-dessus de 50 fr. ; les taxes somptuaires progressives sur les domestiques au-dessous de 60 ans attachés à la personne ou au ménage, sur les chevaux, mulets et voitures de luxe, furent doublées.

L’affectation, faite par l’art. 110 de la loi du 9 vendémiaire an VI-30 septembre 1797 (chap. xvii § 2), de certaines recettes au payement des rentes, était restée sans effet et n’avait pu, dès lors, remédier à la situation fâcheuse des rentiers ; aussi la loi du 28 vendémiaire an VII (19 octobre 1798) essaya-t-elle de procéder par voie de délégations ; son article 2 décida qu’à compter du 1er vendémiaire an VII (22 septembre 1798) les intérêts de la dette publique seraient « acquittés avec des bons au porteur, ou délégations applicables tant aux contributions directes qu’aux patentes, quel qu’en soit le porteur ; sont exceptés toutefois les sous additionnels applicables aux dépenses administratives ». La loi du 22 floréal an VII (11 mai 1799) confirma cette façon de procéder. Ces nouveaux bons perdirent au moins un quart de leur valeur et ne parvinrent guère à améliorer le sort des rentiers.

Pour obvier à l’insuffisance des recettes, pour faire de l’argent, on eut recours aussi à la vente des biens nationaux. Après avoir songé un instant à suspendre cette vente jusqu’au 1er nivôse suivant (21 décembre 1798), sauf pour « les usines, les maisons et les bâtiments servant uniquement à l’habitation et non dépendants de fonds de terre » — un considérant de la loi du 29 fructidor an VI (15 septembre 1798), faite à cet effet, nous apprend qu’il restait « plus de 68 000 comptes à régler sur les ventes consommées antérieurement à la loi du 28 ventôse an IV, plus de 11 000 sur celles qui ont été consenties en exécution de cette dernière loi » — on s’était empressé de décider (loi du 26 vendémiaire an VII-17 octobre 1798) qu’il en serait vendu aux enchères une quantité suffisante pour fournir en numéraire 125 millions destinés à subvenir aux dépenses de l’armée et de la marine. J’ai résumé (chap vi fin, xii fin, xv première moitié, xvii § 2) les modes d’achat et de payement des biens nationaux suivant les époques. D’après la loi du 26 vendémiaire an VII, que je viens de citer, les formes à observer étaient celles prescrites par la loi du 16 brumaire an V (voir première moitié du chap. xv). La première mise à prix des biens ruraux devait être l’équivalent de huit fois le revenu annuel ; celle des maisons, bâtiments et usines non dépendants de fonds de terre, de six fois ce revenu évalué d’une façon générale d’après les prix de 1790. Cette loi distinguait, au point de vue du payement (à opérer entièrement en numéraire métallique) le montant de la première mise à prix et le montant de ce que les enchères ajoutaient à celle-ci. Pour le premier, on avait 18 mois : un douzième était payable dans les dix jours de l’adjudication, un autre douzième 3 mois après et le surplus, par deux douzièmes à la fois, de 3 mois en 3 mois. Pour le second, on avait de nouveau 18 mois : trois obligations qui avaient dû être souscrites dans les dix jours de l’adjudication, venaient à échéance de 6 mois en 6 mois, la première 6 mois après le payement des derniers deux douzièmes précédents, avec intérêts à 5 % par an. Quant à ceux qui, en exécution de la loi du 9 vendémiaire an VI (chap. xvii, § 2), avaient voulu utiliser les bons de remboursement des deux tiers de la dette publique, la loi du 27 brumaire an VII (17 novembre 1798) admit « les acquéreurs de domaines nationaux » qui n’avaient pas achevé de payer, à se libérer en numéraire à un taux allant de 1 fr. 90 à 2 francs par 100 francs dus en bons de remboursement des deux tiers ou en effets équivalents. Ces divers papiers étaient encore admis pendant cinquante jours après la publication de cette loi pour la partie du prix d’acquisition payable précédemment de cette manière ; passé ce délai, la totalité du montant des ventes était exigé en numéraire, un sixième dans les 3 premiers mois et avant l’entrée en possession, les cinq autres de 3 mois en 3 mois. Cependant (art. 8) pour les « usines, maisons et bâtiments servant uniquement à l’habitation et non dépendants de fonds de terre », le prix ne pouvait être payé qu’en bons de remboursement sur une mise à prix « de deux fois l’estimation en numéraire à vingt fois le revenu annuel ».

À propos des biens nationaux dont je n’aurai plus à parler, voici des chiffres résumant l’ensemble des opérations faites depuis le 17 mai 1790 jusqu’au 30 frimaire an IX (21 décembre 1800). Les ventes ont porté sur 1 052 899 articles (857 034 du 17 mai 1790 au 30 brumaire an IV-21 novembre 1795, 156 634 entre cette époque et le 23 vendémiaire an VII-14 octobre 1798, et 39 231 à partir de cette dernière date) et ont produit nominalement 16 milliards. Mais il ne faut pas oublier que la possibilité de s’acquitter avec des papiers avilis faisait monter le prix des adjudications à un chiffre nominal beaucoup plus élevé qu’il n’était en réalité. À quelle valeur réelle, à quelle valeur en or, cela a-t-il correspondu pour l’État, c’est ce qu’il serait très difficile d’évaluer exactement, étant donnée la diversité des papiers admis en payement et la diversité, suivant les époques, des taux de chacun d’eux : il faudrait examiner les ventes une à une. Après avoir cité les chiffres donnés plus haut et empruntés à l’ancien ministre des finances Ramel (Des finances de la République française, p. 38 à 46), M. Stourm, dans son ouvrage Les finances de l’ancien régime et de la Révolution, détaille ainsi « la vraie valeur des propriétés sur lesquelles la Révolution mit la main » : « 3 milliards pour les biens du clergé et de la Couronne », « 2 milliards et demi pour les biens des émigrés, des condamnés et de divers particuliers », 250 millions pour les objets mobiliers de toute origine et de toute nature, soit « un total de 5 milliards 750 millions » (t. II, p. 461 et 471).

Pour les ventes de Paris, les sommiers des Archives de la Seine n’indiquent pas toujours la profession des acquéreurs. Parmi les professions indiquées, j’ai relevé les suivantes : apothicaire, architecte, aubergiste, bijoutier, boucher, boulanger, brasseur, carreleur, charpentier, charron, cordonnier, couverturier, député, employé, entrepreneur de bâtiments, épicier, fabricant de chapeaux, fabricant de tabac, ferblantier, ferrailleur, fondeur, fripier, fruitier, fumiste, homme de loi, horloger, jardinier, joaillier, libraire, limonadier, maçon, marbrier, maréchal, marchand de bois, marchand de couvertures, marchand d’estampes, marchand de vins, mécanicien, médecin, menuisier, mercier, négociant, opticien, orfèvre, papetier, parfumeur, pâtissier, peintre, plombier, quincaillier, rentier, sculpteur, sellier, serrurier, tabletier, tailleur, tanneur, tapissier, toiseur, traiteur. Les professions qui semblent revenir plus souvent que les autres sont : marchand de vins, boulanger, architecte, entrepreneur de bâtiments, serrurier, menuisier. Un des menuisiers fut l’ami de Robespierre, Duplay, qui, locataire principal avant la Révolution pour le prix de 1 800 livres d’une maison appartenant aux Dames de la Conception et portant alors le n° 60 de la rue Saint-Honoré, — sur l’emplacement de laquelle se trouve aujourd’hui le n° 398 (Bulletin de la Société de l’histoire de Paris, 1899, p. 45, article de M. Ernest Coyecque) — l’acheta, le 22 prairial an IV (10 juin 1796), moyennant 32 888 francs. À son exemple, les acheteurs des bâtiments nationaux de Paris étaient souvent des locataires des maisons achetées. Un des architectes fut Vignon — à qui on devra plus tard l’église de la Madeleine ; il acheta, le 19 et le 23 ventôse an III (9 et 13 mars 1795), deux maisons de la rue du Jour pour 552 300 francs.

Parmi les capitalistes que j’ai eu l’occasion de nommer, j’aperçois, dans ma période, au nombre des acheteurs des bâtiments nationaux de Paris, Devinck (an IV), pour deux maisons rue Saint-Honoré ; Gobert (an IV), pour une maison rue de Provence ; Claude Périer (an V), pour deux maisons rue Saint-Honoré provenant des religieux feuillants ; Lanchère (an V), pour deux maisons rue Saint-Benoît et rue de l’Égout, aujourd’hui supprimée ; Rousseau qui, entre autres achats, fut, le 1er fructidor an V(18 août 1797), avec les nommés Morel, Lachaise et Gauthier, acquéreur, moyennant 180 100 francs, de l’abbaye de Cluny cédée ensuite par eux à Colin, notaire ; Cerfbeer (an V et an VI), pour trois maisons rue du Mont-Blanc (chaussée d’Antin), dont l’une moyennant 801 300 francs ; Musset (an VI), pour une maison rue des Bernardins. L’agent d’affaires plein d’imagination, Gaston Rosnay, dont il a été question plus haut, obtenait, le 3 vendémiaire an V (24 septembre 1796), pour 79 528 francs, une maison, dite hôtel de Toulouse, appartenant aux carmes déchaussés et servant aujourd’hui au conseil de guerre.

Comme députés, je vois notamment Laffon de Ladébat qui acheta, le 1er prairial an V (20 mai 1797), pour 273 400 francs, le couvent des Filles de la Providence, rue de l’Arbalète, et Le Coulteux (de Canteleu) acquéreur, le 1er fructidor an V (18 août 1797), pour 228 000 francs, d’une maison des carmes déchaussés, rue Cassette. Tous les rentiers n’étaient pas ruinés ; c’est un rentier, Gechter, qui acquit, le 1er brumaire an VI (22 octobre 1797), moyennant 1 650 700 francs, quatre lots du couvent des Grands-Augustins, dont l’église et du terrain avaient déjà été vendus le 13 ventôse an V (3 mars 1797). Si les médecins et employés des hôpitaux subissaient pour leurs appointements des retards considérables, cela n’empêchait pas un certain Momet, régisseur général des hôpitaux, d’acheter pour un million, rue du Regard, le 23 frimaire an VII (13 décembre 1798), une maison et deux jardins provenant des carmes déchaussés.

Voici quelques ventes concernant, soit des édifices connus, soit des terrains déjà mentionnés (chap. xi), à propos des travaux de voirie. Le 28 vendémiaire an V (19 octobre 1796) le couvent des sœurs de la Charité de Saint-Lazare, dites sœurs grises, était vendu 147 083 fr. à un nommé Serange, et plusieurs bâtiments dépendant de ce couvent étaient vendus un peu plus tard pour une somme à peu près égale ; l’église Saint-Paul, alors rue Saint-Paul, était vendue 43 200 fr., le 6 nivôse an V (26 décembre 1796), à Susse, marchand de bois ; le 1er ventôse an V (19 février 1797), l’hôtel des archevêques de Sens, rue du Figuier, était vendu 166 700 francs à un nommé Lepetit ; le 8 prairial an V (27 mai 1797), cinq maisons et partie du couvent des Blancs-Manteaux étaient vendues 125 200 fr. à Dubetier, qui en passait la moitié à Rousseau ; le 8 thermidor an V (26 juillet 1797) le couvent des carmélites était vendu 598 100 fr. à Denis, architecte ; le 21 thermidor an V (8 août 1797), un nommé Foreson achetait 1 041 000 fr. le couvent et l’église des carmes déchaussés, rue de Vaugirard, au coin de la rue Cassette, où est aujourd’hui l’Institut catholique ; le 14 vendémiaire an VI (5 octobre 1797), était vendu à la Compagnie de la Caisse des rentiers, pour 4 720 000 fr., le couvent des Filles-Dieu et dépendances ; le 9 ventôse an VI (27 février 1798), vente du

Hôtel de Cluny.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


couvent des ursulines en sept lots pour 3 606 600 fr. ; le 29 ventôse an VI (19 mars 1798), le palais de l’Élysée passait, moyennant 10 300 000 fr., entre les mains de Havyn, entrepreneur de divertissements publics, et de trois autres spéculateurs, Mangin, Bonalide et Laroche que Havyn devait rembourser par la suite ; si cette vente rapporta une valeur réelle de 300 000 fr. à l’État, ce fut tout ; un terrain dépendant du couvent des religieuses du Cherche-Midi avait été vendu, le 25 pluviôse an VI (13 février 1798), au nommé Larue-Sauviac, le couvent lui-même était vendu en deux lots, pour un total de 754 700 fr., le 6 germinal et le 29 prairial an VI (26 mars et 17 juin 1798), à un médecin, Albert ; l’église Saint-Louis-en-l’Île était, les 11 et 13 thermidor an VI (29 et 31 juillet 1798), adjugée à un certain Étienne Bouvet, qui la passait le 14 (1er août 1798) à Fontaine, homme de loi, pour 1 050 000 fr.

On procédait aussi par voie d’échange : ainsi une loi du 28 nivôse an VI (17 janvier 1798) accordait à une citoyenne Madeleine Jouvencel, veuve Gérard Sémonin, en échange de maisons sises à Versailles et estimées 292 499 fr. 17, le domaine national, ancien bien de la Couronne, appelé ferme de Velizy (Seine-et-Oise), estimé 262 357 fr. 60 ; un contrat conforme était passé par devant notaire le 23 floréal an VI (12 mai 1798) ; l’État avait à payer une soulte de 30 141 fr. 57. D’autre part, un arrêté du Directoire du 1er messidor an VII (19 juin 1799) approuvait l’échange de cette ferme de Velizy appartenant à la citoyenne Sémonin et estimée cette fois 292 499 fr. 17 — c’est-à-dire à sa valeur précédente plus la soulte due par l’État — contre six des lots de la division faite de l’enclos des Filles Saint-Thomas à Paris — sur l’emplacement duquel se trouvent aujourd’hui la Bourse, la place de la Bourse et, sauf au midi, presque toutes les maisons environnantes — lots estimés 302 763 fr. 64, d’où une soulte de 10 264 fr. 47 à payer cette fois à l’État ; la citoyenne Sémonin devait, en outre, souffrir sans indemnité le percement des deux rues Bonnier et Roberjot englobées depuis dans la place de la Bourse. Une autre loi du 23 fructidor an VII (9 septembre 1799) consacra un autre échange qu’avait décidé la Convention, le 7 brumaire an II (28 octobre 1793), en déclarant domaine national « la maison du Jeu de paume de Versailles où l’Assemblée constituante a prononcé le serment du 20 juin 1789 » : le Directoire était autorisé à céder aux anciens propriétaires pour une valeur de 73 500 fr. de biens nationaux.

Des noms d’acquéreurs reparaissent plusieurs fois ; en sus des cas d’achats multiples déjà cités, j’ai retenu à ce point de vue les nommés Bourson, Cheradame, Dubetier, Godard, Molard, Tinancourt. Parfois l’achat fait sous un nom est aussitôt inscrit au profit d’un autre ; parmi les bénéficiaires ayant acheté de la sorte, j’ai remarqué le nom du banquier Mallet. Si les acquéreurs des bâtiments nationaux de Paris me semblent cependant avoir été surtout des Parisiens de la petite et de la moyenne bourgeoisie, il y eut aussi des étrangers, des citoyens américains par exemple, et des provinciaux : l’église — l’église actuelle des Blancs-Manteaux — et une partie du couvent des Blancs-Manteaux, avec une maison ayant appartenu à ce couvent, furent achetées pour 72 000 fr., le 12 vendémiaire an V (3 octobre 1796), par un nommé Fesneau, demeurant à Saint-Didier (Haute-Loire).

Je noterai enfin qu’en vertu de la loi du 29 germinal an III (fin du chap. vi), il y eut à Paris un assez grand nombre de maisons acquises par voie de loterie. Ce fut, par exemple le tirage du 12 fructidor an III (29 août 1795), qui attribua la maison où était mort Turgot et que ses héritiers avaient vendue 160 000 livres au marquis d’Autichamp plus tard émigré — actuellement 108, rue de l’Université, elle allait jusqu’à la rue de Lille, n° 121 — à un négociant de Bruxelles, Goessens. Dans le même tirage, une maison contiguë — sur l’emplacement de laquelle a été bâti le n° 119 actuel de la rue de Lille — dite « hôtel La Fayette », fut gagnée par un négociant de New-York, William Rogers.

D’ailleurs, les restitutions d’immeubles parisiens nationalisés ont été nombreuses dès l’an III ; je signalerai l’arrêté du bureau du domaine du 19 ventôse (9 mars 1795) rendant plusieurs maisons au fils de l’émigré d’Aligre, ancien premier président du parlement de Paris et encore vivant à cette époque ; celui du 2 germinal (22 mars) rendant une maison de la rue des Bons-Enfants aux héritiers de Lavoisier — les héritiers d’autres anciens fermiers généraux obtinrent la même faveur ; celui du 6 messidor (24 juin) rendant une demi-douzaine de maisons au moins à la veuve d’Anisson-Dupéron, ancien directeur de l’imprimerie royale ; celui du 7 messidor (25 juin) rendant une maison de la rue Caumartin à la veuve Leclerc de Buffon, fils de l’illustre écrivain ; celui du 11 messidor (29 juin) rendant plusieurs maisons aux héritiers de Bochard de Saron, ancien premier président du parlement de Paris ; celui du 6 fructidor (23 août 1795) rendant plusieurs maisons également aux héritiers de Marbeuf, l’ancien gouverneur de la Corse mort avant la Révolution. Au nombre des restitutions opérées après l’an III, se trouve celle d’une maison, rue Basse-du-Rempart, — rue incorporée aujourd’hui au côté nord du boulevard de la Madeleine — à Necker par arrêté du 13 thermidor an VI (31 juillet 1798).

Dans ce qui fait aujourd’hui partie de Paris et qui était alors la banlieue, comme dans la banlieue actuelle, les terrains nationalisés furent mis en vente en lots très morcelés, représentant fréquemment moins de 1,000 mètres carrés. Ici encore c’est la petite bourgeoisie qui me paraît fournir la plupart des acquéreurs ; mais à côté de ses achats représentant, le plus souvent en plusieurs lots, moins de 35 ares chacun, on relève des achats à la fois plus rares et plus importants de la moyenne bourgeoisie ou même d’anciens nobles. Ainsi, pour les terrains de Montmartre provenant de la ci-devant fabrique, adjugés le 24 et le 29 fructidor an II (10 et 15 septembre 1794), il y a, dans le premier cas, 5 cultivateurs, 2 meuniers, 1 plâtrier, 1 épicier, 1 agent national, ne prenant guère à eux dix qu’une fois et demie ce que prit à lui seul un entrepreneur de bâtiments ; si deux des cultivateurs et un des meuniers précédents firent de nouvelles petites acquisitions, le 9 vendémiaire an III (30 septembre 1794), à Bains-sur-Seine (Saint-Ouen), le même entrepreneur acheta de nouveau à Franciade (Saint-Denis), le 13 pluviôse an III (1er février 1795), et à Aubervilliers le 6 prairial suivant (25 mai). À Auteuil, le 18 pluviôse et le 7 ventôse an III (6 et 25 février 1795), le duc Antoine César de Choiseul-Praslin faisait acheter par un homme de loi, près de la route de Versailles, 8 arpents et demi (un peu plus de 4 hectares en comptant l’arpent égal à 5 107 mètres carrés) provenant de l’abbaye de Sainte-Geneviève de Paris, pour 64 000 livres. Je ne me dissimule pas l’insuffisance de ces détails puisés aux sources mêmes et complètement omis jusqu’ici dans les histoires générales de la Révolution ; à mesure que se multiplieront les publications de documents sur le mouvement de la propriété en France à la fin du xviiie siècle, encore en si petit nombre, — et grâce à la résolution votée par la Chambre le 27 novembre 1903, sur l’initiative de Jaurès, on peut espérer que ces publications ne tarderont plus trop à être faites méthodiquement — les constatations d’ensemble deviendront plus précises.