Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/19-3

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Chapitre XIX-§2.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XIX-§3.

Chapitre XIX-§4.


§ 3. — Sur le continent. Premiers conflits.

Sur terre les choses n’allaient pas mieux que sur mer. Ce fut la cour de Naples qui recommença les hostilités ; elle s’était préparée en conséquence bien avant le désastre d’Aboukir : le 19 mai 1798, elle avait conclu avec l’Autriche à Vienne un traité d’alliance défensive suivi d’une augmentation de son armée ; le 11 juin, convention secrète avec l’Angleterre suivie d’une nouvelle augmentation. Le parti de la guerre immédiate, à la tête duquel étaient la reine et sa favorite Emma Hamilton, profita de la victoire navale d’Aboukir, puis de la présence du vainqueur à Naples avant et après la prise de l’île de Gozzo, pour triompher des dernières hésitations du roi, qu’avait rendu indécis la résolution de l’Autriche de ne pas encore entrer en campagne. Si la cour de Vienne se refusait pour l’instant à prendre l’offensive, elle voulut au moins contribuer à assurer le succès de l’armée napolitaine en mettant à la disposition de Ferdinand IV le général Mack. Avec les 60 000 hommes environ placés sous ses ordres, ce dernier prépara l’envahissement du territoire de la République romaine défendu effectivement par 19 000 Français. À la nouvelle des rassemblements que les Napolitains opéraient sur la frontière romaine, le Directoire, à la fin de vendémiaire (milieu d’octobre), sur le conseil de Joubert sous les ordres duquel il était à l’armée de Mayence, désigna pour le commandement de l’armée de Rome, reconstituée comme armée à part et qui allait devenir l’armée de Naples, Championnet, arrivé à Rome le 28 brumaire an VII (18 novembre 1798). Le 3 frimaire (23 novembre), l’État romain était envahi par les Napolitains qui, tout en déclarant n’en vouloir qu’aux sujets du pape insurgés contre leur souverain, ajoutaient que la résistance des Français serait considérée comme une déclaration de guerre. Macdonald, qui avait succédé à Rome à Gouvion Saint-Cyr (chap. xvi, § 2), avait appris avec mauvaise humeur la nomination de Championnet. On trouve dans la Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée la preuve de sa « susceptibilité jalouse », « des bruits calomnieux » lancés contre Championnet, de son « dépit » (février 1903, p. 336, 338, 354), de son « plan » pour le « supplanter » (Idem, avril 1903, p. 724) ; et dans « le procès pendant jusqu’aujourd’hui entre ces deux hommes » (Idem, p. 727), il me paraît que les torts ont été du côté de Macdonald. À l’actif de Championnet, je rappellerai son bel ordre du jour du 19 frimaire (9 décembre) : « Le général en chef… malgré les horreurs commises par les Napolitains envers nos prisonniers et nos blessés, arrête : art. 1er. — Tous les prisonniers napolitains seront traités avec toute l’humanité que l’on doit à un ennemi vaincu ou désarmé… » (Idem, p. 735).

Le 5 frimaire (25 novembre), ne laissant que 800 hommes dans le château Saint-Ange, il faisait évacuer Rome et se repliait sur Civita Castellana, petite place fortifiée au sud-est de Viterbe ; le 9 frimaire (29 novembre), Ferdinand IV entrait à Rome en triomphateur, les partisans de la République étaient outragés et emprisonnés, les restes de Duphot outragés et le pape invité à revenir « sur les ailes des chérubins » (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, février 1902, p. 320) ; mais la sainte horreur des pelles existait déjà et ce voyage sensationnel n’eut pas lieu. Les Napolitains avançaient sur cinq colonnes : celle de droite par Ascoli, Fermo, Macerata, Foligno ; celle de gauche par Fondi, Terracina, Velletri, Albano ; à côté de celle-ci, la colonne principale allait vers Rome par Frosinone ; entre cette dernière colonne et la colonne de droite, deux autres colonnes marchaient, l’une dans la direction d’Otricoli, situé sur la rive gauche du Tibre, un peu au-dessous du confluent de ce fleuve et de la Nera, l’autre vers Rieti et Terni. Le général Lemoine battait cette colonne à Terni le 7 frimaire (27 novembre). Le 8 (28 novembre), la colonne de droite était battue par les troupes du général Casabianca non loin de Fermo. Le 11 (1er décembre), c’était le tour de la colonne du centre, qui avait pris la direction d’Otricoli, et d’une brigade de la colonne de droite : Macdonald les délogeait de Magliano, position au sud d’Otricoli. Enfin, le 14 (4 décembre), Kellermann, près de Civita Castellana, au sud-ouest de Magliano, infligeait une défaite à une partie de la colonne de gauche et, le 19 (9 décembre), la brigade de la colonne de droite, que Macdonald avait battue le 11 (1er décembre), était obligée de se rendre. Cet échec décida Mack, qui projetait une attaque contre Terni avec la colonne principale, à rétrograder. Il commençait, le 22 (12 décembre), son mouvement de retraite et, le lendemain matin, il était à Albano ; le roi avait déjà filé furtivement de Rome et, d’une seule traite, il avait gagné Naples. Un détachement d’arrière-garde n’ayant atteint Rome que dans la nuit du 24 (14 décembre), dut se retirer vers Orbetello où, le 29 (19 décembre), après l’avoir battu, Kellermann lui permit de s’embarquer pour Naples ; son chef était le comte Roger de Damas, émigré français dont le patriotisme et le nationalisme consistaient à commander le feu contre des troupes françaises au profit d’un monarque étranger. De retour dans sa capitale, ce roi invita ses sujets à se battre pour lui, fit emballer pour plus de 60 millions de numéraire et d’objets précieux, s’installa, le 22 décembre, avec ses colis et sa cour sur les navires de Nelson et débarqua, le 26, à Palerme, laissant au prince Pignatelli le soin de le représenter à Naples.

Le 24 frimaire (14 décembre), les Français étaient rentrés à Rome et, allant bientôt de l’avant, ils obtenaient, le 11 nivôse (31 décembre 1798), la soumission de Gaëte. Mack avait concentré ses troupes sous les murs de Capoue ; Macdonald tenta maladroitement d’enlever cette ville, le 14 nivôse (3 janvier 1799), et échoua au moment où l’armée se trouvait par derrière, du côté, notamment, de Fondi, Itri et Sessa, en butte aux attaques des habitants des campagnes qui avaient entrepris une guerre de partisans sous l’action du fanatisme religieux et aussi, il faut le reconnaître, du sentiment louable de défense du sol natal contre des envahisseurs. Le développement de l’insurrection paysanne et l’inconvénient de n’avoir pu opérer sa liaison avec les troupes qui manœuvraient à l’est, où Pescara avait été occupée par elles le 4 nivôse (24 décembre), déterminèrent Championnet à accepter la proposition d’un armistice formulée, le 21 (10 janvier), au nom de Pignatelli ; cet armistice, signé le 22 (11 janvier), lui livra Capoue qu’il fit occuper le 25 (14 janvier), et lui promit le payement, dans le délai de quinze jours, d’une contribution de dix millions. À cette nouvelle, le 26 (15 janvier), les lazaroni, population paresseuse et mendiante de Naples, s’insurgèrent ; la ville fut pendant trois jours livrée à toutes leurs fantaisies, Pignatelli imita le roi et partit pour la Sicile, le général Mack se réfugia dans le camp français (27 nivôse-16 janvier) ; non seulement la petite fraction révolutionnaire, mais la bourgeoisie elle-même sollicita l’intervention de Championnet qui, dès le 1er pluviôse (20 janvier), avait fait avancer ses troupes sous les murs de la ville. Le lendemain l’attaque commençait et, après de furieux combats, se terminait le 4 (23 janvier). Maître de Naples, Championnet fit désarmer les lazaroni, abolit la royauté et institua la « République napolitaine » comme il fut dit à la séance des Cinq-Cents, le 19 pluviôse-7 février (Moniteur du 24-12 février), et dans le document officiel inséré dans le Moniteur du 4 ventôse (22 février), et que, depuis, publicistes et historiens ont, pour l’amour du grec, appelée « parthénopéenne » du premier nom de Naples, Parthénopé ; déjà le Moniteur du 9 germinal an VII (29 mars 1799) parle de « la nouvelle république napolitaine ou parthénopéenne ».

C’était dans la nuit du 15 au 16 frimaire an VII (5 au 6 décembre 1798) que le Directoire avait appris l’agression des Napolitains contre la République romaine et, dans son court message du 16 (6 décembre) aux Cinq-Cents et aux Anciens, après avoir signalé « l’insolente attaque » de la cour de Naples, passant au roi de Sardaigne contre lequel il agissait en dessous depuis assez longtemps, il ajoutait : « Le Directoire exécutif croit aussi devoir vous déclarer que la cour de Turin, également perfide, fait cause commune avec nos ennemis et couronne ainsi une longue suite de forfaits envers la République française ». Il proposait, en conséquence — proposition votée par les Cinq-Cents et approuvée par les Anciens le jour même — « de déclarer la guerre au roi de Naples et au roi de Sardaigne ». Celui-ci n’aurait certainement pas demandé mieux que d’être débarrassé des Français, vœu très compréhensible de sa part, étant données les exigences réitérées et les manœuvres aggravantes de leurs agents ou de ceux des Républiques ligurienne et cisalpine, qui ne furent pas étrangères à certaines révoltes, d’ailleurs cruellement réprimées. Contrairement à leurs instructions, d’après MM. Guyot et Muret (Revue d’histoire moderne et contemporaine, 15 février 1904, p. 320), notre ambassadeur à Turin, Ginguené, et le général Brune en arrivèrent à réclamer qu’une garnison française occupât la citadelle de Turin, et le roi avait fini par céder ; à la suite d’une convention signée le 10 messidor an VI (28 juin 1798), nos troupes avaient pris possession de cette citadelle le 15 (3 juillet). Sous l’influence croissante de l’élément militaire, c’était de la part de notre ambassadeur et du Directoire qui ratifia sa conduite après coup, la continuation de la politique d’envahissement, peu faite pour rassurer les puissances et pour consolider la paix : les ministres de Russie, de Portugal et d’Angleterre à Turin demandèrent leurs passeports ; et si le roi avait cru désarmer ainsi ses vainqueurs, il dut s’apercevoir bientôt qu’il s’était trompé. Les incidents fâcheux s’étaient multipliés de telle sorte que, lors de l’attaque du roi de Naples, on put craindre de voir Charles-Emmanuel IV imiter son exemple ; aussi profita-t-on de l’occasion pour se défaire de lui.

On n’avait pas de prétexte, on en créa un : on imagina de lui adresser de nouvelles demandes de nature, dans l’esprit du général Joubert, à provoquer un refus ou, tout au moins, une hésitation dont il ne manquerait pas de profiter. En conséquence, le 9 frimaire (29 novembre), on lui réclama d’approvisionner les places pour quatre mois, de fournir sur-le-champ le contingent de 9 000 hommes prévu par le traité du 16 germinal an V (5 avril 1797 (chap. xvi, § 2), et de laisser prendre les armes de l’arsenal de Turin ; cette dernière demande avait été ajoutée de son autorité privée par Joubert (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, février 1902, p. 324). Le roi accéda aux deux premières demandes, sous réserve du plus bref délai possible, il répondit négativement à la troisième. Aussitôt, le coup prémédité entrait dans la phase d’exécution. Joubert qui, depuis le 11 brumaire (1er novembre), commandait l’armée d’Italie, à la tête de laquelle il avait succédé à Brune — on le verra plus loin — donnait, le 13 frimaire (3 décembre), les derniers ordres et, le 16 (6 décembre), grâce à un subterfuge, les soldats français occupaient Chivasso, Alexandrie, Goni, Suse, Novare. Turin, dont on tenait la citadelle, se trouvait en quelque sorte cerné ; toute résistance était impossible : le 18 frimaire an VII (8 décembre 1798), le roi signait une renonciation à ses droits sur le Piémont, et partait dans la nuit du 9 au 10 décembre. Le jour même du départ, Joubert, démissionnaire, confiait le commandement de l’armée à Moreau (19 frimaire-9 décembre).

Après être resté quelque temps dans le grand-duché de Toscane, le roi s’embarqua à Livourne, le 14 février 1799, pour la Sardaigne. Un gouvernement provisoire fut constitué qui, entrant dans les vues du Directoire, prononça l’annexion — ratifiée ensuite par un vote — du Piémont à la France et cessa ses fonctions le 21 germinal (10 avril). Or, dans son message du 23 frimaire (13 décembre) au Corps législatif, aussi long que celui du 16 (6 décembre) était bref, le Directoire, tout en s’efforçant de dresser un acte d’accusation catégorique aussi bien contre le roi de Sardaigne que contre le roi de Naples, affirmait en terminant qu’« aucune vue ambitieuse ne se mêlera à la pureté des motifs qui lui ont fait reprendre les armes ».

Le Piémont n’avait pas été le seul pays d’Italie en butte à la politique hypocrite d’empiétements et d’exploitation.

Dans la République cisalpine on n’était pas plus favorisé. Le traité du 3 ventôse an VI-21 février 1798 (chap. xvi, § 2) par lequel, suivant l’expression de Talleyrand (Pallain, Le ministère de Talleyrand sous le Directoire, p. 324, note), on avait « bridé les Cisalpins », n’avait été que difficilement ratifié, les 12 et 20 mars, par les Conseils de la jeune République. Aussi, Brune, après avoir pris, le 14 germinal (3 avril), le commandement de l’armée d’Italie (chap. xvi, § 2), cherchait à briser la résistance que les débats relatifs à ce traité avaient révélée. Le 24 germinal (13 avril), conformément aux instructions du Directoire (Sciout, Le Directoire, t. III, p. 252), il exigeait l’exclusion de deux directeurs et de neuf députés. À ces abus d’autorité s’ajoutaient d’autres vexations. Dans une lettre du 8 germinal an VI (28 mars 1798) au Directoire, Scherer, ministre de la guerre, avouait que, à la date du 30 ventôse (20 mars), la Cisalpine payait 73 000 rations, alors que l’armée complète d’Italie ne comptait que 36 000 hommes (Idem, t. IV, p. 3, note). Ces procédés, ces charges et peut-être aussi le mécontentement de ne pouvoir, par suite du traité de Paris, satisfaire des velléités d’agrandissement, occasionnèrent des plaintes qui, venant en même temps que des rapports de quelques-uns de nos agents, par exemple Daunou et Faipoult alors commissaires près de la république romaine, où étaient dénoncés les abus de l’autorité militaire, et que certaines incitations de politiciens milanais cherchant à mettre le Directoire français au service de leur politique particulière, poussèrent celui-ci à vouloir réfréner l’autorité militaire et fortifier le pouvoir exécutif local. Trouvé nommé, le 15 pluviôse (3 février), ambassadeur à Milan où il n’arrivait que le 26 floréal (15 mai), eut mission d’opérer la réforme constitutionnelle en ce sens, mais, afin de ne pas éveiller les susceptibilités de l’Autriche déjà trop portée à suspecter la réalité de l’indépendance de la Cisalpine à l’égard de la France, en sauvegardant les apparences, de façon à ce que l’initiative semblât venir des Cisalpins ; il était accompagné de Faipoult chargé d’établir un plan de finances.

Les choses traînèrent d’abord en longueur, à cause de la résistance du général Brune qui eut un écho à la tribune des Cinq-Cents. À la séance du 3 fructidor an VI (20 août 1798), Lucien Bonaparte demanda la parole pour une motion d’ordre et stigmatisa le coup d’État projeté contre la Constitution cisalpine, calquée sur la Constitution de l’an III : « On vous écrit qu’une atteinte à la Constitution cisalpine ne serait qu’un essai sur la nôtre ; mais avant qu’une telle atteinte soit portée à notre pacte social, je le déclare et j’en jure, il faudra se résoudre à passer sur le corps de plus d’un représentant du peuple… C’est le système qui a fondé la tyrannie de César… Proclamons donc que la Constitution de l’an III est la volonté inébranlable du peuple, que la revision ne peut s’obtenir que par les moyens constitutionnels, que la préparer par d’autres moyens est un attentat ». Quatorze mois et demi plus tard (chap. xxii), il prouvait la sincérité de son amour pour la Constitution en contribuant à la briser. Le Conseil des Cinq-Cents passa à l’ordre du jour et, le 13 fructidor (30 août), le coup d’État fut opéré à Milan : les troupes françaises gardèrent les suites des conseils ; ne furent admis que les députés munis d’une lettre de convocation spéciale ; Trouvé prit la parole devant eux et, sous prétexte d’améliorer la situation financière, conseille, « au nom de la République française et par ordre de son gouvernement » (Moniteur du 25 fructidor-11 septembre) de supprimer la moitié du Corps législatif, soit au grand conseil 80 membres, aux Anciens 40, de subordonner l’exercice des droits de citoyen au payement de l’impôt et de laisser, toujours pour la première fois, au gouvernement français la nomination des directeurs, dont trois sur cinq furent conservés. Les députés présents approuvèrent tout, mais avec la remarque expresse qu’ils agissaient par ordre, tandis que Trouvé aurait dû dissimuler la nature de son intervention. Cette maladresse et le désaccord croissant entre Brune et Trouvé amenèrent le Directoire à remplacer ce dernier par Fouché (4 vendémiaire an VII-25 septembre 1798), Du coup, Brune crut pouvoir démolir l’œuvre de son adversaire et, dès que Trouvé eut quitté ses fonctions, dans la nuit du 27 au 28 vendémiaire an VII (18 au 19 octobre 1798), il changea certains directeurs, certains députés et certains fonctionnaires et convoqua les assemblées primaires pour se prononcer sur le retour à la Constitution de 1797 légèrement amendée. Bientôt (3 brumaire-24 octobre) une proclamation du Corps législatif cisalpin annonça que les transformations de Brune étaient adoptées ; le 30 vendémiaire (21 octobre), Fouché, qui était là depuis huit jours et qui n’avait pas encore bougé, présentait ses lettres de créance au nouveau directoire. Or, à la date du coup d’État de Brune, il y avait quatre jours (arrêté du Directoire du 23 vendémiaire-14 octobre) que ce général était remplacé à la tête de l’armée d’Italie par Joubert, qui avait Jourdan pour successeur à la tête de l’armée de Mayence. Brune allait succéder en Hollande à Hatry qui, à son tour, devait bientôt prendre le commandement de la division de réserve à l’armée d’Italie.

Un arrêté du Directoire de Paris, du 4 brumaire an VII (25 octobre 1798), connu à Milan le 16 (6 novembre), annula les décisions de Brune. Par un nouvel arrêté du 17 (7 novembre), il était ordonné à Fouché de cesser toutes relations avec le directoire cisalpin jusqu’à ce que les autorités eussent été reconstituées comme elles étaient avant le 28 vendémiaire (19 octobre) et de convoquer les assemblées primaires pour voter sur la constitution présentée par Trouvé. Mais Fouché qui avait laissé faire Brune et, d’accord avec Joubert arrivé à Milan le 12 brumaire (2 novembre), avait promis au directoire cisalpin installé par Brune de le maintenir, mit si peu d’empressement à exécuter ces arrêtés que le Directoire, le 4 frimaire (24 novembre), lui substitua Rivaud. Celui-ci, qui était à Milan le 16 frimaire (6 décembre), dut mettre Fouché sous le coup d’une menace d’arrestation pour lui faire quitter l’Italie. Le nouvel ambassadeur ayant réclamé à Joubert le concours de la force armée pour l’exécution des arrêtés du Directoire, le général se soumit ; mais, aussitôt que son œuvre fut terminée en Piémont, il envoya (19 frimaire-9 décembre) sa démission ; connue à Paris le 24 (14 décembre), elle devait être refusée. Le 18 frimaire (8 décembre), le troisième coup d’État était accompli par Rivaud pour annuler celui de Brune dont, cependant, il ratifia quelques nominations.

(D’après Bonneville, Bibliothèque nationale).


En Toscane, la conduite tenue à l’égard du grand-duc Ferdinand III, soit à propos du séjour du pape dans ses États, soit au sujet de réclamations financières, n’était pas de nature à augmenter sa sympathie fort restreinte pour la République, Pendant que l’armée de Naples envahissait la République romaine, l’escadre anglaise avait conduit et débarqué sur le territoire du grand-duc, à Livourne, avec menace de bombarder la ville dans le cas de résistance, 3 000 soldats napolitains (28 novembre 1798). Nouveau débarquement le 1er décembre, et le gouvernement toscan s’était borné, en la circonstance, à adresser une circulaire à tous les ministres étrangers à Florence pour dégager sa responsabilité et promettre qu’il n’y aurait aucun acte d’hostilité, sauf s’il était nécessaire de se défendre. En apprenant, le 19 frimaire an VII (9 décembre 1798), l’occupation de Livourne par les Napolitains, le Directoire écrivit d’abord à Joubert d’agir, à l’égard de la Toscane et aussi de la République de Lucques, comme il le jugerait utile (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, juin 1903, p. 1261), et celui-ci chargea Sérurier d’entrer en Toscane ; mais, dans la nuit du 10 au 11 nivôse (30 au 31 décembre), il recevait une lettre du 4 (24 décembre) par laquelle le Directoire lui prescrivait de suspendre seulement l’expédition contre la Toscane (Idem, p. 1265-1266). À ce même moment, il se plaignait, en effet, — nous le verrons tout à l’heure — de la marche d’une armée russe sur le territoire de l’Empire, et, ne se sentant pas suffisamment préparé à une reprise générale des hostilités, il craignait de donner barre sur lui en se prêtant, à son tour, à une violation de territoire. En conséquence, les troupes de Sérurier rétrogradèrent. Seule, la marche sur Lucques, qui avait été ordonnée en même temps que l’entrée en Toscane, continua. Sérurier était sans peine maître de Lucques le 15 nivôse an VII (4 janvier 1799). Le 6 pluviôse (25 janvier), une nouvelle constitution, calquée sur la Constitution de l’an III, était proclamée et les nouvelles autorités allaient entrer en fonction le 27 (15 février). Sur ces entrefaites, par une lettre du 21 nivôse (10 janvier), le Directoire rendait à Joubert toute liberté en Toscane ; mais, effrayé par la première entrée en campagne des Français, le grand-duc avait supplié le commandant des troupes napolitaines d’évacuer Livourne et leur embarquement avait eu lieu les 4 et 9 janvier. Toute excuse pour son expédition lui étant ainsi enlevée à l’heure où il lui était permis de l’entreprendre, Joubert réclama au grand-duc 2 millions afin d’indemniser la France des préparatifs qu’elle avait dû faire ; le 22 nivôse (11 janvier), le gouvernement toscan consentait à payer un million. Cela ne devait pas le sauver : après de nouvelles réclamations, sous prétexte cette fois d’indemniser les Français victimes de l’occupation de Livourne, on allait l’obliger à quitter ses États. Le 1er nivôse (21 décembre), Joubert avait connu le refus de sa démission par le Directoire et avait consenti à la retirer. Mais il tenait à garder son chef d’état-major Suchet qui, ancien chef d’état-major de Brune, avait été, par nos agents civils, rendu responsable des abus militaires. En apprenant qu’un arrêté du 7 nivôse (27 décembre) destituait Suchet, Joubert, le 16 nivôse (5 janvier), redonnait sa démission que le Directoire acceptait le 4 pluviôse (23 janvier) ; ayant reçu avis de cette acceptation le 12 (31 janvier), Joubert partait le lendemain en laissant le commandement provisoire au général Delmas, le plus ancien en grade.


L’échec des conférences de Seltz, suspendues le 18 messidor an VI-6 juillet 1798 (chap. xvii, § 2), ne devait pas, tout en indisposant définitivement l’Autriche désireuse de s’étendre en Italie, empêcher la continuation du Congrès de Rastatt. Nous avons vu (chap. xvi, § 2) que, le 15 germinal (4 avril), avait été admis le principe de la sécularisation des principautés ecclésiastiques. Mais l’Autriche, devant les résistances du Directoire à ses ambitions en Italie, commençait dès cette époque à se désintéresser des travaux du Congrès et poursuivait avec la Prusse et la Russie ses négociations particulières. Son principal délégué, Cobenzl, avait été rappelé, le 12 avril, à Vienne où Thugut, tout en conservant la haute direction des affaires, lui cédait le ministère des affaires étrangères. À la suite de l’incident de Bernadotte, il était reparti, le 8 mai, pour Rastatt et de là pour Seltz. Ce même incident fut cause — l’émotion qu’il souleva n’ayant pas besoin d’être accrue par des demandes excessives — que les plénipotentiaires français Treilhard et Bonnier ne communiquèrent que le 14 floréal (3 mai) au Congrès une note de Talleyrand du 23 germinal (12 avril), parvenue le 28 (17 avril), et réclamant certains points sur la rive droite, toutes les îles du Rhin, la démolition de la forteresse d’Ehrenbreitstein et le transfert aux États de la rive droite des dettes des pays cédés sur la rive gauche. Ces prétentions, et en particulier celle de s’installer sur la rive droite, dénotaient la plus coupable, la plus folle et aussi la plus dangereuse avidité ; le général Le Michaud d’Arçon cité par la Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée (août 1903, p. 340) a constaté qu’elle « n’est pas seulement contraire au but d’une politique prévoyante, mais, à ne la considérer que sous les rapports d’utilité militaire, on jugera qu’une attitude toujours menaçante et qui, par conséquent, tiendra l’ennemi dans une attente continuelle, nous priverait des avantages incalculables de nos soudaines irruptions ». Le 25 floréal (14 mai) une note allemande opposait un refus en termes modérés. Quelques jours après (fin du chap. xvii), Treilhard était élu directeur ; il quitta, le 30 floréal (19 mai), Rastatt où, nommé la veille à sa place, Jean De Bry arrivait le 24 prairial (12 juin). Le 8 (27 mai), le Directoire avait adjoint Roberjot à De Bry et à Bonnier. Pendant plus de six mois, le Congrès devait discuter sur les prétentions précédentes que le Directoire atténua cependant un peu. Enfin, le 19 frimaire an VII (9 décembre 1798) après un ultimatum remis le 16 (6 décembre) par les plénipotentiaires français ayant, encore seuls, connaissance de l’agression napolitaine (Idem, février 1902, p. 358) et menaçant de rompre les négociations si, dans les six jours, une réponse catégorique n’était pas donnée, le Congrès de nouveau cédait.

Le succès du Directoire était plus apparent que sérieux et durable. En effet, les négociations particulières engagées entre les gouvernements français et autrichien par la voie d’intermédiaires divers (ambassadeurs espagnol, toscan et cisalpin) devaient échouer. Pour l’Autriche, déjà en pourparlers en vue d’une nouvelle coalition, l’unique but de ces négociations — étant donné qu’elle savait désormais ne pouvoir tirer du Directoire l’agrandissement en Italie qu’elle tenait avant tout à acquérir — était, par la dissimulation de ses véritables projets, de gagner du temps pour obtenir, dans la coalition qu’elle préparait, les meilleures conditions possibles ; et, pendant que ces négociations traînaient, le cabinet de Vienne s’entendait avec le tsar contre la France. Paul Ier, dont les envahissements du Directoire à Rome, en Suisse et enfin à Malte avaient encore renforcé les mauvaises dispositions (chap. xvi, § 2), se décidait, le 24 juillet, à fournir aux Autrichiens une armée auxiliaire ; il ordonnait bientôt de grands préparatifs, et ce fut peu après que la flotte de l’amiral Ouchakov s’apprêta à aller agir de concert avec la flotte turque. Dès l’instant qu’il voulait la guerre, le tsar la voulait tout de suite ; l’Autriche, ne pensant qu’à ses intérêts propres et à arracher des subsides à l’Angleterre, montrait moins d’impatience et ne se jugeait pas encore suffisamment soutenue. Un corps russe était cependant en marche et pénétrait dans la Galicie en octobre, tandis que la flotte russo-turque opérait contre les îles Ioniennes. D’autre part, les Grisons refusant leur réunion à la République helvétique et ayant appelé l’Autriche à leur secours, une demi-brigade autrichienne était entrée, dans la nuit du 18 au 19 octobre, sur leur territoire ; un peu plus tôt, le 9 octobre, le général autrichien, Mack, avait pris le commandement de l’armée napolitaine.

Le Directoire n’avait pas attendu que tous ces événements fussent accomplis pour comprendre que la France était menacée de nouveaux périls. À la fin de l’an VI, il était évident que la guerre pouvait recommencer d’un moment à l’autre. En fructidor (septembre 1798) était constitué, auprès du Directoire, un « Bureau militaire » chargé de préparer les plans de campagne, et pour les détails duquel je renvoie aux Études sur la campagne de 1799, en cours de publication dans la Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée (décembre 1903, p. 484). Ce « Bureau » devait être supprimé moins d’un an après (Moniteur du 2 messidor an VII-20 juin 1799). Précédemment, une loi du 3 fructidor an VI (20 août 1798) avait décidé, pour l’an VII, le maintien de l’armée sur le pied de guerre. Mais nous n’avions plus, pour défendre nos frontières, que des squelettes d’armées. Sur le rapport de Jourdan, le Conseil des Cinq-Cents organisa la « conscription » que consacra une loi du 19 fructidor an VI-5 septembre 1798 (chap. xi, § 2). Une loi du 3 vendémiaire an VII (24 septembre 1798) mit aussitôt en activité de service 200 000 conscrits, et une autre — l’argent manquant encore plus que les hommes — du 26 vendémiaire (17 octobre) décida que les fonds nécessaires pour leur équipement et le service de la marine seraient obtenus par la vente aux enchères de 125 millions de biens nationaux. Cette levée d’hommes fut cause de troubles dans certains endroits et, par suite « de nombreuses et révoltantes exemptions » des jurys municipaux, disait le ministre de la guerre Scherer, en frimaire-décembre (Sciout, Le Directoire, t. IV, p. 36), par suite aussi de nombreuses désertions (circulaires de Scherer des 13, 15 et 19 nivôse an VII-2, 4 et 8 janvier 1799, dans le Moniteur des 26 et 28 nivôse-15 et 17 janvier), elle ne fournit pas le nombre décrété.

Pour essayer de contrebalancer le revirement du tsar, Sieyès avait été le 19 floréal an VI (8 mai 1798), en remplacement de Caillard, nommé ambassadeur à Berlin, où il était arrivé le 11 messidor (29 juin), avec l’intention et la prétention d’amener Frédéric-Guillaume III à, une alliance offensive et défensive (voir Guyot et Muret, Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier 1904, p. 253-254). Mais le choix de Sieyès, qui n’avait pas été agréable au roi, n’était pas fait pour faciliter la tâche. Sieyès était un de ces hommes politiques ayant avant tout la prétention d’être pratiques, mais n’estimant d’avance pratique que ce qui concorde avec leurs opinions, leurs intérêts ou leurs appétits, se laissant alors égarer avec une facilité déconcertante par de vieilles apparences, par l’absolu d’idées fixes, par la rage de convoitises personnelles, sur le véritable sens de la réalité. C’est peu de temps après son arrivée à Berlin, qu’il devait émettre l’idée de réduire l’Angleterre au moyen du blocus continental (voir de Barante (Histoire du Directoire de la République française, t. III, p. 244 et Sieyès d’Albéric Neton, p. 340). Il fallut vite renoncer à l’espoir caressé et s’estimer heureux de la neutralité du roi de Prusse qui se méfiait de la France et de l’Autriche, s’entendant au moins pour lui cacher les articles secrets du traité de Campo-Formio, et que l’Autriche et la Russie s’efforçaient aussi d’entraîner de leur côté. Dans la crainte, inspirée par la marche des Russes, d’une guerre immédiate, le Directoire, qui était alors loin d’être prêt, avait, le 11 brumaire an VII (1er novembre 179S), écrit directement à Vienne, à l’empereur, offrant l’évacuation et la neutralisation des Républiques romaine et helvétique s’il consentait à renvoyer aussitôt les troupes russes, et se déclarant disposé à entrer tout de suite en négociation avec l’Angleterre et la Porte en vue de la pacification générale. La lettre parvint le 10 novembre à Vienne et fut communiquée le lendemain à l’ambassadeur de la Grande-Bretagne. Thugut et lui étaient partisans de la guerre ; mais, toujours pour gagner du temps, on répondit, le 12, que la réponse définitive serait donnée lorsque le cabinet de Londres, avisé, aurait fait connaître sa décision (Mémoires tirés des papiers d’un homme d’État [Hardenberg], t. VI, p. 384 à 386) qui, en l’état des choses, n’était pas douteuse.

Les Russes, en effet, avançaient pendant qu’au Congrès de Rastatt on continuait à amonceler les paperasses diplomatiques et que les choses y prenaient en apparence une tournure satisfaisante ; le 16 décembre, ils étaient à Brünn. Aussi, au moment où les petits princes de l’Empire attendaient avec une avide impatience le règlement de la question des indemnités, le 13 nivôse an VII (2 janvier 1799), les plénipotentiaires français, conformément à une note de Talleyrand du 4 nivôse an VII (24 décembre 1798), signifiaient à leurs collègues que, si la diète de Ratisbonne ne s’opposait pas à la marche des Russes à travers l’Empire, le Directoire regarderait cette abstention comme une violation de neutralité équivalant à une déclaration de guerre. N’ayant pas reçu de réponse nette de l’Autriche, ils refusèrent toute note sur un point quelconque des négociations tant qu’il n’aurait pas été répondu à l’ultimatum du 2 janvier. Ils ajoutèrent, le 12 pluviôse (31 janvier), que si, dans un délai de quinze jours, l’empereur n’avait pas éloigné les troupes russes de l’Autriche et des autres États de l’Empire, il y aurait reprise des hostilités. C’était en fait la fin du Congrès que l’empereur cherchait depuis longtemps à acculer à l’impuissance, sans vouloir prendre l’initiative de le dissoudre officiellement. Le 27 pluviôse (15 février), n’ayant rien reçu de l’Autriche, le Directoire envoyait à ses armées l’ordre d’opérer un mouvement ; il y eut un retard de quelques jours dû à l’insuffisance des préparatifs et à la rigueur de la saison. Cependant, sur un nouvel ordre du Directoire du 2 ventôse (20 février), les opérations commencèrent avant que le Corps législatif eût été appelé à se prononcer ; ce ne fut que le 22 ventôse an VII (12 mars 1799) qu’il vota, sans opposition, la déclaration de guerre à l’Autriche et à la Toscane, des manœuvres hostiles de laquelle il venait seulement, disait-il, « d’acquérir la preuve ». Le Directoire semble avoir cru jusqu’au bout qu’au dernier moment l’Autriche finirait par céder. Le 4 pluviôse (23 janvier) avait été signée la capitulation du fort d’Ehrenbreitstein, sur la rive droite du Rhin, où tenaient seules les troupes de l’archevêque de Trêves, prince-électeur de l’Empire, depuis le départ des troupes autrichiennes, le 15 décembre 1797. Commencé presque aussitôt après (nivôse an VI) par les troupes françaises, le blocus avait continué avec des alternatives de rigueur et de relâchement. Deux bataillons français l’occupaient le 8 pluviôse an VII (27 janvier 1799).

Divers traités avaient consacré la deuxième coalition des puissances européennes contre la France : traité de Saint-Pétersbourg du 29 novembre 1798, entre le tsar et le roi de Naples, qui en concluait un autre à Naples, le 1er décembre, avec l’Angleterre, et un troisième, le 21 janvier 1799, à Constantinople, avec le sultan ; traité de Saint-Pétersbourg du 29 décembre 1798 et convention complémentaire du 14 janvier 1799 entre l’Angleterre et le tsar, auquel le gouvernement anglais payait son concours de 45 000 hommes opérant en Allemagne, par d’importants subsides : 225 000 livres sterling (5 625 000 fr.) tout de suite et 75 000 livres (1 875 000 fr.) par mois ; traités approuvés par le sultan à Constantinople, le 23 décembre avec la Russie, et le 5 janvier avec l’Angleterre.

Cette dernière puissance rêvait de coaliser contre la France la Russie, l’Autriche et la Prusse. Malgré le refroidissement de celle-ci pour la France, malgré les nombreuses tentatives faites auprès d’elle par la Russie et l’Angleterre et, en dernier lieu, par Panin, en janvier 1799, et par Thomas Grenville, fin février, tout ce qu’elle consentit finalement à accepter, ce fut une alliance défensive pour toucher les subsides offerts par l’Angleterre. Mais le cabinet anglais ne voulant payer qu’une alliance offensive, l’entente ne put aboutir ; en avril, à la suite d’une nouvelle démarche du tsar restée infructueuse, les négociations étaient définitivement rompues. La Prusse gardait la neutralité par crainte de l’infériorité qui pouvait résulter pour elle du triomphe de l’Autriche surtout et aussi de la Russie.

Paul Ier avait été irrité des lenteurs de l’Autriche traînant les choses en longueur pour se faire payer plus cher sa participation à une guerre qu’elle désirait ; il lui en avait voulu, en outre, de n’avoir pas secouru le roi de Naples et en était arrivé à la soupçonner de chercher sérieusement à s’entendre avec la France. Pour l’apaiser, le gouvernement autrichien se montra, à la fin de décembre, très aimable pour les troupes russes, des gratifications furent distribuées, l’empereur les passa en revue et écrivit, le 6 janvier 1799, une lettre de félicitations au tsar, à qui, un peu plus tard, le 31 janvier, il faisait demander, par flatterie, d’autoriser Souvorov à prendre le commandement supérieur de l’armée autrichienne sur l’Adige ; le tsar rassuré avait consenti, et Souvorov était parti pour Vienne le 1er mars.

Avant de nous occuper des détails de la campagne, voyons comment les choses se terminèrent à Rastatt. Malgré la déclaration de guerre, les envoyés français, allemands et autrichiens étaient restés dans cette ville. La peur des armées autrichiennes et russes pouvait seule contrebalancer chez les petits princes allemands leur ardeur à saisir la riche proie que devaient leur assurer la sécularisation et le partage des principautés ecclésiastiques ; mais, le 7 avril, l’envoyé autrichien Metternich annonçait son départ qui avait lieu le 13 ; or, d’après les règles en vigueur, il était l’intermédiaire obligé entre les envoyés du Directoire et la députation de l’Empire. Son départ équivalait véritablement, dès lors, à la dissolution du Congrès, ainsi que le constatèrent dans une dernière séance, le 23 avril, les quelques délégués encore présents. Tout en protestant le surlendemain contre cette solution, les plénipotentiaires français déclarèrent qu’ils partiraient le 9 floréal 28 avril). À cette époque, un corps d’armée autrichien, sous les ordres du feld-maréchal-lieutenant von Kospoth, couvrait, du côté de la Forêt-Noire, l’armée de l’archiduc Charles cantonnée dans les environs de Stockach ; l’avant-garde de ce corps, confiée au général-major von Merveldt, avait son aile droite autour de Rastatt ; celle-ci, commandée par le général von Görger, comprenait, en particulier, des hussards autrichiens, colonel von Barbaczy, et des hussards émigrés français, patriotiquement à la solde de l’Autriche, colonel von Egger. Ce même jour, 28 avril, le colonel Barbaczy ordonnait au capitaine Burkhard d’occuper Rastatt avec un détachement et de signifier aux trois envoyés du Directoire qu’en état de guerre leur présence ne pouvait être tolérée plus longtemps dans un pays où se trouvait l’armée autrichienne ; ils devaient quitter la ville dans les vingt-quatre heures. Après divers incidents qui n’indiquaient pas de bonnes intentions de la part des Autrichiens, les plénipotentiaires purent sortir de Rastatt, le 28 avril 1799 (9 floréal an VII), à dix heures du soir. Leurs voitures avaient à peine dépassé les portes de la ville qu’elles étaient arrêtées par des hussards qui, n’en voulant qu’aux ministres français, frappèrent successivement Jean De Bry, Bonnier et Roberjot à coups de sabre, sous les yeux de leurs femmes et de leurs enfants. Seul, De Bry ne fut pas atteint mortellement.

Parmi les réactionnaires de l’époque, il se trouva des gens pour accuser le Directoire et Jean De Bry de ces assassinats ; sans les approuver ouvertement, le clérical M. Sciout (Le Directoire, t. IV, p. 185), répète avec complaisance ces odieuses accusations et ce qui lui paraît de nature à les étayer ; un peu plus loin (p. 190), il s’évertue à démontrer en faveur des Autrichiens qu’« aucun homme de quelque importance n’a commandé ce crime, ni même donné des ordres mal interprétés ». Or d’une lettre confidentielle adressée, le 18 mai 1799, par l’archiduc Charles à son frère l’empereur (Rastatt — L’assassinat des ministres français, par le capitaine Oscar Criste, p. 180-181 de la traduction française), il résulte que des instructions avaient été données au commandant de l’avant-garde, Merveldt, par le lieutenant-colonel Mayer von Heldenfeld, chef d’état-major de Kospoth, à la suite d’une lettre que lui avait écrite le général-major von Schmidt, chef d’état-major général de l’archiduc ; Schmidt n’exprimait que « ses sentiments personnels », auxquels Mayer aurait eu le tort de donner « une signification particulière et, de cette manière, l’affaire s’est envenimée. Chacun des subalternes y ajoutant un peu du sien, il en est résulté fatalement ce malheureux événement. Le général Schmidt reconnaît avoir commis une grosse faute… Je considère la faute du général Schmidt comme une étourderie, comme la manifestation inopportune de sa haine violente pour les Français ». Et ce prince qui avait annoncé, le 2 mai, à Masséna que les coupables, s’ils étaient sous ses ordres, seraient punis, ne se préoccupait, dans sa lettre du 18, que d’assurer l’impunité au principal coupable dont il sollicitait « instamment » le pardon comme « une faveur » personnelle. À cette lettre, écrite par l’archiduc dix jours après que la commission d’enquête réunie pour se prononcer sur la culpabilité d’une trentaine de hussards autrichiens avait commencé ses travaux, il faut joindre une nouvelle lettre du 2 septembre adressée par l’archiduc à l’empereur au moment où, d’après le capitaine autrichien Criste (Idem, p. 397), l’enquête allait être close sans résultat. Il n’y avait, à son avis, que deux façons d’en finir avec cette affaire ; ou dire la vérité ou la cacher (Idem, p. 382-384).

« Si l’on adopte le premier moyen, il convient de considérer que l’on sera obligé de lui donner la sanction qu’il comporte. On ne saurait, en effet, punir les hussards qui n’ont fait qu’exécuter des ordres reçus. Il faudrait donc remonter jusqu’à ceux qui les ont donnés et atteindre la personne ou, pour mieux dire, les trois personnes entre les mains desquelles tout a passé, à savoir : le général Schmidt, le lieutenant-colonel Mayer, le général comte Merveldt et peut-être au besoin le général Görger. Or, je dois franchement faire connaître à Votre Majesté qu’en choisissant cette voie il me semble impossible d’éviter certaines communications de nature à compromettre la cour et le service de Votre Majesté… La majorité des Français a, dès le début,

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


accueilli la nouvelle du crime avec une assez grande indifférence et a soupçonné les détenteurs du pouvoir. Cette manière de voir commence à prendre actuellement racine en Allemagne… On perdrait d’un coup et bien inutilement tout le terrain qu’on a gagné dans l’opinion publique si l’on se décidait à représenter les choses absolument telles qu’elles se sont passées. Ceux qui détiennent actuellement le pouvoir en France ne manqueraient pas, dans les circonstances présentes, de tirer parti de cet aveu et, de toute façon, on se trouverait forcément compromis… Plus je réfléchis sur toute l’affaire, plus je suis intimement convaincu qu’il convient plus que jamais de lui donner la tournure et l’aspect le plus favorable, et de montrer que nos soldats ne sont pas les auteurs du crime… Il faut toutefois reconnaître que l’on n’y parviendra pas sans difficulté. Mais il est hors de doute que ; pour y arriver, il importe sans parler des efforts d’intelligence qu’il y aura lieu de faire, d’exiger de tous ceux qui savent quelque chose de l’affaire, qu’ils continuent à garder le silence qu’ils ont observé jusqu’ici. »

En présence de ces deux lettres dont l’authenticité est incontestable et incontestée, qui n’étaient destinées qu’à l’empereur, on est, sans avoir le moindre parti pris, fondé à faire retomber la responsabilité de l’assassinat sur des officiers autrichiens. Malgré notre ignorance des détails de l’affaire et des ordres mêmes donnés par les principaux coupables, les affirmations confidentielles de l’archiduc, d’un homme bien placé pour savoir la vérité, que ce qu’il se voit forcé de reconnaître affecte péniblement, qui, ne cherchant qu’à sauver Schmidt en transmettant ses aveux, est évidemment plus porté à atténuer la culpabilité qu’il signale qu’à l’aggraver, ses affirmations, dis-je, ne sauraient être infirmées que par des preuves décisives. Au lieu de ces preuves, le capitaine Criste apporte ses convictions intimes, c’est insuffisant. Il ne nie ni la lettre de Schmidt à Mayer, ni les instructions de Mayer à Merveldt, ni les dispositions prises en conséquence par Merveldt et le chef de son aile droite Görger, mais il interprète ces documents capitaux d’une manière favorable à sa thèse ; seulement, par un malheureux hasard, « il a été impossible de retrouver » les documents par lui interprétés sans les avoir vus (p. 48). Cet auteur si fécond en interprétations et en suppositions dépourvues de tout contrôle, reproche à l’archiduc de s’en être tenu à des « appréciations » (p. 183). Cependant, dans la lettre du 18 mai, l’archiduc renvoie à « l’annexe n° 1 » relative à l’« idée » émise par Schmidt ; or, avec une régularité vraiment fâcheuse pour ses interprétations, M. Criste nous apprend (note de la p. 180) qu’il a été impossible de retrouver cette annexe. Enfin, très difficile pour les autres et content de peu pour lui-même, M. Criste triomphe parce que, « en 1819, vingt ans après l’attentat », dans une histoire de sa campagne de 1799 destinée à être publiée, l’archiduc Charles a écrit : « On ignore jusqu’à ce jour quels ont été les auteurs de ce crime. Il appartient à la postérité de découvrir et de dévoiler ce secret » (p. 406). Je me bornerai à faire remarquer que cette attitude est tout à fait conforme à celle qui a prévalu et que l’archiduc conseillait, confidentiellement à l’empereur dans la lettre du 2 septembre, où il se montrait si préoccupé d’établir « aux yeux du monde l’honneur et la dignité du gouvernement impérial » (p. 384) ; cela prouve que l’archiduc avait de la suite dans les idées et pas autre chose. À l’occasion de ces assassinats, un rapport sur le mois de floréal an VII (avril-mai 1799), mentionné par M. Rocquain. (L’état de la France, au 18 brumaire, p. 379), signale « les démonstrations d’une joie, impie qu’ont fait paraître les royalistes de quelques départements (Cher, Rhône, Alpes-Maritimes, etc.) au récit de nos revers  ». Braves patriotes ! Dignes précurseurs du nationalisme ! Dans un sentiment opposé, l’administration municipale de Nancy, nous apprend le Moniteur du 13 prairial (1er juin 1799), avait cru devoir consigner au quartier les officiers et soldats autrichiens prisonniers de guerre ; ayant été instruit par elle de cette mesure, le ministre de la guerre lui avait répondu, le 5 prairial (24 mai), en l’invitant « à en user comme par le passé vis-à-vis de ces étrangers, c’est-à-dire à allier la plus stricte surveillance aux procédés que réclament le malheur et l’humanité ». Une telle lettre fait honneur à son signataire Milet-Mureau.