Histoire universelle/Tome I/III/I

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Société de l’Histoire universelle (Tome Ip. 66-71).
Chaldée

La science a paru d’accord avec la Bible pour placer en Chaldée le foyer premier de la civilisation. Il a été reconnu que ce pays fut considérablement en avance sur tous les autres et que, par exemple, le cycle métallurgique commença pour lui peut-être cinq mille ans avant l’ère chrétienne.

Les fouilles ont révélé la lointaine présence de trois peuples qui devaient se trouver là dès l’an 4000 mais dont les origines nous demeurent jusqu’à présent inconnues. Il y a d’abord les Sumériens qui occupaient les bords du golfe Persique près de l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate ; ils avaient une écriture cunéiforme et parlaient un langage qu’on ne sait trop à quel groupe rattacher. Au-dessus d’eux, répandus autour de Babylone, étaient les Akkads : de race sémitique, ceux-là. Enfin sur la rive gauche du Tigre, entre ce fleuve et les monts Zagros, se tenaient les Élamites dont la langue récemment découverte ne se rapproche ni de celle des Akkads ni de celle des Sumériens. Et voici qui serait déjà étrange : que ces trois peuples assemblés sur un espace à peine plus grand que la France n’accusent entre eux aucune communauté ethnique.

Ils étaient morcelés en petits États indépendants et rivaux. Ils se jalousaient et se battaient entre eux. Les questions de canalisation alimentaient les disputes de façon inépuisable car ce sol qui peut donner jusqu’à trois récoltes par an n’est fertile qu’à la condition d’être arrosé. Le Tigre et l’Euphrate fournissent toute l’eau désirable mais il faut la capter, la conduire et la répartir.

Le plus ancien roi que mentionne Nabonide (un prince-archéologue qui, beaucoup plus tard, s’avisa de dresser la liste des règnes antérieurs) serait un certain Naram Sin dont le nom s’est trouvé identifié de nos jours par les explorateurs de Suse mais auquel il paraît difficile de reconnaître l’ancienneté que lui attribue Nabonide. L’un des premiers dont nous possédons actuellement une trace certaine est Mésilim sous lequel (en 3500 environ) la ville de Kish exerça une prépondérance sur les autres cités. Cette prépondérance passa ensuite à Lagash (Tello). Là fut trouvée cette impressionnante « stèle des vautours » représentant le roi de Lagash, Eannadou qui marche à la tête de ses phalanges sur un sol jonché de cadavres ennemis dont les vautours s’arrachent les débris en tournoyant dans les airs. Sur une autre stèle on voit le roi Our Nina entouré de ses enfants, procédant à la fondation d’un sanctuaire.

L’unité semble avoir été réalisée vers 2600 par un prince akkad, Sargon l’ancien, dont la capitale se trouvait à Agadé sur l’Euphrate, au nord de Babylone. Sargon et son fils auraient réussi à étendre leur puissance sur l’Élam et même sur la Syrie. Mais les rois sumériens de la ville d’Our, un siècle et demi plus tard, s’emparèrent à leur tour de l’hégémonie et la conservèrent une centaine d’années. Après quoi les Élamites, domptés par ces princes, prirent leur revanche et, en 2285, passant le Tigre, s’emparèrent d’Our et de Babylone et leur imposèrent une suzeraineté plus ou moins complète. Sans doute y eut-il à ce moment un contre-coup d’effroi déterminant parmi les Akkads, l’exode de certaines tribus. De ces fuyards les uns remontant le Tigre, allèrent fonder Ninive ; les autres, Chananéens et Phéniciens, émigrèrent vers le Liban et la Palestine où nous les retrouverons plus tard. Les Élamites semblent du reste les avoir poursuivis sans réussir à les supprimer. À partir de cet instant, c’est dans le quadrilatère dessiné par les villes de Babylone, Ninive, Ecbatane et Suse que se jouèrent les destins de la Chaldée.

D’abord, Babylone domina. Vers 2200 Soumou Abou y fonda une dynastie dont son successeur Hammourabi (2124-2081) allait être le grand législateur et organisateur. Émancipée du protectorat de l’Élam, Babylone concentra les regards et les hommages. C’est l’élément akkad (sémite par conséquent) qui y gouvernait mais les Akkads avaient reçu la forte empreinte de la civilisation sumérienne : civilisation réaliste et positive qui n’essayait ni d’attendrir la mort ni de la tourner par le subterfuge d’une seconde vie et se bornait à voir en elle le triomphe des principes méchants qui entourent sans cesse l’homme et le menacent. De là, la dureté dans la conception de l’existence et du sort de là, la croyance à une corrélation fatale entre la vie des hommes et la marche des astres dont une atmosphère pure et calme permettait mieux qu’ailleurs de suivre les mouvements. C’est pour observer les astres que les Chaldéens élevèrent leurs massives constructions à sept étages en briques (la pierre fait défaut en Chaldée) et c’est pour étayer leurs observations qu’ils « inventèrent » en quelque sorte les mathématiques en lesquelles se complut et se reposa leur esprit inquiet et méfiant.

Par Babylone l’écriture cunéiforme[1] des Sumériens fut transmise aux alentours. Les Élamites l’employaient à Suse dès l’an 2500. L’usage s’en répandit jusqu’en Cappadoce et en Égypte. Il semble qu’en somme la civilisation sumérienne ait submergé celle des Élamites qui lui était peut-être antérieure et dont les fouilles de Suse ont révélé, bien qu’imparfaitement encore, la réelle importance. Ce qui nous surprend le plus de la part de ces Chaldéens, ce sont les résultats scientifiques auxquels ils parvinrent. Les « tables » de calculs astronomiques exhumées à Sippar (ville qui était située sur l’Euphrate au-dessus de Babylone) dépassent l’imagination. Lorsque les Grecs d’Alexandre entrèrent à Babylone, n’y trouvèrent-ils pas des relations d’observations sidérales accumulées depuis dix neuf cent trois ans sans discontinuité. Or cela se passait en 331 av. J.-C. C’est donc en 4234 que les dites observations avaient commencé d’être enregistrées !… Sippar était la « ville des livres ». Plus loin Warka (l’Erech de la Bible) fut le siège d’écoles où les scribes d’Assurbanipal vinrent au viiie siècle, chercher les éléments de la bibliothèque de Ninive.

La rivalité de Ninive et de Babylone se dessina de bonne heure. Dès 1370, les rois d’Assyrie se sentaient assez puissants pour intervenir à Babylone mais on dirait qu’avant de l’attaquer de front pour s’en emparer, ils aient cherché à se « faire les griffes » sur des adversaires moins bien armés. C’est ainsi que Teglatphalasar Ier (1130-1090) se tourna vers la Syrie et l’Arménie pour y conduire des guerres fructueuses. Après lui, il y eût un fléchissement, un recul ; dans cet intervalle se placent pour les Hébreux, les règnes célèbres de David et de Salomon (1000-931) et pour la ville phénicienne de Tyr, sa période de grande prospérité. Le brutal et cruel Assournazirabal III et son fils Salmanazar II (885-825) reprirent la série des conquêtes assyriennes vers le nord et l’ouest. Enfin Teglatphalasar III (745-726) tourna ses armes contre Babylone et, vainqueur, annexa toute la Chaldée. Sous Sennacherib (705-681), le même qui assiégea Ézechias dans Jérusalem, la domination assyrienne s’étendit à l’Arabie. Assarhadon qui vint ensuite (681-667) pénétra en Égypte. Quant à Assurbanipal (667-625) il prit et pilla Suse. Ce fut pour l’antique royaume d’Élam la suprême catastrophe ; il ne devait plus s’en relever.

On oppose fréquemment les Assyriens aux Chaldéens. C’est commettre une erreur. Les Assyriens sont à la Chaldée ce qu’est l’étrange et tragique fleur de l’aloès par rapport à la plante d’où elle sort et qu’elle épuise en s’épanouissant. L’assyrianisme est issu directement de la science et de la philosophie chaldéennes, de leur réalisme volontaire et dur. Les rois de Ninive ont mis en action les tendances de la civilisation chaldéenne et les ont poussées à l’extrême. Ils n’ont eu aucun dessein sinon de dominer, aucune politique sinon de terroriser ; pour mieux y parvenir, ils ont inventé le dieu national, exclusif, que son peuple élu réjouit et honore en massacrant et en exterminant les autres peuples. Ils ont été les créateurs de ces nationalismes exaltés qui, sous des formes atténuées, subsistent encore dans le monde moderne et qui s’appuient sur une sorte de confiscation de la Providence à leur profit. Mais Assur — le premier des Jéhovahs militaristes — ne semble point avoir d’éternité pour se satisfaire. Il est passionnément attaché à la terre, aux richesses, aux pompes, à toutes les passions terrestres. Aussi jamais ces passions ne se sont elles déchaînées avec une violence plus magnifique et plus hideuse à la fois qu’autour des souverains ninivites. Le luxe, la cruauté, la débauche portés au maximum, le sang et l’or se gorgeant l’un de l’autre, aucune morale, aucun doute, aucune inquiétude, aucun sentiment de pitié, tous les moyens jugés bons pour arriver au but, pour se donner à soi-même et donner aux autres l’impression d’une supériorité écrasante et inégalable ; et parce que la science et l’art peuvent aider à assurer cette supériorité, les voilà à leur tour asservis et forcés de travailler au triomphe d’Assur. L’art est pesant, flamboyant dans l’ornementation ; la polychromie s’y montre audacieuse ; la massivité des formes vise au colossal et parvient souvent à la beauté. Les paysages reproduits sont défectueux car il n’y a nul sens de perspective. L’homme est toujours vu de profil avec l’œil taillé dans le nez et ce « regard d’épervier » qui dut être celui de la race. Les détails de la parure ont une exactitude trop parfaite. Mais, chose curieuse, tout cela ne diminue pas la valeur individuelle de l’artiste, son aptitude à comprendre et à interpréter les mouvements — surtout ceux des animaux, des fauves et des chevaux de guerre. Cet art assyrien passera par la suite en Perse ; là, il s’épurera, il s’affinera ; il trouvera la liberté de ses ailes et cessera d’être l’esclave d’une pensée barbare.

Ninive a dû, autour d’elle, semer des haines bien plus vivaces et profondes que l’histoire ne nous le dit. Les autres peuples de proie dont elle conte les aventures ne furent pas isolés à ce point. Ils eurent des alliés, des amis à côté de leurs nombreux ennemis. Chez les Assyriens rien de semblable. Tout ce qui n’est pas assyrien est ennemi, ennemi exécrable et exécré. Pas un autour d’eux qui n’ait subi à son tour le joug de leur férocité, de cette volupté particulière qu’ils éprouvaient à tuer après avoir torturé. De là, les coalitions toujours renaissantes dont nous trouvons les traces… Il y a aussi dans les annales ninivites, des somnolences qu’on dirait provoquées par la détente physique de la bête repue de carnage. C’est probablement au cours d’une pareille période que Ninive fut abattue. Sa défaite fut l’œuvre de cette tribu des Aryas de l’Iran qu’on appelait les Mèdes et que nous pouvons en somme identifier avec les Perses, les considérant comme deux rameaux issus du même tronc.

Les Mèdes qui occupaient la région située au nord de l’Élam avec Ecbatane pour capitale avaient été parmi les victimes les plus éprouvées de l’empire assyrien ; ils en avaient supporté la pesée d’une façon continue grâce au proche voisinage. Ils prirent la tête des révoltés. Leur roi Cyaxare (635-584) après avoir une première fois assiégé Ninive en 633 réussit à s’en emparer en 608 aidé par les Babyloniens. La ville fut complètement détruite ; les chefs et les fonctionnaires assyriens furent massacrés et les vainqueurs se partagèrent le territoire.

Babylone retrouva alors une prospérité magnifique mais éphémère. Nabopolassar et surtout son successeur, le fameux Nabuchodonosor (606-561) élevèrent de somptueux monuments. Avec son enceinte double de celle de Paris et les cent portes de bronze qui y donnaient accès, avec ses rues à angle droit comme celles d’une ville américaine, avec ses palais, ses temples de cent mètres de haut, ses célèbres « jardins suspendus », Babylone semble avoir surpassé en ce temps tout ce qu’on avait encore vu. Nabuchodonosor entreprit aussi des expéditions au dehors. Il chassa de Syrie les Égyptiens qui y avaient pénétré. Il s’empara de Jérusalem et annexa la Judée (586). Mais tout cela n’était point solide. Il n’y eut là qu’une sorte de reflet de la puissance assyrienne adoucie et humanisée. Le chaldéisme était épuisé ; sa sève ne pouvait plus produire. Il laissait un héritage artistique qui, fécondé par le génie persan, embellirait la route des nations — un bagage scientifique propre à fournir une base au progrès industriel futur — des traditions religieuses et politiques enfin dont il n’aurait fallu rien retenir car elles étaient imprégnées d’un stérile et formidable égoïsme mais dont, hélas ! on ne saurait prétendre qu’elles n’aient pas exercé sur les générations suivantes une néfaste influence.


  1. On nomme ainsi des caractères en forme de coin, de clou ou de tête de flèche, toujours semblables entre eux mais variant dans leur disposition les uns par rapport aux autres.