Histoire universelle/Tome II/III

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Société de l’Histoire universelle (Tome IIp. 26-34).

LES PHÉNICIENS

Sémites comme les Hébreux et ayant sans doute participé au même exode primitif, les Phéniciens aboutirent à la Méditerranée et en occupèrent la côte au pied du Liban, alors arrosé et boisé. Leur domaine, long d’environ deux cent quatre-vingt kilomètres et large de quarante, fut bientôt insuffisant. Ils y avaient développé avec une habileté et des soins surprenants une culture intensive. Quand l’espace manqua, ils devinrent marins. Peut-être l’avaient-ils été déjà ; dans les îles du golfe Persique se voient encore, dit-on, des ruines phéniciennes datant d’avant l’exode, par conséquent de bien avant le xxme siècle. En Méditerranée, les Phéniciens commencèrent par se livrer au cabotage. Leurs villes, Arad, Béryte, Sidon, Tyr, Jopé, s’échelonnaient sur la côte ; cités autonomes, munies de bon ports, gouvernées chacune par une sorte de roi partageant le pouvoir avec des juges et des pontifes. La religion, lascive et cruelle, comportait des sacrifices humains, surtout l’immolation de jeunes enfants. La langue phénicienne qui nous est connue par des inscriptions et par un passage de Plaute cessa d’être parlée après Alexandre ; le grec et l’arabe ou syriaque la supplantèrent alors. L’écriture semble la plus ancienne des écritures sémitiques. Elle a pu dériver des hiéroglyphes égyptiens ou des cunéiformes babyloniens, mais elle délaissa complètement la représentation dessinée des objets. « Les Phéniciens construisirent un système pouvant traduire tous les sons et rien que les sons, sans s’inquiéter de l’image de l’objet. Ils dégagèrent ainsi vingt-deux signes répondant aux sons que l’oreille distingue sans effort et que la voix humaine reproduit constamment. » Il leur fallait une notation rapide et simple car ils étaient commerçants et non point littérateurs ni artistes. Leur œuvre littéraire est à peu près nulle. Leur bagage artistique vaut davantage mais par l’exécution perfectionnée et non par l’invention créatrice. Ils s’inspirèrent en général des arts égyptien, assyrien ou grec. Ils fabriquèrent des verreries, des poteries, des bijoux, des bronzes, des meubles, voire des statuettes de dieux pour les cultes les plus variés : produits soignés et pacotille aussi bien. Ils se firent une spécialité de la teinture et en particulier de la teinture de pourpre. Ils transportèrent des vins, des céréales, des huiles, des épices, du bois, de l’ivoire, des singes et des paons. Ils firent volontiers la traite des esclaves entre temps. Ils eurent des entrepôts d’échanges en Asie-mineure, en Chaldée, aux sources du Jourdain et du Tigre, près des gués ou des défilés montagneux ; ils en eurent surtout dans les villes du delta égyptien et aussi à Memphis. Il est plus malaisé de suivre leurs traces vers l’occident et le nord par les voies de mer. On risque souvent de les confondre avec les Crétois dont nous parlerons plus tard. Cependant il paraît certain qu’ils se posèrent à Chypre, dans les Cyclades, sur les côtes de Grèce, qu’ils exploitèrent les mines d’or de Thasos où Hérodote vit encore les puits et galeries creusés par eux. Ils fondèrent Bithynium sur la mer Noire et arrivèrent sans doute jusqu’au pied du Caucase. En tous ces parages ils rencontrèrent des rivalités gênantes, celle des Crétois remplacée bientôt par celle des Hellènes, élèves des Crétois. C’est alors que, renforçant à la fois leurs navires et leur audace, les Phéniciens abandonnèrent les côtes et affrontèrent la haute mer. Ils créèrent des comptoirs aux îles Ioniennes, à Malte, en Sicile, sur la côte d’Afrique, en Sardaigne, en Corse, aux Baléares, en Espagne, puis ils passèrent les colonnes d’Hercule, occupèrent le rocher de Calpé (Gibraltar) et vers l’an 1100 fondèrent Gadès (Cadix). Grande date de l’histoire. Pour la première fois un peuple civilisé entrait en contact avec l’immensité de l’océan, avec la mer sans îles, la « mer infinie dont le mugissement vient frapper au loin les terres » comme la décrit un rapport carthaginois de date ultérieure. Cet océan, ceinture et limite du monde habitable, les anciens en avaient la notion ; ils en avaient aussi la terreur. Les Phéniciens, avides de profits, surmontèrent leur crainte et se glissèrent à droite et à gauche le long des côtes d’Espagne et de Gaule comme le long des côtes d’Afrique. Strabon parle de « trois cents villes » fondées par eux en allant vers le sud ; de simples petites criques visitées, sans doute ; encore le chiffre semble-t-il exagéré. Bien entendu, aucune visée annexioniste. C’est à peine si, chez eux, les Phéniciens marquaient un nationalisme quelconque. Ils acceptèrent la suzeraineté égyptienne du xvime au xiime siècle environ, puis, du ixme au viiime celle de l’Assyrie. Ensuite ce fut Babylone, puis la Perse Ils savaient se défendre pourtant lorsque leurs intérêts matériels étaient en péril. Nabuchodonosor ayant voulu s’emparer de la ville de Tyr, dut y renoncer après une série de sièges qui, dit-on, durèrent treize ans. Alexandre y réussit mais irrité par la résistance rencontrée, plein de haine d’ailleurs envers ces rivaux séculaires du commerce hellénique, il se livra à d’indignes massacres. La prospérité de Tyr disparut à jamais (332).

Carthage, fille de Tyr, reçut d’elle à cette heure suprême son trésor et ses dieux. Il y avait alors près de cinq siècles que Carthage avait été fondée. Utique et d’autres cités phéniciennes l’avaient précédée sur la côte africaine mais elle dut à sa situation géographique si avantageuse une prospérité rapide. Elle devint bientôt la première puissance maritime et commerciale de la Méditerranée. Derrière elle s’étendait un magnifique hinterland qui avait manqué aux villes de Phénicie, à Tyr, à Sidon. Jusqu’à l’Atlas se succédaient des plaines que le moindre effort pouvait rendre merveilleusement fertiles. Carthage y développa des colonies agricoles chargées de la nourrir mais non de la défendre et qu’elle ne sut pas s’attacher par ses procédés de gouvernement. Le gouvernement carthaginois que certains auteurs anciens trompés par d’insignifiantes apparences, ont comparé à celui de Lacédémone ressemblerait plutôt au régime qui par la suite fonctionna à Venise. Dominée par une oligarchie ploutocratique issue du grand commerce maritime, Carthage tendit toujours à envisager le bien public sous l’angle d’une opération arithmétique. Les guerres, conduites d’ailleurs avec des troupes mercenaires, devaient rapporter matériellement ; sinon on les interrompait sans souci de gloire compromise ou d’honneur engagé. Et parce que cette politique faisait en somme les affaires de tous, elle ne semble guère avoir été combattue. L’histoire de Carthage ne compte pas plus de tentatives d’usurpations monarchiques que de révolutions populaires, c’est-à-dire fort peu. Les institutions n’y jouèrent qu’un rôle effacé. Ni les « suffètes » (au nombre de deux comme les consuls romains) ni le sénat ni l’assemblée du peuple n’apparaissent revêtus d’une autorité certaine ou marqués par des traits saillants. Nous ignorons d’ailleurs comment le droit de cité était accordé. Il semble qu’il n’ait pas existé de noblesse héréditaire mais, en fait, la situation des principales familles se maintenait par la fortune acquise et par le cumul des charges qui n’était point interdit. La politique intérieure s’alimenta principalement par les rivalités des familles dirigeantes et les élections se firent probablement à coups d’argent. Cette politique était elle-même en étroite dépendance des conditions extérieures et celles-ci se résumaient en une double obligation fort simple : défendre les débouchés assurés et s’en ouvrir de nouveaux.

Les adversaires que Carthage rencontra dans la Méditerranée occidentale furent les Étrusques, les Marseillais, les Hellènes et les Romains. Aux Étrusques, elle enleva d’abord la Sardaigne dont les cultures et les mines lui étaient précieuses. Après quoi, réconciliée avec eux et aidée par eux, elle disputa la Corse aux Marseillais (535). Les Étrusques cessèrent assez vite de l’inquiéter. Marseille, bien que fondée depuis soixante-dix ans à peine, ne se laissa pas évincer. Des heurts fréquents se terminèrent souvent à son profit. De bonne heure Carthage avait convoité la Sicile pleine de ressources et si proche d’elle. Ainsi que nous le verrons plus tard, les Hellènes l’y avaient devancée ; de plus, leurs fondations n’étaient pas de simples comptoirs de commerce mais des cités complètement organisées et auxquelles le patriotisme municipal apportait une grande force. Après une série de luttes, les Carthaginois crurent entendre sonner l’heure d’une offensive opportune. La Perse de Darius se jetait sur le monde grec et il ne semblait pas qu’en cette circonstance la victoire put hésiter. Entre Carthage et les Perses, il y eut certainement entente tout au moins verbale. La bataille d’Himère (480) ruina les espérances des uns en même temps que celle de Salamine annulait l’effort des autres. Il fallait donc renoncer à exercer dans la Méditerranée occidentale une domination incontestée ; il fallait y vivre de compromis. Il fallait traiter et avec Marseille et avec Syracuse et avec Rome aussi dont la puissance future commençait à se dessiner. Restaient l’Espagne et l’océan. L’Espagne était encore intacte sauf quelques établissements grecs et marseillais sur la côte orientale. Quant à l’océan, nuls que les Phéniciens ne s’y hasardaient. Carthage dirigea de ce côté un magnifique effort. Hannon fut mis à la tête d’une flotte considérable ; il avait « paru bon qu’il naviguât en dehors des colonnes d’Heraclès et fondât des villes ». Il aurait emmené soixante vaisseaux et « une multitude d’hommes et de femmes au nombre de trente mille environ ». Ce dernier chiffre n’est pas en rapport, semble-t-il, avec le premier. Quoiqu’il en soit, l’expédition très considérable fit escale à Gadès et acheva de s’y organiser. Sept colonies furent fondées parmi lesquelles Sala (Rabat), Mogador, Agadir. Hannon doubla le cap Vert, atteignit le golfe de Guinée et vit fumer le volcan du Cameroun haut de quatre mille mètres et alors en pleine activité. Il prit sans doute possession de Madère et des Canaries. On prétend qu’à Madère une statue fut érigée dont la main tendue vers l’ouest semblait suggérer la possibilité de terres inconnues surgissant au-delà du vaste horizon. « Que fut-il advenu, écrit J. de Crozals commentant cette légende, si au vime siècle un navire carthaginois, devançant Colomb de deux mille ans, avait découvert le nouveau monde ? » Une autre question se pose. Ce qu’on a appelé le « périple d’Hannon » était-il le premier ou bien faut-il tenir pour avéré le fait que des Phéniciens auraient accompli précédemment le tour de l’Afrique pour le compte du roi d’Égypte Nechao ? Hérodote y a cru. La venue d’Hannon en ces parages lointains ne paraît pas avoir causé aux indigènes autant de surprise que si elle avait été complètement inattendue. Deci delà, les Carthaginois rencontrèrent quelques interprètes rudimentaires pour leur venir en aide. À Carthage, par contre, le retour de l’expédition suscita le plus vif intérêt et, contrairement aux coutumes, il fut décidé que le récit de ses aventures serait rendu public. On le grava sur les murs d’un temple. La traduction grecque nous en a été conservée. Vers la même époque, Himilcon avait été chargé de diriger une autre expédition qui devait monter vers le nord. Elle reconnut le promontoire breton, les îles Scilly, l’Irlande Ces expéditions ne donnèrent pas les résultats que les Carthaginois étaient en droit d’en attendre car, peu après, la situation méditerranéenne tendit à se modifier à leur détriment. Des séries de révoltes éclatèrent à Gadès, en Sardaigne, dans les localités siciliennes où Carthage avait pu maintenir ses privilèges et, sans doute, en Afrique même. Nous ne savons pas bien quelles étaient en ce temps les frontières du territoire continental. Furent-elles jamais précises ? La ligne en allait probablement de Bône à Tebessa et de là à Thysdrus (El-Djem). En dehors de cette ligne les Carthaginois occupèrent Theveste, Cherchel, Icosium (Alger), Thapsus (Philippeville) ; en l’an 206 Circa (Constantine) ne leur appartenait pas. Les entrepôts qu’ils créaient sur les côtes étaient toujours fortifiés et les habitants jouissaient de l’autonomie municipale mais ils ne pouvaient ni frapper monnaie ni armer de navires. Le protectionnisme était excessif et les revenus des impôts et des douanes allaient principalement à la métropole. Dans ces conditions l’effervescence des colonies correspondait presque toujours aux attaques du dehors.

Les effectifs des troupes mercenaires furent variables mais limités. Les remparts qui couvraient Carthage du côté de la terre renfermaient des casernements pour vingt mille fantassins et quatre mille cavaliers seulement. C’est que l’entretien de ces troupes était onéreux. Dix mille hommes et cinquante galères revenaient à un million par mois. Il est probable que peu d’armées dans l’antiquité coûtèrent aussi cher. C’est qu’il y en eût peu d’aussi bigarrées. Celle-ci comprenait des Ibères, des Celtes, des Corses, des Numides et bien d’autres races encore. On les groupait par nations à cause des langages différents parlés par eux. On leur donnait pour chefs des Carthaginois mais souvent deux chefs de même grade appartenant aux partis rivaux afin de les neutraliser l’un par l’autre au point de vue politique : mauvais calcul peu propre à inspirer aux soldats la confiance nécessaire.

L’armée du grand chef de guerre que fut Annibal eut bien entendu un caractère différent. Sa formation se rattache à l’expédition d’Espagne. C’est vers le milieu du iiime siècle qu’Amilcar Barca père d’Annibal entreprit vraiment la conquête de la péninsule ibérique. Les Barca étaient une des familles les plus en vue et les plus ambitieuses de Carthage. Amilcar semble avoir conçu un plan qui rappelle les visées de Bonaparte sur l’Égypte deux mille deux cents ans plus tard : se créer un fief exotique, source de puissance personnelle, et s’en servir ensuite pour dominer la métropole. Mais peut-être, plus patriotiquement, songeait-il surtout à préparer des phalanges aguerries capables d’intervenir utilement dans le grand duel que tous sentaient proche et qui allait mettre aux prises — pour vaincre ou périr — Rome et Carthage.

La première des guerres qu’on appelle « puniques » avait déjà eu lieu (264-241). Elle avait eu la Sicile pour théâtre. Des pirates italiens désignés sous le nom de Mamertins et qui avaient à Messine leur centre d’action demandèrent aux Romains de les aider à lutter contre le « tyran » de Syracuse, Hiéron, qui était alors allié des Carthaginois dont sans doute il avait moins peur que de Rome. Celle-ci saisit avec empressement le prétexte offert. Les hostilités se poursuivirent avec des accalmies pendant vingt-trois ans et présentèrent des alternatives singulières. Rome parvint à débarquer des troupes en Afrique ce qui semblait pour elle essentiel mais Regulus y trouva la défaite et la mort. Par contre ses flottes improvisées connurent le triomphe et ses initiatives révolutionnèrent l’art naval. Il était dans la tradition maritime des Carthaginois de foncer sur l’adversaire pour l’éperonner mais d’éviter l’abordage. Les Romains le recherchèrent au contraire et construisirent des « corbeaux », sortes de grappins gigantesques qui s’abattaient sur le flanc du navire ennemi et livraient passage aux compagnies d’assaut. Moins habiles à lutter contre les éléments, la tempête leur infligea un désastre. Un moment de découragement s’en suivit puis on construisit une nouvelle flotte et, cette fois, ce fut Carthage qui, s’alarmant, préféra s’avouer vaincue ; non qu’elle fut à bout de ressources mais, négligeant à son habitude les données morales, elle estimait la dépense hors de proportion désormais avec les profits éventuels. Elle abandonna la Sicile et s’engagea à payer en dix années un tribut d’environ dix-neuf millions.

Ce ne pouvait être qu’une trêve. On le sentit à Rome ; à Carthage on ne s’en préoccupa point. Tandis que le sénat romain fortifiait les nouvelles acquisitions, la Corse, la Sardaigne, la Sicile et se préparait à une lutte décisive, les Carthaginois se désintéressèrent des initiatives d’Amilcar et de ses projets espagnols. Il serait intéressant de savoir par le menu comment il les mena à bien. Toujours est-il qu’à sa mort, Annibal lui succéda à la tête d’une armée en bonne condition et pourvue du matériel nécessaire. L’établissement carthaginois en Espagne semblait solide. Carthagène fondée en 227 en était la capitale. Annibal impatient de se servir de l’outil dont il avait désormais la disposition provoqua lui-même la rupture malgré les avis ou les ordres qui lui venaient de sa patrie. Il s’empara de Sagonte, ville gréco-latine de la côte au sud de Barcelone et dont un traité garantissait l’indépendance. Puis il quitta l’Espagne emmenant cinquante mille fantassins, neuf mille cavaliers et trente sept éléphants qu’il avait pu se procurer et dresser (en ce temps on en trouvait encore dans l’Afrique du nord). Le sud de la Gaule fut traversé puis le Rhône, puis les Alpes au petit St-Bernard (218) exploit prodigieux auprès duquel, il faut bien le reconnaître, celui de Bonaparte pâlit. Les Romains furent battus sur le Tessin. Ayant hiverné dans le bassin du Pô, Annibal pénétra en Étrurie à travers les marais de l’Arno. Son armée éprouvée par ces rudes opérations, se renforçait sans cesse grâce aux volontaires celtes qui lui venaient de Gaule. Après le désastre du lac Trasimène (217) Rome trembla. Fabius surnommé « cunctator » (le temporisateur) à cause de la tactique qu’il adopta, se garda d’affronter l’ennemi ; il se contenta de le harceler et de l’énerver tandis que ses troupes descendaient le long de l’Adriatique vers l’Apulie. La tactique était bonne mais les Romains ne surent pas se contenir. L’opinion réclama une nouvelle offensive qui aboutit à un second désastre (216). Si à ce moment les ennemis de Rome s’étaient unis comme tout leur commandait de le faire, ses destins s’en fussent trouvés grandement compromis. Ils ne bougèrent point. Carthage elle-même ne comprit pas ce que la fortune lui offrait. Les troupes d’Annibal étaient arrivées à Capoue près de Naples très affaiblies. Les « délices de Capoue » ne détruisirent pas leur valeur autant qu’on l’a dit puisqu’Annibal parvint à tenir la campagne pendant treize années encore, mais il ne pouvait plus mener qu’une guerre d’escarmouches et d’embuscades. À Rome toutefois, la lassitude était extrême. La constance et la fermeté du sénat ne cessèrent de relever les courages. Les Carthaginois ne s’émurent pas plus du péril d’Annibal que des victoires de Scipion en Espagne et de la prise de Carthagène (211). Leur aveuglement est un des plus extraordinaires de l’histoire. Il démontra d’une part qu’il n’est pas possible pour un État de se maintenir en puissance avec une politique uniquement basée sur la question de profit et, de l’autre, que la capacité d’offensive est seule garante d’une défensive efficace. C’est pour avoir obstinément sacrifié à cette double utopie tout le long de la seconde guerre punique (219-201) que Carthage succomba. La troisième fut brève (149-146) et se termina par la prise et l’incendie de la grande cité africaine[1]. À l’heure du péril suprême, elle retrouva pour mourir une énergie farouche et se défendit noblement. Mais il était trop tard. Les Romains parurent vouloir d’abord en effacer jusqu’aux moindres vestiges ; dès 122 pourtant, ils la reconstruisirent et la Carthage romaine égala les splendeurs de sa devancière. Leurs souvenirs flottent emmêlés dans l’esprit de quiconque vient rêver sur la colline de Byrsa qui porta leurs Parthenons successifs et d’où la vue s’étend sur un paysage immense digne d’encadrer cette vaste et tragique destinée.

  1. Annibal rappelé à Carthage après la seconde guerre punique avait tenté d’y réformer toutes choses et de préparer une coalition méditerranéenne contre les Romains. Désappointé, obligé de s’exiler, il se réfugia chez le roi de Bithynie Prusias. Ne s’y sentant pas eu sureté et craignant d’être livré à ses implacables ennemis, il s’y donna la mort (183).