Histoire universelle/Tome II/II

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Société de l’Histoire universelle (Tome IIp. 23-26).

LES HÉBREUX

Le peuple hébreu ne prend rang dans l’histoire universelle ni au point de vue politique ni au point de vue économique. Son rôle à cet égard fut insignifiant. Ses premières pérégrinations le conduisirent sans doute de la région du golfe Persique à la haute Mésopotamie et de là — sous la conduite d’Abraham — en Syrie. Établis aux environs d’Hébron puis attirés vers l’Égypte dont les relations commerciales avec le pays de Chanaan étaient alors fréquentes, les Hébreux y séjournèrent à une date et pendant un temps indéterminés, d’abord librement et ensuite en une sorte d’esclavage. Il semble qu’ils se soient révoltés et enfuis sous Amenophis III et non, comme on le croit généralement, sous le règne de Menephtah postérieur de deux siècles. Les tablettes égyptiennes sont muettes sur ces événements d’ordre restreint. Les dates d’ailleurs sont ici sans importance comme le sont aussi les multiples légendes dont s’agrémentent les récits de la Bible. À travers la fiction, il est aisé de dégager la réalité. Elle s’enferme tout entière dans l’effort magnifique de Moïse et de Josué pour détruire l’idolâtrie et lui substituer un monothéisme étroit et exclusif mais déjà plein d’élévation. Cette lutte de quelques hommes contre les tendances obscurantistes et passionnées de tout un peuple témoigne de leur surprenante vigueur. Pour que Jéhovah triomphât, il fallait que les Hébreux se sentissent liés à lui par l’obligation d’une gratitude sans bornes. De là tous les prodiges qu’il est réputé accomplir en leur faveur, prodiges que leurs chefs mettaient continuellement en évidence et qui les élevaient au rang de race élue. Mais avant que cette conviction s’enracinât en eux, la foi naissante eut à subir de rudes assauts. « Faites disparaître, s’était écrié Josué, les dieux que vos pères ont adorés au delà de l’Euphrate et en Égypte, et adorez Jéhovah ». Ce n’est pas sans murmures que le peuple avait obéi et longtemps après que, de retour au pays de Chanaan, les tribus se furent partagé le sol (elles représentaient alors six cent mille têtes) le regret des idoles brisées et ensevelies travailla l’âme d’Israël. « Le veau d’or était toujours debout » et l’influence se révélait pernicieuse des dieux voluptueux de la Phénicie, toute proche. Pendant plusieurs siècles les monothéistes demeurèrent sur la brèche, indomptables et farouches, jetant leurs anathèmes aux partisans des cultes étrangers.

À côté des prêtres qui présidaient aux cérémonies, les prophètes façonnaient de la sorte la mentalité hébraïque. Point de gouvernement au sens habituel du mot. David et Salomon tentèrent vainement au xme siècle av. J.-C. de fonder une royauté solide. Le premier fit de Jérusalem sa capitale. Le second y construisit le temple fameux d’où devait rayonner sur le monde la gloire de Jéhovah. Salomon fut une sorte de Pharaon hébreu : figure unique en laquelle Israël se mira mais dont la mission lui parut limitée à la construction du Temple. L’âge qui suivit fut rempli de déchirements intérieurs et d’« alternatives d’abaissement devant l’étranger et de relèvements éphémères ». C’est alors que Nabuchodonosor saccagea Jérusalem et emmena la population en captivité.

Vers le viiime siècle av. J.-C. le prophétisme s’orienta avec Isaïe dans une voie nouvelle. Dès avant David, il avait eu ses écoles où s’entretenait l’exaltation religieuse et où se préparaient au rôle d’agitateurs tous ceux que la conviction ou l’ambition dirigeaient de ce côté. J. de Crozals dit justement que ces écoles fournissaient aux différentes tribus « des orateurs populaires tantôt courtisans des pauvres auxquels ils prêchaient l’égalité des biens, tantôt fulminant comme des tribuns religieux contre les vices de tous ». Ces prédications engendrèrent une littérature dont la majesté et la profondeur d’émotion n’ont sans doute jamais été dépassées et qui s’encadra dans la grande poésie des descriptions et des épisodes bibliques comme un orage fulgurant au centre d’un grandiose paysage. Aux invectives souvent excessives des prophètes se mêla bientôt l’évocation d’un avenir de paix et de lumière. Ce fut le messianisme. La précision de certains détails y contrasta avec l’imprécision d’ensemble de la doctrine. Ce royaume évoqué, serait-il d’ici-bas ou d’au-delà ? Le messie attendu serait-il homme ou dieu, symbole ou réalité ? Le peuple hébreu dominerait-il matériellement ou serait-ce seulement la formule de sa foi qui régirait un jour l’univers ? L’élite ne cessa d’y réfléchir. La foule naturellement se tourna vers les interprétations littérales et tangibles. Tous s’enfermèrent dans l’immense espérance et avec un enthousiasme concentré qui aujourd’hui, après deux mille cinq cents ans, est loin d’avoir produit ses derniers effets.

Lorsque Jésus-Christ parut, les juifs (ainsi qu’on les appelait dès lors) ne le reconnurent point pour le messie. Ils jouissaient en ce temps d’une certaine autonomie sous la suzeraineté de Rome. Mais inquiets bientôt de la fermentation des esprits dont la Judée était le foyer, les Romains résolurent d’y mettre fin. Ils assiégèrent longuement Jérusalem. La défense fut héroïque. Titus s’en empara le 8 septembre 70. Le temple fut détruit et ses illustres dépouilles servirent à parer un de ces cortèges triomphaux dont, à Rome, la vulgarité dorée n’avait jamais cessé de plaire au public. Jérusalem demeura longtemps un amas de ruines. Relevée plus tard, elle ne reprit son nom que sous Constantin. La chute de la ville avait entraîné la capture d’une masse humaine que Tacite évalue à six cent mille — sans doute les localités avoisinantes comprises. Les combattants massacrés, le reste avait été réduit en esclavage et vendu. On estime que près de cent mille juifs furent alors répartis sur différents points des côtes méditerranéennes. Or il y avait eu déjà, et principalement dans les deux derniers siècles, un essaimage volontaire ; des colonies juives existaient en Égypte, dans les villes d’Asie mineure, de Grèce, d’Italie, en Gaule, en Espagne et jusque sur les bords de la mer Noire et de la Caspienne. Ce sont ces communautés qui furent le premier véhicule du christianisme naissant. C’est là que les apôtres prêchèrent d’abord l’Évangile et souvent sans succès, car ils firent plus de prosélytes parmi les païens qui écoutaient aux portes que parmi les juifs eux-mêmes. D’autre part la Judée était demeurée imprégnée de l’esprit jéhovien. Peu à peu le monde sémitique s’en pénétra et se prépara de la sorte à entendre l’appel de Mahomet. Mais entre le judaïsme et les deux grandes religions à l’éclosion et à la diffusion desquelles il participa directement, s’affirma de plus en plus une différence fondamentale. Les chrétiens comme les musulmans sont incités à la vertu par l’appât d’une récompense extra-terrestre. Les juifs ne renoncèrent jamais à l’espoir de voir se réaliser ici-bas leur idéal de paix universelle et de justice démocratique. Ils attendent l’heure où « l’arc guerrier disparaîtra » et où les peuples « forgeront avec leurs épées des socs de charrue. » Mais ils attendent aussi que Jéhovah « renverse les puissants et exalte les humbles, » qu’il « envoie l’abondance aux pauvres » et « retire aux riches leurs trésors. » Par là ils sont demeurés profondément asiatiques. On ne les connaît guère qu’à travers les capitaux amassés par certains d’entre eux. Âpres et persévérants au gain, habiles et rusés en affaires, ils se sont souvent rendus odieux mais derrière leurs vices se tient un idéalisme obstiné et farouche que les persécutions forcenées dont ils ont été l’objet n’ont fait que renforcer et qui a été grandement servi par l’avènement de la démocratie. Renan a dit que la race sémitique a introduit le principe démocratique dans le monde. Il se fut introduit sans elle, mais elle y a aidé et c’est pourquoi Nietzsche l’a dénoncée comme la race « rebelle », qui a substitué la « morale des esclaves », celle de la foule, à la morale des maîtres, des hommes d’élite, forts et beaux. Toute l’erreur germanique et tout l’antisémitisme moderne tiennent dans ces mots. Certains auteurs ont fait observer d’autre part qu’on ne saurait parler d’une race juive parce que, dispersés depuis dix-huit siècles aux quatre coins du monde, les juifs s’étaient tant de fois mêlés aux autres peuples qu’ils avaient perdu les caractères qui constituent une race. Ce point de vue est erroné. Il est vrai que tant par croisement que par propagande, bien des éléments ethniques différents se sont combinés autour de la religion d’Israël. Mais telle est la puissance primordiale du sang juif que quelques gouttes suffisent parfois à lui assurer la conquête d’un foyer[1]. Cela ne signifie pas du reste que le mouvement dit « sioniste » puisse aboutir à la création en Palestine d’un nouvel État juif solide et florissant. L’avenir en décidera.

  1. La propagande de plus fut jadis fort efficace. On vit au temps de Charlemagne tout un peuple, les Khazars, se faire juifs en bloc.