Histoire universelle/Tome II/IX

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Société de l’Histoire universelle (Tome IIp. 143-149).

LES CROISADES

Le numérotage des croisades a été inventé pour la commodité d’un enseignement formaliste et tendancieux. Il est contraire à la réalité des faits. Il n’y a eu qu’une seule croisade composée de plusieurs expéditions et qui revêtit dès le principe un triple caractère : religieux, guerrier et commercial. Le caractère religieux s’affaiblit et disparut le premier ; le caractère commercial s’affermit au contraire et subsista longtemps.

Dès le ivme siècle de l’ère chrétienne, les fidèles d’occident avaient commencé à se rendre en pèlerinage à Jérusalem. La mère de Constantin, Hélène, par son zèle pieux avait restitué aux lieux saints sinon leur aspect primitif du moins leur autonomie. On pouvait s’en approcher et y faire ses dévotions. Les nouveaux convertis du nord, Germains, Francs, Scandinaves mûs par l’ardeur des néophytes ainsi que par la curiosité du voyage affluaient. À d’autres le pèlerinage était imposé en expiation de quelque crime. Des sortes d’agences de voyage fonctionnaient avec itinéraires combinés d’avance. À travers cet état de choses la conquête arabe ne jeta qu’un trouble passager ; d’abord, parce que le Christ ayant été honoré par Mahomet, les Arabes respectaient son tombeau ; ensuite parce qu’ils avaient intérêt à ne pas décourager un mouvement qui les enrichissait eux-mêmes. Charlemagne qui échangea des présents amicaux avec Haroun-al-Raschid reçut de ce calife une sorte de suzeraineté honoraire sur les lieux saints. Il l’exerça par l’envoi d’une ambassade annuelle chargée d’encourager et de surveiller les établissements hospitaliers qui avaient pris naissance en Palestine pour le service des pèlerins. Après l’effritement de l’empire de Charlemagne, ce privilège passa aux empereurs byzantins. Ainsi des relations satisfaisantes — et parfois presque cordiales — existaient en orient entre chrétiens et musulmans. Au début du xime siècle, après la terreur de l’an mille qui décidément n’avait pas amené la fin du monde, les pèlerinages redoublèrent d’intensité. Mais vers le soir de ce siècle, l’apparition des Turcs modifia entièrement la situation. On eut le sentiment d’un péril prochain, avant même qu’il ne se fût dessiné.

La papauté qui s’en émut la première jouissait alors d’un grand prestige moral. Elle venait d’affirmer son pouvoir en proclamant la « trêve de Dieu » par laquelle du mercredi soir au lundi matin de chaque semaine nul ne devait faire acte de violence envers son prochain sous peine d’excommunication. Il faut se transporter par la pensée au sein de la société d’alors livrée à ses instincts barbares pour apprécier le bienfait de cette détente hebdomadaire obligatoire. Il n’y avait là pourtant qu’un palliatif. Pour mettre fin à la crise dont souffrait l’occident en mal d’organisation civilisée, il fallait davantage. Quelque grande secousse était nécessaire. La force féodale inoccupée se dépensait en querelles armées entre les seigneurs. Les peuples en pâtissaient, soumis à des tyrannies locales exaspérantes. C’est alors que le pape songea à la « délivrance du tombeau du Christ ». On a voulu faire croire qu’il y avait eu là une pensée longuement mûrie par l’Église ; les documents sur lesquels on s’est appuyé pour le prouver ont été reconnus apocryphes. Le plan, au contraire, jaillit spontanément ce qui n’enlève rien à sa valeur. Malheureusement son exécution fut déplorable. Il eut fallu tout réglementer et préparer avec soin. Au lieu de cela on s’en remit au Saint esprit. La foi fut chargée de faire des miracles et l’enthousiasme de tenir lieu d’organisation technique. De plus, tandis qu’au concile de Clermont (1095) où l’entouraient des milliers de chevaliers, le pape Urbain II les incitait à mettre leurs épées au service de la chrétienté, on permit à des agitateurs populaires tels que les français Pierre l’ermite et Gauthier « sans avoir » ou l’allemand Gottesschalk de provoquer l’exode de masses indigentes fanatisées par leurs discours. Et l’on vit ainsi des familles entières avec vieillards et enfants entasser des provisions sur un charriot et se mettre en route au hasard à la grâce de Dieu, demandant à chaque ville rencontrée si ce n’était point là cette Jérusalem vers laquelle ils se dirigeaient. Bientôt une masse inouïe dévala le long du Danube, harassée, affolée par cette marche interminable, obligée de piller pour se nourrir, soulevant l’hostilité sur son passage, semant des traînards destinés à mourir de misère et ne luttant contre le découragement que grâce à l’exaspération mystique quotidiennement entretenue par les chefs.

L’empire grec avait une part de responsabilité dans l’évènement. Malgré son peu de sympathie pour l’occident, Alexis Commène inquiet des progrès formidables des Turcs installés en Asie mineure[1] avait adressé un pressant appel à la chrétienté. Lorsqu’il vit aux portes de Byzance l’étrange secours qu’on lui envoyait, il regretta amèrement de l’avoir provoqué. Cependant, à la suite d’une si lamentable avant-garde, parurent les guerriers : quatre armées groupées par nationalités. Godefroy de Bouillon, duc de Basse Lorraine et son frère Baudouin commandaient les Allemands ; deux princes normands de Sicile, Bohémond et Tancrède, commandaient les Italiens. Quant aux Français, ils étaient divisés en deux groupes : les Provençaux et les Français du nord. Ils descendirent la vallée du Po, traversèrent l’Adriatique et la péninsule des Balkans. Il semble qu’en route l’état d’esprit des croisés se soit précisé ; la convoitise commença de l’emporter sur la conviction. On les a bien dépeints en disant que la plupart étaient des hommes « simples, oisifs, curieux, pleins d’ambition, avides de satisfaire leurs appétits dans ce monde et d’assurer leur salut dans l’autre ». Ce qui les jetait avec tant d’enthousiasme en une pareille aventure, c’était justement la perspective d’assurer leur salut en satisfaisant leurs appétits. Or ces appétits, d’abord vagues, prirent bientôt des contours nets. La vue de Byzance et de ses merveilles, l’exemple de cette poignée de Normands qui avaient su, soixante ans plus tôt, avec un peu de chance et beaucoup d’audace, se tailler des royaumes dans le sud de l’Italie, le contact de tant d’ardeurs individuelles se surexcitant les unes les autres, tout concourait à matérialiser de plus en plus la croisade. Il n’était pas jusqu’aux nombreux ecclésiastiques accompagnant les guerriers qui ne rêvassent d’évêchés plantureux et d’opulentes prélatures.

L’empereur Alexis Commène cherchait à se débarrasser au plus tôt des hôtes encombrants desquels il attendait peu d’appui et qui lui valaient, ne fut ce qu’en matière de ravitaillement, les pires complications. Mais il ne voulait pas les laisser aller sans qu’ils se fussent engagés à restituer à l’empire les territoires jadis siens que leurs armes pourraient arracher à l’islam. L’engagement finit par être pris ; bien entendu, il ne fut pas tenu. Les navires byzantins transportèrent alors les croisés en Asie-mineure. Leur nombre était déjà fort diminué ; pourtant à la revue générale qui fut passée devant Nicée, on en dénombra environ six cent mille sans compter cent mille cavaliers. Bien peu de ces combattants devaient revoir l’Europe. À l’approche du but leur fougue les rendit redoutables. Vainqueurs à Dorylée (1097), ils s’emparèrent d’Antioche en 1098 et l’année suivante entrèrent à Jérusalem. Leur triomphe s’accompagna des plus vilaines cruautés. Un chanoine de la cathédrale du Puy qui raconte ce dont il fut témoin, décrit joyeusement « les monceaux de têtes, de mains et de pieds » dressés aux carrefours de la cité sainte ; il note que le comte de Toulouse a fait arracher les yeux et couper le nez de ses prisonniers et il voit en cela un « juste et admirable jugement de Dieu »!

Ainsi prit fin ce qu’on dénomme la « première croisade », longue et sanglante expédition qui coûta la vie à un demi million d’hommes et aboutit à la fondation de quatre États : le royaume de Jérusalem, la principauté d’Antioche, le comté d’Édesse et le comté de Tripoli[2]. Ces États de civilisation nettement française vécurent un siècle environ ; nous aurons à y revenir. D’autre part, les villes du littoral asiatique devinrent de véritables entrepôts européens où Marseille et les grandes cités commerçantes d’Italie se firent attribuer des quartiers entiers. Les pèlerins recommencèrent à affluer et des ordres militaires furent créés pour les protéger[3].

Cependant un pareil élan devait nécessairement se prolonger. Les premiers croisés ne pouvaient manquer d’avoir des imitateurs. Dès 1101 une expédition composée de Français, d’Allemands et d’Italiens du nord s’organisa. Elle fut anéantie et l’on accusa l’empereur Alexis de complicité dans cet événement. Il y eut aussi des croisades de parade. En 1102 Éric le bon, roi de Danemark partit pour Jérusalem avec sa femme et trois cents hommes d’armes. Il traversa la Russie « au son des cantiques et des cloches[4] ». Il s’arrêta à Byzance où sa présence suscita tant d’enthousiasme parmi la garde impériale composée de scandinaves que l’empereur Alexis en conçut quelque souci. Ayant continué son voyage, Éric, tombé malade, débarqua à Chypre et y mourut. La reine, peu après, mourut à Jérusalem et les soldats danois allèrent se joindre aux chrétiens qui assiégeaient Jaffa. En 1106, ce fut Sigurd Ier de Norvège qui partit avec soixante grands vaisseaux et dix mille hommes, fit escale en Angleterre et en Portugal, guerroya contre les pirates arabes aux Baléares, se vit fêter au passage par le roi normand de Sicile et finalement aida le roi de Jérusalem Baudouin à s’emparer de Sidon et à défendre Saint Jean d’Acre. Sigurd revint par Byzance et l’Allemagne.

Édesse ayant été repris par les musulmans en 1144, le pape Eugène III tenta de déterminer une croisade. St. Bernard la prêcha. Louis VII de France et Conrad III d’Allemagne en prirent la tête mais l’enthousiasme n’y était plus et dit un chroniqueur « leurs armées fondirent en route ». Les deux souverains d’ailleurs ne s’entendirent pas. On ne réussit pas même à prendre Damas. L’échec fut complet. En 1187, Jérusalem retomba aux mains des musulmans. L’émotion fut considérable en occident où, quatre vingt dix ans auparavant, la prise de la ville par les chrétiens avait été saluée comme un gage du plus solide avenir. L’empereur d’Allemagne Frédéric Barberousse, Philippe Auguste roi de France et Richard « cœur de lion » roi d’Angleterre partirent pour la Terre sainte. Les Allemands arrivés les premiers par voie de terre (1190) s’emparèrent d’Iconium au passage mais l’empereur s’étant noyé par accident dans le Cydnus, ses troupes désorientées revinrent sur leurs pas. Les souverains français et anglais qui se jalousaient vinrent par mer et s’emparèrent de Saint Jean d’Acre (1191). Leurs dissentiments s’aigrirent. Philippe Auguste rentra chez lui. Richard demeura et fit un retour romantique dont les aventures tournèrent en légende.

La « quatrième croisade » fut provoquée par le pape Innocent III en 1202. Ce fut celle que Venise détourna à son profit et qui jeta bas pour un demi siècle l’empire byzantin au bénéfice des croisés chez lesquels les appétits terrestres prenaient décidément de plus en plus le pas sur le souci des biens éternels. En 1217, une expédition mise sur pied par le roi de Hongrie, André II, n’aboutit pas[5]. Dix ans plus tard, l’empereur d’Allemagne Frédéric II s’en vint en Palestine près du roi titulaire de Jérusalem qui régnait alors à Saint Jean d’Acre et dont il avait épousé la fille. L’empereur auquel son beau père céda ses droits sur la ville sainte en négocia le rachat et l’obtint. Il y établit un état de choses assez sage (1229) mais qu’on ne sut pas faire durer. Les musulmans y rentrèrent en 1244.

Ce ne sont pas là des « croisades ». À peine faut il donner ce nom aux expéditions de Louis IX, roi de France, en Égypte et en Tunisie (1248 et 1268), expéditions dont nous aurons à parler comme relevant de la politique française. Est-ce à dire qu’en restreignant ainsi à une période de quelques quarante années le mouvement dit des « croisades », il faille également en restreindre l’importance et les résultats ? Bien au contraire. Ces résultats furent immenses mais ainsi qu’il est arrivé si souvent dans l’histoire, ils furent exactement inverses de ce qu’en attendaient les initiateurs. La papauté n’en sortit point grandie et le sentiment religieux en reçut quelque ébranlement. On apprit en occident que tout ne se passait pas à Rome avec autant de vertu et de désintéressement qu’on l’avait cru et que les musulmans n’étaient point les sacripants qu’il avait semblé ; qu’aussi bien Mahomet n’était pas mort « dévoré par les pourceaux » comme la légende en avait circulé. Par ailleurs le commerce et l’industrie virent s’ouvrir devant eux de vastes horizons et, surtout, la féodalité reçut un coup mortel dont elle ne put jamais se relever complétement. Les innombrables petits fiefs qui entravaient tout progrès et limitaient tout horizon disparurent. Leurs possesseurs endettés vendirent des terres ou durent renoncer à des privilèges dont ils n’avaient plus l’autorité nécessaire pour imposer l’observation. Tous ces changements, bien entendu, s’accomplirent lentement et les contemporains ne s’en rendirent compte que très imparfaitement. L’histoire est rarement pressée. Le progrès matériel et le progrès intellectuel pour n’être pas immédiats n’en furent pas moins décisifs. Les croisades taillèrent dans l’enceinte de la société occidentale murée en son ignorance et son étroitesse, la brêche bienfaisante par laquelle tout l’avenir devait passer.

  1. Il ne s’agissait encore que des Turcs seldjoucides et non des Ottomans.
  2. Il ne faut pas confondre les trois Tripoli : l’une ancienne colonie romaine et qui a donné son nom à la Tripolitaine — l’autre située sur la mer Noire dans la région de Trébizonde — et enfin Tripoli de Syrie déjà florissante à l’époque phénicienne et ensuite sous les Byzantins, puis sous les Arabes et qui fut du temps des croisés, de 1109 à 1280, le siège d’un comté.
  3. La première confrérie vouée au service des pèlerins de Terre sainte fut fondée à Sienne au ixme siècle. Après les croisades, les ordres monastiques se multiplièrent en Palestine et revêtirent promptement un caractère à la fois militaire et charitable. Les plus célèbres furent les chevaliers du Temple dit Templiers et les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem qui par la suite émigrèrent à Rhodes puis à Malte. Ces ordres jouèrent un rôle militaire considérable et amassèrent de grandes richesses.
  4. L’usage des cloches d’église s’était introduit en Europe vers l’an 640.
  5. En 1212 eut lieu l’étrange épisode connu sous le nom de « croisade des enfants » ; à l’appel d’un jeune berger de Vendôme qui prétendait avoir des visions, des milliers d’enfants se groupèrent. Philippe Auguste leur ayant enjoint de retourner chez leurs parents, beaucoup obéirent mais beaucoup aussi persistèrent. Arrivés à Marseille entourés de prêtres, de femmes, de marchands, ils furent embarqués sur sept vaisseaux dont deux firent naufrage sur les côtes de Sardaigne. Les petits passagers conduits à Bougie et à Alexandrie y furent vendus comme esclaves. En 1229 Frédéric II ayant trouvé en Orient les armateurs marseillais coupables les fit prendre et délivra nombre de victimes de cette aventure.