Histoire universelle/Tome II/X
VENISE
L’histoire de Venise qui s’étend sur une période d’environ mille ans ressemble à quelque magnifique représentation théâtrale coupée de ballets et de divertissements et se déroulant dans un décor surprenant : représentation qui aurait toutefois cette double singularité que l’apothéose y surgirait au milieu et non à la fin, et que l’intrigue, d’une belle ampleur et d’un constant intérêt, débuterait et se terminerait petitement.
Le début, ce fut en effet, aux vme et vime siècles, la fuite éperdue des populations du littoral devant les invasions barbares et le refuge cherché par elles dans les lagunes boueuses où s’enfoncèrent les premiers pilotis de Venise ; le terme, ce fut onze siècles plus tard (1797) l’abdication peureuse et précipitée devant Bonaparte qui, par un acte aussi inintelligent qu’immoral, donna Venise et son territoire à l’Autriche.
Dès l’an 774, le groupe des îlots artificiellement agrandis où se forgeait, au contact des rudes industries de la mer, l’énergie vénitienne possédait assez d’habitants pour avoir un évêque et un « duc » dont l’élection par le peuple devait recevoir la sanction de l’empereur byzantin. Car Venise se réclamait de Byzance et mettait alors à s’y rattacher une ténacité réfléchie. Un autre empire s’élevait dans le même temps, celui de Charlemagne qui tenait la Gaule et la Germanie. Entre ces deux empires une nouvelle route commerciale tendait à s’affirmer, remplaçant celle de la vallée du Rhône. Cette route utilisait les cols des Alpes ; Pavie y servait d’entrepôt mais, plus proche du Brenner, Venise serait à même de supplanter toute rivale… Elle le voulut et y parvint. Dès lors s’édifia, pierre à pierre, servie par un civisme que pendant des siècles rien n’émoussa, la fortune municipale la plus étonnante de l’histoire. L’intérêt de Venise avant tout ! La beauté de Venise avant tout ! Pour les servir, rien ne coûtera : ni efforts ni félonies. Pour Venise, on fera et on défera sans vergogne les alliances ; pour elle, on tiendra tête aux pirates croates et aux escadres normandes ; pour elle, on bravera les excommunications pontificales ; pour elle un jour, on trahira l’empire byzantin et on organisera l’immense escroquerie de la « ivme croisade » qui lui assurera la primauté méditerranéenne. Pour elle surtout, pour qu’elle soit plus certaine de ne rien laisser perdre de l’activité de ses fils, on mettra debout un extraordinaire gouvernement dont les contrôles jaloux et les surveillances obliques iront s’enchevêtrant indéfiniment et dont l’inquisition et la délation officiellement pratiquées serviront à maintenir la redoutable puissance.
Tout cela suppose des luttes, des résistances, des représailles. Il y en eut. Les « ducs » devenus des doges étaient de vrais monarques et en associant leurs fils à leur pouvoir, ils cherchaient à le rendre héréditaire. Dès 1032 on le leur interdit et deux « conseillers » furent chargés de les espionner. À la suite d’une insurrection fut institué en 1310 ce fameux « Conseil des dix » qui a laissé une réputation de sombre et froide férocité. À partir de 1335, il y eut des « inquisiteurs » permanents et en 1355 le doge Marino Faliero fut décapité pour avoir voulu résister à la tyrannie anonyme qui se fortifiait sans cesse. Désormais nul n’osa plus se rebeller. Quant aux crises sociales, on y pallia en divisant les corps de métier de façon stricte et compliquée. Tout cela formait comme une mosaïque d’institutions immobiles, rigidement encastrées les unes dans les autres. Ce régime qui partout ailleurs eut engendré la stagnation et tué toute initiative puisait, si l’on ose ainsi dire, son antidote dans le fait qu’il fonctionnait dans une atmosphère exclusivement maritime. Venise vraiment détachée de la terre ferme vivait dans la perpétuelle activité des flots, comme un gigantesque entrepôt flottant et il y régnait naturellement un peu de la discipline et de la solidarité qu’impose à bord des navires l’instinct du salut commun.
Il n’en faudrait point conclure que les Vénitiens aient réussi tout le long de leur histoire, à se désintéresser de la politique territoriale. Les circonstances les forcèrent à plusieurs reprises de s’y mêler et parfois aussi, des ambitions mal conçues. Les questions d’alimentation les mirent aux prises avec leurs voisins de la plaine du Pô. La possession de Padoue leur importait pour leur sécurité. Ils furent en guerre avec Vérone et plus tard avec Milan. Bologne et Ferrare qui s’arrogeaient volontiers le contrôle de la navigation fluviale leur portaient ombrage. Tenir le Frioul leur parut une nécessité. De bonne heure ils avaient occupé la Dalmatie. Ils s’y maintinrent quatre siècles pour éviter que d’autres n’y prissent pied ; ils la défendirent successivement contre les Croates, les Hongrois et les Turcs ; ils y élevèrent des belles et artistiques constructions et y recrutèrent d’excellents soldats mais ils n’eurent aucun scrupule à couper les forêts et à étouffer le commerce local par crainte de voir se développer sur cette côte avantagée par la nature des concurrences inquiétantes. Le plus généralement, ils redoutaient la dépense et le péril d’une occupation souveraine. Lorsqu’après la prise de Constantinople par les croisés en 1204, ils se trouvèrent possesseurs « d’un quart et demi de l’empire byzantin » formule qui fut dès lors insérée dans les actes officiels, ils ne tardèrent pas à s’en alarmer. Ils gardèrent la formule parce qu’elle flattait leur amour-propre mais ils se défirent par d’ingénieux procédés de toutes les charges qui ne comportaient point de profits pécuniaires. Ce qu’il leur fallait, c’étaient des privilèges, des exemptions de droits, des concessions sous forme d’entrepôts et de ports francs, des points de relâche bien choisis et aisés à défendre. Ils en eurent partout : en Égypte, en Crète, à Rhodes, à Chypre, sur la côte d’Asie-mineure, dans le Péloponèse et jusqu’en Crimée, au fond de la mer d’Azof. Quand une emprise leur échappait, ils en substituaient une autre. À ce jeu la prospérité croissait en progression vertigineuse. À la fin du xivme et au début du xvme siècles, la richesse de Venise dépassait tous les pronostics. On y comptait plus de mille familles possédant entre deux cent et cinq cent mille francs de rente. Une banque d’État — la première en Europe — recevait des dépôts privés productifs d’intérêts. Venise comptait alors cent quatre vingt-dix mille habitants (bien moins par conséquent que les grandes villes grecques d’Asie, que Babylone, Carthage ou Rome n’en avaient contenu). Sa flotte comprenait trois mille vaisseaux de commerce et trois cents vaisseaux de guerre montés par vingt-cinq mille hommes d’équipage. Sa Monnaie frappait annuellement des ducats d’or (le ducat valait environ seize francs) pour une somme de plus de dix millions de francs. Le luxe était inouï. À certains moments les pouvoirs publics s’en inquiétèrent. Un rescrit sénatorial de 1504 proteste contre les fluctuations incessantes de la mode en matière de toilettes féminines et contre le gaspillage d’étoffe et d’argent qu’entraîne la substitution perpétuelle des robes à traîne aux « robes rondes sans queue » et vice versa. Il est à croire que nombre de sénateurs se trouvaient alors endettés du fait de leurs épouses. Mais Venise, par son étrangeté même et l’énormité de la fortune accumulée dans ses mains, était condamnée à demeurer une ville de fêtes et de plaisirs.
Un cadre merveilleux et vraiment unique y faisait valoir chaque spectacle et le spectacle était quasi quotidien, la moindre occasion de réjouissance étant avidement saisie par toute la population. Il n’est point de ville dont les aspects n’aient été rendus par l’image plus familiers à tout l’univers. Partout on connaît les silhouettes du Campanile, du palais des Doges, de la basilique de St-Marc et l’éblouissante perspective du grand canal sillonné de gondoles et bordé de palais. Un peu d’imagination suffit à évoquer la splendeur inégalable d’une célébration patriotique ou d’une réception solennelle de visiteurs illustres en un pareil lieu. La filiation artistique byzantine s’y révélait de toutes manières et principalement dans l’architecture de la basilique. St. Marc était le patron de Venise depuis le jour très lointain où deux marchands vénitiens s’étant emparé à Alexandrie de la dépouille de l’évangéliste l’avaient rapportée, pensant peut-être par ce pieux larcin illustrer et faire fructifier leur commerce. En 828 on édifia une première église pour abriter la précieuse relique. Puis on la remplaça par une autre plus belle. En 1094 on construisit le troisième St. Marc et quatre siècles d’embellissement en firent selon le mot de Ruskin un « immense reliquaire » tout flamboyant, tout rutilant. Marbres, parures, vitraux, émaux, il n’était rien d’assez riche et d’assez beau pour orner le sanctuaire où palpitait en quelque sorte l’âme orgueilleuse et voluptueuse de la « triomphante cité » comme l’appelait l’historien Comynes lorsqu’il y vint en 1494 représenter la France.
La morale, certes, n’y avait point son temple. Boccace l’appelle crûment « l’asile de toute mauvaiseté ». Mais Pétrarque déclarait qu’« un ami de la tranquillité et de la vertu » ne pouvait se trouver mieux en aucune ville. Va pour la tranquillité ; les gondoles ne font pas de bruit. La vertu c’est autre chose. En tous cas par sa diplomatie habile mais fourbe, par l’égoïsme de sa politique, par l’absence de scrupules de ses procédés, le gouvernement vénitien s’était fait détester des nombreuses victimes de ses intrigues. En 1466 le duc de Milan le disait sans ambages aux ambassadeurs de Venise et, vers le même temps, le pape Jules II déclarait à l’un d’eux qu’il voulait ramener sa patrie « à l’état d’un village de pêcheurs » ; à quoi le vénitien répondit : « Et nous, Saint Père, si vous n’êtes pas raisonnable, nous ferons de vous un petit curé ». Un jour vint où une ligue formidable qu’on a appelée la ligue de Cambrai (1508) se noua entre l’empereur d’Allemagne, les rois de France et d’Aragon, le pape, les ducs de Ferrare et de Mantoue. Venise fut battue et se replia dans ses lagunes comme elle l’avait fait cent cinquante ans plus tôt (1358) lorsque les Génois avec l’appui des Hongrois lui avaient fait courir un péril intense. Dans ces moments-là les Vénitiens ne manquaient ni de courage ni de constance ; ils laissaient passer l’orage et vaillamment préparaient leur revanche sur la destinée.
La fortune de Venise pourtant commençait à déchoir non pas tant du fait des Turcs qui la chassaient peu à peu de ses positions dans la Méditerranée orientale que par suite de la découverte d’une route maritime vers les Indes. Le voyage de Vasco de Gama (1498) contournant l’Afrique et doublant le cap de Bonne espérance provoqua une révolution économique aussi soudaine que profonde. La différence entre le prix de revient des marchandises venues par mer et celui des mêmes marchandises ayant suivi la voie de terre était telle que rien ne pouvait la compenser. Dès 1502 Lisbonne devenait le grand marché des denrées orientales et, l’audace des Portugais croissant avec leurs succès, ils placèrent des navires à l’entrée de la mer Rouge pour achever d’arrêter le commerce de transit avec Venise par l’Égypte. Il eut fallu percer l’isthme de Suez. Venise y songea (1504) mais elle ne sut point convaincre le sultan d’Égypte de la valeur d’une telle mesure peu accessible à la mentalité musulmane. Lisbonne ironiquement invita Venise à venir se ravitailler chez elle et les marchands allemands désertant l’Adriatique s’y transportèrent en effet.
Venise se débattit longtemps et glorieusement contre le mauvais sort. Lorsque les Turcs lui eurent enlevé Chypre, ce fut elle qui, coalisée avec l’Autriche et l’Espagne, leur infligea cette grande défaite navale de Lépante (1571) dont on a pu dire qu’elle avait sauvé la chrétienté et lorsque en 1645, la Crète se trouva attaquée à son tour, les Vénitiens, avec l’aide de volontaires français et autres, tinrent pendant vingt années dans Candie : siège à jamais mémorable dont s’enthousiasma l’opinion européenne.
Dès lors Venise vécut sans espoir de rétablir sa puissance déchue. Elle vécut comme une grande dame noble entourée de ses souvenirs, drapée dans les restes de sa magnificence, fréquentée par de nombreux et illustres admirateurs et accoutumée à recevoir leurs hommages. Puis son énergie et sa dignité déclinèrent. Elle ne sut point mourir en beauté. Retrempée par les souffrances que lui fit éprouver le dur joug autrichien, après une vaine révolte en 1848, elle entra enfin dans le royaume d’Italie (1866) dont elle demeure un des plus beaux fleurons.
On ne saurait traiter de Venise sans mentionner ses rivales méditerranéennes et en premier lieu, Gênes. Indépendants dès le xe siècle, les Génois se donnèrent successivement comme gouvernants des consuls, des « podestats », des dictateurs (1257), des « protecteurs » qui administraient concurremment avec des tribuns appelés « abbés du peuple ». Finalement ils créèrent des doges (1339) comme Venise qu’ils s’efforçaient d’imiter. À deux reprises Gênes appartint à la France (en 1396 et en 1458) puis aux ducs de Milan, mais aucun régime n’y durait. Nobles et plébéiens ne cessaient de se pourfendre. Gênes n’en eut pas moins des flottes puissantes qui firent affluer dans son port de grandes richesses et par moments illustrèrent ses couleurs. Après une vaine lutte de quatorze années contre Venise (1257-1270), les Génois s’allièrent aux empereurs byzantins rentrés dans leur capitale. Ils en tirèrent de grands profits ; ils jouirent alors à Byzance d’une situation privilégiée. Ils eurent des entrepôts à Smyrne, à Ténédos, à Phocée, à Chios, à Lesbos, à Chypre et jusqu’à Caffa en Crimée. En 1350 et en 1376 ils s’attaquèrent de nouveau aux Vénitiens et faillirent les mettre à mal, mais leurs dissensions intestines amenèrent un prompt déclin de leur prospérité.
Pise — que son port ensablé écarte aujourd’hui du rivage — fut un moment une puissance maritime et commerciale redoutable. Elle détint la Corse (1092), la Sardaigne, les Baléares et même Palerme. Elle obtint à Byzance, à Antioche, à Tripoli des avantages pour son trafic. Il faudrait encore citer Naples, Gaète et surtout Amalfi dont l’importance commerciale fut considérable de 849 à 1131 environ. C’étaient d’anciennes républiques grecques qui avaient résisté aux barbares et jouissaient sous le protectorat byzantin d’une véritable indépendance. Mais leur renommée maritime s’efface dans le grand éclat projeté sur tout le monde méditerranéen par l’inégalable Venise.