Histoire universelle/Tome IV/I

La bibliothèque libre.
Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. 14-28).

CHARLES-QUINT, FRANÇOIS ier
ET HENRI viii

Fondateurs du néo-impérialisme européen, Charles-Quint d’Autriche, François Ier de France et Henri VIII d’Angleterre ont déclanché la crise longue de quatre siècles des conséquences de laquelle l’Europe lutte encore pour se dégager. Cet impérialisme se distingue de ceux qui l’avaient précédé par son caractère essentiellement fantaisiste. Les empires du passé — asiatiques aussi bien que méditerranéens — s’étaient érigés dans un esprit différent. Quelque important qu’apparaisse le rôle joué dans leurs annales par l’initiative du souverain, celle-ci demeurait toujours plus ou moins subordonnée aux directives posées par l’intérêt collectif ou les passions traditionnelles des peuples. On ne peut nier que l’épopée d’Alexandre n’ait été imprégnée d’hellénisme ni que celles de Taï-tsong ou d’Akbar ne se soient déroulées dans le plan chinois ou hindou. Comment ne pas reconnaître également que les césars, même les plus tyranniques se sentirent incités, souvent malgré eux, à conformer leurs actes aux conditions dans lesquelles s’opérait l’évolution normale du monde romain ? Enfin la politique d’un Charlemagne et d’un Othon le grand dessinèrent des courbes franque et germanique dont l’inspiration ethnique se laissa constamment apercevoir. Mais ici nous sommes en présence d’un nouvel élément dominant : le bon plaisir du prince. Les édifices qu’on tentera d’élever rappelleront les constructions de dominos que les enfants s’évertuent à mettre debout au mépris des lois de l’équilibre mécanique. Les entreprises de Charles-Quint, de François Ier et d’Henri VIII relèvent de ce style architectural.

Pourquoi les a-t-on laissé faire ? Maints historiens ont expliqué ce phénomène par une sorte de marasme national qui se serait alors répandu en occident. Il est exact qu’à la suite de tant d’épreuves subies existait en Allemagne, en Angleterre, en France une tendance à se désintéresser du fonctionnement des institutions, voire du principe même de ces institutions. La formule impériale germanique, la Grande-charte anglaise, le recours français aux États-généraux tendaient à perdre dans chacun des trois pays le caractère de palladium des privilèges et des libertés. Sans dénier la justesse de ce point de vue, il en est un autre toutefois plus important à prendre en considération : c’est la part que joua le hasard en faisant surgir simultanément sur la scène occidentale, aux premières années du xvime siècle, trois jeunes monarques de vingt ans, ambitieux et sportifs, vrais « virtuoses » selon la recette mise à la mode par l’Italie de la Renaissance.

Le virtuose, ce favori du jour, c’était l’audacieux qui se propose de maîtriser la fortune par n’importe quel moyen. On ne réclamait de lui ni respect du droit ni scrupules de conscience mais d’incessantes manifestations d’un arrivisme sans frein. Il suffisait qu’il témoignât de ses aptitudes à tout oser pour que l’emploi parallèle de la ruse et de la violence lui fut permis car on le jugeait « supérieur aux lois communes ». On admettait donc que le mobile prédominant sinon unique de ses actions fut le besoin de satisfaire ses appétits personnels. Le virtuose par ailleurs n’était pas nécessairement un mécréant ; l’on trouvait bon qu’il s’occupât à l’occasion de mettre Dieu de son côté. Il est difficile de se rendre compte à quel degré ce type — que Machiavel, en le décrivant, munit d’un code à l’usage des imitateurs — était devenu populaire. Ceux-là même qui condamnaient les crimes d’un César Borgia[1], admiraient secrètement les « contours superbes » de son énergie. Non seulement la péninsule avait retenti du bruit de ses aventures mais l’écho s’en était propagé bien au-delà des frontières italiennes. Les âmes des dirigeants de ce temps étaient comme saturées de cynisme. C’est un point de vue qu’il ne faut jamais négliger si l’on cherche à interpréter de façon sûre leurs calculs et leurs espoirs.

Né à Gand l’an 1500, le futur Charles-Quint se trouvait être l’arrière petit-fils du duc de Bourgogne, Charles le téméraire dont, comme nous l’avons vu, la fille unique, Marie, était morte en 1482 laissant à son mari Maximilien d’Autriche, un fils appelé Philippe. D’ordinaire ces généalogies princières ne valent pas qu’on les relève en détail, les événements ultérieurs en neutralisant plus ou moins la portée. Mais ici ce n’est pas le cas. En 1493 Maximilien d’Autriche était devenu empereur d’Allemagne et en 1496, Philippe avait épousé Jeanne, fille unique de Ferdinand et d’Isabelle d’Espagne. Or, dix ans plus tard, Philippe mourait et Jeanne sa femme devenait folle. Ainsi sur le front juvénile de leur fils premier-né Charles, allaient se poser de multiples couronnes. Rien n’atteste mieux, il faut bien le dire, l’infériorité théorique du principe monarchique héréditaire. Qu’en serait-il de cet enfant porteur de pareilles responsabilités !

Il grandit sans parents, sans foyer et, peut-on ajouter, sans patrie. Roi d’Espagne, il ne serait jamais espagnol sinon que, sur le tard, il se laissa pénétrer par la religiosité sombre et inquiète qui, en ce pays, était celle de beaucoup de ses sujets. Moins encore serait-il allemand même après qu’une élection disputée l’aurait mis en possession du trône impérial (1519). Ce sont les Flandres dont il préférait le séjour, le langage, la civilisation. Sans doute est-ce avec la Bourgogne qu’il se sentit le plus d’affinités. On dirait parfois qu’il aspira à venger Charles le téméraire et que, s’il avait eu le choix, c’est à Dijon qu’il eût voulu régner. Mais comment aurait-il eu la possibilité de prendre racine nulle part ? Au cours de sa vie impériale et royale, il devait faire neuf séjours en Allemagne, sept en Italie, dix en Flandre sans compter deux « croisades » en Afrique. Sur quarante années, il n’en passerait pas quinze en Espagne. En lui tout était contradictoire. Les données infécondes de sa naissance semblaient se refléter en sa personne. D’aspect faible et maladif, c’était pourtant un cavalier intrépide dont les exploits équestres enthousiasmaient ses soldats et qui dressa son énergie jusqu’à descendre dans l’arène pour affronter le taureau comme, vieilli, il la dresserait à surmonter ses souffrances corporelles. À la fois hésitant et déterminé, lent et précipité, la colère et la maîtrise de soi s’alternaient en lui. Et malgré que l’orgueil et la soif de domination fournissent vraiment la trame de sa nature, il devait pour finir étonner ses contemporains en abdiquant l’une après l’autre toutes ses dignités : retraite d’ailleurs pleine de grandeur et dans laquelle, tout en continuant à s’intéresser aux choses de ce monde, il médita sur l’approche de l’au-delà sans pour cela s’abandonner aux superstitieuses terreurs qui avaient ridiculisé la vieillesse de Louis XI de France.

Bien différente s’affirme la personnalité de François Ier. Cousin et héritier de Louis XII dont au reste il épousa la fille, Claude, son adolescence s’était écoulée au cœur de la France, au château d’Amboise. Choyé par sa mère, Louise de Savoie et par sa sœur aînée Marguerite[2], il n’avait connu, entouré de joyeux compagnons, que les plaisirs et la vie facile. Il demeura toujours « enfant gâté » mais avec assez de charme pour conquérir ceux qui l’approchaient ou le suivaient du regard. Intelligent, d’esprit rapide et malgré, dit un contemporain, qu’il n’aimât guère « à fatiguer son esprit à réfléchir plus qu’il ne faut », il savait unir la grâce de la parole à la séduction de sa beauté. De sorte que sa popularité se maintint à travers les vicissitudes d’une politique extérieure et d’une politique intérieure également déraisonnables. Le reflet de Marignan de plus ne cessa d’auréoler sa physionomie. Cette victoire de hasard, vrai hors-d’œuvre historique, remportée, six mois après son avènement, sur les Suisses[3] qui s’étaient laissé persuader de lui barrer la route du Piémont, valut au jeune monarque une facile renommée. On lui a fait non moins aisément honneur des beaux édifices élevés ou embellis sous son règne tels que les châteaux de Blois, de Chambord, de Fontainebleau. Il aimait les arts en effet et sut encourager le mouvement esthétique qui, né au siècle précédent en Italie, en Flandre et en France s’épanouit tout naturellement à l’appel d’un prince de goûts raffinés et fastueux.

Le « plus heureux des trois » eût dû être Henri VIII. Nulle aube de règne ne fut jamais apte à susciter autant d’espérances. Doué comme François Ier de brillants avantages physiques, d’un abord attrayant, appliqué et lettré, sachant le latin, le français, l’espagnol et l’italien, jouant « divinement » du luth et de l’épinette, ce gentilhomme d’aspect accompli héritait d’un royaume unifié, pacifié, prospère et d’une situation politique claire et simple. Quelle supériorité n’était-ce pas là sur des souverains placés en face de problèmes compliqués et multiples ! Mais tandis que les qualités de François Ier et de Charles-Quint leur appartenaient réellement, on vit bientôt que celles d’Henri VIII constituaient une façade derrière laquelle il n’y avait que dureté, égoïsme et grossière vanité. L’Angleterre émergeait d’une époque où les appétits avaient longtemps étouffé tout idéal. Le précédent roi, Henri VII avait su du moins développer le commerce, l’industrie, la marine et remplir les coffres de l’État. Son fils avait la tâche facile. Oxford maintenant aspirait à redevenir un centre de culture. John Colet, Érasme et Thomas More[4] s’y rencontraient. Il n’était pas jusqu’aux architectes qui ne se révélassent prêts à instaurer ce « style Tudor » dont la chapelle de Westminster atteste le remarquable élan initial. Au lieu de s’appliquer à faire fructifier tant de germes heureux, Henri VIII se jeta dans l’imbroglio des querelles continentales. Un moment il pensa devenir empereur d’Allemagne ; plus tard il se vit roi de France. Il finit par se faire pape anglican et termina son existence manquée en apoplectique sanguinaire.

Autour de ces trois figures centrales se tiennent des comparses de relief inégal mais dont le groupement, comme il arrive, aide à la compréhension générale. Ce ne sont pas à proprement parler des collaborateurs. La seule à mériter ce titre serait la mère de François Ier, Louise de Savoie, pleine d’amour, de dévouement et d’orgueil maternels et puisant dans ces sentiments d’ingénieuses inspirations au point qu’on en vient à se demander si ce qu’il y eut de bon dans le gouvernement de son fils ne lui fut pas dû presque exclusivement. François fut d’ailleurs bien servi par son chancelier, Duprat qui avait dirigé son instruction, homme discret et tout à sa dévotion. Il le fut moins bien par les jeunes seigneurs qui avaient partagé ses jeux et qu’il appela à des postes au-dessus de leurs moyens. L’un d’eux se mua en un traître de marque, le fameux connétable de Bourbon qu’il avait eu l’imprudence d’investir de cette charge supérieure restée vacante depuis 1488 et qu’il commit la maladresse de laisser échapper quand on pouvait encore se saisir de sa personne.

Charles-Quint n’eut point de confident attitré si l’on en excepte, dans les tout premiers temps, ceux qui avaient dirigé son éducation d’orphelin à savoir l’évêque d’Utrecht qui devait devenir pape sous le nom d’Adrien vi et le comte de Croy, gouverneur des Pays-Bas et très porté à tout subordonner à l’intérêt flamand, par conséquent à maintenir la bonne intelligence avec la France et l’Angleterre. Mais l’influence de l’un et de l’autre s’effaça lorsque Charles fut devenu roi d’Espagne et empereur. L’homme qui eût pu lui être le plus utile à son arrivée dans la péninsule ibérique et qu’il écarta injustement était le cardinal Ximénès, l’ancien ministre d’Isabelle, personnage de grande envergure, d’une probité rigide et sans doute peu maniable mais généralement bien inspiré quand il s’agissait d’assurer la grandeur et le progrès de l’Espagne. La solide armée permanente de quarante mille hommes qu’il avait formée lui avait permis de tenir en respect la turbulence de la noblesse. Il avait en outre créé à Alcala une université modèle et en 1509 conduit en Afrique une expédition qui s’était emparé d’Oran en vue de créer là une sorte de marche protectrice contre les retours offensifs de l’islam. Le rapprochement de ces diverses initiatives suffit à faire saisir la valeur de l’homme d’État. Charles en somme lui devait son trône mais l’entourage du jeune roi était enclin naturellement à redouter l’influence du cardinal. Celui-ci, fort âgé du reste, mourut peu après. Charles par la suite utilisa volontiers la bonne volonté et les services des membres de sa famille mais sans laisser aucune direction se substituer à la sienne. Sa tante Marguerite, sœur de son père fut chargée par lui de gouverner les Pays-Bas en son nom lorsqu’il les quitta et, à diverses reprises, il lui confia les négociations à conduire, principalement avec Londres et Paris. Son frère Ferdinand lui servit de régent en Allemagne. Deux de ses sœurs, reines de Portugal et de Hongrie, eurent aussi part intermittente à sa politique. Enfin dans les derniers temps il s’associa plus ou moins son fils Philippe auquel il voulait laisser l’Espagne et les Pays-Bas.

En Angleterre deux figures encadrent celle du roi, le cardinal Wolsey et Thomas Cromwell, favoris successifs presque également cyniques dans leur aisance à mêler le spirituel et le temporel et à sacrifier toute justice aux caprices de leur maître. Wolsey était fils d’un riche bourgeois de Norwich ; sa carrière ecclésiastique s’annonçait modeste quand Henri VIII s’étant entiché de lui le fit à la fois chancelier et archevêque d’York. Prélat mondain et fastueux mais peu instruit, il se créa beaucoup d’ennemis par ses façons hautaines et se complut dans toutes les intrigues susceptibles de le conduire à la papauté. Lorsque Léon X mourut, il eut l’impudence en posant sa candidature de promettre publiquement de fortes sommes aux membres du Sacré-collège. Après sa disgrâce en 1530, Thomas Cromwell qui avait été receveur des revenus du cardinal le remplaça dans la faveur royale. C’était un homme rude et retors qui avait fait tous les métiers : soldat, commis en Italie et en Flandre, fabricant de draps Sûrement il ne s’était pas attendu à finir dans la peau d’un « vicaire général du chef suprême de l’Église anglicane »

Connaissant maintenant les personnages, analysons rapidement le drame. L’action s’engage en Italie d’où François Ier à peine couronné prétend rapporter des lauriers. Sa jeunesse n’est pas la seule circonstance atténuante dont il doive bénéficier. L’aventure italienne a été engagée par ses prédécesseurs Charles VIII (1483-1498) et Louis XII (1498-1515). Elle dure depuis vingt et un ans. Charles VIII, pauvre sire, a eu la tête tournée en se voyant léguer des droits d’ailleurs théoriques sur le royaume de Naples. Et le voilà parti en 1494, à la tête d’une armée de « meschants garnements, échappés de la justice » dit Brantôme et qu’il a fallu équiper tant bien que mal. Mais il y a pire. Il a fallu aussi s’assurer la neutralité des voisins. À l’Angleterre on a donc payé tribut (traité d’Étaples, novembre 1492) ; à l’Espagne, on a rétrocédé la Cerdagne et le Roussillon (traité de Narbonne, janvier 1493) ; à l’empereur allemand, on a rendu l’Artois, la Franche-comté et le Charolais (traité de Senlis, mai 1493). Moyennant quoi il sera loisible au roi de France d’aller parader d’une ville d’Italie à l’autre sans qu’on sache au juste s’il vient en ennemi ou en protecteur ; des troupes qu’on lui oppose çà et là font défection ; il entre à Naples, y séjourne emmy fêtes et tournois se demandant s’il n’ira pas jusqu’à Constantinople chercher un empire. Pendant ce temps l’Italie se coalise derrière lui. Il faut revenir. Charles laisse à Naples un vice-roi tout désigné par son activité car, raconte Commines, « il ne se levait qu’il ne fut midi ». Au pied des Apennins on rencontre cette fois une armée décidée à la résistance. C’est la bataille de Fornoue de l’issue de laquelle les historiens peuvent disserter : victoire parce que le roi a passé ; défaite car il rentre bredouille.

Le duc d’Orléans devenu Louis XII est peut-être plus coupable que son cousin pour s’obstiner en pareille affaire et même l’aggraver car, en plus du royaume de Naples sitôt reperdu qu’occupé ne s’avise-t-il pas qu’il a des droits sur le duché de Milan de par sa grand-mère Valentine Visconti. De grands efforts cette fois sont nécessaires. Or Louis XII est un homme mûr, réputé sage et de tous points supérieur à son prédécesseur. Le peuple qui se souvient de sa bonté personnelle et de l’heureuse prospérité agricole dont on se trouve jouir sous son sceptre l’en paie par sa gratitude. La critique, elle, n’aperçoit que ce misérable traité de Blois (1504) par lequel Louis XII découragé renonce à Naples mais, têtu quant au Milanais, en obtient de l’empereur Maximilien une investiture régulière moyennant que sa fille Claude qui devra épouser Charles d’Autriche lui apportera en dot la Bretagne[5], Blois et la Bourgogne. Deux nouvelles provinces à ajouter à celles déjà sacrifiées par Charles VIII ! Heureusement la France veille. Les États de Tours déclarent inaliénables Bretagne et Bourgogne. Claude épousera son cousin François, héritier du trône.

Tels sont les antécédents qui agissent sur ce même François devenu roi (1515). Le traité de Blois n’a pas eu de suites mais de par la folie belliqueuse du pape Jules II, la guerre a repris en Italie peu après et Louis XII n’a pas eu la sagesse de s’en tenir éloigné. Depuis cinq ans la péninsule est à feu et à sang. Jules II disparaît et aussitôt, oubliant ses violences on honore en lui un champion de l’indépendance italienne. Les Français ont reperdu même le Milanais. François vainqueur à Marignan rencontre à Bologne le nouveau pape, un Médicis, Léon X. Sera-ce la paix ? Non car François s’est mis en tête de devenir empereur. De part et d’autre on trafique. Les princes électeurs de l’empire vendent et revendent leurs voix. François compte sur les Hohenzollern dont les diverses branches réunies détiennent déjà la moitié des terres germaniques. Sur quoi le roi d’Angleterre pose aussi sa candidature. Les trois rivaux s’affrontent mais il est déjà visible qu’un mouvement d’opinion en Allemagne impose l’élection de l’autrichien ; si peu allemand soit-il, il l’est plus que ses rivaux.

Deuxième acte. Charles-Quint a été élu (juin 1519) et François est déconfit. Il se tourne vers Henri VIII devenu par la force des choses, l’arbitre de la situation. Il l’invite à une entrevue où il va l’éblouir. C’est le « camp du drap d’or » ainsi désigné à cause du luxe qui s’y déploie et des fêtes qui s’y donnent. Le camp est installé près de Calais (1520). De l’entrevue rien ne résulte que beaucoup d’inutiles dépenses. Charles-Quint mieux avisé, a passé discrètement trois jours à Douvres près d’Henri et ils se sont entendus assez aisément parce qu’Henri en cet instant redoute la France plus que l’Allemagne et l’Espagne qui sont moins voisines et plus divisées. C’est le moment que va choisir François Ier qui croit avoir gagné à sa cause le pape et le roi d’Angleterre pour reprendre activement ses projets italiens. « Mon cousin le roi de France et moi, dira Charles-Quint, nous nous entendons fort bien au sujet du Milanais ; il veut le prendre et moi aussi ». Ils n’en ont besoin ni l’un ni l’autre. Mais Charles-Quint n’a pas assez de couronnes ; il lui faut celle d’Italie. Le connétable de Bourbon, aigri et mécontent parce que la naissance d’un dauphin et la loi salique l’écartent du trône, s’entend avec lui et avec Henri VIII. Ce dernier sera roi de France quand on aura détrôné François. Mais de la France on détachera la Provence et on rétablira au profit du traître le royaume d’Arles. La guerre commence. Les Anglais débarquent en Picardie et pénètrent jusqu’à onze lieues de Paris ; les Espagnols s’avancent sur la frontière des Pyrénées ; des troupes allemandes massées en Franche-comté s’apprêtent à envahir la Bourgogne. Bourbon se rue sur la Provence mais il est arrêté par les Marseillais qui résistent vaillamment et harcelé par les paysans provençaux. Tandis que la France est en tel péril, François combat en Italie[6] pour s’emparer de son duché-fantôme. Il s’y fait vaincre et prendre à Pavie (1525) dans des conditions qui rappellent le temps des fondateurs de la dynastie Valois, Philippe VI et Jean le bon !

Troisième acte. Le roi emmené à Madrid y est retenu prisonnier. Louise de Savoie est régente. Elle invoque secrètement l’appui des Turcs et non moins secrètement négocie avec Henri VIII. La Turquie est au sommet de sa fortune. Elle a pour sultan celui qu’on appelle Soliman le magnifique (1520-1566) caractère altier qui ne se plait qu’à conquérir mais sait au besoin être généreux et chevaleresque, beaucoup plus lettré et plus ouvert d’esprit d’ailleurs que ses prédécesseurs ou ses successeurs. Il ne changera rien aux destins ottomans car ils sont inchangeables mais par lui la stérilité de la domination turque se recouvre de lustre. La France en profitera. Soliman va la servir d’abord en intensifiant son offensive contre l’Autriche ensuite en consentant aux Français dans ses États des avantages inappréciables dont l’effet se fera sentir à travers les siècles[7]. Soliman n’aime pas Charles-Quint « qui se croit empereur parce qu’il a mis une couronne sur sa tête » tandis que d’après le sultan « l’empire est dans le sabre » et là seulement. Mais il va de soi que cette alliance évidente bien qu’inavouée « entre le croissant et les fleurs de lys » cause un grand scandale dans la chrétienté. Le désastre de Mohacs (1526) où périt le roi Louis de Hongrie place l’Europe en danger. Le roi de France n’en porte-t-il pas la responsabilité ? Or un autre scandale survient à point pour diminuer la portée de celui-là. Charles-Quint irrité de l’hostilité croissante qu’il rencontre en Italie et de la résistance que le pape lui-même (alors Clément VII) oppose à ses desseins laisse le misérable Bourbon marcher sur Rome à la tête des bandes déguenillées et indisciplinées que celui-ci aime à commander et où se coudoient des Espagnols ivres de lucre et des Allemands iconoclastes fanatiques. Rome est saccagée comme jamais elle ne l’a été encore. Les barbares d’antan n’ont pas donné de pareils spectacles de fureur sanguinaire et sacrilège. « On ne connaîtra jamais, dit Gebhardt, le nombre des œuvres d’art, des tableaux et des statues, des manuscrits précieux qui périrent ». De répugnants détails ajoutent à l’horreur de cette semaine tragique. Une clameur d’indignation s’élève en Europe. Quelle aubaine pour la diplomatie française ! Mais François Ier sorti de sa prison en 1526 est tout à la joie de sa liberté retrouvée. Il a dû promettre la Bourgogne pour sa rançon et livrer ses deux fils comme otages. Dans une assemblée de notables tenue à Cognac les représentants de la Bourgogne ont naturellement refusé de laisser leur province se détacher de la France dont ils la proclament inséparable. Le tour est joué. Tant pis pour les deux jeunes princes qui resteront en prison. Leur père « se divertit dans ses châteaux de la Loire » décourageant les envoyés étrangers qui n’arrivent pas à le rejoindre et auxquels il fait faire toutes sortes de belles promesses en l’air.

Où en est l’Angleterre pendant ce temps ? En recevant la nouvelle de la bataille de Pavie, Henri VIII a fait illuminer à Londres pour célébrer la victoire de son cher ami l’empereur mais il s’est immédiatement occupé de le trahir en écoutant les ouvertures de Louise de Savoie. Le roi de France prisonnier, l’Italie sans doute aux pieds du vainqueur, c’est trop ! Ainsi s’inaugure la politique anglaise de bascule qui dure encore et consistera à soutenir alternativement la France et l’Allemagne l’une contre l’autre quand la puissance de l’une l’emportera par trop sur celle de l’autre. Mais soudainement Henri VIII ne s’intéresse plus aux affaires du continent. Il ne s’intéresse qu’à une chose : divorcer d’avec sa femme Catherine d’Aragon, pour épouser Anne de Boleyn, jeune irlandaise d’une grande beauté dont il est follement épris. Pour cela il faut obtenir que le Saint-siège consente à annuler le premier mariage. Or la reine Catherine est la tante de Charles-Quint. Rome tergiverse. Pour n’avoir pas réussi à faire fléchir le pape, Wolsey est disgrâcié et remplacé par Cromwell qui va aider et pousser Henri VIII à se séparer de Rome.

Cependant un quatrième acte a commencé. Charles-Quint a bien des fois donné à entendre qu’il se préparait à une croisade éventuelle. Il ne peut se dérober davantage. Soliman a beau avoir échoué dans sa tentative pour prendre Vienne (1529), le péril turc n’en est guère diminué. Pour agir à l’est, il faut assurer la paix à l’ouest. Cette même année est signé à Cambrai un traité dont les négociatrices ont été la mère de François Ier et la tante de Charles-Quint. Aussi l’appelle-t-on la « paix des dames ». Elle n’est guère brillante pour la France qui renonce à toutes prétentions en Italie et à toute suzeraineté sur l’Artois et la Flandre, spécialement sur les villes de Douai et de Lille. Charles-Quint, bon prince, « renonce » de son côté à la Bourgogne dont il aurait été bien en peine de s’emparer. François paiera deux millions d’écus d’or pour la rançon de ses deux fils toujours prisonniers et, se trouvant veuf, il se réjouira d’épouser une sœur de l’empereur. Ce dernier, maître de l’Italie la réorganise à son gré. Il érige en duché Florence où se réinstallent des Médicis réduits à la condition de vassaux. Même chose à Milan, en Savoie, à Ferrare, à Naples. Le pape qu’il a si fort humilié s’abaisse jusqu’à le couronner à Bologne. Alors il dirige une flotte sur Tunis qui est un foyer de brigandage, s’en empare et y libère vingt mille chrétiens captifs : croisade avantageuse et ingénieuse. François qui a perdu sa mère dont les conseils lui étaient souvent précieux a commis la faute impardonnable de reprendre les hostilités et d’envahir le Piémont. Et ce faisant il n’utilise pas l’appui turc. Soliman qui guerroie en Perse ne sait pas bien si le roi de France est son adversaire ou son allié. Mais ce même roi qui n’ose avouer devant l’Europe son entente avec l’islam ne craint point de s’associer aux pirates méditerranéens dont le fameux amiral Barberousse est le chef. Ceux-ci assiègent Nice[8] puis vont hiverner à Toulon d’où ils repartent après maintes dévastations emmenant en esclavage quatorze mille infortunés. De la sorte Charles-Quint qui s’efforce à prendre Alger pour supprimer la piraterie et d’ailleurs y échoue, apparaît comme le vrai champion de la chrétienté en face d’une France qui déserte ce rôle.

Tout cela aboutit à refaire l’alliance anglo-allemande. Henri VIII s’était désintéressé des affaires continentales, occupé qu’il était à jouer les Barbe-bleue, épousant six femmes pour les répudier ou les faire mourir presque aussitôt, suppliciant tous ceux qui venaient à lui déplaire, confisquant les biens de ses victimes ou ceux des monastères, des hôpitaux, des universités, instituant enfin une église nationale sur le caractère de laquelle nous aurons à revenir. L’Angleterre tremblait, apeurée, devant cet ogre. Du moins demeurait-il en son île. Un retour offensif se produisit. Le règne de François Ier va se terminer comme il avait commencé. Les impériaux envahissent la France, s’emparent de St-Dizier, d’Épernay, de Château Thierry cependant que les Anglais prennent Boulogne et qu’en Italie une brillante victoire des Français, celle de Cérisoles, ne rapporte qu’une gloire inutile (1544) ; après quoi on traite sur la base du statu quo.

Inutile, c’est le mot qui résume tout. Jamais peut-être règnes simultanés n’ont, en trente ans, gaspillé autant de forces. Si quelques progrès agricoles ou industriels ont été réalisés, si quelques relations commerciales nouvelles se sont nouées, c’est l’activité populaire qui en a le mérite. Pendant que les rois se battaient pour des chimères, les peuples se sont efforcés tant bien que mal vers la modeste amélioration de l’existence quotidienne. La dépense d’argent a été générale. Charles-Quint a grandement appauvri ses sujets espagnols sans enrichir pour cela les Italiens ni les Allemands. Du moins pouvait-il escompter l’or américain dont le flot commençait à couler. De François Ier on a dit qu’il était « toujours à court d’une année de revenus » et c’est trop peu dire. Quant à Henri VIII s’il a dilapidé le trésor légué par son père, il se trouve avoir créé sur une base solide quoique peu morale une nouvelle « gentry » de laquelle à l’avenir les gouvernements conservateurs utiliseront fréquemment l’appui. En effet, toutes les fortunes monastiques qu’il a confisquées et qui, on doit le reconnaître, étaient médiocrement employées et ne rapportaient guère à l’État, il les a réparties en petits patrimoines dont il a gratifié sa bourgeoisie l’attachant ainsi au trône par le lien toujours très solide d’un méfait perpétré en commun.

De résultats politiques il n’y a point à proprement parler. Entre les États de Charles-Quint aucun rapprochement ne s’est opéré. De son vivant l’empereur a renoncé à maintenir sous un sceptre unique Allemands et Espagnols. Il a partagé l’héritage entre son frère Ferdinand qui règnera en Allemagne et son fils, le futur Philippe II qui règnera en Espagne. À ce dernier resteront également soumis les Pays-bas dont un édit de 1549 a réuni les dix sept provinces en corps de nation. La domination triangulaire de la « maison d’Autriche » pèse ainsi sur l’Europe occidentale mais soutenue par le prestige personnel de Charles-Quint bien plutôt que par des réalités gouvernementales. Ses domaines sont isolés les uns des autres. Le bloc ethnique français qui va toujours s’affermissant les sépare. Leur désagrégation sans doute ne serait pas longue à se produire sans les guerres de religion qui pendant trente-huit ans (1560-1598) désoleront et affaibliront la France. La maison d’Autriche, elle, s’inféodera dès le principe à la cause catholique et en tirera profit.

En France lorsqu’Henri II (1547-1560) succède à son père, rien d’irréparable ne semble s’affirmer. On pourrait remettre de l’ordre dans les finances par une sage économie et ainsi supprimer le lamentable expédient de la vénalité des charges auquel François Ier a eu recours. Les conflits religieux qui s’enveniment pourraient encore être neutralisés. Enfin s’il reste des troupes françaises en Italie, le mirage italien a pourtant cessé d’opérer à Paris. C’est sur la frontière de l’est que l’on tend à reporter l’effort : politique traditionnelle et nécessaire qui rattache aussitôt à la France les « trois évêchés » de Metz, Toul et Verdun, villes françaises de langue et de mœurs. Il y a pourtant de l’irréparable. François Ier laisse après lui une institution sans contours précis, sans mission déterminée mais dont le pouvoir corrupteur dépassera l’imagination : la cour. Il y a toujours eu des cours. Tous les souverains, même un Gengis-Khan, ont été entourés de nombreux dignitaires pour rehausser leur prestige et de nombreux fonctionnaires pour les servir. Beaucoup aussi ont eu des favoris et se sont laissé dominer par eux. Mais cette formation de l’aristocratie la plus haute en une sorte de domesticité destinée à pourvoir aux plaisirs des princes, à leur épargner les soucis, à leur servir de perpétuel intermédiaire, à les envelopper d’une atmosphère isolante et feutrée, c’est là une détestable nouveauté. Elle subsistera. Qu’ils le veuillent ou non, les rois seront désormais prisonniers de leur cour au sein de laquelle l’esprit d’intrigue, les vanités exacerbées, les ambitions mesquines, les rivalités, l’hypocrisie, la vénalité fleuriront. La cour, personnage anonyme et interlope, aura son mot à dire en toutes choses. Elle se mêlera d’orienter la politique, de déchaîner les guerres ou de diriger les négociations, mais surtout d’inspirer au maître le choix de ses conseillers, décidant ainsi par mille moyens retors des élévations et des disgrâces.

Pour la France, c’est le renoncement définitif aux habitudes capétiennes de gouvernement que les Valois n’avaient pas osé abandonner et auxquelles Charles V, Charles VII et Louis XI étaient demeurés pleinement fidèles. Sous Charles VII on avait vu à côté du négociant Jacques Cœur, les deux frères Bureau exercer les plus hauts pouvoirs et siéger au conseil en compagnie de « Jean Jouvenel, de Guillaume Cousinot, d’Étienne Chevalier, de Jean Leboursier » et autres hommes auxquels, le panache ne tenant pas lieu de talent, il était généralement fait appel en raison de leurs capacités. Dorénavant il faudra être « bien né » et savoir avant tout plaire et flatter.

  1. L’un des nombreux enfants du pape Alexandre VI.
  2. Marguerite de Valois plus tard reine de Navarre fut l’une des premières « princesses de lettres ». Séduisante et généreuse, elle groupa autour d’elle les écrivains, protégeant les protestants contre les premières persécutions. Ses contes en proses groupés sous le nom d’Heptameron, sont supérieurs à ses vers, mais ne donnent pas une idée très respectable de la valeur morale de la cour de François Ier.
  3. Depuis leurs victoires sur la Bourgogne et sur l’Autriche, les troupes suisses passaient pour invincibles. En 1511, le pape belliqueux Jules II tournant contre la France la ligue qu’il avait d’abord formée contre Venise, obtint leur concours. Mais Marignan ramena les Suisses à la France. Vaincus par elle, ils en furent pénétrés d’admiration et signèrent avec François Ier la « paix perpétuelle » qui devait durer jusqu’en 1789. Le traité fut conclu à Genève entre la France et huit des cantons suisses.
  4. Érasme (1467-1536) de Rotterdam, « moine malgré lui », voyageur infatigable et curieux, exerça sur son temps une influence considérable. Bâle était sa résidence préférée. En montrant, comme dit Nisard « que l’homme moderne est fils de l’ancien » et que les littératures « ne sont que le dépôt de la raison humaine », il aida beaucoup à répandre la doctrine de l’évolution et du progrès. Il fut le grand précurseur de l’internationalisme intellectuel qui ne devait vraiment s’épanouir qu’au xviiie siècle.

    John Colet fonda la célèbre école de St-Paul, mère de tous les grands public schools d’Angleterre. Son nom est à rapprocher de ceux de St-Anselme qui vivait six siècles avant lui et de Thomas Arnold qui vécut trois siècles plus tard. Ces hommes déposèrent à trois reprises dans un sol ingrat, les germes de la pédagogie réfléchie et respectueuse de la nature humaine qui fit la force de l’Angleterre moderne.

    Quant à Thomas More, homme d’État « ardent et inflexible », philosophe « austère et tendre », on lui doit sous le nom d’Utopia (d’où vint le mot utopique) la description d’un royaume imaginaire dont les institutions sont surtout remarquables par la critique qu’elles comportent de l’ordre social tel qu’il est encore compris. More le qualifie de « conspiration permanente des riches contre les pauvres » et l’accuse de « fabriquer des criminels pour le plaisir de les châtier ». Nombre de ses théories avancées sont aujourd’hui admises ou près de l’être.

  5. Anne de Bretagne héritière du duché ayant épouse Charles VIII, cette province avait fait retour à la couronne.
  6. C’est au cours de cette campagne que fut tué l’illustre Bayard, le « chevalier sans peur et sans reproche ». Déposé mourant au pied d’un arbre, il vit venir à lui le traître Bourbon qui s’apitoya sur son sort. « Je ne suis point à plaindre, lui dit Bayard, car je meurs en homme de bien, mais j’ai pitié de vous qui combattez contre votre roi, votre patrie et votre serment ».
  7. Les « capitulations » accordèrent aux Français dans tout l’empire ottoman une situation privilégiée, une entière liberté de navigation et de commerce moyennant un droit fixe de cinq pour cent, la juridiction civile et criminelle de leurs propres consuls, une sorte de protectorat sur la Terre-sainte et sur les chrétiens d’orient, etc… Aucun peuple occidental ne jouissant de pareils avantages, on vit souvent les navires des autres pays être obligés de trafiquer sous pavillon français.
  8. Nice disputée entre les princes de Tende, ceux de Monaco, les comtes de Provence et la Savoie appartenait alors à cette dernière principauté et lui fut restituée à la paix.