Histoire universelle/Tome IV/Préambule

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Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. 7-13).

PRÉAMBULE

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Le terme démocratie (de Δῆμος, peuple) s’applique à tout régime comportant l’exercice populaire de la souveraineté. Mais pratiquement, il n’y a démocratie que là où se rencontrent et se combinent la notion sociale d’égalité et la notion politique de contrôle du pouvoir. Encore faut-il qu’il s’agisse d’une égalité de fait et non de principe, d’un contrôle régulier et continu, non occasionnel et intermittent. Or un pareil ensemble de contingences est en fonction de l’état des connaissances et de leurs possibilités de diffusion. On l’a vu réalisé dans des sociétés primitives où, en dehors des données acquises par la sagesse et l’expérience, il n’existait point de richesse scientifique accumulée dont la collectivité pût être admise à bénéficier. Il constitue d’autre part l’idéal plus ou moins complètement atteint par des sociétés avancées où l’organisation des services publics permet de placer une pareille richesse à la disposition de tous ceux qui sont aptes à en profiter. Comparons en Europe les anciennes tribus germaniques aux cantons suisses d’aujourd’hui et, dans l’Amérique du nord, les « nations » indiennes de jadis avec les États-Unis actuels. Nous aurons là deux types de sociétés démocratiques : types non pas absolus puisque déformés ici par le principe de l’esclavage ou là par l’excès du ploutocratisme — mais du moins assez fortement esquissés pour permettre de distinguer quel élément a rendu possible le passage de l’un à l’autre.

Cet élément, c’est l’imprimerie. Tant que le procédé n’en était pas utilisable, la culture demeurait obligatoirement le privilège d’une élite et plus cette culture allait s’accroissant et s’affinant, plus le fossé devait s’élargir entre l’élite et la foule. Il faut donc considérer l’imprimerie comme le facteur initial et essentiel de la véritable évolution démocratique. Chez les anciens, le livre avait été un objet de luxe à la confection lente et minutieuse duquel étaient employés les esclaves lettrés. Au moyen-âge, les moines copistes des couvents avaient remplacé les esclaves. Ils étaient nombreux et comme leurs supérieurs leur en faisaient un cas de conscience, le travail accompli par eux fut considérable et soigné[1]. De véritables bibliothèques purent être constituées : celle de St-Louis ne compta pas moins de treize cents manuscrits ; celle de Charles V de France, un siècle plus tard, en contenait neuf cents, enluminés superbement et pourvus de reliures de bois avec gardes de velours ou de moire. De tels livres étaient attachés souvent avec des chaînes pour qu’on ne pût les emporter. Seuls de rares privilégiés obtenaient de consulter sur place ces richesses. Le besoin de savoir qui se propageait malgré tout n’y trouvait donc guère de satisfaction. C’est là ce qui assura de la vigueur aux universités naissantes ; l’enseignement oral qui s’y donnait pouvait seul suppléer dans une certaine mesure à l’absence de livres ; autour d’un professeur de grand renom tel qu’Abélard à Paris (1101-1136) la jeunesse se groupait. Mais ces étudiants précurseurs aspiraient à fixer en notes manuscrites les paroles du maître. Aussi l’industrie préalable dont dépendait toute diffusion scientifique était-elle celle du papier.

Le papyrus d’Égypte avait été jadis la seule matière vraiment propre à recevoir l’écriture ; elle était précieuse et coûteuse. Les rois Ptolémées en interdirent l’exportation. Alors Pergame, la rivale d’Alexandrie, inventa le « parchemin » (pergamena charta). Depuis bien longtemps, les Chinois fabriquaient du papier avec du coton mélangé d’autres matériaux tels que du bambou, de l’écorce de mûrier et même des chiffons. Le papier de coton fut connu en Europe vers le xme siècle. On l’employait à Constantinople et en Grèce ; les Vénitiens le firent connaître en occident. Les Arabes à leur tour améliorèrent quelque peu sa fabrication : ils créèrent des ateliers à Ceuta et en Espagne. Mais on n’obtenait encore qu’un produit terne et spongieux très vite détérioré. Enfin au début du xivme siècle apparut le papier de lin. Un pas décisif était franchi. L’imprimerie pouvait naître.

Le principe n’en était pas inconnu. Les Romains avaient employé des lettres mobiles en bois ou en ivoire pour apprendre à lire aux enfants. D’autre part il existait des sceaux ou cachets au moyen-âge qui s’imprimaient comme des timbres-tampons actuels. En Chine on était plus avancé. Au xme siècle le voyageur Marco Polo y vit un calendrier officiel tiré à un nombre énorme d’exemplaires à l’aide de planches de bois sur lesquelles l’écriture était gravée à rebours, en relief. En Europe plus tard, on appliqua le même procédé à fabriquer des cartes à jouer et des images de piété. Puis Laurent Coster de Harlem imprima quelques livres. Mais l’idée de fondre des caractères mobiles en métal pouvait seule donner des ailes à la pensée humaine. On fait d’ordinaire crédit de cette invention géniale à Jean Gutenberg de Strasbourg. Vers le même temps un clerc du diocèse de Mayence, Pierre Schoeffer travaillait à éditer une bible qui parut dans cette ville au milieu du xvme siècle. À partir de ce moment l’imprimerie se répandit avec rapidité. Commentant le fait, J. de Crozals a écrit ces lignes : « c’est une étrange chose que la lenteur de l’esprit humain à franchir les diverses étapes d’une invention. Tantôt il va d’un degré à l’autre par bonds rapides et ininterrompus ; tantôt il s’arrête pendant des siècles comme à mi-chemin d’une découverte, attendant l’impulsion favorable pour se porter à un nouveau progrès ».

L’institution de l’esclavage qui a été un des plus grands obstacles à l’établissement de la véritable démocratie et dont il est surprenant de devoir constater qu’elle s’est perpétuée jusqu’à nos jours a deux aspects différents selon qu’on l’envisage du point de vue du droit ou du point de vue du fait. Le fait a précédé le droit et lui a survécu. Au lieu d’immoler les prisonniers de guerre, les réduire en servitude pour se procurer une main-d’œuvre avantageuse est une notion très compatible avec la barbarie primitive. Il n’est pourtant nullement prouvé qu’elle date de si loin. On serait plutôt tenté d’en attribuer la paternité aux Assyriens. Mais par la suite, à l’homme devenu esclave parce que vaincu s’est adjoint l’homme né esclave parce que fils d’esclave. Ici ce n’est plus l’infortune individuelle produisant ses conséquences au sein d’une humanité unique ; c’est une hérédité codifiée séparant l’humanité en deux fractions d’essence opposée. De grands esprits en ont pris leur parti avec placidité. Un illustre philosophe de l’antiquité n’a-t-il pas observé que « parmi les hommes, les uns naissent naturellement libres, les autres naturellement esclaves » ajoutant que « pour ces derniers, l’esclavage est aussi utile qu’il est juste » : parole peu connue de la foule et dont néanmoins la civilisation moderne demeure tout imprégnée tant les termes en répondent à la pensée intime de chaque privilégié. Pourtant les grandes religions à bases révélées condamnaient une pareille doctrine. Les livres zoroastriens reflètent une pensée nettement démocratique. Le bouddhisme primitif est péremptoire. « La naissance, a dit Çakya Mouni, ne condamne aucun être à l’ignorance et au malheur ». Quant à l’évangile, un souffle perpétuel d’égalitarisme l’anime. Il en est de même de l’inspiration coranique. Mais trop souvent on a vu au sein des Églises, l’intérêt matériel endormir la conscience. Puis, au moyen-âge, la féodalité introduisit un élément nouveau. La misère des temps incita au servage volontaire. Pour échapper à l’insécurité grandissante, l’individu aliéna lui-même sa propre liberté au profit du manoir ou de l’abbaye disposés à le protéger. Si générale fut l’accoutumance à cet état de choses que l’affranchissement se trouva ensuite plus souvent offert que sollicité. On vit des serfs ne l’accepter que par contrainte. La vraie doctrine humaine n’en trouvait pas moins quelques esprits assez lucides pour la concevoir et assez hardis pour l’énoncer : « chacun est franc et d’une commune franchise » déclarait un jurisconsulte du xiiime siècle. Mais ce n’était là qu’un principe à l’application duquel les circonstances demeuraient contraires.

Elles le furent plus encore lorsque l’Amérique qui venait d’être découverte se trouva livrée aux convoitises européennes. Par un paradoxe singulier, ces territoires où devaient s’élaborer plus tard des institutions empreintes d’un sens moral et égalitaire plus développé commencèrent par apporter à l’esclavagisme et à l’immoralité un formidable renfort. Les récits des « conquistadores » concernant les richesses du Nouveau-monde affolèrent l’Europe. « L’or, écrivaient-ils, est chose excellente. Avec de l’or on fait tout ce que l’on désire ici-bas et l’on fait aussi arriver les âmes en paradis ». Ce sophisme n’est pas moins important à noter que celui que nous avons cité à propos des États-généraux de 1484. Il est ainsi des formules négligées par l’histoire et en lesquelles semble se condenser ou se refléter la mentalité d’un siècle. Celle-ci servit à couvrir des crimes monstrueux. Pour extraire l’or américain, on sacrifia dix millions d’indigènes et comme leur vigueur n’y suffisait pas, on organisa la traite des nègres : longue infamie sur laquelle les écrivains se sont tus trop volontiers. « Les plus riches parties de l’Afrique, arrosées par de grands fleuves, faites pour porter des fruits de paix par la culture et le travail devinrent des parcs d’esclaves. La cupidité des blancs alluma celle des noirs du littoral et ceux-ci devinrent les pourvoyeurs de la traite ». Par millions et millions, traqués, enlevés de force ou attirés par ruse, des noirs furent dirigés en lamentables caravanes vers la côte de Guinée où on les embarquait pour l’Amérique. Entassés à fond de cale[2] privés d’air, « épuisés par le manque d’aliments et d’eau pure » vingt-cinq pour cent environ périssaient pendant la traversée. Parfois pour alléger le navire on en jetait en masse à la mer. Un grand nombre mouraient encore à l’arrivée, de misère ou de mauvais traitements si bien que finalement à peine les trois huitièmes de ces infortunés étaient utilisables à destination. Que pareil forfait ait pu se commettre et se soit prolongé pendant près de trois siècles n’est pas le plus instructif. Ce qu’il faut observer c’est l’inconscience des oppresseurs. Il y eut sur les côtes de Guinée des compagnies anglaises, danoises, suédoises, prussiennes, hollandaises, italiennes, françaises, fonctionnant régulièrement. Le duc d’York (plus tard Jacques II d’Angleterre) était actionnaire d’une compagnie fondée vers la fin du xviime siècle. Au xviiime siècle les vaisseaux négriers français recevaient une prime de quarante francs par tonne, leur commerce étant considéré comme d’intérêt national en raison des énormes bénéfices qu’on en retirait.

L’esclavage, en tant qu’institution, achève de disparaître de la surface du monde. Peu à peu, selon les termes consacrés « le travail libre se substitue au travail servile ». Dans quelle mesure est-il libre ? La succession des faits que nous venons d’évoquer explique la survie au sein de la civilisation actuelle de ce qu’on peut appeler une « mentalité esclavagiste » c’est-à-dire un attachement persistant de la classe possédante au dogme de sa supériorité obligatoire et des droits qui en découlent. Cette mentalité qui comporte naturellement un dédain inconscient pour le travail manuel oriente les pouvoirs publics même malgré eux vers le renforcement ou la consolidation des privilèges au lieu qu’ils le soient vers le redressement dosé des injustices sociales inséparables de tout groupement humain civilisé. Il est vraisemblable que les instincts démocratiques se développant ne trouveront finalement satisfaction que dans un état de choses basé sur la limitation des fortunes privées, le service ouvrier imposé à tous et l’instruction intégrale assurée à chacun de ceux reconnus aptes à en profiter. Au delà il n’y aurait plus que le communisme dont il n’est rien moins que certain qu’on puisse jamais l’organiser de façon durable.

Nous avons dit que la notion de contrôle politique était avec celle d’égalité sociale une des assises théoriques et pratiques de la démocratie. Les modalités du contrôle sont multiples. Elles se ramènent néanmoins à deux catégories fondamentales. Le contrôle en effet s’exerce ou bien directement ou bien par mandat ; dans le second cas seulement il peut être à peu près continu. Des ministres placés dans la dépendance de sénateurs et de députés élus à court terme au suffrage universel sont par excellence des dirigeants contrôlés. Mais des chefs d’État élus également au suffrage universel pour une période brève après exposé public de la politique qu’ils comptent suivre ne le sont guère moins. Par contre il est tout à fait vain d’appliquer cette épithète à des monarques héréditaires, quelles que soient les restrictions à leur pouvoir insérées dans les lois constitutionnelles. Ce pouvoir, en effet se transmet de lui-même sans que les citoyens puissent intervenir autrement que par une initiative révolutionnaire que la plupart hésiteront à accomplir par crainte des répercussions susceptibles de troubler la vie nationale. Encore mieux hésiteront-ils à en venir à cette extrémité si, au cours du règne le souverain outrepasse ses prérogatives et tente quelque coup d’État. Ceci posé, il est entendu que l’on a vu de pseudo-républicains s’adonner aux pires tyrannies et inversement des princes de droit divin s’inquiéter sagement des intérêts de leurs sujets et y subordonner leurs propres préférences. La démocratie et la royauté, étant d’essence contraire, n’en demeurent pas moins condamnées à ne conclure que des accords passagers et instables.

Le referendum, les enquêtes… constituent des procédés occasionnels de contrôle qu’il suffit de mentionner. Quant aux conditions d’électorat et d’éligibilité, elles varient selon les idées ambiantes et les conditions d’habitat. D’une façon générale les possibilités de contrôle ont été modifiées du tout au tout par la transformation des transports intervenue depuis le milieu du xixme siècle. L’extension incessante du réseau des voies ferrées ainsi que des réseaux télégraphique et téléphonique, la création de services aériens, la télégraphie sans fil rendent le mandat de plus en plus étroit et limité. L’ambassadeur qui se trouvait jadis fréquemment appelé à prendre des décisions en se conformant de son mieux aux directives générales qui lui avaient été données est à même aujourd’hui de demander et de recevoir des instructions quotidiennes. Certains redoutent non sans raison qu’un tel régime n’en vienne à abaisser la valeur individuelle du fonctionnaire mais il est encore trop tôt pour juger de ses effets à cet égard.

Quoiqu’il en soit, il appert qu’en presque tous les domaines les progrès matériels dont la civilisation actuelle s’enorgueillit ont finalement tourné au profit de l’extension démocratique soit en concourant à l’égalisation sociale soit en facilitant le contrôle politique. Il n’est pas jusqu’à la révolution accomplie en art militaire par l’emploi des armes à feu[3] qui n’ait servi à pareille fin. En effet par une gradation lente mais ininterrompue, elle a conduit à ces multitudes enrégimentées pourvues d’un armement perfectionné et alimentées par un service militaire obligatoire pour tous.

Telles sont, brièvement rapportées, les caractéristiques de l’évolution démocratique encore inachevée dont il nous reste à noter, dans les siècles les plus proches de notre temps, les péripéties, les étapes et les reculs.

  1. Par la suite, il n’en fut plus ainsi. Anxieux de rémunération matérielle et poussés à produire le plus possible, les copistes accumulèrent les omissions et les erreurs. Pétrarque s’est plaint d’eux en termes véhéments.
  2. La législation britannique tolérait cinq esclaves par trois tonneaux, mais on en chargeait souvent sept. Pour les transports de soldats on exigeait des armateurs, au minimum, un espace de deux tonneaux pour trois hommes.
  3. Il est vraisemblable que les mélanges détonnants ont été connus de bonne heure par les Chinois et que ce sont les Arabes, qui, en occident, fabriquèrent les premiers canons, mais si médiocres et difficiles à manœuvrer qu’ils furent longtemps inefficaces. On ignorait le rapport entre la longueur et la portée de l’arme aussi bien que la résistance comparée des divers alliages. Le xve siècle ne réalisa pas grande amélioration, de sorte qu’au xvie, Montaigne pouvait encore écrire : « Les armes à feu sont de si peu d’effet, sauf l’étonnement des oreilles qu’on en quittera l’emploi » ; jugement rappelant celui de Thiers lorsque, devant la Chambre des Députés vers 1840, il affirmait que les chemins de fer ne remplaceraient jamais les diligences.