Histoire universelle/Tome IV/III

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Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. 35-45).

HENRI iv DE FRANCE
ÉLISABETH D’ANGLETERRE

Du point de vue de l’histoire universelle, il n’est guère de période autant dénuée d’intérêt que les règnes des trois fils d’Henri II, car les Valois finissent par trois frères comme ont fini les Capétiens et comme finiront les Bourbons : étrange parallélisme des destinées de ces trois dynasties. De 1559 à 1589, François II, Charles IX, Henri III se succèdent sur le trône : personnages troubles ou falots qui, avec la reine-mère Catherine de Médicis[1], président à de sanglantes ou impuissantes intrigues sans cesse renouvelées et auxquelles la religion sert de prétexte.

La faute initiale en est à François Ier dont l’attitude à l’égard du protestantisme naissant a été pitoyable d’incohérence et de faiblesse. D’abord sous l’influence de sa sœur Marguerite, il avait protégé les audaces de Lefèvre d’Étaples. Charmante figure que celle de ce vieux professeur de l’université adonné au culte des lettres et des sciences et les délaissant sur le tard pour s’éprendre de l’Écriture sainte et la vouloir présenter au peuple. Chez lui rien des tumultueuses indignations d’un Luther ou de l’ardeur sectaire d’un Calvin. Il est leur précurseur cependant et, comme l’observe Michelet, enseigne le luthéranisme six ans avant son fondateur. Il tient le baptême et l’eucharistie pour de simples symboles, repousse les pratiques superstitieuses, le culte en latin, le célibat sacerdotal, etc… mais la netteté de ses doctrines n’enlève rien à la douceur de son caractère. Autour de lui s’assemblent de braves gens pleins de foi, des artisans, quelques étudiants uniquement incités par le désir du bien. Dans le haut clergé qui est alors le plus éclairé et le plus instruit de l’Europe, on est porté à l’indulgence sinon à la sympathie. Seule, la Sorbonne, depuis longtemps dévoyée, devenue fanatique et restée pédante, s’agite, clame, en appelle aux tribunaux. Pendant la captivité du roi et la régence de sa mère, quelques excès anonymes ont été commis : mutilations de statues, lacérations de brefs pontificaux car sous l’influence des nouvelles venues d’Allemagne, une certaine effervescence se manifeste ici et là. En 1534 on affiche en plusieurs lieux et jusque dans les appartements du roi des « placards » d’une extrême violence contre le « papisme ». Bien des bûchers ont été déjà dressés. De pauvres travailleurs, des marchands, de jeunes étudiants, quelques prêtres y ont péri. La foule qui, la première fois, avait failli se révolter et massacrer les bourreaux assiste, interdite, au spectacle. L’écho des troubles suscités par les anabaptistes allemands déroute les esprits. François Ier oscille ; s’il avait à ce moment un peu de vouloir, il pourrait tout apaiser : instant fugitif où il est en quelque sorte l’arbitre de la situation religieuse non seulement en France mais en Europe. Tout à ses plaisirs, il laisse aller les choses. Il s’abaisse jusqu’à suivre à Paris, cierge en main, une procession « expiatoire » dont les « reposoirs » sont six bûchers qui s’allument à son commandement. On a inventé des potences à chaînes de fer qui permettent de retirer à trois reprises le supplicié du feu et de l’y replonger pour prolonger sa souffrance. En même temps un décret promet aux dénonciateurs le quart des biens de l’hérétique qu’ils signalent ; un autre décret, inspiré par la Sorbonne, interdit l’imprimerie. Le roi, peu après, change son fusil d’épaule parce qu’il regarde du côté des princes protestants d’Allemagne dont l’alliance lui serait avantageuse mais dès 1538 un nouveau soubresaut le jette dans les bras du parti espagnol et c’est alors la persécution définitive et savamment organisée, l’établissement d’une inquisition centralisée, une succession d’épisodes barbares aboutissant au massacre collectif des Vaudois de Provence[2].

Tel est le lourd héritage de responsabilités légué par François Ier à son successeur Henri II et que celui-ci aggrave encore avant de le passer à ses fils. La « chambre ardente » qu’il institue devra hâter la procédure pour « crime d’hérésie ». Sous ce vocable tous les mensonges s’assemblent, et toutes les passions et toutes les convoitises. On confisque. Diane de Poitiers, la maîtresse du roi, y trouve son compte. Sinistre époque où quelques belles figures, le chancelier Michel de l’Hôpital, l’amiral de Coligny… émergeront isolément d’un affreux chaos. La vraie France vivra terrée dans le silence des champs ou dans l’obscurité des humbles métiers, attendant Henri IV tandis que guerroient sur son sol deux armées d’environ huit mille hommes chacune composées d’aventuriers français, italiens, espagnols mais surtout de « reîtres et lansquenets » allemands dont le centre de recrutement est à Francfort. Ces troupes sont au service d’une aristocratie sans loyauté comme sans horizon pour qui le vol et l’assassinat sont devenus péchés mignons. Charles IX, le roi de la Saint-Barthélemy et Henri III qui fait tuer le duc de Guise et son frère le cardinal sont-ils eux-mêmes mieux que des assassins ? Tous ces gens ne connaissent que leur intérêt immédiat. Chez les dirigeants de l’un et l’autre parti, la notion même de la patrie s’est obscurcie. Les « huguenots » demandent secours à l’Angleterre et lui livrent le Havre ; par la suite ils ouvrent la frontière de l’est aux Allemands. Quant aux « papistes » ils appellent à la rescousse le redoutable Philippe II d’Espagne et volontiers lui soumettraient la France.

i

En 1584 un évènement inattendu se produit. Le duc d’Anjou meurt. C’est le dernier frère d’Henri III lequel n’a point d’enfants. L’héritier légitime de la couronne de France est désormais le roi de Navarre, Henri de Bourbon, premier prince de sang. Or sa mère la reine Jeanne de Navarre qui inclinait vers les doctrines réformées et avait fini par y adhérer complètement l’a élevé dans la foi calviniste. Y tient-il beaucoup ? Il a paru près d’y renoncer en épousant à dix-neuf ans sa cousine Marguerite, sœur de Charles IX. Mais le massacre, dit de la Saint-Barthélemy, survenu très peu de jours après ce mariage (24 août 1572) l’a rejeté dans le parti huguenot dont il est devenu le chef. Pourquoi ? Conviction ? Inclination naturelle à défendre les plus persécutés, à se porter du côté où, sans contredit (parmi les humbles en tous cas) il y a le plus de vertu et le moins de calcul ?… la mentalité du prince est sans doute fixée dès alors. Il est et restera incapable de se passionner pour les querelles théologiques, pour les détails de la pratique du culte. On le sent attaché, selon l’expression dont il s’est tant de fois servi « à la religion de ceux qui sont braves et bons ». Aussi bien est-il certain de régner ? Henri III n’est point moribond et sa succession ne va pas nécessairement s’ouvrir. Un crime en décide. Le roi est assassiné. Henri de Bourbon devient roi de France de par la loi salique. Il devra conquérir son royaume dont une bonne moitié le repousse et quand il l’aura conquis le remettre sur pied car ce royaume est passablement dévasté et à moitié ruiné.

Ce n’est pas impunément qu’on laisse ainsi se déchaîner des guerres civiles un demi-siècle durant et, sous le couvert de la foi, s’organiser des syndicats de profiteurs. Mais à cette cause de désordre et d’affaissement se superpose cette fois une crise économique et sociale qui n’en est pas la conséquence. Depuis que l’Espagne exploite à son profit les mines du Pérou dont une seule produit par an trois fois et demi plus de métal précieux que n’en produisait l’Europe entière jusqu’alors, ce métal malgré les précautions prises a franchi les Pyrénées par infiltration lente et son pouvoir d’achat ayant baissé, le coût de la vie a monté en proportion. Déjà sous Henri III, ce qui se vendait cinq sols auparavant en valait vingt. À ce régime les propriétaires fonciers se sont endettés en empruntant et les travailleurs mourant de faim se sont révoltés. Des quantités de domaines ont changé de mains. On voit beaucoup de seigneurs, dit un contemporain, « dont les ancêtres vendaient du drap dans la petite ville ». La noblesse qui n’est pas dépossédée se désintéresse de la vie provinciale. Elle veut vivre à la cour. Les grandes villes se gouvernent à leur façon ; ce sont des républiques municipales. Marseille retourne à ses traditions antiques d’indépendance. Ailleurs on réclame des « tribuns du peuple » ou la création de démocraties « à l’image des Suisses ». Les voisins, le roi d’Espagne, la reine d’Angleterre, le duc de Savoie épient ces symptômes avec l’intention d’en profiter. Il y a de plus une agitation corporative qui n’est pas sans danger. La corporation est devenue tyrannique. La paix sociale de l’âge antérieur tend à s’évaporer. Les corps de métiers se sont hiérarchisés et bataillent contre les « compagnonnages », sociétés ouvrières clandestines qui souhaiteraient la liberté du travail. Ajoutons les famines qui font beaucoup de victimes, les épidémies qui sévissent périodiquement Tant de malheurs ne sont pas sans influence sur les manières et les mœurs. Aussi un diplomate vénitien qui avait connu les Français « probes et civils » déplore-t-il que la « vue du sang » ait rendu la population du royaume « rusée, grossière et sauvage ».

Henri IV commence par guerroyer avec plus de séduisante bravoure que d’habileté stratégique. Mais bien vite il se rend compte que par les armes il n’arrivera à rien. Le voilà homme d’affaires. Il calcule chaque geste mettant en regard de la dépense ce qu’elle rapportera. Les chefs de l’aristocratie sont à vendre ; il les achète appréciant l’avantage de les ruiner ainsi dans l’estime de la nation. Dès 1589 il a vaguement parlé d’abjurer mais il ne réalise ce dessein que quatre ans plus tard lorsqu’il est déjà quasi certain de la victoire finale. Cette lenteur enlève à l’acte son caractère éventuel de marchandage pour le trône et l’opinion a le temps de s’y préparer. Rien d’intéressant à suivre comme sa conduite les dix premières années de son règne effectif après qu’il a repris possession de sa capitale. Tout en lui est équilibré : la volonté d’équilibre se superpose à la tendance naturelle ainsi que le goût de sérier les questions, de mettre chaque chose à sa place. Le lendemain de son entrée à Paris, il est allé « jouer à la paume tout du long de l’après-dinée » mais le pays est encore beaucoup trop sportif pour que les parisiens s’en irritent[3]. Après quoi il s’est installé, a bien regardé autour de lui, pesant et soupesant une question puis une autre, s’informant, réfléchissant et prenant son temps pour en décider. En 1596 il réunit à Rouen des notables, presque tous gens du Tiers et leur tient un discours pittoresque et franc, invitant ses sujets à participer avec lui à la restauration du royaume. Songe-t-il à rendre aux États-généraux, maintenant décriés, leur ancien lustre ? Il y paraît. Le clergé, en général, lui fait confiance. Dès avant sa conversion, quelques prélats et bien des prêtres étaient de son parti. Par contre, la noblesse est en majorité boudeuse et frondeuse et, dans la bourgeoisie des villes, il y a pas mal de ces adeptes du fanatisme lettré qui est encore celui de la Sorbonne. Quant aux protestants, on les dirait passablement détachés de l’idée nationale. Beaucoup songent à une sorte de république immatérielle superposée à la patrie territoriale et qui aurait ses foyers à Amsterdam et à Genève.

Peut-être l’expérience de Rouen décourage-t-elle le roi. On dirait que ce coup de sonde ne l’a pas satisfait et que dès lors, renonçant à s’appuyer sur les États-généraux, il se résigne à gouverner seul avec des conseillers choisis. S’il en est ainsi — et toute la suite prête à le croire — c’est un tournant décisif ; c’est un malheur aussi et une faute à mettre en parallèle avec la confirmation de la vénalité des charges de justice dont chaque titulaire moyennant un impôt considérable pourra disposer désormais en faveur de son héritier.

Henri IV heureusement est plus persévérant et patient en matière religieuse. Le difficile n’est point en effet de rédiger le texte du fameux édit de Nantes (1598) encore que ce texte soit admirablement raisonnable et sage mais bien de le faire accepter. Le pape le qualifie d’acte impie ; les protestants malgré les avantages considérables qui leur sont faits regimbent au point de faire regretter au roi que l’unité de foi soit détruite. Ce n’en est pas moins l’avenir libéral qui se trouve contenu dans cet édit dont un retour d’intolérance pourra faire abroger mais non oublier les dispositions. C’est le point de départ de la séparation de l’Église et de l’État, doctrine sur laquelle s’appuiera l’évolution moderne.

Même persévérance et même patience — même opportunisme aussi — en politique extérieure. Partout Henri IV s’applique à maintenir la paix par l’équilibre : en Italie où, allié de Venise et de Florence, il s’en sert pour faire contrepoids aux deux centres d’influence espagnole Milan et Naples — en Suisse où il protège Genève contre les ambitions du duc de Savoie et les Grisons contre les entreprises du gouverneur du Milanais — en Angleterre où il vise à garder tout en la surveillant de près une amitié en laquelle il n’a guère confiance — en Hollande où il cherche à prolonger les trêves consenties par l’Espagne sentant bien que le temps y travaille pour l’indépendance — en orient enfin où il s’arrange pour développer le prestige et servir les intérêts français sans se compromettre par une alliance trop avérée avec les Turcs.

Plus discutable est sa politique allemande encore qu’elle s’inspire de principes identiques. Mais dans l’Allemagne d’alors, il est bien difficile de s’immiscer sans aboutir à la guerre. Et c’est à la guerre en effet qu’Henri IV se prépare lorsque le couteau d’un fanatique met fin à ses jours. Que voulait-il ? Inclinait-il sur le tard vers une fâcheuse mégalomanie ? On a fait grand état par la suite d’un plan d’organisation de l’Europe où le confident du roi, Sully, homme réaliste pourtant, semble avoir mis passablement de son imagination. Le besoin d’un remaniement général ne s’imposait point ; par les efforts combinés d’Henri IV et de son ministre, la France était redevenue prospère avec ses dettes en partie remboursées, les impôts diminués, son budget en excédent, ses progrès agricoles et industriels, son commerce étendu au loin. Elle n’avait point de motifs de risquer ses ressources dans une aventure incertaine.

Le règne s’acheva brusquement. Henri IV avait échappé à une quantité d’attentats. Cette fois il n’eut pas le temps de prononcer une parole. Une grande stupeur s’ensuivit. Le monarque défunt laissait le trône à un enfant mineur, Louis XIII, fils de Marie de Médicis avec laquelle il s’était remarié en 1599. La « grosse banquière » comme on l’appelait n’avait pas été pour lui une compagne appréciée ; il est vrai qu’il n’avait cessé de prendre avec la morale des libertés vraiment excessives et qui avaient contribué à lui aliéner des sympathies en même temps qu’à lui créer des embarras car le placement avantageux de ses enfants naturels n’avait pas été sans l’entraîner à de regrettables abus. Le passage d’Henri IV sur le trône de France n’en est pas moins un des moments les plus importants de l’histoire et comme le préambule de l’ère moderne dont se trouvent esquissés dès lors plus d’un trait essentiel : tolérance religieuse, équilibre européen, essor donné aux travaux publics, tendance à protéger le travail national au moyen des droits de douanes Par contre les institutions politiques demeurent dans la même indécision où elles sont depuis cent ans ; et la prolongation d’un tel état de choses n’est pas sans péril. Il va falloir se décider entre le pouvoir personnel absolu et l’appui donné moyennant contrôle par des assemblées régulières. C’est Richelieu qui choisira.

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Le seul fils d’Henri VIII d’Angleterre, Édouard VI n’avait régné que six ans (1547-1553) : enfant malingre et pâle mais non sans volonté et qui, ne se plaisant qu’à lire l’Écriture sainte, entendait modeler son royaume sur l’idéal qu’il avait dans l’esprit : un royaume sévère et pieux dont les habitants chanteraient des psaumes et marcheraient compassés dans les voies du salut. Par malheur une poignée de protestants exaltés s’étant trouvés prêts à réaliser les vues du petit roi, l’Angleterre du xvime siècle avait un moment fourni une vue anticipée de ce que serait au siècle suivant le gouvernement des puritains émigrés en Amérique. Édouard disparu, le trône était revenu à sa sœur aînée, Marie, née du premier mariage de leur père avec Catherine d’Aragon. Catholique irréductible et plus espagnole que britannique, Marie épousa aussitôt son cousin Philippe d’Espagne (1554). Comme il se préparait à abandonner le pouvoir suprême, Charles-Quint avec une extraordinaire puissance de vision avait négocié ce mariage, ouvrant ainsi à son héritier les plus vastes perspectives. Il suffirait en effet au monarque qui allait unir de la sorte les couronnes d’Angleterre et d’Espagne de mettre la main sur le Portugal pour que, détenant d’autre part les Pays-bas et bénéficiant des territoires sud-américains récemment annexés[4], il se trouvât au faite d’une fortune inouïe et maître du commerce universel. Afin que le futur Philippe II fut mieux à même de s’inspirer de tels desseins, Charles-Quint l’avait débarrassé du fardeau des affaires allemandes qui lui avaient à lui-même donné tant de soucis. Ce ne fut pas le temps qui manqua à Philippe II puisqu’il régna quarante-deux ans (1556-1598). Ce ne fut pas non plus le caractère car ce prince de réputation sinistre était réfléchi, travailleur et persévérant. Mais la violence de son fanatisme paralysa ses moyens et neutralisa les circonstances favorables de son destin. La France, en proie pendant presque tout son règne, aux affreux désordres de la guerre religieuse lui faisait la partie belle. Le Portugal affaibli tomba bien en ses mains (1580) mais ne recherchant de tous côtés que l’occasion de contenter sa passion sectaire, il perdit les atouts assemblés dans son jeu. Les Pays-bas se révoltèrent, les possessions d’Amérique mal administrées ne produisirent point ce qu’on eut pu attendre ; l’Espagne fut de nouveau mêlée aux affaires continentales et s’y épuisa ; enfin l’Angleterre s’échappa et pour toujours.

Lorsqu’après leur mariage célébré à Winchester, Marie et Philippe avaient fait leur entrée à Londres, il n’eut fallu à ce dernier qu’un peu de souplesse pour s’imposer à ses nouveaux sujets. Ceux-ci étaient assoiffés de paix religieuse ; les sévérités du règne précédent les avaient irrités. Ils s’attendaient à une réaction dans le sens catholique et n’y répugnaient point pourvu que cette réaction ne s’accompagnât pas de nouvelles persécutions et qu’une réconciliation hâtive et complète avec Rome ne revêtit pas le caractère d’un acte de contrition pénible à l’orgueil national. Philippe avait auprès d’eux un grand prestige tant par l’éclat de son rang qu’en raison de son énorme fortune. C’était chose rare alors — rare en tous temps du reste — qu’un souverain assez riche pour pouvoir se passer au besoin de lever des taxes. Les premiers convois d’or américain plaçaient momentanément Philippe dans cette heureuse situation. Quelle aubaine pour sa politique ! Mais l’Angleterre très vite lui avait déplu et il y avait froissé tout le monde par sa morgue dédaigneuse. Il s’écarta maladroitement de sa femme fort éprise de lui et regagna l’Espagne. Quand Marie mourut prématurément en 1558, le trône d’Angleterre se trouva perdu pour Philippe et passa sans conteste à la demi-sœur de la défunte, Élisabeth fille d’Henri VIII et d’Anne de Boleyn.

C’est là peut-être, le tournant le plus important de l’histoire d’Angleterre, celui où se fixèrent définitivement les destins britanniques. Non que la singulière et peu sympathique princesse devant laquelle s’ouvrait un règne de quarante-cinq années (1558-1603) ait marqué par l’esprit d’initiative et la suite dans les desseins mais parce que, intelligente et avisée autant qu’égoïste et rusée, ses qualités et ses défauts contribuèrent également à favoriser l’évolution du peuple anglais vers un insularisme profitable dont il possédait l’instinct sans en tenir la formule. En cinq années la reine Marie avait réussi à faire la quasi-unanimité parmi ses sujets contre tout retour à l’hégémonie pontificale. La persécution qu’elle avait déchaînée rejetait dans l’ombre les excès précédents. Élisabeth se garda de pareils errements. Un historien l’a dépeinte « païenne de raison, de tempérament et de goûts ». C’est peu exact. Elle eût sans doute fort mal compris Julien l’apostat. Mais les problèmes religieux ne l’obsédaient aucunement et cela lui permit de favoriser, selon ses propres intérêts, une confession ou l’autre sans prendre parti. Sur le continent catholiques et protestants luttaient avec acharnement. Élisabeth soutint les seconds tout en ménageant les premiers. Longtemps son beau-frère Philippe et le pape lui-même se flattèrent de la ramener à eux tandis que, par ses subsides, elle aidait les huguenots de France et les révoltés des Pays-bas sans toutefois souhaiter la victoire complète des uns ou des autres. Le voisinage d’une France trop unie et trop forte l’eût incommodée. Quant aux Flamands et aux Hollandais, l’Angleterre ne pouvait les laisser périr si près d’elle, mais elle bénéficia de leur infortune de deux façons : d’abord par l’exode d’industries qui se produisit notamment au moment de la ruine d’Anvers (1570) ; l’on vit alors dans les comtés anglais de l’est se multiplier fabriques et comptoirs ; ensuite par la formation dans le Pas de Calais d’une véritable école de corsaires anglais se recrutant parmi les gentlemen désœuvrés et les pêcheurs sans emploi : piraterie fructueuse où s’entraînèrent pour de plus lointaines aventures les énergies maritimes de la nation.

Il est à remarquer que jusqu’alors les Anglais s’étaient révélés peu entreprenants et point du tout marins. Cette dernière anomalie explique qu’ils fussent longtemps demeurés dans une véritable dépendance continentale. Apprenant à se passer de l’Europe, ils se détachèrent progressivement de sa mentalité. Le parlement reprit de l’audace et de la vigueur. Henri VIII l’avait fortement domestiqué mais en lui faisant endosser ses décisions fut-ce en matière religieuse, il lui avait selon une juste observation « donné le goût de se mêler de tout ». Un temps il avait fallu frapper d’une amende les députés absents pour les forcer d’assister aux séances. Maintenant l’attrait d’une indemnité parlementaire n’était même plus nécessaire à exciter leur zèle. Élisabeth se garda d’entrer en lutte avec les représentants de la nation. Comme elle se laissait aller à constituer de nouveaux monopoles (procédé dont Henri VII et Henri VIII avaient usé largement), le parlement intervint. À quand le monopole du pain, demanda-t-il ironiquement. La reine, aussitôt « remercia ses fidèles Communes de l’avoir éclairée sur un abus ignoré d’elle ». D’où attendrissements réciproques et échange de paroles amènes. Ces manigances étaient tout à fait dans la manière d’Élisabeth mais elle ne s’y livrerait pas toujours de façon aussi innocente. Pour perdre Marie Stuart elle y eut recours tragiquement.

Proche parente d’Élisabeth puisqu’elle était petite-fille d’Henri VII, l’héritière des souverains écossais avait été élevée en France étant fiancée au dauphin qui devait devenir François II. Mais François II ne fit que passer sur le trône et Marie prématurément veuve retourna dans son pays. Elle y était comme étrangère. Les rois d’Écosse s’étaient souvent appuyés sur l’Église dans leur lutte contre les seigneurs féodaux. Ceux-ci dans l’espoir de reprendre leurs biens avaient soutenu la Réforme ; le peuple par désir d’émancipation en avait fait autant. Catholique et francisée, Marie vécut dans sa sombre capitale des jours de mélancolie et de désespérance. Cependant son charme et sa beauté — ces dons qui excitaient la rage jalouse d’Élisabeth lui gagnaient bien des cœurs. Devant elle se dressait le farouche réformateur John Knox, avec son éloquence apocalyptique. Environnée d’embûches et d’intrigues Marie, par deux mariages successifs et sujets à critique, compliqua et empira sa situation. Abandonnée, elle se livra imprudemment à Élisabeth qui, l’ayant retenue dix-huit ans en prison, finit par la faire mettre à mort (1587) non sans protester contre l’exécution d’un ordre qu’elle prétendit bien entendu n’avoir pas donné. Le plus dramatique en tout cela c’est que Marie Stuart laissait un fils, roi d’Écosse sous le nom de Jacques VI et qui était le seul héritier d’Élisabeth à laquelle il devait succéder sous le nom de Jacques Ier d’Angleterre. Mais il ne défendit ni ne vengea sa mère : personnage médiocre à tous égards, il devait singulièrement contribuer par ses fautes à préparer la nouvelle tragédie qui coûterait la vie à son fils Charles Ier.

Un écrivain, cherchant à définir l’Angleterre au temps d’Élisabeth a résumé ainsi sa pensée : « peu d’idées, point d’horizon, nulle indépendance, beaucoup de sécurité ». On ne saurait mieux dire. Il est seulement étrange qu’une pareille époque soit en même temps celle de Shakespeare. Mais Shakespeare, c’est une de ces fulgurations qui échappent aux ambiances et démentent la logique. Et tandis qu’Hamlet et tant d’autres chefs-d’œuvre l’illustraient à jamais, autour de lui se mouvait une société foncièrement matérielle, satisfaite d’un travail productif et borné. Le « squire » dans son domaine et le « recteur » dans sa paroisse veillaient au bon fonctionnement d’une sorte de service agricole obligatoire. À la vieille noblesse effritée en avait succédé une autre que la Réforme avait enrichie et qui, partant, lui demeurait fort attachée. Ces gens savaient gré au gouvernement de leur avoir en somme rendu une monnaie saine, un crédit sérieux, des finances bien gérées. Le « make money » commençait à devenir leur devise inconsciente.

  1. Catherine de Médicis était la nièce du pape Clément VII et avait épousé par raison politique en 1533, le second fils de François Ier qui ne semblait pas destiné à devenir dauphin et ne le fut que par la mort de son frère aîné. Catherine avait été froidement reçue par la cour qui considérait comme une mésalliance une telle union.
  2. Il restait des « vaudois » ces hérétiques du xiie siècle dont nous avons parlé précédemment. Inoffensifs et soumis aux lois ils vivaient en divers petits bourgs et villages de la région d’Aix. C’est là qu’en 1545 la fureur persécutrice les vint chercher renouvelant les infamies de la guerre des Albigeois. Trois mille innocents furent égorgés sans défense avec d’incroyables raffinements de cruauté, d’autres exécutés après une parodie de jugement, d’autres envoyés aux galères et beaucoup d’enfants vendus comme esclaves.
  3. Un anglais, Dallington, qui séjourna en France vers 1598, a décrit les Français comme déraisonnablement passionnés pour les exercices violents et s’y livrant « sans souci de l’heure ou de la température ». Il s’est plaint de son propre pays qui, dit-il s’y laissait entraîner par leur exemple.
  4. Dès 1550 s’était installé à Lima, fondée depuis quinze ans seulement, le premier vice-roi espagnol.