Histoire universelle/Tome IV/VII

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Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. 88-100).

LE PARTAGE DE LA POLOGNE

Le partage de la Pologne est un drame de carrefour en trois actes et à quatre personnages : la victime et les trois agresseurs : drame d’une certaine vulgarité car ni les mobiles ni les procédés n’y diffèrent grandement de ce qu’impliquent les procès criminels ordinaires jugés en cour d’assises. En général devant l’histoire la défense a peu plaidé, s’en tenant à un argument d’une extrême simplicité : la Pologne s’abandonnait, ne pouvait plus se gouverner ; en somme on est presque venu à son secours ; on lui a même rendu un service ; ses habitants mieux encadrés ont eu accès de la sorte à des formes supérieures de civilisation… façon de présenter les choses qui n’a jamais trompé personne mais qui a aidé à endormir les consciences.

La fin du règne de Sigismond II avait provoqué un grand émoi. Plus de Jagellons ; la race était éteinte. Deux candidats s’étaient aussitôt présentés, l’empereur Maximilien d’Autriche pour son fils et le tsar de Russie Ivan IV pour lui-même. Les Polonais pensant se tirer ainsi d’affaire leur avaient préféré Henri de Valois, frère cadet du roi de France Charles IX (1573). Or, après quatre mois de séjour sur les bords de la Vistule, Henri apprenant que la couronne de France venait de lui échoir et ravi de la pouvoir échanger contre celle de Pologne, s’était enfui de chez ses sujets slaves en se cachant pour n’être point retenu par eux. Alors s’étaient succédés sur le trône abandonné : Étienne Bathory, prince de Transylvanie (1574-1586) puis trois représentants d’une branche catholique des Vasa de Suède : Sigismond III (1587-1631), son fils Ladislas IV (1631-1648) et le frère de celui-ci Jean-Casimir (1648-1669) enfin Jean Sobieski l’illustre vainqueur des Turcs élu en 1674. Ces princes de rencontre — et sauf le dernier — de sang étranger eurent des règnes normaux comme durée et n’auraient pas tous été de mauvais gouvernants s’ils avaient pu faire abstraction de leur passé, de leurs nationalités d’origine et aussi des conditions dans lesquelles s’opérait désormais l’élection tumultueuse de chaque souverain. L’assemblée qui y procédait, adonnée aux festivités et aux intrigues, faussait dès le principe l’axe du règne. À ce moment de son histoire, ce fut bien la monarchie qui perdit la Pologne. Constituée en véritable république fédérative, il est probable que, malgré les faiblesses inhérentes à pareil régime, elle eût mieux résisté. Avec la ressource de la dictature temporaire à la romaine en cas de péril national, elle se fut ressaisie périodiquement comme si souvent déjà elle s’en était montrée capable. Sous bien des rapports l’État polonais avait été novateur. Le paysan soumis ailleurs à un dur servage avait bénéficié au dedans de ses frontières, d’une émancipation relative. La tolérance religieuse s’était de bonne heure manifestée et l’on avait vu ariens, sociniens, luthériens, orthodoxes — et même les juifs persécutés dans les autres pays — trouver là un asile. En 1573 la diète avait encore confirmé solennellement ces vieilles traditions libérales mais, à l’heure même où elles recevaient une nouvelle consécration verbale, on commençait à les délaisser pratiquement. Sigismond III, antislave et sectaire favorisa l’action des jésuites qui visaient à animer la jeune Pologne contre l’orthodoxie voisine. Et tandis que l’on préparait ainsi la révolte des Ukrainiens fort attachés à leur foi et d’autant plus à ménager que leurs cosaques[1] constituaient à la Pologne une précieuse garde-frontière, le pays se trouvait entraîné d’autre part dans une série de fâcheuses complications. Sigismond s’étant avisé de faire valoir des droits au trône de Suède, d’interminables hostilités en résultèrent entre les deux peuples : luttes stériles auxquelles les Russes ne pouvaient manquer de prendre part.

Le vrai péril de la Pologne, ce furent les tsars Ivan IV et Pierre le grand qui l’instituèrent : le premier en autocratisant la Russie et le second en la tournant de force vers l’occident. Ce sera pour les historiens à venir une passionnante étude de déterminer s’ils ne firent pas ainsi le malheur de l’Europe et de la Russie elle-même.

Le règne d’Ivan IV (1533-1584) est loin de présenter l’unité qu’on lui suppose volontiers. À vrai dire ce prince manifesta les violences propres aux alcooliques. Un moment vers 1570, il avait semblé se décourager, faisant demander à la reine Élisabeth un asile éventuel en Angleterre. Il conduisait alors une curieuse expérience dont l’idée témoigne de son imagination fertile. Ne pouvant encore mater la douma ou assemblée des seigneurs (boïars), il lui avait abandonné l’administration d’une partie du territoire, se réservant d’y intervenir seulement pour « punir la trahison ». L’autre portion serait gouvernée directement par lui-même et selon la formule autocratique. La douma à ce moment n’avait point de chef de valeur et ne pouvait guère organiser que l’anarchie. De plus la clause de trahison permettait à Ivan de supprimer les opposants et il ne s’en priva point.

Il subsistait çà et là de redoutables foyers d’opposition. La république de Novgorod n’avait disparu que nominalement ; son esprit vivait toujours ; à ce point que des moscovites transplantés devenaient des novgorodiens « à tendances républicaines, à sympathies marquées pour les institutions allemandes ou polonaises ». Pskof était à cet égard le « frère cadet » de Novgorod. Ivan procéda par irruptions brutales ; des exécutions, de brèves et sanglantes assises, quelques ukases impitoyables… et l’autocratie eut bientôt triomphé. Ce même souverain favorisait l’imprimerie, attirait les étrangers, convoquait même des sortes d’États-généraux, instituait des tribunaux composés de juges élus… On vit plus tard que ces contradictions n’avaient pas déplu au peuple russe, qu’elles l’avaient même séduit et rallié à l’autocratisme.

Ivan avait-il regardé vers l’ouest ou vers l’est ? Sans parler de sa candidature au trône de Pologne, sa politique livonienne le montre ouvert aux perspectives occidentales. L’ordre des Porte-glaive qui détenait la Livonie avait favorisé grandement la colonisation allemande. Mais maintenant que les États scandinaves et la Prusse étaient acquis à la Réforme, la situation devenait difficile pour les autorités de l’ordre demeurées catholiques et isolées parmi des populations que le protestantisme conquérait peu à peu. De là des agitations, des désordres dont Ivan avait profité pour intervenir. Et malgré que cette proie lui fut disputée par le Danemark, la Suède, la Pologne, il s’en tira avec la possession assurée d’un port sur la Baltique : premier débouché maritime russe de ce côté. Mais du côté de l’est ses conquêtes étaient de plus vaste envergure. Il existait un khanat de Sibérie qui s’était formé au xvme siècle en même temps que les khanats de Kazan, d’Astrakhan, de Khiva et de Boukara. Le khan de Sibérie dont la dynastie se rattachait à Gengiskhan avait sa capitale proche du lieu où s’élève aujourd’hui Tobolsk. La prise de cette capitale en 1582 ouvrait à la Russie les plus vastes perspectives asiatiques. Ainsi les destins demeuraient indécis. Et sans doute il faudrait toujours s’inquiéter de ces Tartars de Crimée qui venaient encore de pousser leurs audacieux ravages jusqu’à Moscou — et aussi de ces Ukrainiens, frères par la croyance et à cause de cela, exposés aux entreprises du catholicisme polonais. Mais sans faillir à ces devoirs essentiels, la possibilité s’affirmait d’un effort persévérant et fécond au delà de l’Oural… Pierre le grand allait en décider autrement.

La période de l’histoire russe qui s’étend de la mort d’Ivan IV (1584) à l’avènement de Pierre (1682) est agitée et confuse : siècle excessif où se heurtent les réalités barbares et les idéologies complexes, où l’on voit naître des sectes de maniaques et de martyrs volontaires, où l’on se querelle longuement pour savoir si le signe de la croix doit être fait avec trois doigts ou seulement deux siècles sans progrès apparents et que traversent des rebellions. Novgorod et Pskof jamais résignées à la perte de leur indépendance érigent des gouvernements populaires qu’il faut abattre à nouveau ou bien ce sont les cosaques du Don soulevés par un élan communiste et arrivant jusque près de Moscou guidés par leur chef Stenka Razine lequel déclare « être venu pour tuer les boïars et les riches et partager en frère avec les simples et les pauvres ». Des interrègnes se succèdent, des minorités de princes incapables, des régences de princesses mystiques. Le trône passe à un boïar, Boris Godounof, beau-frère du précédent tsar et dont l’impopularité s’accroît des malheurs publics qui surviennent, pestes, famines… mais le malheur le plus grand et dont il est responsable, c’est en 1597 l’asservissement des paysans par leur fixation au sol. La population encore clairsemée tendait à se concentrer sur les terres des moines ou des plus riches seigneurs. Les petits propriétaires voyaient ainsi leurs revenus diminuer. Or, comme les anciens féodaux, ils devaient au tsar le service militaire. Il leur fallait s’y présenter armés, équipés, avec une escorte convenable. De là leurs plaintes. L’ukase de 1597 leur donna satisfaction. Il fut dès lors défendu au paysan de s’éloigner et il fut permis de le poursuivre en cas de fuite et de le ramener de force ainsi que sa famille.

Une longue crise de désordres et d’apathie s’ouvrit après la mort de Boris. L’homme qui contribua le plus à la dénouer fut Cosma Minine, un boucher de Nijni-Novgorod dont la physionomie demeurée dans une pénombre sympathique évoque curieusement la nouvelle Russie, hésitante encore devant les conséquences de son unité et pourtant résolue à la maintenir. Le peuple russe partageait-il donc l’ambition qu’A. Rambaud prête aux premiers tsars[2] de faire de Moscou la « troisième Rome » et leur prétention d’identifier la Russie avec ce « sixième empire » dont parle l’apocalypse ? On en peut douter mais il est certain que s’était établie dès alors dans les cerveaux de tous la notion d’une étroite corrélation entre la grande étendue solidaire de la terre slave, le tsarisme protecteur et omnipotent, la foi orthodoxe intangible et incorruptible.

L’assemblée réunie par les soins de Cosma Minine et de ses collaborateurs s’était employée à élire un tsar Michel Romanof, censé descendre de Rurik (1613) puis elle s’était dispersée, ne cherchant point à proroger ses pouvoirs pas plus que ceux qui l’avaient provoquée ne cherchaient à imposer leur influence. Étranges révolutionnaires dont l’action pourtant énergique, se bornait à tirer de l’ornière le char de l’État embourbé afin qu’il pût continuer sa route. En 1645 Alexis Ier succéda à son père Michel. Ils régnèrent chacun trente ans environ. Vraiment il ne semblait pas que rien fût changé : même char, même route et, l’on pourrait ajouter, mêmes heurts, mêmes cahots. Le grand dilemme pourtant s’imposait avec une croissante intensité. Orient ou occident ?… On avait tourné sur soi-même. Quels horizons allait-on fixer ? Il est bien probable que si la mentalité russe avait pu s’exprimer, elle eût indiqué l’orient. Pierre le grand voulut l’occident.

Il le voulut avec cette énergie à la fois magnifique et déplaisante qui le caractérisait. Jamais encore le monde n’avait vu passer pareil souverain ; à vrai dire il a été à peu près seul de son type, seul à se faire contremaître sur ses propres chantiers, officier subalterne dans sa propre armée. Ayant organisé une vaste ambassade de plus de deux cent cinquante membres chargée de visiter les pays étrangers, il se dissimule dans ses rangs. À Königsberg il passe un examen devant un colonel prussien pour être reçu officier d’artillerie. En Hollande il se déguise en matelot et s’en va travailler à la construction d’un navire après quoi il passe dans les ateliers de divers métiers : tout cela avec quelque bluff et peu de méthode. La légende a embelli cette odyssée utilitariste. Rappelé d’Autriche par la nouvelle d’une rébellion, il rentre à Moscou, fait exécuter plus de mille pseudo-coupables s’employant lui-même à l’office de bourreau. En tous cas il est revenu décidé à déraciner les traditions et les coutumes slaves. Vainement s’est-on évertué à l’en justifier depuis, il est et restera anti-slave ce qui n’est pas une marque de génie pour un empereur russe. Lorsqu’il fait venir de l’étranger des ingénieurs pour creuser le canal Ladoga ou des savants pour organiser une académie des sciences, ses initiatives sont louables. Lorsqu’il choisit l’embouchure de la Néva pour y construire dans les conditions les plus laborieuses et coûteuses une capitale nouvelle ou qu’il répartit le corps des fonctionnaires en quatorze degrés (le tchin) dont « les huit premiers assureront la noblesse héréditaire et quelques autres la noblesse personnelle », il semble moins heureusement inspiré. Mais quand il prétend imposer à ses sujets les habits et les manières allemandes, les soumet à la tyrannie occulte de sa « chancellerie secrète » qui est en somme une inquisition d’État, supprime de fait la douma et remplace le patriarcat[3] par un synode dont il tiendra les fils, il accomplit une besogne franchement mauvaise et dont les néfastes conséquences continuent de se faire sentir.

Tout cela se trouve sanctionné par la retentissante bataille de Poltava (1709) s’effondre la fortune du téméraire Charles XII de Suède. En soi le succès militaire n’était que d’ordre secondaire mais l’Europe occidentale s’était si fort divertie des réformes du tsar et avait si peu pris au sérieux ses prétentions militaires qu’une sorte de stupeur se répandit à voir fuir devant lui un vaincu de pareille envergure. Du coup on cessa de rire et l’on eut raison. L’armée et la marine russes étaient devenues de puissantes réalités. La question était de savoir à quelles besognes on les allait employer.

La mort de Pierre le grand (1725) — au moment où le danois Behring explorait sur son ordre les rivages de l’Asie septentrionale et se préparait à découvrir le détroit qui la sépare de l’Amérique — avait été précédée d’une horrible tragédie. Le prince héritier Alexis, longuement torturé dans sa prison y avait enfin péri sous les yeux — sinon de la main de son père. Autour de lui, toute la vieille Russie protestataire, était en passe de faire bloc et Pierre dégradé prématurément par ses orgies, en proie à des crises épileptiques et affolé d’un croissant orgueil n’avait pas reculé, afin de frapper la réaction en plein cœur, devant le plus monstrueux des crimes. Mais maintenant il n’avait plus d’héritiers que ses deux filles ou bien le jeune fils d’Alexis. Il désigna pour lui succéder la servante illettrée qu’il avait fini par associer au trône et qui seule avait su depuis vingt ans conserver sur lui une influence durable. Cette singulière souveraine trouva pour la soutenir tous ceux dont le nouveau régime avait assuré la fortune et qui redoutaient avant tout un retour offensif du parti vieux-russe. Catherine qui d’ailleurs n’était pas sans moyens ne survécut pas longtemps à son époux. Dès 1727 elle disparaissait à son tour. Avec Pierre II, le fils d’Alexis, (1727-1730) les opprimés pensaient prendre leur revanche, mais sa fin prématurée désorienta leur effort. Il n’y avait plus de Romanof qu’en lignée féminine. On alla chercher une nièce de Pierre le grand, Anne à laquelle on imposa des engagements qui limitaient sa souveraineté. Mais le peuple tenait à l’autocratie et l’imposa. Or, Anne, de mœurs déplorables comme la plupart des dirigeants russes d’alors, avait vécu entourée d’allemands et n’aimait qu’eux. Pendant les dix ans de son règne (1730-1740), on peut dire qu’elle leur livra Moscou où elle avait été contrainte de transférer à nouveau la cour et le gouvernement. Une nuée d’aventuriers rapaces à la tête desquels était le favori de l’impératrice (un ancien palefrenier qu’elle fit duc de Courlande) s’abattit sur la Moscovie, l’exploita, la terrorisa. Sitôt Anne disparue, une révolte plaça sur le trône Élisabeth fille de Pierre le grand et de Catherine. Alors pendant vingt et un ans (1741-1762) la Russie respira. Plus d’exécutions, des impôts diminués, des prisonniers libérés, le slavisme rendu à lui-même, l’odieuse tyrannie étrangère écartée. Ce n’était pas qu’Élisabeth eût des mœurs pures ni qu’elle fût instruite ou toujours tolérante mais elle était « nationale ». Tout n’était pas dit cependant. Le prochain règne, celui de Pierre III duc de Holstein et de sa femme Catherine d’Anhalt ramènerait la domination allemande. Mais Pierre III était un incapable. Sa femme le méprisait. À peine empereur, elle le détrôna et prit le pouvoir à sa place. Ainsi débuta le long règne de Catherine II (1762-1796).

Tandis que se succédaient en Russie ces impératrices inattendues, le sceptre des Habsbourg passait également en des mains féminines. L’empereur Charles VI qui avait succédé en 1711 à son frère Joseph Ier était le dernier descendant mâle de Charles-Quint. Tout son règne s’était dépensé à préparer l’accession au trône de sa fille aînée, l’archiduchesse Marie-Thérèse. Or son prédécesseur aussi avait laissé des filles. Si l’on admettait les femmes, celles-ci ne devaient-elles pas hériter en première ligne ? Au vrai il ne s’agissait pas directement de la dignité impériale puisque cette dignité conservait bien que de façon fictive son caractère électif. Mais les possessions de Charles VI comprenaient avec l’Autriche et ses dépendances, Styrie, Carniole, Tyrol, la Bohême et la Silésie, la Hongrie avec la Transylvanie et la Dalmatie, enfin la Belgique et le Milanais sans parler de quelques autres territoires de dimensions plus restreintes. C’était une belle succession qui naturellement ne manquait point de prétendants. Marie-Thérèse avait épousé le duc François de Lorraine[4] qu’elle devait réussir en 1746 à faire élire empereur. Les six années qui s’écoulèrent entre la mort de son père (1740) et l’élection de son mari furent employées par elle à se mettre en possession, morceau par morceau, de l’héritage paternel. Elle y déploya des qualités remarquables. Le duc de Broglie a pu dire d’elle que « jamais intimidée, jamais ébranlée, jamais découragée et ne voulant qu’une chose à la fois, elle ne la perdait jamais de vue ». Ses vertus privées rehaussaient ses talents politiques et par cet ensemble, elle conquit ses sujets et désarma plus d’un ennemi.

Frédéric II de Prusse ne fut point de ceux-là. Il possédait sur ses voisins d’Autriche et de Russie cette supériorité de n’avoir point à hésiter entre des politiques contradictoires. Précisément parce que l’État et le titre dont il héritait en cette même année 1740 avaient un caractère un peu artificiel, il ne s’agissait pour lui que d’agrandir et d’enrichir l’un, de fortifier et d’illustrer l’autre. Toutes les occasions devaient lui être bonnes pour y parvenir d’autant que, dépourvu de scrupules, il était pourvu de moyens abondants. Au service de son intelligence et de sa volonté étaient les finances prospères et l’excellente armée que lui léguait son père. Frédéric-Guillaume Ier (1713-1740) ne s’était point lassé d’exercer cette armée et, grâce à elle, il avait pu faire l’économie de la guerre, tenant en respect ses adversaires et en haleine ses sujets. Son royaume encore composé de tronçons épars et dont le nom même semblait anormal et imprécis[5] était probablement le plus homogène de l’Europe par l’unité de l’effort collectif et des aspirations nationales. C’était déjà la cellule rénovatrice de l’Allemagne.

Sitôt roi, Frédéric II considéra qu’il avait besoin de la Silésie « riche pays, peuplé de douze cent mille habitants tchèques d’origine mais à demi-germanisés, où les protestants assez nombreux l’appelaient par leurs vœux secrets ». Il indigna Marie-Thérèse en lui offrant d’acheter cette province et sur son refus s’en empara gratis. L’Autriche n’avait que des troupes insuffisantes et était endettée. Marie-Thérèse fit appel à la France. Ce fut en vain. Louis XV crut habile de s’allier à Frédéric.

L’Europe traversait alors une phase singulière. On eût dit que la personnalité des peuples s’était évanouie, effacée comme en un crépuscule général tandis que les souverains, entre eux, jouaient aux échecs. Ils avançaient ou retiraient leurs troupes, occupant ou évacuant des territoires, cherchant des combinaisons propres à faire réussir quelque coup avantageux. On « renversait les alliances », on échangeait des provinces ou des couronnes, on concluait des traités dictés par l’intérêt personnel des princes. Un monarque français sachant mal l’espagnol régnait à Madrid et un monarque allemand ne parlant pas l’anglais, régnait à Londres. Pour le mariage manqué du roi de France avec une infante, pour assurer en Italie le trône des Deux Siciles au fils cadet du roi d’Espagne, parce que des aventuriers devenus ministres, Alberoni et Dubois, prétendaient recevoir la pourpre cardinalice, parce que le roi d’Angleterre était en même temps Électeur de Hanovre, parce que Stanislas Leczinski roi de Pologne avait été renversé et que « la reine de France ne pouvait pas être la fille d’un simple particulier » pour ces motifs ou d’autres similaires, la guerre menaçait d’éclater ou éclatait réellement. De ces faiblesses et de ces folies, Frédéric II tira une bonne part de ses succès. Au milieu d’une autre Europe, il eût sans doute moins bien réussi malgré ses talents et son énergie. Mais seul il était vraiment identifié à ses sujets, sa sécurité, ses besoins et ses ambitions se confondant avec les leurs. Son royaume n’en conservait pas moins une forme étrange et défectueuse. Aussi ne pouvant l’étendre au sud sans se heurter à la Saxe ni à l’ouest sans empiéter sur le Hanovre, il devait nécessairement en venir à concevoir le dépeçage de la Pologne. Il n’était pas le premier. Dès 1667 on en avait « causé » entre Suédois, Autrichiens et Brandebourgeois. En 1711 et 1713 des pourparlers s’étaient noués entre Russes et Allemands.

En Pologne, les choses n’avaient cessé d’empirer depuis la mort du roi Jean Sobieski (1696). Le règne d’Auguste de Saxe, celui de Stanislas Leczinski avaient vu s’étendre et s’agrandir les fissures qui désagrégeaient l’énorme royaume (car à part la Russie, l’État polonais était le plus grand de l’Europe). Le sénat et les libéraux se montraient partisans de réformes radicales auxquelles les nobles appuyés par les jésuites et le clergé romain s’opposaient énergiquement. Cette aristocratie avait à sa tête quelques familles telles que les Radzivill, les Czartoriski, les Lubomirski, les Potocki… possédant des districts entiers, des villes, des châteaux, parfois même de petites armées particulières. Venaient ensuite un certain nombre de famille pourvues de terres d’étendue et de revenus variables et enfin la masse des chevaliers sans fortune, entichés des exploits de leurs ancêtres et jaloux du maintien de leurs moindres prérogatives. C’est ce prolétariat nobiliaire qui gouvernait, imposant à chaque nouveau roi des limitations croissantes de son autorité, paralysant chaque réunion de la Diète par la pratique du liberum veto, ce règlement en vertu duquel, toute résolution devant être votée à l’unanimité, il était loisible à un seul de faire échec à la volonté de tous les autres. La bourgeoisie polonaise s’était éliminée depuis que le droit de posséder des terres lui avait été retiré. Les villes, jadis si prospères, étaient en décadence. Le commerce, la banque, l’industrie avaient passé aux mains des juifs.

À partir de 1763, Frédéric II se sentit les mains libres. La guerre dite de sept ans venait de prendre fin. La France en sortait affaiblie et humiliée. La suprématie continentale de la Prusse au contraire était désormais solidement établie. En Russie, d’autre part, le nationalisme d’Élisabeth se trouvait remplacé par le réalisme de Catherine II, princesse allemande avec laquelle il était plus aisé de s’entendre. Par les articles secrets d’un traité signé à St-Petersbourg en 1764 les deux complices se promirent de maintenir la constitution anarchique de la Pologne. Ce fut la première scène du drame et probablement la plus coupable par son amoralisme. Le prince Repnine s’installa à Varsovie en tant que ministre de Catherine II auprès du roi Stanislas Poniatowski récemment élu. Il y noua des intrigues d’une rare perversité, surexcitant à la fois le parti patriote contre la Russie et les dissidents, orthodoxes et protestants, contre les patriotes. Bientôt il osa faire entrer des troupes russes sous prétexte de se protéger. Des troubles graves éclatèrent en Ukraine ; il y eut d’affreux massacres, plus de cent mille victimes,

Le gouvernement français ne pouvant intervenir directement s’employait à lancer la Turquie contre les Russes. La guerre fut en effet déclarée (1768) mais les troupes ottomanes étaient maintenant bien déchues de leur altière réputation. Elles se firent battre. Frédéric II qui affectait de mépriser le militarisme moscovite déclara que les Turcs étaient « des aveugles vaincus par des borgnes ». Il est de fait que la chance se manifesta contre eux. Mais leurs adversaires ne furent pas sans valeur. La flotte hâtivement équipée à Cronstadt pour venir aborder en Grèce réalisa la plus audacieuse croisière qu’on eût encore conçue. Un hellène au service de la Russie s’y était employé, aidé par les Grecs d’Italie. À l’approche des vaisseaux libérateurs, l’Hellade fut debout. Et sans doute ce fut en vain puisque cette expédition échoua et provoqua de sanglantes représailles. Le débarquement en Morée de même que l’occupation temporaire de Jassy et de Bukarest n’en constituèrent pas moins des événements de profondes conséquences pour l’avenir. Après plusieurs années de négociations devait être conclu le traité de Kaïnardji (1774) qui assurerait à Catherine II la possession de la Crimée et poserait le principe d’une protection russe en faveur des chrétiens orthodoxes soumis à la domination ottomane.

Entre temps l’attentat contre la Pologne avait été perpétré. Catherine qui s’était flattée un moment de pouvoir établir son protectorat sur l’État voisin avait été amenée par Frédéric II à admettre le principe du partage — et même du partage à trois. Car le roi de Prusse qui ne se faisait aucune illusion sur la vilenie de l’acte qu’on allait commettre n’entendait point que l’Autriche n’y fût pas compromise. Il n’eut pas trop de peine à décider Marie-Thérèse malgré ses scrupules de conscience. Depuis 1765 devenue veuve, Marie-Thérèse continuait de gouverner tandis que le titre impérial avait passé à son fils Joseph II. Ce fut le jeune empereur qu’elle envoya s’entendre avec Frédéric. On négocia en 1769 et encore en 1770 : tristes palabres pleins d’impudeur où chacun s’efforçait à jeter les autres en avant en tirant à soi le plus possible d’avantages matériels. Les traités définitifs furent signés à Petersbourg et à Vienne au début de 1772. Après avoir argué de la « confusion » où se trouvait la Pologne par « la division des grands et la perversité de tous les citoyens », les co-partageants déclaraient « au nom de la Sainte Trinité » s’adjuger les territoires qu’ils avaient convoités. La Pologne se trouvait amputée à l’est, à l’ouest et au sud et perdait environ cinq millions d’habitants sur quinze. Après une année d’impuissante résistance le roi et la diète durent s’incliner devant la force des baïonnettes (1773).

Ce qui suivit était fatal. La Pologne se réforma et des mesures énergiques furent prises mais une partie de la noblesse trahit et à la faveur des troubles suscités çà et là par la révolution française, la Prusse et la Russie intervinrent à nouveau. Les troupes conduites par l’héroïque Kosciusko furent vaincues. La prise de Varsovie marqua le dernier terme (1794). On a distingué subtilement « les trois partages de la Pologne ». Ce sont là de simples étapes d’un même acte conçu et perpétré en pleine paix sans prétexte et sans excuse. Comme l’a si justement écrit A. Rambaud, « le droit du plus fort s’était ainsi ouvertement substitué à l’ancien droit des gens. On avait créé un droit révolutionnaire, on autorisait d’avance les conquêtes de la Convention, du Directoire, de Napoléon… au point de vue européen, le partage de la Pologne créait entre les trois cours du nord une complicité qui les fit pour longtemps solidaires ».

  1. Le terme cosaque d’origine asiatique semble avoir été employé pour la première fois en Russie, vers la fin du xve siècle, et avoir servi à désigner les cavaliers semi-nomades qui vivaient de pillage et qu’allaient souvent rejoindre des moscovites fuyant les impôts et aspirant à la vie de la steppe. Organisés en « cercles » que commandaient leurs « atamans » les Cosaques que le gouvernement de Moscou ne pouvait réduire, lui servirent à protéger les frontières. Leur centre fut la région du Don. Ils agrandirent peu à peu leurs domaines en refoulant les asiatiques et devinrent fort redoutables par leurs exigences et leurs fréquentes révoltes.
  2. Le titre de tsar pris par Ivan IV, en 1547 est celui sous lequel les anciens livres slavons désignaient Nabuchodonosor, Assuérus, les pharaons, les césars romains ou byzantins. Il impliquait l’idée de rang suprême, de majesté impériale. En l’assumant, les anciens « grands princes » de Moscovie élevaient leur pouvoir « au-dessus des rois ».
  3. C’est en 1589 que le métropolite de Moscou avait pris rang de patriarche, du consentement un peu forcé du patriarche grec de Constantinople jusque là chef unique de l’Église orthodoxe. Cette élévation avait placé le siège de Moscou au-dessus de celui de Kiew et complété l’autonomie religieuse de la Russie.
  4. La Lorraine fit en 1735 l’objet d’un échange singulier. En fait elle faisait déjà partie de la France qui l’avait occupée à diverses reprises. Stanislas Leczinski renonçant au trône de Pologne la reçut pour sa vie durant. Il était le beau-père de Louis XV de France. On sait les souvenirs que laissa à Nancy le « bon roi Stanislas ». Quant au duc titulaire de Lorraine, il reçut en échange le grand duché de Toscane.
  5. Il y avait donc en Europe, à cette époque, deux souverainetés dont les titulaires avaient été « promus rois » avec des titres incertains. L’un l’Électeur de Brandebourg qui s’intitulait roi de Prusse, alors que la Prusse, domaine d’un peuple disparu depuis longtemps, ne représentait qu’une faible partie de ses États ; l’autre, le duc de Savoie qui depuis 1720 était « roi de Sardaigne » bien que régnant de fait en Piémont.