Histoire universelle/Tome IV/VIII

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Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. 101-113).

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
ET L’EMPIRE

La révolution française — tragédie brève — n’est pas séparable de son long prologue, le règne du roi qui la prépara — ni de son fulgurant épilogue, le règne de l’empereur qui la confisqua. Louis XV (1715-1774), la Convention (1792-1795), Bonaparte (1800-1814) évoquent des régimes fort opposés quant à leurs caractères extérieurs, enchaînés pourtant l’un à l’autre de façon très étroite.

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À la mort de Louis XIV, la monarchie française eût pu établir en trois mots le bilan de sa situation : paix, économie, moralité. C’étaient là ses besoins immédiats, les conditions de son existence. Il lui fallait cela pour tenir debout mais ce n’était pas suffisant pour lui permettre de tenir solidement. La solidité ne pouvait lui venir que d’institutions propres à remplacer celles qu’on avait jeté bas. Or des institutions nationales ne s’improvisent pas. Pour en construire de nouvelles, il faut l’effort d’une génération pétrie par une pédagogie saine et résolue. Ce qui advint fut tout autre. Guerre sans trêve, gaspillage croissant, amoralisme effréné, ainsi se résume le règne de Louis XV. Quant à l’éducation, les dirigeants la donnèrent eux-mêmes au pays sous forme de leçons de choses d’un cynisme complet.

Nulle guerre ne s’imposait. Henri IV et Richelieu qui ne bataillaient qu’à bon escient eussent remercié la providence de leur avoir ménagé une situation à ce point favorable. Séparée désormais de l’Espagne et bien que se maintenant redoutable par la possession de la Belgique et du Milanais, l’Autriche voyait se dresser à ses côtés une Prusse et une Russie soudainement fortifiées. Les querelles continentales auxquelles la Suède avait participé étaient mal apaisées ; d’autres menaçaient de naître dont l’Angleterre, de par sa nouvelle dynastie hanovrienne, aurait à subir le contre-coup. La Pologne pour affaiblie qu’elle fut détenait encore une force appréciable. De même la Turquie. En Italie enfin, ni le jeune royaume de Sardaigne ni le vieux royaume de Naples n’étaient susceptibles d’orienter la politique à leur gré ; et le trône pontifical allait être occupé pendant dix-huit ans (1740-1758) par un pape libéral et conciliant, Benoît xiv. Dès lors la France en jouant le rôle d’arbitre pouvait travailler à concilier les intérêts et à opposer les ambitions. Notamment il était loisible à sa diplomatie de s’employer à maintenir au centre de l’Europe entre Autrichiens et Prussiens un équilibre utile à la paix générale. On s’attendait généralement à lui voir assumer pareille fonction. Certes la régence du duc d’Orléans (1715-1723) n’avait pas beaucoup ajouté à son autorité morale encore que ce prince ne fut ni sans valeur mentale ni sans bravoure personnelle. Mais une fois émancipé, Louis XV avait fait appel à son ancien précepteur le cardinal Fleury envers qui les historiens se sont montrés volontiers injustes. L’ambassadeur de Russie écrivant à son gouvernement, disait de lui : « Il ne songe qu’aux intérêts français ». C’est le meilleur éloge. Par malheur le cardinal était âgé et isolé. De plus l’année avant qu’il accédât au pouvoir (1726) avait été célébré le mariage de Louis XV avec Marie Leczinska, fille du roi dépossédé de Pologne et de six ans son aînée : mariage dû à des intrigues de cour et déraisonnable à tous égards car il en devait résulter des germes de guerre contre le développement desquels Fleury lutta pendant la Première partie de son ministère mais qu’ensuite il ne réussit pas à neutraliser. À partir du rétablissement de Stanislas Leczinski sur le trône de Pologne, la situation arbitrale de la France commença d’être compromise ; et en 1741 elle entrait en guerre contre l’Autriche sur un triple théâtre, en Allemagne, en Italie, en Belgique. Lorsque sept ans plus tard fut conclue la paix d’Aix-la-Chapelle (1748) il se trouva que les Français, après avoir eu à porter le principal fardeau d’une lutte si longue n’en retiraient aucun bénéfice. Les grands se congratulèrent de leurs faits d’armes mais le peuple apprécia différemment les choses. « Bête comme la paix » fut le dicton à la mode cette année-là. Fleury était mort dès 1743 et Louis XV l’avait remplacé par ses favorites, la duchesse de Châteauroux puis madame de Pompadour lesquelles à la différence de ce qui s’était passé sous Louis XIV furent admises à diriger l’État et à décider des alliances et des conflits.

Ces dames ne connaissaient point les choses d’Asie ou d’Amérique. Le roi qui joignait la paresse à ses autres qualités n’en savait guère davantage. Voltaire non plus du reste puisque le Canada ne représentait à ses yeux que « quelques arpents de neige ». Il y avait alors un siècle et demi environ que s’édifiait par un labeur individuel à la fois impétueux et réfléchi le premier empire colonial français. Après Québec, Montréal avait été fondé (1661) puis on avait exploré le cours de l’Ohio et celui du Mississipi, créé la Nouvelle Orléans (1717), construit entre ces cités naissantes une série de postes fortifiés… Dans l’Inde où Pondichery ne datait que de 1674 et Chandernagor de 1688, c’était bien autre chose. La rivalité des compagnies anglaise et française avait fait d’elles des puissances armées et guerroyantes. En 1750 le gouverneur-général français Dupleix se trouva sur la côte Orientale, à la tête d’un véritable royaume. Son prestige se répercutait à travers tout l’Hindoustan. Ne pouvant compter sur un appui efficace de la métropole, il s’était hardiment jeté dans la politique indigène y exerçant une action habile et bientôt prépondérante[1]. Dans le même temps les Anglais se trouvaient presque réduits à la possession de Madras. Sentant leur cause perdue dans l’Inde, ils intriguèrent à Versailles où l’intrigue grassement subventionnée avait toujours chance d’aboutir. Effectivement ils finirent par obtenir le rappel de Dupleix et l’abandon de ses conquêtes.

C’est que ces lointaines aventures n’intéressaient guère les gens de cour au regard de ce qui se passait en Europe. L’on était en pleine période de féminisme royal. Après Élisabeth d’Angleterre on avait vu les deux épouses de Philippe V diriger les affaires en Espagne puis, en Russie, trois femmes ceindre successivement le diadème impérial. De sa belle stature, Marie-Thérèse d’Autriche dominait cette compagnie d’entreprenantes amazones parmi lesquelles la petite Pompadour, née Antoinette Poisson était bien anxieuse de faire figure. Voilà pourquoi en 1756 la France qui n’avait pas trop de sa marine (alors en bonne voie de réfection) pour défendre contre l’Angleterre son nouveau domaine colonial et son commerce renaissant, se lança pour une nouvelle période de sept ans et avec une armée déchue[2] dans la guerre continentale, alliée cette fois de l’Autriche contre la Prusse : politique qui la conduisit au traité de Paris (1763) par lequel elle perdit le Canada, les vallées de l’Ohio et du Mississippi, la Louisiane, la plupart des Antilles et ne conserva au Sénégal qu’un îlot et, dans l’Inde, cinq villes démantelées.

Les finances, comme bien l’on pense, se trouvaient fort mal de ces luttes coûteuses. Au commencement du règne, pendant la régence du duc d’Orléans, une crise d’agiotage avait sévi. Pour remédier à l’énorme déficit laissé par Louis XIV, le régent avait eu recours à un banquier écossais du nom de Law. Celui-ci ayant observé le fonctionnement des banques fondées au siècle précédent à Londres et à Amsterdam en avait conclu à l’efficacité absolue du papier-monnaie sans apercevoir les dangers d’une inflation artificielle dans un pays où déjà les spéculateurs abondaient. Car tout gouvernement à la fois belliqueux et appauvri est entouré de prêteurs et de fournisseurs à forfait qui édifient de rapides et scandaleuses fortunes aux dépens de l’État. La France en avait pâti. En 1716 on avait cherché à faire rendre gorge à ces nouveaux riches. Un tribunal exceptionnel avait été institué… mais malgré les encouragements donnés à la délation, c’est à peine si une centaine de millions étaient rentrés dans les caisses publiques. Law promettait merveilles. Il obtint un privilège d’émission. Sa banque d’abord privée puis officielle distribua de superbes dividendes et l’on vit des particuliers gagner jusqu’à un million en une journée. Personne à Paris n’avait jamais conçu chose pareille. Quand on eut fabriqué pour plus de trois milliards de papier-monnaie, l’immanquable débâcle se produisit. L’État gagna à cette faillite en ce que ses charges et ses dettes en furent quelque peu réduites mais aucune amélioration sérieuse n’en pouvait résulter. On recommença à vivre d’expédients financiers au jour le jour et la situation ne fit que s’aggraver.

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Il en était de même dans presque toute l’Europe car tous les États étaient plus ou moins lourdement endettés et ne jouissaient plus d’aucun crédit. À force d’économies Frédéric II de Prusse avait amassé des réserves que son incapable successeur réussirait d’ailleurs à promptement dissiper. Seule, l’Angleterre, encore que très obérée, possédait des rouages financiers relativement en ordre. Aussi les capitaux étrangers n’allaient-ils pas tarder à y refluer. Les causes de cet état de choses étaient partout les mêmes : injuste répartition et mauvais rendement des impôts, corruption intense des privilégiés, morne désespérance des classes laborieuses devant l’effort improductif. Le tableau lamentable et véridique que Taine a tracé de la misère provinciale en France à la veille de la révolution a concentré l’attention sur ce pays mais ce qu’il en dit peut s’entendre des autres aussi bien. Partout un prolétariat pressuré et exsangue alimentait le luxe d’une haute classe dépravée. Partout il y avait des terres en friche, des maisons en ruines, des mendiants sordides. Partout aussi on s’accordait à prévoir la chute d’une société vouée à de pareils contrastes, L’allemand Forster jugeait l’Europe « à la veille d’une terrible révolution » ; et un de ses compatriotes appelait de ses vœux « une inondation quelconque, fut-elle de barbares, pour balayer ce marais infect ».

On peut se demander dès lors pourquoi cette révolution a éclaté en France plutôt qu’ailleurs. Et d’autant plus que les quinze premières années du règne de Louis XVI (1774-1789) y virent se dessiner un relèvement et s’amorcer des réformes qui remplirent la nation d’espoir et de confiance. La question n’est point aussi complexe qu’il y paraît. Il suffit pour y répondre d’observer la coexistence à proximité l’une de l’autre de deux villes comme Paris et Versailles qui furent les pôles positif et négatif entre lesquels l’étincelle est forcée de jaillir. Versailles, ville de cour où l’imprudence de Louis XIV avait centralisé l’activité des privilégiés était devenue sous son successeur une sorte de musée de tous les abus dont souffrait le royaume. Là se centralisaient les quatre cent millions de rente du roi ; là étaient groupées les quinze mille personnes qui composaient sa maison ; là se dissipait en dépenses somptuaires, en entretien de parasites, en libéralités inavouables le produit des exactions subies par le peuple ; là se nouaient les intrigues de tous ordres dont dépendaient l’élévation et la disgrâce des favoris, la désignation ou la révocation des fonctionnaires… Telle était la puissance de ce mécanisme malfaisant au maintien duquel tant de gens étaient intéressés que même l’intervention d’un monarque réformateur fut demeurée inapte à en modifier sur place le fonctionnement. Il eût fallu d’un geste hardi abandonner Versailles mais pour aller où ?… Le roi s’en retirant, Paris seul le pouvait accueillir[3] mais Paris servait d’officine aux faiseurs de système qu’inspirait l’esprit d’un siècle raisonneur, naïvement scientifique et prompt à se griser de mots. C’était la capitale universelle de la théorie. Quiconque en Europe tenait à se faire entendre parlait en se tournant vers elle comme le muezzin orienté vers la Mecque. Même Voltaire et Rousseau, sans le vouloir paraître, s’adressaient à elle de loin. Le bruit de tant de discours commentés et discutés par la presse et les salons y entretenait une agitation peu propice à une entreprise de réorganisation administrative générale.

Or c’est là ce que les circonstances imposaient et ce que la France souhaitait avant tout. Ni les « cahiers » présentés aux États-généraux par les communes et les corporations (il y en eut, dit-on, près de cinquante mille) ni la plupart des brochures publiées à la même époque ne renferment en effet de conceptions audacieuses, d’injonctions virulentes dans le sens d’une transformation du régime politique. Il ne s’agit que d’obtenir la liberté civile des individus, le vote de l’impôt par les délégués de la nation, la multiplication des écoles, une justice plus égale, la suppression des entraves au commerce… Ces documents reflètent une unité d’aspirations qui s’étend du nord au midi et même d’un ordre à l’autre car, sur beaucoup de points, la noblesse de province est d’accord avec le tiers et le bas-clergé. Il s’en dégage également une impression de sagesse, de bon sens, de modération réfléchie. On a le sentiment des difficultés. Personne ne veut rien hâter ni brusquer.

C’est pour cela que les récentes déceptions n’avaient pas laissé de traces profondes. Quand Louis XVI, peu après son avènement, avait appelé aux affaires l’honnête et courageux Turgot, celui-ci s’était mis sans retard à la besogne. Autour de lui s’était aussitôt dressée la cabale de ceux dont ses réformes entravaient les malversations coutumières. Après deux ans, le roi par mollesse de caractère et méfiance de son propre jugement s’était laissé imposer par la reine et la cour le renvoi de Turgot. Il en avait été de même pour le banquier genevois Necker à qui avait été ensuite confiée la gestion des finances (1777-1781). Ces disgrâces successives avaient causé en France de l’émoi. Mais d’autre part c’était le temps où sous la direction du ministre Vergennes, une politique extérieure énergique autant qu’avisée venait relever le prestige national. L’appui armé donné à la jeune république des États Unis n’apportait pas seulement l’occasion d’une revanche opportune sur l’Angleterre ; il s’auréolait d’un libéralisme fait pour exalter l’opinion. La résistance aux visées autrichiennes[4] n’était pas moins populaire. Trop souvent humiliés sous le règne précédent, les Français se montraient fort sensibles à ces événements. Les exploits de Suffren dans l’Inde[5] les remplirent de satisfaction. Le gouvernement ne s’en laissait point griser. Le traité de Versailles (1783) fut de sa part un acte de parfaite pondération. Dès lors ni les scandales de cour ni la persistance de maints abus ni l’agitation grandissante des milieux parisiens n’entamait la confiance de la nation. C’est dans le plus sincère élan d’enthousiasme envers le roi qu’elle reçut communication du document approuvé par lui le 27 décembre 1788 et dans lequel étaient posés les principes du nouveau régime à établir par les États-généraux convoqués pour le printemps suivant. Ces principes étaient les mêmes dont on avait réclamé l’acceptation aux États de 1356, de 1413 et de 1484. Mais cette fois c’est le souverain lui-même qui prenait l’initiative d’en proclamer l’urgence.

La confiance tomba très lentement. Dès l’ouverture de la session (5 mai 1789) les députés se trouvèrent en contact avec le drame qui se jouait au palais et parmi les péripéties duquel évoluait la conscience inquiète de Louis XVI. Ils comprirent ses bonnes intentions ; la pression incessante qui s’exerçait sur lui, ses opinions incertaines, ses gestes contradictoires et maladroits. Attristés mais non découragés, ils se constituèrent en « assemblée nationale » avec l’intention d’accomplir eux-mêmes la tâche à laquelle ils avaient pensé coopérer avec lui. Même après la prise de la Bastille et ces journées d’octobre qui s’achevèrent par l’internement déguisé de la famille royale aux Tuileries, l’attachement à la forme monarchique et à la personne du roi subsista. Il en fut ainsi pendant toute l’année 1790. Ce n’est qu’après la « fuite de Varennes » (juin 1791) que les illusions tombèrent. La royauté de fait cessa d’exister et la révolution, très vite, versa dans la violence.

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Cette violence a surpris au soir d’un siècle « sensible ». Mais la « sensibilité » du xviiime siècle ne fut qu’un vernis recouvrant les instincts brutaux et cruels qu’engendre toujours l’amoralisme. En quelque pays d’Europe que ce soit, le cynisme des gens cultivés, à cette époque, servit trop souvent à duper les foules naïves. À quoi il faut ajouter l’action des aventuriers cosmopolites et de ces pêcheurs en eau trouble qu’attire tout conflit social, la contagion de la peur et des mauvais instincts, les surenchères qu’engendre la crainte d’être chassé du pouvoir par ceux qui le convoitent. Malgré les déformations dictées par la passion politique et les enjolivements inspirés par l’esprit littéraire, la période sanglante de la révolution française s’affirme vicieuse et médiocre. Avec la sinistre pédanterie de leur phraséologie, leur hypocrite emploi des formes légales, leur cortège de délateurs et de « tricoteuses », le Tribunal révolutionnaire et le Comité de salut public font assez triste figure dans les annales de l’humanité. Quant aux réformes opérées par la Convention[6] en matière de droit civil, de finances, d’instruction publique, on les a fréquemment exaltées. Les travaux de cette assemblée sont fort importants mais rien de génial n’en est issu. Les éléments en avaient été d’ailleurs plus ou moins réunis dans la majorité des cas par les administrateurs de la monarchie. Il est advenu qu’en ce temps on a souvent fait mine d’enfoncer avec fracas des portes déjà ouvertes. C’est à Philadelphie en 1776 qu’avait été publiée la véritable charte de la liberté et c’est à Genève sous Calvin qu’avait été élaborée la première « constitution civile du clergé ». La Convention a été également considérée comme ayant réalisé l’unité nationale. Elle se borna à la proclamer. Aulard a très justement appelé l’attention sur le caractère municipal de cette unification qui remonte au mois de juillet 1789. La municipalité de Paris s’était, au lendemain de la destruction de la Bastille, organisée de façon ingénieuse par une sorte de fusion de rouages existants avec le pouvoir issu de l’insurrection. Cet exemple fut suivi par la plupart des villes et s’étendit même aux campagnes. Cela n’alla pas bien entendu sans désordres locaux. Mais on doit admirer qu’il y en ait eu aussi peu. Dans l’ensemble un bon esprit présida à cette transformation accomplie avec une étonnante célérité et que vint appuyer la création de la garde nationale. Le mouvement trouva son terme et sa glorification dans la fameuse « fête de la Fédération » célébrée au champ de Mars à Paris le 14 juillet 1790, la seule des journées révolutionnaires qui mérite vraiment d’être honorée.

Au printemps de 1792 la guerre fut déclarée à l’Autriche bientôt appuyée par la Prusse. Insuffisamment prête, son corps d’officiers désagrégé par l’émigration, l’armée française commença par éprouver des revers. Les Allemands s’emparèrent de Verdun. Mais bientôt les victoires de Valmy et de Jemmapes ouvrirent aux Français la voie de faciles conquêtes. Chambéry, Nice, Mayence, Francfort, Mons, Bruxelles, Liège acclamèrent leur venue libératrice. Cette lune de miel dura peu. On ne s’entendit pas. L’étranger réagit. L’exécution de Louis XVI vint solidariser les inimitiés. Animée par l’Angleterre, toute l’Europe se dressa contre la France qui se trouva envahie de plusieurs côtés tandis que la Vendée royaliste se soulevait. Les troupes que les émigrés avaient formées participaient à l’invasion. Le peuple français écrivit alors la plus belle page de son histoire, page dont le verso continua malheureusement d’être tâché par les crimes de ses dirigeants. Un homme se rencontra, Carnot qui, avec quelques collaborateurs dignes de lui sut mettre sur pied douze cent mille hommes répartis en quatorze armées, dresser les plans de campagne, assurer la défense des places fortes, improviser l’armement et le ravitaillement. Un patriotisme absolu, unique, capable d’alimenter non seulement l’héroïsme quotidien mais toutes les vertus viriles se manifesta parmi ces officiers et ces soldats dont on a pu dire que les uns et les autres ne cessaient de marquer « le même empressement à aller au delà du devoir ». À l’élan de pareilles troupes rien ne pouvait résister. En dix-huit mois les frontières furent dégagées, puis franchies, la Belgique, la Hollande et la rive gauche du Rhin occupées, la coalition dissoute. La Prusse et l’Espagne déposèrent les armes. On signa la paix à Bâle (janvier 1795). L’Angleterre elle, ne désarma pas. Sur mer l’effort français presque aussi prodigieux[7] n’avait pu obtenir de résultats décisifs. La république n’en était pas moins sortie à son avantage d’une épreuve terrible et ses succès étonnaient le monde.

iv

À partir de ce moment un esprit nouveau commença de souffler. Le service militaire redevint un métier, la conquête, un but, l’exploitation du sol ennemi, un usage. Il n’en pouvait être autrement mais Bonaparte à l’armée d’Italie hâta la transformation. Mis au début de 1796 à la tête de troupes insuffisantes et mal entretenues, il se rendit maître en quelques mois de toute l’Italie du nord, en chassa les Autrichiens, rompit leurs contre-offensives, les obligea à traiter. D’un seul bond il s’élevait ainsi un peu par chance mais surtout par génie technique au premier rang des plus illustres guerriers. Dès ce jour aussi il témoigna de ses courtes vues politiques en s’aliénant par ses dépradations et ses procédés arbitraires des populations faciles à contenir. Les Italiens de la fin du xviiime siècle étaient peu belliqueux, de mœurs douces, dépourvus d’esprit public ; les Autrichiens, surtout depuis Marie Thérèse, les avaient gouvernés à l’aide d’une bureaucratie restreinte et d’une fiscalité modérée. La vallée du Pô et la Toscane somnolentes après les longues agitations d’antan ne recherchaient ni l’indépendance ni l’unité nationales. Les républiques que les Français édifièrent dans la péninsule reçurent avec des noms bizarres des constitutions toutes faites. Un si parfait mépris des convenances et des aspirations locales combiné avec le rapt des objets d’art, les pillages, les prélèvements… posèrent le germe de haines futures. Bonaparte ne tarda pas du reste à s’éloigner. Il combina son étrange expédition d’Égypte dont nous avons parlé ailleurs et qu’il devait interrompre brusquement pour rentrer à Paris, l’heure de s’emparer du pouvoir ayant paru sonner pour lui.

Le gouvernement qu’il s’agissait de renverser avait été constitué en 1795. Les principes en étaient réactionnaires sur plus d’un point d’importance. Au suffrage universel, établi en même temps que la république, avait été substitué un suffrage censitaire à deux degrés. Les électeurs du premier degré devaient être contribuables et ceux du second, propriétaires. Un conseil dit des Cinq cents proposait les textes de lois que devait approuver ou rejeter le conseil dit des Anciens. Un directoire de cinq membres se trouvait investi du pouvoir exécutif. Les petites municipalités avaient été supprimées par toute la France au profit des localités plus importantes où se réuniraient leurs représentants. Ce régime était ingénieux et les « conseils » comptèrent des hommes de valeur. Mais les folies sanguinaires auxquelles Paris avait été en proie laissaient derrière elles un malaise mental et moral dont les répercussions se manifestèrent de mille manières. Ce malaise gagna la province. Des troubles éclatèrent. Le Directoire hésita, tergiversa, se déconsidéra. L’opinion inquiète commençait à appeler de ses vœux l’intervention d’un dictateur tandis que royalistes, constitutionnels et jacobins irréductibles cherchaient à imposer leurs formules et leurs hommes. Lorsque Bonaparte apparut, revenant d’Égypte, personne ne douta qu’un coup de force ne fut prochain. Il se produisit en effet le 18 brumaire[8] au milieu d’incidents risibles qui faillirent le faire avorter.

v

Dès lors Bonaparte fut le maître : d’abord comme « premier consul » (il y en avait deux autres qui ne comptèrent point) puis comme « consul à vie » (1802) enfin comme empereur héréditaire (1804). Sa domination de quatorze années compte parmi les périodes historiques les plus passionnantes du point de vue romanesque et les plus stériles du point de vue politique. Il n’en est presque rien resté quoiqu’on dise, sinon pour la France la gêne d’une armure propre à contrarier ses initiatives naturelles — et, pour l’Europe, des rancunes vivaces qui contribuèrent largement à susciter les agitations internationales du xixme siècle. Mais quelle étonnante succession de tableaux saisissants, quelle figuration somptueuse, quel sentiment inné de l’art dramatique ! Car Napoléon a traité la vie comme une représentation théâtrale au cours de laquelle, infatigable, il s’est montré tour à tour selon la parole célèbre du pape, « comédien et tragédien » consommé, exerçant ainsi une emprise formidable sur son temps.

Aux Tuileries dans la simplicité antique des premiers jours et, peu après, guidant l’armée à travers les neiges du grand St-Bernard — saluant le soir de Marengo la victoire fidèle — promulguant le concordat par lequel il transformait le clergé en un corps de fonctionnaires dociles — venant entre deux batailles s’asseoir parmi ceux qui préparent les lois nouvelles et redressant leur travail par une formule souvent inféconde mais toujours lapidaire — recevant au crépuscule à St-Cloud les sénateurs qui lui apportent non sans réticences la pourpre tissée sur son ordre — prenant à Notre-Dame des mains du souverain pontife étonné la couronne qu’il pose lui-même sur sa tête tandis que dans la tribune « madame mère » regarde rigide et méfiante… Puis le voici au camp de Boulogne, sur la falaise abrupte, distribuant à ses légions, au milieu d’une pompe césarienne, les aigles symboliques et, de là, les transportant soudain à marches forcées jusqu’aux rives du Danube où se lève « le soleil d’Austerlitz »… le voici dictant aux seize princes allemands confédérés selon ses vues les articles du pacte qui va les unir — installant ses frères et son beau-frère Murat sur les trônes de Naples, de Hollande, d’Espagne, de Westphalie[9] — réduisant à Iéna la Prusse à merci (1806) — offrant au tsar Alexandre sur le radeau du Niémen le partage du monde (1807) — dressant contre l’Angleterre la menace du « blocus continental » — groupant autour de lui à Erfurth un « parterre de rois » (1808) — obligeant après Wagram l’empereur d’Autriche à lui donner en mariage sa fille Marie-Louise[10] et penché bientôt sur le frêle berceau de l’enfant qu’il décore du titre de roi de Rome et dont le destin fera un second Romulus Augustule Le voici à Fontainebleau cherchant à s’emparer de la conscience de Pie VII comme il s’est emparé de sa personne en le faisant enlever du Vatican — à Dresde enfin en mai 1812, au comble de la puissance, régnant sur un empire qui du Zuydersee au Tibre compte cent trente départements et autour duquel gravitent sept royaumes et trente principautés vassales. Et c’est alors la guerre de Russie, la guerre insensée ; à la lueur des incendies de Moscou s’avèrent l’aveuglement de l’homme et la fragilité de son œuvre. Contre lui la haine de l’Europe s’est amoncelée. En octobre 1813 la bataille de Leipzig décide de son sort. Mais l’île d’Elbe qu’on lui assigne est trop proche ; il revient. Pour l’abattre définitivement il faut Waterloo. Dans la sauvage solitude de Sainte-Hélène, le silence de la mort descend enfin sur lui. La fortune pourtant lui a ménagé une ultime apothéose. Le 15 décembre 1840 ses cendres remontant la Seine du Havre à Paris viendront solennellement reposer sous le dôme des Invalides.

C’est là que, le 9 mai 1921, la république française a célébré avec la dignité qui convenait le centenaire de la mort du grand homme. Après avoir payé au génie un juste tribut, un vainqueur récent et plus humain, le maréchal Foch fixa le jugement de l’histoire par cette critique mémorable : « Il a oublié qu’un homme ne peut être un dieu, qu’au-dessus de l’individu il y a la nation, qu’au-dessus des hommes il y a la morale et que la guerre n’est pas le but suprême car au-dessus d’elle il y a la paix ».

  1. Pondichéry, capitale de l’Inde française, eut alors jusqu’à 800.000 habitants. Volontiers on est porté à considérer Dupleix comme une sorte de météore brillant et inattendu. Or son gouvernement (1741-1754) avait été précédé par ceux de Lenoir (1721-1735) et de Dumas (1735-1741) administrateurs remarquables qui lui avaient préparé les voies. En même temps La Bourdonnais, gouverneur de l’île Bourbon et de l’île de France (ancienne île Maurice abandonnée par les Hollandais en 1720) révélait d’admirables talents de chef colonial.
  2. Cette déchéance était due à la réaction aristocratique qui s’était produite après la mort de Louis XIV. Rappelée dans les « conseils du roi » la noblesse y avait fait si piètre figure que ces conseils en avaient perdu toute influence. Replacée à la tête des régiments, elle y faisait preuve d’une belle vaillance mais peu coordonnée (la bataille de Fontenoy symbolise bien son élégante bravoure). D’autre part, le faste des officiers contrastait douloureusement avec la misère des soldats mal recrutés, mal nourris et sans cesse brutalisés. Pendant la guerre dite de sept ans, le comte de St-Germain écrivait que « la misère du soldat fait saigner le cœur ». On le fait « vivre comme un chien enchaîné ». Résultat : soixante mille désertions.
  3. Le Paris d’alors comptait dans les six cent mille habitants (chiffre qui avait été dépassé au début du xviiie siècle mais qui diminua ensuite jusqu’à 547.000 au début du xixe). Outre les monuments à grand effet tels que les colonnades du Louvre et de la place de la Concorde, l’école militaire, la porte St-Denis, Notre-Dame, etc. on y admirait les galeries du Palais royal récemment élevées. Il n’y avait point de quais le long de la Seine et la plupart des rues étaient étroites et tortueuses. Les « cafés » et les « restaurants » étaient encore une nouveauté. Le faubourg St-Antoine très vaste contenait de nombreux couvents et de non moins nombreuses maisons de plaisir, des « folies » comme on les appelait.
  4. L’empereur Joseph II d’accord avec Catherine II de Russie jugea l’occasion favorable pour attaquer l’empire ottoman et si possible le dépecer. Contrecarré par la France, il imagina ensuite de proposer à la maison de Wittelsbach l’échange de la Bavière avec les Pays-Bas qu’il se déclarait prêt à lui céder la Bavière devenant ainsi partie intégrante de la monarchie autrichienne. Pour la gagner à ces vues, il offrit à la France le Luxembourg. Mais le gouvernement français n’eut garde de tomber dans le piège et se déclara résolu au maintien de l’équilibre issu de la paix de Westphalie.
  5. La France étant en guerre avec l’Angleterre l’attaqua aussi dans l’Inde. À la tête de forces navales pourtant insuffisantes, Suffren lui infligea en 1782 et 1783 des défaites dont la conclusion de la paix empêcha de recueillir le fruit.
  6. À l’assemblée élue en 1791 conformément à la constitution qui venait d’être votée succéda dès 1792 une « Convention nationale » chargée d’établir le régime républicain. La Convention dura en droit jusqu’en 1795 mais en fait ce fut pendant les années 1793 et 1794 le « Comité de salut public » émané d’elle qui gouverna.
  7. On avait construit hâtivement et armé une flotte d’environ soixante-dix navires que montèrent des matelots sans expérience. Des épisodes fameux témoignent de la valeur de ces équipages qui causèrent les plus grands dommages au commerce anglais.
  8. 9 Novembre 1799. Parmi beaucoup d’autres ridicules les révolutionnaires s’étaient donné celui de vouloir changer le calendrier. Le leur fut en usage quelques années. Les mois avaient reçu des noms d’ailleurs poétiques et charmants tels que prairial, messidor, brumaire, nivôse, chaque saison ayant une terminaison différente. Mais les divisions ne correspondaient pas à l’ancien calendrier demeuré partout ailleurs en usage de sorte que leur abandon ne tarda pas à s’imposer.
  9. Le royaume de Westphalie créé par Napoléon pour son dernier frère Jérôme ne vécut que six années (1807-1813). Il comprenait les provinces prussiennes sises à l’orient de l’Elbe, la Hesse électorale, une partie du Hanovre… ; la population était d’à peu près deux millions. Cette création ne répondait à rien et dès 1810, Napoléon la démembra. Le roi Jérôme d’ailleurs s’intéressa peu à son royaume.
  10. Par orgueil et par intérêt dynastique Napoléon répudia à contre-cœur l’impératrice Joséphine dont il n’avait pas d’enfants. Créole de naissance, celle-ci mariée d’abord au général de Beauharnais en avait eu deux enfants. Sa fille Hortense épousa le frère de Napoléon, Louis roi de Hollande et fut la mère de Napoléon III.