Histoires, légendes, destins/04

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche

Les aventures d’un Canadien au Mexique
dans les premières années du XVIIIe siècle


Contons, aujourd’hui, les aventures d’un Canadien aux Mexique, dans les premières années du xviiie siècle.

Ce Canadien était de la race fortement trempée, des coureurs de bois et des explorateurs, ce qui était tout un. Coureur de bois, il ne l’était pas à la façon des pauvres diables qui adoptaient ce métier par nécessité alimentaire. Notre homme était de famille illustre en la Nouvelle-France, de l’une des familles qui, depuis la fondation de la colonie, collaboraient à l’administration de l’État nouveau. C’était un Juchereau de Saint-Denis.

Il lui arriva des aventures bien curieuses au Mexique. Outre leur pittoresque, ces aventures ont un intérêt plus général en ce qu’on y peut voir un autre indice de l’activité dévorante, de la curiosité insatiable qui lançaient les Français dans tous les coins du continent américain, de la baie d’Hudson au golfe du Mexique. Ils ont tout vu, tout découvert, tout exploré. L’épopée française en Amérique, terminée si brutalement par la faute de la politique, est plus grandiose encore qu’on ne l’imagine généralement.

Mais restons dans notre sujet. Pierre Le Moyne d’Iberville qui avait parachevé la découverte de la Louisiane et y avait fondé une colonie, avait vu (ce diable d’homme prévoyait tout) la possibilité d’étendre la prise de possession vers l’ouest et de rejoindre les mines d’argent du Mexique. Il envisageait même de s’emparer de ce pays où les Espagnols n’étaient pas fortement établis et y étaient en butte à l’hostilité des Indiens qu’ils traitaient durement. Renseigné par ses espions (il avait un Intelligence Service merveilleux), d’Iberville avait présenté à son ministre un rapport circonstancié où il faisait l’inventaire des établissements espagnols et il concluait en se faisant fort de prendre le pays. Auparavant, il voulut déloger les Anglais du littoral de l’Atlantique et c’est en cours de réalisation de ce projet qu’il mourut du mal de Siam en rade de la Havane.

Une dizaine d’années plus tard, son oncle Juchereau de Saint-Denis, partait de la Louisiane pour une expédition vers le Mexique. Officiellement, il allait y trafiquer, mais on doit penser que son but véritable était tout autre. D’abord, n’était-il pas envoyé par le propre gouverneur de la Louisiane, Lamothe-Cadillac, qui avait eu sûrement connaissance du projet de M. d’Iberville et qui devait songer à le relever ? Juchereau lui-même était bien au courant, puisque, à la demande de son neveu, il avait fait des incursions vers l’ouest. Lamothe-Cadillac engageait 10,000 livres dans l’entreprise. Ce n’était pas pour des prunes. Ensuite, la façon, restée inexplicable autrement, dont les Espagnols emprisonnèrent Juchereau, fait penser qu’ils ne le voyaient pas venir en commerçant. D’ailleurs, Pénicaut, dans sa relation, avoue quelque part que le commerce était un prétexte, et puis l’aventure se termina par la construction d’un fort à la frontière. Malgré l’opinion de certains historiens, je vois au voyage de Juchereau des motifs inavoués.

Donc, en 1712 affirme Pénicaut, en 1714 déclare Pierre-Georges Roy, M. Juchereau de Saint-Denis partait de l’île Dauphine pour se diriger vers le village des Natchitoches, sauvages avec lesquels il avait fait alliance en 1701. C’était à la Rivière-Rouge. Saint-Denis y bâtit deux maisons et distribua des instruments de culture. Puis, y laissant 12 des 22 Français qu’il avait amenés, il s’adjoignit trente Indiens et partit pour le Mexique. Au bout de 150 lieues, il toucha le territoire espagnol au Presidio del Porto. Le gouverneur en était don Pedro de Vilesca. (Nous lui garderons ce nom, malgré M. Roy, parce que Pénicaut qui vécut par là pendant un an donne ce nom ; il devait le savoir !) Don Pedro en référa au gouverneur de la province qui envoya 25 soldats chercher M. de Saint-Denis, lui enjoignant de venir, avec son seul valet de chambre et, donc, d’abandonner son escorte. Les choses se corsaient dès le début. Le gouverneur garda notre homme chez lui pendant des mois et, finalement, l’expédia à Mexico chez le vice-roi, duc de Linarès. Celui-ci, sans plus tarder, fit jeter Juchereau de Saint-Denis en prison. Mais des gens qui avaient connu d’Iberville s’entremirent en faveur de son oncle. Le vice-roi, apprenant au surplus que Saint-Denis s’était fiancé en passant à la fille de Pedro de Vilesca, lui offrit d’entrer au service du roi d’Espagne ; Saint-Denis déclina avec beaucoup de grâce.

Immédiatement, et voilà encore un des coups de théâtre inexpliqués de cette aventure, le vice-roi libère Juchereau, le confiant simplement à la surveillance d’un de ses officiers qui s’ingénie à le distraire. De son côté, le duc de Linarès comble Juchereau de cadeaux, entre autres de 300 livres en argent et d’un magnifique cheval. Il invite parfois le Canadien à dîner et Juchereau s’émerveille de la richesse prodigieuse du vice-roi, qui possède une merveilleuse vaisselle d’argent et 2,000 chevaux de toute beauté. Enfin, Linarès laisse partir Juchereau, le priant de conduire des missionnaires dans des régions éloignées, ce dont notre homme s’acquitte à merveille, après quoi il se rend au Presidio del Porto où l’attend la belle dona Maria de Vilesca.

Il arrive à peine que se produit un incident étrange. (Tout est étrange où passe ce curieux homme.) Quatre villages indigènes dépendant du Presidio, en ayant assez des brutalités espagnoles, avaient décidé d’émigrer. Avec armes et bagages, ils étaient partis pour aller s’établir à 200 lieues. Fort ennuyé, don Pedro de Vilesca prie Juchereau de les lui ramener, sachant la popularité du Canadien parmi les sauvages. Suivi de son seul valet, Juchereau se lance à la recherche des fuyards qu’il réussit à ramener en leur promettant, au nom des Espagnols, un traitement plus humain et en les effrayant par le récit de guerres incessantes auxquelles se livrent les tribus où ils se rendent. Don Pedro lui en est si reconnaissant qu’il consent au mariage immédiat lequel se célèbre en grade pompe.

Juchereau de Saint-Denis passe trois mois avec sa femme, après quoi il rentre en Louisiane sans madame Juchereau, malade, mais avec un oncle de celle-ci, don Juan de Vilesca.

Que raconta-t-il à Lamothe-Cadillac ? Toujours est-il qu’il n’était plus question de commerce. Le gouverneur de la Louisiane fit élever un fort chez les Natchitoches pour tenir les Espagnols en échec. En même temps, on attirait d’autres tribus dans le voisinage et on leur enseignait la culture. Une colonie nouvelle naissait. Le fort était à peine construit qu’une troupe espagnole s’y montrait, n’en connaissant pas l’existence et ayant reçu l’ordre de s’avancer en territoire français. Preuve nouvelle que les relations n’étaient pas trop bonnes entre les voisins. De fait, la guerre devait éclater en 1719. Mais n’anticipons pas.

Les aventures de Juchereau chez les Mexicains n’étaient pas finies. M. Roy raconte qu’en 1716, notre homme formait une société pour aller faire le commerce chez les Espagnols de la Rivière du Nord, c’est-à-dire au Présidio del Porto. Là, ses marchandises auraient été saisies et il aurait fait le voyage de Mexico pour se les faire remettre. Mais Pénicaut, témoin oculaire, place à cette époque une tout autre histoire. Sans chercher à démêler qui a raison des deux, racontons l’histoire de Pénicaut, parce qu’elle est d’un romanesque fou.

Quand le temps en fut venu, M. de Saint-Denis reconduisit son oncle Juan de Vilesca jusqu’aux Natchitoches. L’Espagnol poursuivit sa route avec son escorte et le Canadien resta au fort, rongé de nostalgie à la pensée de la femme dont il était séparé. Mais, que faire ? Il ne pouvait obtenir de passeport, parce que, écrit Pénicaut, « le prétexte du commerce n’aurait plus été reçu pour une excuse » et qu’il aurait été infailliblement arrêté.

Par bonheur, son fidèle valet, Jalot, avait toute la débrouillardise, — nous dirions aujourd’hui : le système D, — que possèdent les laquais dans la comédie classique. Un jour que son maître rêvait en un petit bois, Jalot cueillait des fraises qu’il offrait à Juchereau, lui disant qu’il y en avait de meilleures au Mexique. Et le dialogue suivant s’engagea :

« — Oui, répondit Saint-Denis, et je voudrais y aller pour une autre cause, — Eh bien… répondit le tentateur. — Impossible, tu le sais bien. » Et alors Jalot, d’une voix insinuante : « Je sais des chemins à travers bois. J’ai été quatre fois en ma vie au Mexique, sans mauvaise rencontre. Allons-y, sous prétexte de chasse ».

Jalot n’eut pas de peine à décider l’aventurier-né qu’était son maître. Trois jours plus tard, les deux hommes annonçaient qu’ils allaient à la chasse et ils se lançaient dans l’aventure, n’ayant pour tout bagage que leurs fusils et des munitions. Voyageant de nuit, se cachant de jour, chassant pour se nourrir, ils mirent deux mois à se rendre dans les environs du village de don Pedro. Le tout était d’y pénétrer, mais Jalot avait plus d’un tour dans son sac. Il fit le projet de mener son maître dans le jardin de don Pedro de Vilesca au fort de la nuit. Il révéla à Juchereau par la même occasion qu’il avait lui-même laissé une amoureuse en cet endroit, ce qui expliquait peut-être son zèle.

Juchereau parvint auprès de sa femme, qu’il trouva, romantiquement, à soupirer dans le jardin, au clair de la lune. Ne nous appesantissons pas sur les joies du retour. Il y avait des ombres au tableau.

Notre homme apprit que, depuis six mois, 25 cavaliers et un officier l’attendaient pour le mener au vice-roi, qui comptait bien sur son retour. Don Pedro de Vilesca lui-même avait ordre d’arrêter son gendre. Par parenthèse, croit-on que le duc de Linarès aurait fait un tel déploiement contre un simple commerçant ?

Pour ne pas attirer d’ennui à son beau-père, Juchereau resta caché un an dans la chambre de sa femme et son valet, en un petit salon au-dessus, les deux hommes ne prenant le frais que la nuit. Au bout de ce temps, on apprit que la mèche était éventée et que Juchereau serait incessamment arrêté. Son beau-père, pour l’avoir caché, craignait les pires conséquences de son acte et, pour commencer, la perte de son poste de gouverneur. Le Canadien, pour éviter tout désagrément à don Pedro, résolut de s’en aller. La nuit venue, avec son valet, il se jeta de nouveau dans les bois afin de rentrer en Louisiane. Le voyage se fit comme la première fois, sauf qu’il fut agrémenté de surprises, de mauvaises rencontres et de combats contre des cavaliers espagnols, sans doute lancés à la recherche des fugitifs. Il faut lire le récit circonstancié de Pénicaut. Il y a là tous les éléments du plus passionnant roman d’aventures aux cent péripéties.

Juchereau ne retourna plus au Mexique. Il ne revit sa femme que quatre ou cinq ans plus tard, quand il fut devenu gouverneur au fort des Natchitoches. Ce qui ne veut pas dire qu’il eut ensuite une vie paisible. Mais la suite de ses aventures ne nous regarde pas pour aujourd’hui.

17 juillet 1937.