Histoires, légendes, destins/05

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Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 49-55).

L’histoire mouvementée de la France Antarctique


Nous avons raconté, dans un article précédent, les mésaventures de M. de Roberval au Canada. Pour aujourd’hui, voyons un peu l’histoire mouvementée de la France Antarctique, histoire peu connue et surtout déformée par certains historiens. Nous appuyant surtout sur l’excellente Histoire de la Marine française de M. de la Roncière, nous allons tâcher de nous y reconnaître. Le récit est non seulement attachant ; il a en outre un intérêt de premier plan pour les Canadiens, parce que l’histoire de la France Antarctique se rattache à celle du Canada, comme on va le voir.

Le voyage de M. de Roberval au Canada, préparé de la façon retentissante que nous avons vu, avait été jusqu’au bout un piètre fiasco. Par la même occasion, Jacques Cartier avait déçu l’immense espoir qu’il avait fait naître avec son royaume de Saguenay. Il en rapportait des cailloux qu’il avait pris pour des diamants : l’aventure se terminait par un proverbe et un éclat de rire. Le Canada paraissait trop rude. On renonça à y envoyer des expéditions officielles. Ce qui n’empêcha pas les particuliers, et surtout les neveux de Cartier, d’y faire de fructueux voyages de traite.

Cartier vieillissait dans son modeste manoir de Limoilou, entouré de la considération des écrivains et des savants. Rabelais s’y rendit pour entendre raconter les belles expéditions du Malouin, et aussi le moine André Thévet, cosmographe dont nous nous entretenions la semaine dernière. Cartier parlait non seulement du Canada, mais aussi du Brésil, où il avait voyagé dans sa jeunesse, au service des Portugais.

Le Brésil ! Voilà une belle terre, chaude, accueillante et proche de celles où les Espagnols trouvent tant de richesses. Voilà qui doit tenter les Français convaincus de la nécessité de s’établir dans des terres neuves.

Bientôt partait, en grand mystère, la roberge de Saint-Malo. C’était l’une des huit belles embarcations que le roi avait fait construire sur le modèle des row-barges anglaises et dont chacune était attachée à un port différent.

Le moine Thévet faisait partie de l’expédition, qui se dirigeait vers le Brésil. Elle était commandée par le vice-amiral Durand de Villegagnon, qu’un écrivain devait appeler, beaucoup plus tard, le roi d’Amérique. Ce n’était pas, comme certains historiens l’ont affirmé, la fuite de proscrits huguenots. Avant de s’embarquer, Villegagnon communia de la main du père Thévet. C’était un voyage que le roi Henri II protégeait et pour lequel il avait accordé 10,000 livres. Villegagnon amenait 600 hommes, gens de métiers et laboureurs, pour aller fonder la France Antarctique.

Après diverses péripéties, il parvient dans la baie de Rio-de-Janeiro et il aborde dans une île qui porte encore aujourd’hui le nom de Villegagnon. Les indigènes le reçoivent fort bien. Leur chef, Quoniambec, est un affût vivant : un canon de campagne sur chaque épaule, il tourne le dos à l’ennemi et il fait feu. Adversaire redoutable, évidemment. Bientôt, le fort Coligny s’élevait dans l’île et, sur le continent, la bourgade de Henryville.

En février 1556, Thévet rentrait en France, rapportant, entre autres curiosités, une herbe dont la combustion lente « calmait la faim et guérissait la coryza ». Il l’appela angoumoisine, parce qu’il venait d’Angoulême. On la nomma plus tard nicotine, quand Nicot en eut envoyé à la reine, et nous en faisons maintenant une grande consommation sous le nom de tabac. En même temps, passait l’océan le neveu de Villegagnon, capitaine général de la flotte en la France Antarctique. Par son entremise, Villegagnon réclamait trois ou quatre mille soldats « pour conquérir les Indes ». « Coligny, écrit un historien, eut alors une idée absurde et généreuse qui gâta tout : exporter au Brésil une religion qui n’avait point cours en France ».

Au lieu de soldats, l’amiral envoyait des pasteurs suisses et 300 jeunes gens et jeunes filles. Quand arriva cette mission, la France Antarctique était en ébullition. La discipline sévère établie par Villegagnon avait donné naissance à un complot où le vice-amiral faillit perdre la vie. Les pasteurs y ajoutèrent les discussions théologiques : neuf sectes se partagèrent les habitants de la colonie. Pour comble, on y transporta aussi un mode de gouvernement républicain inspiré de celui que Calvin avait implanté à Genève. Villegagnon, malgré sa bonne volonté, s’aliéna la sympathie des calvinistes et l’anarchie politique se mêla à l’anarchie religieuse. Divers groupes se détachèrent pour aller fonder des établissements ailleurs.

Villegagnon réussit à se débarrasser des brouillons qui repassèrent en France où ils lui firent, ainsi qu’à sa colonie, une réputation si noire qu’il devint impossible de recruter des colons. Le vice-amiral se dirigea vers la métropole pour rétablir les colons. Il allait en repartir avec deux grands vaisseaux de guerre, quand il apprit qu’en son absence les Portugais, commandés par Men de Sa, s’étaient emparés de Fort-Coligny. Harcelé par Villegagnon, le conseil royal exigea réparation, reconstruction du fort et dommages-intérêts sous peine d’une rude guerre de course. Villegagnon obtint une escadre de huit vaisseaux avec laquelle il allait détruire les établissements portugais au Brésil. Les Portugais étaient mortellement inquiets. Mais les guerres de religion vinrent à point pour diviser Coligny et Villegagnon. Coligny dirigea l’escadre, montée seulement de huguenots, vers la Floride.

Une poignée de colons français tenaient encore tête au Brésil. Il fallut une escadre de onze vaisseaux portugais pour en venir à bout. Après quoi parurent quatre vaisseaux français qui livrèrent un rude combat, mais furent vaincus. À la place de la France Antarctique, s’éleva Rio-de-Janeiro.

La France n’abandonnait pas, cependant, le projet de s’établir dans les régions riantes des terres neuves et Coligny songeait toujours à y envoyer ses huguenots. En 1562, deux roberges royales, commandées par Jean Ribault et René de Laudonnière, prenaient la mer. Les équipages n’étaient composés devenir célèbre. Bien contre son gré. Son frère ayant publié une de ses lettres dans une revue que de huguenots. Bientôt, on touchait le continent américain à l’endroit autrefois appelé Franciane par Verazzano. De là, les navires suivirent la côte jusqu’à l’embouchure d’un fleuve qu’on baptisa le Jourdain. Les explorateurs descendirent en chan­tant les psaumes. Dans un îlot, qu’ils appelèrent Charlesfort, ils élevèrent une petite forteresse. C’était dans la Floride.

Ribault ne tarda pas à quitter sa colonie, où il laissait 28 hommes, pour continuer ses explorations. Quand il rentra en France, la guerre civile régnait et Coligny, passé dans le camp des insurgés, ne pouvait plus l’aider. Ribault s’en alla en Angleterre où il publia le récit de son voyage. La reine Elizabeth lui promit la forte somme s’il voulait remettre Charlesfort à un aventurier anglais et il allait s’y résoudre, le protestant en lui l’emportant sur le Français, quand apparurent sur les côtes de l’Angle­terre, dans un bâtiment à la dérive, les colons laissés en Floride qui, après avoir massacré leur commandant et désespérés de ne pas recevoir de secours, s’étaient rembarqués. C’en était fini de Charlesfort.

La paix revenue, Laudonnière (en 1564) repar­tait pour la Floride avec trois vaisseaux. Il alla s’établir à un endroit qu’il nomma la Caroline en l’honneur de Charles IX. Cela n’avait rien de com­mun avec l’actuelle Caroline américaine. Les débuts furent pénibles et Laudonnière échappait de justesse à une entreprise du pirate anglais Hawkins, quand arriva de France une escadre commandée par Jean Ribault, rentré dans le giron de la patrie.

Mais en même temps était partie une puissante flotte d’Espagne pour déloger les Français de la Floride. Les deux escadres se rencontrèrent devant la Caroline et les Français eurent le dessus. Le commandant espagnol Menendez courut se mettre à l’abri au rio de San Augustin en attendant des renforts. Au lieu de garder la défensive, comme le conseillaient ses officiers et Laudonnière, Ribault se porta vers les Espagnols, dégarnissant même le fort d’une partie de ses troupes. Un ouragan dispersa ses navires et Menendez en profita pour aller investir la Caroline, où il n’y avait plus que seize soldats. Le fort fut pris et les prisonniers, pendus. Puis, entendant les Indiens raconter que des navires français avaient fait naufrage, Menendez alla cueillir un équipage. Les marins se rendirent sans combattre. Mais, au mépris de toutes les lois de la guerre, au lieu de leur accorder la vie sauve, on les massacra, n’exceptant que huit marins catholiques. Le lendemain, les Espagnols rencontraient un autre équipage naufragé, celui de Jean Ribault. Celui-ci capitula immédiatement. « Êtes-vous luthériens ? » lui cria-t-on. « Tous », répondirent les naufragés qui entonnèrent un psaume. Malgré la reddition sans résistance, les poignards espagnols se levèrent et ce fut une nouvelle boucherie. Le cadavre de Ribault fut déchiqueté et sa tête, envoyée comme trophée à Séville. La Floride française n’existait plus.

Quand les débris de l’expédition rentrèrent en France, ce fut un cri d’horreur. Mais Catherine de Medicis, régente, au lieu de venger l’honneur national, eut peur des Espagnols et réprimanda les rescapés. Il se trouva un justicier pour venger l’outrage, Dominique de Gourgues, vieux soldat couvert de gloire qui agit de son propre chef et qui, catholique convaincu, se préoccupait peu de savoir si les massacrés étaient protestants : ils étaient Français et cela lui suffisait. Avec ses maigres ressources, il équipa trois navires montés de Gascons. Il fit mine de se rendre en Afrique, pour pouvoir sortir de France malgré l’hostilité de la reine et pour donner le change aux Espagnols, mais il se dirigea vers les Antilles, où il révéla enfin son but. Il allait en vengeur. Ses Gascons acceptèrent cette mission avec enthousiasme.

Il n’a que 150 hommes avec lui, mais ce sont des Gascons ! Il se renforce de 300 Indiens et il tombe bientôt sur la Caroline, devenue San Matheo où sont « les voleurs et les meurtriers ». Ce n’est pas long. En quelques minutes, la forteresse est aux mains de Gourgues et ses défenseurs, tués ou pris. Il en réchappe 30, que Gourgues fait brancher aux arbres. Mais la forteresse saute à cause d’une mine qu’a placée le commandant avant de s’enfuir.

Les Indiens font à Gourgues un départ triomphal. En France, malgré les rebuffades de la Cour, il est acclamé comme vengeur de l’honneur national. L’entreprise l’a ruiné et le roi est loin de songer à le rembourser. Gourgues se venge du roi en le servant avec héroïsme lors du siège de La Rochelle qui suit bientôt.

Et telle fut la fin des aventures américaines des Français, jusqu’à la reprise des expéditions vers le Canada.

3 juillet 1937.