Histoires, légendes, destins/08

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Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 71-77).

Hsieh Pingying, l’ardente patriote Chinoise


La guerre européenne nous fait oublier l’autre, la sino-japonaise, dont l’horreur, pour ses victimes ne le cède sans doute pas à la première.

Mais ces événements, qui durent depuis plus de trois ans, sont si loin de nous, dans un monde si étranger, — au siècle de la T. S. F. et de l’avion, — qu’ils nous apparaissent dans un vague brumeux. Il faut dire aussi qu’ils font couler moins d’encre.

Justement, vient de paraître, aux États-Unis, un livre qui nous ouvre des horizons assez stupéfiants sur cet enfer que les Japonais ont entrepris, avec grand succès, de créer en Chine. Le titre anglais se lit Girl Rebel. C’est la traduction des passages les plus caractéristiques d’ouvrages dus à la plume d’une jeune Chinoise, Hsieh Pingying, et traduits par deux autres Chinoises, Adet et Anor Lin. Ces traductrices sont filles de Lin Yutang, dont le nom est maintenant bien connu de quiconque suit un peu le mouvement littéraire américain. Vous savez bien : il est l’auteur d’un bouquin de très grande vente, The Importance of Living et d’au moins deux romans, favorablement accueillis aussi.

Adet et Anor Lin dédient leur traduction à Pearl Buck (romancière de Mother Earth et de nombreux ouvrages dont la scène se situe en Chine). Le nom de cette Américaine vient naturellement à l’esprit quand on ouvre Girl Rebel, vu que Pearl Buck a étudié des personnages de même allure dans son Patriot. La comparaison mène à une constatation intéressante : Pearl Buck, on le voit bien, a parfaitement observé les Chinois au milieu de qui elle a vécu de nombreuses années, mais elle les a observés de l’extérieur. Hsieh Pingying au contraire, — et c’est naturel, — les a observés de l’intérieur. Résultat : les personnages de la Chinoise sont plus près de nous, nous paraissent moins bizarres, font moins exotique. D’où il faut conclure que, malgré ses aspects superficiels, l’homme n’est pas tellement différent sous une latitude ou une autre, et aussi que l’exotisme en littérature est un procédé bien artificiel.

Comme le titre l’indique assez, l’œuvre raconte l’histoire d’une petite personne en rébellion. Contre quoi ? Contre les institutions anciennes : la famille vieux-jeu, la société, etc. Il faut tout dire : Hsieh Pingying est communiste, ou plutôt elle l’a été. Le communisme, pour elle comme pour de nombreux jeunes gens en Chine, a été l’occasion de se libérer de traditions désuètes et paralysantes, mais il les a conduits au patriotisme le plus ardent. C’est justement le sujet que Pearl Buck étudiait dans son Patriot, paru l’an dernier. Mentionnons tout de suite que Girl Rebel n’est pas un roman, mais se compose de l’autobiographie et des mémoires de guerre de l’auteur.

Je ne l’ai pas encore mentionné ? Hsieh Pingying a porté, elle porte toujours l’uniforme de Chiang-Kai-Shek. Ah ! croyez-m’en, les patriotes chinois, hommes et femmes, n’entendent pas le patriotisme à demi ; ils paient de leur personne et, à constater leur détermination, on se persuade que le Japon ne viendra jamais à bout de leur pays.

Hsieh appartient à une famille à l’aise, mais ancrée dans les traditions les plus vénérables d’un pays dont la civilisation remonte à des milliers d’années et n’a guère bougé au cours des siècles. Le père était professeur dans les maisons d’enseignement secondaire et la mère se distinguait par une volonté de fer. Première originalité chez la jeune fille, Hsieh a voulu pousser ses études assez loin, tout comme ses frères, qui sont tous professeurs. La mère a fini par céder.

Fiancée dès l’âge de quatre ans, comme cela se fait là-bas, Hsieh a été de bonne heure témoin du martyre des jeunes mariées, qui appartiennent à leur belle-famille et qui sont brutalisées par leur belle-mère. Ah ! les belles-mamans chinoises !… Hsieh avait résolu d’échapper à cette tyrannie.

Elle a réussi à retarder de beaucoup l’enveloppage des pieds grâce auquel les Chinoises ont des pieds minuscules, mais ne peuvent guère marcher. Elle n’a pas gardé longtemps ses bandelettes. Heureusement, car elle n’aurait pu être soldat.

D’abord élève dans un pensionnat, Hsieh Pingying demande ensuite à fréquenter l’école normale. Une opportune grève de la faim a raison de la maman qui a l’instruction féminine en horreur.

La révolution de 1926 la surprend à l’école normale. Sans tarder, l’ardente jeune fille, comme plusieurs de ses camarades masculins et féminins, part pour l’Académie militaire et politique où les jeunes gens apprennent la technique de la révolution communiste. Rompus au métier par une discipline très stricte, les étudiants s’en vont bientôt au front, en mission de propagande. Ils sont si bien formés qu’apercevant, à l’arrivée dans le territoire où la révolution bat son plein, Hsieh n’éprouve aucune émotion à voir, étendus, les cadavres de six propriétaires fonciers. C’était vers le nord de la Chine ; la tradition y avait été plus rigoureuse qu’ailleurs : les femmes y avaient des pieds de deux pouces de long, de quatre au plus. Une vieille paysanne s’écrie, en voyant venir les jeunes militantes : « Il m’a fallu vivre jusqu’à 80 ans pour voir des diables femelles aux cheveux courts, aux grands pieds et vêtus d’uniformes militaires ».

La terreur atteignait son comble. Par exemple, les paysans ayant dénoncé trois propriétaires en une réunion publique, on fit monter les victimes sur la plateforme et on les y fusilla sans plus tarder.

Le gouvernement provincial de Wuhan, où ces horreurs se passaient, changea soudain de politique et abandonna ses alliés communistes. Du soir au lendemain, les révolutionnaires virent leur tête mise à prix : ce fut le sauve-qui-peut.

Hsieh parvint jusqu’à son village natal. Elle n’échappait à la mort que pour tomber dans l’étreinte des vieilles traditions. Sa mère exigea le mariage immédiat, pour remplir l’engagement pris de nombreuses années plus tôt. Le trousseau était prêt ; la mariée aurait au moins 40 malles de robes, sans compter le reste : la famille s’en trouverait grandement honorée. Il ne fallait plus tarder.

La fiancée ne l’entendait pas de la même oreille. On l’enferma dans sa chambre comme dans la prison la plus sévère. On s’entêtait de part et d’autre, mais, au bout de quelques mois, Hsieh dut céder. Elle se maria, mais s’enfuit tout de suite, pour courir la grande aventure. Tour à tour professeur, journaliste, écrivain, bohème, la jeune rebelle connut la misère, la prison, mais aussi la liberté. Ses pérégrinations la ramènent au Wuhan, où elle apprit qu’au lendemain de son départ précipité, les seigneurs de la guerre avaient instauré leur propre terreur : toute jeune femme surprise les cheveux courts avait été fusillée sans autre forme de procès, car les cheveux courts dénotaient la révolutionnaire. Malgré tout, note Hsieh, « je ne puis vivre sans la révolution ».

Elle rentre pour quelque temps au village natal, se réconcilie avec sa mère, s’en va à Shanghaï où, en trois semaines, elle écrit deux livres dont les droits d’auteur lui permettent d’aller étudier au Japon. Elle quitte ce pays en 1931, après l’incident de Moukden, « chassée par les impérialistes ». Activité révolutionnaire, journalisme et littérature, enseignement, nouveau voyage au Japon : le temps passe. Soudain, à l’été de 1937, les Japonais envahissent la Chine.

Hsieh Pingying se trouve dans un sanatorium, car la fatigue et la maladie ont eu raison de sa forte constitution. N’empêche, dès le mois de septembre, elle part pour la zone de combat et elle y est encore. « Je ne rentrerai pas chez moi, a-t-elle juré, tant que les nains envahisseurs n’auront pas été vaincus ». L’ardeur de son patriotisme a vaincu la maladie.

Car il est arrivé à Hsieh Pingying l’aventure merveilleuse qu’ont connue tous les jeunes Chinois émancipés, qu’ils fussent du Kuomintang ou du parti communiste : ils ont senti se réveiller en eux l’amour du vieux sol chinois, qu’obscurcissaient, depuis la révolution de 1911, les luttes fratricides et égoïstes. Le Japon a voulu profiter de cette désagrégation interne, mais, au lieu de l’accentuer, il y a mis fin et créé une forte unité nationale. « Nous avons perdu les provinces mandchoues depuis six ans, écrit notre auteur, mais ce n’est qu’aujourd’hui que nous sentons le désir de battre l’envahisseur. »

Il n’est plus question de communisme pour Hsieh, ni de propagande révolutionnaire. La jeune fille dirige un groupe d’infirmières dans la zone des opérations de guerre. Le danger l’enchante. Quelqu’un s’étonnait de la voir rire alors qu’on prenait sa photo à la veille d’une grande bataille. « Pourquoi ne rirais-je pas, puisque nous combattons pour assurer la liberté du peuple ? » (Le langage révolutionnaire ne disparaît tout de même pas.)

Elle a des mots admirables. « Ils ne peuvent nous tuer tous, écrit-elle. Quand un régiment a fondu, un autre va le remplacer. Lorsqu’il n’y aura plus de soldats, il restera le peuple et, les maris disparus, il y aura les femmes. Ils ne peuvent nous tuer tous ! » — « Nous devons défendre Shanghaï, nous devons défendre Lunghua. Il ne faut pas que nous perdions un pouce de ce sol glorieux ! »

Mais Hsieh est très humaine. « Pendant que les avions japonais nous bombardaient, dit-elle, j’ai pensé que la chose la plus triste du monde est la guerre, que la pire de toutes c’est encore la guerre, que la plus grande chose du monde c’est la guerre ! »

Un jour, ses subordonnées la surprennent habillant une poupée qu’elle a trouvée dans une maison abandonnée où on les a cantonnées. « Ha ! ha ! notre chef de groupe qui joue à la poupée ! » Elle ne s’arrêta pas pour si peu.

Les anecdotes de ce genre abondent dans le livre. Un jour, Hsieh dîne chez un général. Un bombardier japonais s’amène, mais le général ne bouge pas. « Il ne faut pas s’en faire, dit-il. Que ce gaillard se livre à son bombardement, je me livre à mon repas. J’aime mieux mourir heureux et satisfait. » Et il se sert de légumes.

9 novembre 1940.