Histoires, légendes, destins/07

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Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 63-70).

Ella Lynch, la tragique amazone du Paraguay


L’histoire mouvementée des républiques sud-américaines présente peu de personnages aussi pittoresques que Francisco Lopez, dictateur du Paraguay dans les années 60 du XIXe siècle, et son amie Ella Lynch. C’est la biographie de Lopez et d’Ella que William Barrett raconte dans le livre fortement documenté qu’il a intitulé Woman on Horseback.

À la mort du tyran Francia (qui avait détruit même les écoles pour mieux asseoir sa puissance), Carlos Lopez prit le pouvoir au Paraguay. Carlos Lopez fut dictateur, il va sans dire, mais il redonna des institutions à son pays.

Le fils de Carlos, Francisco, avait alors 14 ans. Il s’empressa de s’instruire, car il avait de l’ambition. À 18 ans, il devenait général, ses goûts le portant vers les choses militaires. Admirateur des Napoléon (Napoléon III régnait alors sur la France), ayant appris le français avec un précepteur, il rêvait de donner au Paraguay une armée forte, instruite et outillée comme celle de la France. Il s’en alla donc en Europe acheter du matériel et des navires de guerre. Comme tout l’or du Paraguay se trouvait entre les mains du dictateur, Francisco éblouit aisément Londoniens et Parisiens. Il ramena de Paris, dans ses bagages, une magnifique Irlandaise élevée en France, du nom d’Ella Lynch, qui ne le quitta plus.

Dès cette époque, Francisco Lopez formulait sa politique. À peine au pouvoir, il attaquerait les voisins qui ne lui seraient pas favorables, afin d’imposer à tous l’idée d’une confédération de La Plata, opposée à l’empire du Brésil où régnait la famille de Bragance. Le Paraguay deviendrait la Prusse de l’Amérique du Sud et Francisco, le plus grand empereur américain. Le curieux c’est qu’il fut tout près de réussir, malgré la coalition du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay. Or la population du Paraguay dépassait à peine le million. C’est précisément le nombre (un million) d’hommes que Francisco fit perdre à ses ennemis au cours d’une terrible guerre de cinq années (1865-1870) qui a de curieuses analogies avec la guerre de 1914 à 1918. Seule, la trahison, d’ailleurs, vint à bout de cet homme terrible.

Ce ne fut pas Lopez qui attaqua, mais plutôt le Brésil et l’Argentine, entraînant l’Uruguay à leur suite.

Les troupes paraguayennes remportèrent de brillantes victoires dès le début des hostilités. Tout de suite, on constata la supériorité de cette armée organisée par un militaire de grande classe.

Une trahison et une lâcheté amenèrent bientôt la ruine de la flotte de guerre achetée en Europe par Lopez. Mme Lynch créa alors un excellent service d’espionnage qui découvrit des intelligences avec l’ennemi même dans la famille de Lopez et convainquit de trahison le général Robles, chef de l’état-major général. Ella Lynch, promue colonel, abandonna les vêtements féminins pour ne plus porter que l’uniforme de son grade.

La guerre durait depuis un an, quand le général Estigarriba, chargé d’effectuer une diversion en territoire brésilien, livra à l’ennemi, pour de l’or, la plus belle armée de Lopez.

Le dictateur paraguayen paraissait bien battu. Mais ce diable d’homme avait plus d’un tour dans son sac. Une solide forteresse, mais armée seulement de 3 canons, arrête la flotte et l’armée ennemies à la frontière pendant 6 mois. En même temps, une petite troupe d’élite pénètre en Argentine et en refoule vers le Paraguay 80,000 bêtes à cornes. Désormais, on aura recours à ce procédé pour assurer le ravitaillement : un groupe d’hommes choisis franchiront ou contourneront la ligne ennemie pour atteindre les convois ou les dépôts de vivres. Ce coup de main réussira chaque fois.

Lopez établit trois lignes de tranchées en position ascendante, chacune commandant la précédente, technique qu’on reprendra en 1914. Dans les pays alliés et aux États-Unis, se poursuit une propagande effrénée sur les prétendues atrocités commises par Lopez, propagande alimentée par le ministre des États-Unis au Paraguay, un nommé Washburn, diplomate vraiment étrange. Mais, en même temps, Lopez refuse l’offre du major Maulove, corsaire qui vient de faire ses preuves dans la guerre civile des États-Unis et qui met à sa disposition trois excellents navires.

Malade, Lopez reçoit les plénipotentiaires alliés qui demandent à causer : l’ennemi est disposé à conclure la paix à d’excellentes conditions, exigeant simplement l’abdication du dictateur. Celui-ci sait bien qu’on désire uniquement l’éloigner de la scène afin d’avoir facilement raison de son pays. Il repousse les offres.

Les Alliés concentrent alors toutes leurs forces pour une suprême attaque contre Curupaiti, forteresse qui les tient en échec. Repoussés, ils perdent 9,000 hommes, tués, et 4,000 prisonniers. Les Paraguayens n’ont eu que 54 tués ou blessés et ils ont ramassé 3,000 fusils, sans parler d’un immense matériel de toutes sortes. Un simple yacht transformé en brûlot a tenu la flotte alliée en respect. La révolution éclate en Argentine et en Uruguay. Le Brésil, tenu bien en main par son empereur, reste seul en lice, mais se voit forcé de porter son effort militaire à l’extrême limite.

Les étrangers d’Asuncion, furieux de la guerre qui les empêche de poursuivre l’exploitation éhontée du Paraguay à laquelle ils se livraient antérieurement, répandent à l’étranger les bruits les plus atroces et les plus faux sur la tyrannie de Lopez. Ils inventent, entre autres, l’histoire des « chemises de peau de Mme Lynch ». Celle-ci, à les en croire, aurait imaginé d’enfermer les espions dans des peaux d’animaux fraîchement tués, puis d’exposer les malheureux au soleil. Les peaux, se rétrécissant, auraient étouffé les victimes. Washburn met à la disposition des calomniateurs son immunité diplomatique. Cerveau brûlé, homme obscur, protégé uniquement par un frère politicien, il y voit le moyen de s’attirer la gloire.

L’Argentine rentre en scène. En effet, l’allié argentin de Lopez qui avait déclenché la révolution selon un plan arrêté même avant le début de la guerre, avait abandonné la bataille dès qu’on lui avait offert la forte somme. D’un autre côté, le Chili et la Bolivie n’entraient pas en lice, ainsi qu’ils l’avaient promis. Le petit Paraguay restait seul contre les grandes puissances.

Le 2 novembre 1867, Lopez tente un vaste coup de main. Six milles Paraguayens attaquent un long convoi de ravitaillement, dont ils s’emparent, puis ils s’abattent sur Tuyuti, base des Alliés. Lopez appuie avec une autre armée : les Alliés sont bientôt en pleine déroute, déroute que Lopez pourrait transformer en victoire définitive s’il lui restait assez d’hommes pour se lancer à la poursuite des armées en fuite.

L’émeute gronde de nouveau en Argentine, le président Flores de l’Uruguay est assassiné. Le ministre d’Angleterre à Buenos-Aires vient négocier la paix, mais exige la démission de Lopez que la propagande alliée représente comme le bourreau de son peuple. Lopez offre de se retirer pendant deux ans, afin de démontrer sa popularité. On refuse.

En même temps, Ella Lynch, dans Asuncion, découvre de noirs complots de la famille Lopez qui s’est entendue avec le Brésil pour porter à la tête du Paraguay un frère de Francisco. Elle constate aussi qu’un beau-frère de Lopez, Bedoya, a volé une bonne partie du Trésor. Le ministre des Finances, Salis, se livre aussi à de mystérieuses tractations. En quelques heures, Ella arrête Bedoya et Salis, dont les soldats se fusillent mutuellement sur son ordre. La famille Lopez est mise hors d’état de nuire.

Constatant que les étrangers achètent pour une bouchée de pain les terres et les joyaux des Paraguayens, cette femme décidée s’en empare elle-même, moyennant des bons de monnaie dont elle établit le cours forcé.

La guerre entrait dans une phase hallucinante, dont l’histoire n’offre aucun parallèle.

Les Alliés approchant d’Asuncion, Lopez évacue tout le monde vers Luque. Le gros de son armée se trouve à Hamaita. Il en retire la plus grande partie par les marais du Chaco, traînant avec lui les gros canons qu’il remplace, au haut des murailles, par des canons de bois. L’armée se retire à San-Fernando. Puis Lopez ramasse tout ce qu’il reste de Paraguayens et les amène dans les collines, en arrière de son armée. Et l’on a le spectacle fantastique d’une nation tout entière en marche vers un nouveau destin. C’est ce que Lopez appela le « Calvaire de la nation ».

Une ville s’élevait dans les marais de San-Fernando. Les femmes avaient été réunies en une armée que commandait Ella Lynch. Bientôt, la victoire était encore possible. Mais Humaita devait tenir encore quelque temps. Cette fois encore, Lopez comptait sans la trahison. Martinez, commandant du fort, se vendit, comme tant d’autres lieutenants du dictateur.

La nation redevint nomade en pleine saison des pluies. Des tranchées se creusèrent à Villeta et Angostura. Ce dernier endroit devint un nouvel Humaita, à 50 milles des marais. Malgré toutes les difficultés, les Paraguayens firent la moisson, cette année-là encore. Le général Diaz, à la tête de 500 hommes, tenta une incursion dans les lignes ennemies : partis fantassins, les Paraguayens revinrent cavaliers. L’exploit se renouvela et, bientôt, Lopez eut une nouvelle cavalerie.

Les Alliés attaquèrent Villeta. La victoire semblait leur sourire, quand, à la tête de milliers de femmes, Ella Lynch tomba sur leur flanc. Ils prirent la fuite.

Les combats se succédaient. Trahi sans cesse, Lopez, à la Noël de 1868, n’avait plus que 60 hommes autour de lui. Il se retira avec eux parmi les collines d’Oscurra. Les Alliés avaient établi un gouvernement à Asuncion, où les gens rentrèrent. Mais les hommes ne tardèrent pas à revenir vers Lopez. Au printemps, il était à la tête d’une armée de 10,000 soldats.

Le comte d’Eu, prince impérial, prit le commandement des Alliés et déclara Lopez hors la loi.

Retranché dans Pirebebuy, le dictateur dut s’enfuir devant les vagues d’assaut des Alliés qui, entrés dans la ville, mirent le feu à un hôpital où se trouvaient 600 blessés. Dans les bois, Lopez repoussa une attaque de l’armée ennemie. Après quoi, il s’aperçut que 87 de ses gardes de corps étaient des espions qui communiquaient ses plans aux Alliés. Pour la première fois, il se convainquit que sa famille le trahissait. Sa mère, son frère, sa sœur avaient causé ses défaites.

Implacable, il leur appliqua le traitement réservé aux traîtres. Mais il remit l’exécution au lendemain. Le matin de ce jour, une nouvelle bataille s’engageait et, tout de suite, Lopez était tué, murmurant avant de rendre le dernier soupir : « Muero con mi Patria », Je meurs avec ma patrie.

La population du Paraguay, qui était de 1,337,489 avant la guerre, ne comptait plus que 28,000 hommes et 192,000 femmes et enfants.

Ella Lynch passa en Europe, où elle allait réclamer au docteur Stewart, médecin établi autrefois à Asuncion, la fortune que Francisco Lopez avait confiée à sa garde à l’intention d’Ella. Stewart refusa de rendre un sou. Condamné par les tribunaux d’Écosse, il se déclara ruiné. Ella Lynch mourut de faim dans Paris.

29 avril 1939.