Histoires comme ça pour les petits/Texte entier

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Histoires comme ça pour les petits
Traduction par Louis Fabulet, Robert d’Humières.
Histoires comme ça pour les petitsLibrairie Ch. Delagrave (p. np-205).

4e ÉDITION


RUDYARD KIPLING
*
Histoires      
      Comme ça
POUR LES PETITS
Illustrations de l’Auteur


TRADUCTION DE MM.
ROBERT D’HUMIÈRES & LOUIS FABULET
PARIS
LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE
15, RUE SOUFFLOT, 15




LA BALEINE & SON GOSIER


lettrine Il y avait une fois, ô ma Mieux Aimée, il y avait dans la mer une Baleine, et qui mangeait les poissons.

Elle mangeait le mulet et le carrelet, le merlan et le poisson-volant, le turbot et le maquereau, l’anguille, sa fille et toute sa famille qu’a la queue en vrille.

Tous les poissons qu’elle pouvait attraper dans toute la mer, elle les mangeait avec sa bouche — comme ça !

Jusqu’à ce qu’enfin il ne resta plus qu’un seul petit poisson dans toute la mer, et c’était un petit Poisson-plein-d’astuce, et il se tenait en nageant juste derrière l’oreille droite de la Baleine, crainte de malentendu.

Alors la Baleine se dressa debout sur sa queue et dit :

— J’ai faim.

Et le petit Poisson-plein-d’astuce dit d’une petite voix pleine d’astuce également :

— Noble et généreux Cétacé, as-tu jamais goûté de l’Homme ?

— Non, dit la Baleine, à quoi ça ressemble ?

— C’est bon, dit le petit Poisson-plein-d’astuce. Bon, mais des arêtes.

— Alors, cherche-m’en, dit la Baleine.

Et elle fit écumer la mer en la fouettant de sa queue.

— C’est assez d’un pour commencer, dit le petit Poisson-plein-d’astuce. Si tu nages jusqu’à 50° de latitude Nord et 40° de longitude Ouest (ça, c’est de la magie), tu trouveras, sur un radeau, au milieu de l’eau, avec rien sur le dos, rien qu’une paire de culottes en droguet bleu et des bretelles (faut pas oublier les bretelles, Mieux Aimée), et son couteau de matelot, tu trouveras un Nautonier naufragé, lequel, il est juste de t’en prévenir, est un homme d’infinie-ressource-et-sagacité.

Sur quoi la Baleine s’en fut, nageant nageras-tu, jusqu’au numéro 50 de latitude Nord et 40 de longitude Ouest, et là, sur un radeau, au milieu de l’eau, sans rien sur le dos, qu’une paire de culottes en droguet bleu, une paire de bretelles (faut surtout pas oublier les bretelles, Mieux Aimée) et son couteau de matelot, elle trouva un Nautonier naufragé, tout solitaire et tout esseulé, qui se tortillait les doigts de pied dans l’eau salée.

(Sa m’man lui avait permis de faire ça, sans quoi jamais il n’aurait osé, rapport que c’était un homme d’infinie-ressource-et-sagacité.)

Alors la Baleine ouvrit la bouche grande, grande, grande, comme si elle allait se fendre jusqu’à la queue, et elle avala le Nautonier naufragé, avec son radeau, sa culotte de droguet bleu, ses bretelles (n’oublie pas !) et son couteau de matelot.

Elle serra tout bien au chaud dans les placards tout noirs de son petit intérieur, et puis elle fit claquer sa langue, — comme ça, — et tourna trois fois sur sa queue.

Mais aussitôt que le Nautonier, lequel était un homme d’infinie-ressource-et-sagacité, se trouva pour de bon au chaud dans le fin fond des placards tout noirs du ventre de la Baleine, il se mit à danser et valser, à frapper et taper, à rogner et couper, à tordre et à mordre, à bondir et mugir, à ramper et saper, à moudre et découdre, à choir et s’asseoir, à gueuler et piler, à exécuter des gigues aux endroits qu’il ne fallait pas, si bien que la Baleine ne se sentit pas du tout heureuse. (Pas oublier les bretelles !…)


Ceci, c’est le portrait de la Baleine en train d’avaler le Nautonier avec son infinie-ressource-et-sagacité, et le radeau, et le couteau de matelot et ses bretelles, qu’il faut ne pas oublier. Les choses à boutons sont les bretelles du Nautonier, et on peut voir le couteau à côté. Le Nautonier est assis sur le radeau ; mais le radeau penche, de sorte qu’on ne peut pas en voir beaucoup. La chose blanchâtre à portée de la main gauche du Nautonier est un morceau de bois avec lequel il essayait de diriger le radeau quand arriva la Baleine. Le Nautonier le laissa dehors, en entrant. Le nom de la Baleine était Mme  du Sourire et le Nautonier s’appelait Mr. Henry Albert Bivvens. Le petit Poisson-plein-d’astuce se cache sous le ventre de la Baleine, sans quoi je l’aurais dessiné. La raison qui fait que la mer paraît si drôle, c’est que la Baleine est en train de l’aspirer toute dans sa bouche, afin d’aspirer Mr. Henry Albert Bivvens et le radeau, et le couteau de matelot, et les bretelles. Il ne faut pas oublier les bretelles.




De sorte qu’elle dit au Poisson-plein-d’astuce :

— Cet homme a beaucoup d’arêtes. En outre, il me donne le hoquet. Que faut-il faire ?

— Dis-lui de sortir, dit le Poisson-plein-d’astuce.

Là-dessus la Baleine cria dans son propre gosier au Nautonier naufragé :

— Sortez et tâchez de vous tenir. J’ai le hoquet.

— Point, point, dit le Nautonier. Pas comme ça, mais bien au contraire. Ramène-moi à ma rive natale et aux blanches falaises d’Albion, et puis on verra.

Et il se remit à danser pire que jamais.

— Il vaut mieux le ramener chez lui, dit le Poisson-plein-d’astuce à la Baleine. J’aurais dû vous avertir que c’est un homme d’infinie-ressource-et-sagacité.

Donc, la Baleine s’en fut, nageant nageras-tu, si vite qu’elle put, des nageoires et de la queue, malgré son hoquet ; et enfin elle aperçut la rive natale du Nautonier et les blanches falaises d’Albion, et elle s’échoua, la moitié du corps sur la grève, ouvrit la bouche grande, grande, grande et dit :

— Tout le monde descend pour Winchester, Ashuelot, Nashua, Keene et toutes les stations de la ligne de Fitchburg !

Et juste comme elle disait « Fitch », le Nautonier sortit.


Voici la Baleine en train de chercher le petit Poisson-plein-d’astuce, lequel se cache sous le seuil des Portes de l’Équateur. Il se cache parmi les racines de la grande algue qui pousse devant les Portes de l’Équateur. Elles sont toujours fermées. On les tient fermées parce qu’il faut toujours fermer les portes. La chose en forme de corde, qui traverse tout droit, est l’Équateur lui-même ; et les machines qui ont l’air de rochers sont les deux géants Moar et Koar, qui ont la garde de l’Équateur. C’est eux qui ont fait les images sur les Portes de l’Équateur, et ce sont eux qui ont sculpté tous ces poissons tordus au-dessous des Portes. Les poissons à bec s’appellent des Dauphins à bec, et les autres avec les drôles de têtes s’appellent des Requins-Marteaux. La Baleine ne retrouva le petit Poisson-plein-d’astuce qu’une fois sa mauvaise humeur passée, et alors ils redevinrent bons amis.




Or, tandis que la Baleine nageait, le Nautonier, car c’était, en vérité, une personne d’infinie-ressource-et-sagacité, avait pris son couteau de matelot et taillé le radeau en forme de petit grillage carré en bouts de bois croisés, et il l’avait attaché avec ses bretelles. (Maintenant tu sais pourquoi il fallait se rappeler les bretelles !) Et il avait traîné ce grillage en travers du gosier de la Baleine, où il resta fiché.

Ça n’était pas une chose à faire, mais ce Nautonier était aussi un Hi-ber-ni-en d’Hibernie.

Il sortit ensuite, les mains dans les poches, sur les galets, et s’en retourna chez sa Mère, qui lui avait donné la permission de tortiller ses doigts de pied dans l’eau salée ; et il se maria et eut beaucoup d’enfants.

La Baleine aussi.

Mais, depuis ce jour-là, le grillage qu’elle avait dans le gosier, et qu’elle n’a jamais pu faire sortir en toussant, ni descendre en avalant, l’empêche de rien manger que des petits, tout petits poissons, et c’est la raison pourquoi les baleines d’aujourd’hui ne mangent jamais d’hommes, de garçons, ni de petites filles.

Le petit Poisson-plein-d’astuce alla se cacher dans la vase, sous le pas des Portes de l’Équateur. Il avait peur que la Baleine fût fâchée contre lui.

Le Marin rapporta son couteau à la maison. Il avait la culotte de droguet bleu en mettant le pied sur les galets de la grève, les mains dans ses poches. Les bretelles, il les avait laissées, vois-tu, pour attacher le grillage avec.

Et c’est la fin de cette histoire-là.


LE RHINOCÉROS & SA PEAU


lettrine Or il y avait une fois, dans une île déserte des bords de la Mer Rouge, un Parsi dont le bonnet reflétait les rayons du soleil avec une splendeur-plus-qu’orientale. Et ce Parsi vivait au bord de la Mer Rouge sans rien de plus que son bonnet et son couteau, et un fourneau de cuisine, de l’espèce à laquelle il ne faut jamais toucher.

Un jour il prit de la farine, de l’eau, des raisins, du sucre, etc., et se confectionna un gâteau qui avait deux pieds de large et trois d’épaisseur. C’était positivement un comestible superlatif (ça, c’est de la magie), et il le mit dans le four, parce qu’on lui permettait, à lui, de se servir de ce four, et le fit cuire, cuire jusqu’à ce qu’il fût à point et sentît bon.


Ceci est l’image du Parsi commençant à manger le gâteau dans l’Ile Déserte de la Mer Rouge, par un jour de grande chaleur ; et du Rhinocéros arrivant de l’intérieur Totalement Inhabité, lequel — on peut voir que c’est vrai — est tout rochers. La peau du Rhinocéros est toute lisse et les trois boutons qui la boutonnent sont par-dessous, ce qui fait qu’on ne peut pas les voir. Les petits machins en tire-bouchon, sur le bonnet du Parsi, sont les rayons du soleil reflétés avec une splendeur-plus-qu’orientale, parce que si j’avais dessiné de vrais rayons, ils auraient rempli toute l’image. Le gâteau a des raisins dedans ; et la chose en forme de roue, sur le devant, appartenait à un des chars de Pharaon, du temps qu’il essaya de passer la Mer Rouge. Le Parsi l’avait trouvée et gardée pour jouer avec. Le nom du Parsi était Pestonjee Bornonjee, et le Rhinocéros s’appelait Strorks, parce qu’il respirait par la bouche au lieu de par le nez. Quant au fourneau, j’éviterais d’en parler, moi, si j’étais à votre place.



Mais au moment où il allait le manger, voici que descendit à la grève, sortant des Déserts Inhabités de l’Intérieur, un Rhinocéros avec une corne sur le nez, deux petits yeux de cochon et peu de manières. En ce temps-là, la peau du Rhinocéros lui allait tout juste et collait partout. Elle ne faisait pas de plis nulle part.

Il ressemblait tout à fait à un Rhinocéros d’arche de Noé, mais en beaucoup plus gros, naturellement.

Tout de même, il n’avait déjà pas de manières, pas plus qu’il n’a de manières aujourd’hui, ni qu’il en aura jamais.

Il dit : « Quoi ! » et le Parsi lâcha son gâteau et grimpa jusqu’en haut d’un palmier, vêtu seulement de son bonnet d’où les rayons du soleil se reflétaient toujours avec une splendeur-plus-qu’orientale.

Le Rhinocéros renversa le four, et le gâteau roula sur le sable, et le Rhinocéros l’empala sur la corne de son nez et il le mangea, puis s’en alla en remuant la queue et regagna les Déserts Désolés et Totalement Inhabités de l’intérieur, qui touchent aux îles de Mazanderan, Socotora, et aux Promontoires de l’Équinoxe Majeur.


Ça, c’est le Parsi Pestonjee Bornonjee perché dans son palmier et observant le Rhinocéros Strorks qui se baigne près de la grève de l’Ile Totalement Inhabitée, après avoir ôté sa peau. Le Parsi vient de vider les miettes dans la peau, et il rit à l’idée de la manière dont elles chatouilleront Strorks quand Strorks la remettra. La peau est derrière les rochers, sous les palmiers, dans un endroit frais ; c’est pourquoi on ne peut pas la voir. Le Parsi porte un bonnet neuf de splendeur-plus-qu’orientale, à la mode des Parsis ; et il a un couteau à la main pour graver son nom sur les palmiers. Les taches noires sur les îles, au large, sont des morceaux de bateaux qui ont fait naufrage en descendant la Mer Rouge ; mais tous les passagers furent sauvés et sont rentrés chez eux.
La tache noire dans l’eau, près du bord, n’est pas un bateau du tout. C’est Strorks, le Rhinocéros, qui se baigne sans sa peau. Il était aussi noir sous sa peau que dessus. Quant au fourneau, j’éviterais d’en parler, moi, si j’étais à votre place.



Alors le Parsi descendit de son palmier, remit le four sur pieds et récita le Sloka suivant, lequel, puisque vous ne le connaissez pas, je vais avoir l’avantage de rapporter :

Toujours il en cuit
À l’imprudent qui
Chipe les biscuits
Par le Parsi cuits.

Ce qui voulait en dire bien plus long que vous ne sauriez croire.

Pourquoi ?

Parce que, cinq semaines plus tard, il y eut une vague de chaleur dans la Mer Rouge et tout le monde ôta tous les habits qu’il avait sur le dos.

Le Parsi ôta son bonnet ; mais le Rhinocéros enleva sa peau et la jeta sur son épaule comme il descendait se baigner dans la mer.

Dans ce temps-là, elle se boutonnait par-dessous, au moyen de trois boutons et ressemblait à un waterproof.

Il ne fit aucune remarque au sujet du gâteau du Parsi, parce qu’il l’avait tout mangé et que jamais il n’a eu de manières, ni n’en aura maintenant ou plus tard. Il se mit à barboter dans l’eau et à souffler des bulles par le nez. Il avait laissé sa peau sur le bord.

Bientôt le Parsi arrive, et trouve la peau, et sourit, d’un sourire qui lui fit deux fois le tour de la figure. Puis il dansa trois fois autour de la peau et se frotta les mains.

Ensuite, il alla à son camp et emplit son bonnet de gâteau, car le Parsi ne mangeait jamais autre chose que du gâteau et ne balayait jamais son camp.

Il prit la peau, et il secoua la peau, et il racla la peau, et il l’incrusta de vieilles miettes sèches de gâteau qui grattent et de quelques raisins brûlés, tant et tant qu’il y eut moyen. Puis il remonta dans son palmier et attendit que le Rhinocéros sortît de l’eau et remît sa peau.

Ce qu’il fit.

Il boutonna les trois boutons, et ça le chatouilla comme des miettes dans un lit. Alors, il voulut se gratter et ça devint pire ; alors, il se coucha sur les sables et se roula, se roula, se roula, et chaque fois qu’il se roulait, les miettes le démangeaient dix fois plus. Alors, il courut au palmier et se frotta, se frotta et se refrotta contre. Il frotta tant et si fort que sa peau fit un grand pli sur les épaules et un autre pli dessous, là où il y avait les boutons (mais les boutons avaient sauté à force d’être frottés), et il fit d’autres plis tout autour des pattes.

Son humeur se gâta, mais c’était bien égal aux miettes. Elles restaient sous sa peau et le démangeaient très fort.

De sorte qu’il rentra chez lui très en colère et se grattant tout du long ; et depuis ce jour, tous les rhinocéros ont la peau qui fait de grands plis, et un mauvais caractère, tout ça, à cause des miettes qu’il y a dessous.

Mais le Parsi descendit de son palmier, avec, sur la tête, son bonnet d’où les rayons du soleil se reflétaient avec une splendeur-plus-qu’orientale, emballa le fourneau et s’en alla dans la direction d’Orotavo, d’Amygdala, des Hautes Prairies d’Anantarivo et des Marais de Sonaput.


LE LÉOPARD & SES TACHES


lettrine Il faut que tu saches, Mieux Aimée, qu’aux jours où tout commençait, le Léopard habitait un pays nommé le Haut-Veldt. Se rappeler que ce n’était pas le Bas-Veldt, ni le Veldt de la Brousse, ni le Veldt des Lacs Amers mais bien le Haut-Veldt tout nu, brûlant et brillant, rien qu’en sable, en rochers couleur de sable, et en touffes d’herbe jaunâtre et sablonneuse ; c’est tout. Là, vivaient la Girafe et le Zèbre, l’Élan et le Koodoo, avec le Hartebeest ; et ils étaient tous jaune-brun et sablonneux de la tête aux pieds ; mais le Léopard, c’était le plus ’sclusivement jaune-brun et sablonneux de tous — comme qui dirait une espèce de gros chat gris et jaune — et, à un poil près, il ne se distinguait pas de la couleur jaunâtre, grisâtre et brunâtre du Haut-Veldt.

Ce qui était contrariant pour la Girafe, le Zèbre et les autres ; car il se tapissait contre touffe ou caillou ’sclusivement rouge-brun-gris-jaune, et quand passaient la Girafe, ou le Zèbre, ou l’Élan, ou le Koodoo, ou le Bush-Buck ou le Bonte-Buck, il les surprenait soudain, si fort qu’ils ne s’en remettaient pas. Parole !

De même, il y avait un Éthiopien avec un arc et des flèches (un ’sclusivement gris-brun-jaune de bonhomme que c’était alors) qui vivait sur le Haut-Veldt avec le Léopard ; et ils chassaient ensemble — l’Éthiopien avec ses flèches, le Léopard avec ses griffes et ses dents — à tel point que Girafe, Élan, Koodoo, Quagga et le reste ne savaient plus sur quel pied sauter, Mieux Aimée. Parole !

Après très longtemps, — les bêtes vivaient indéfiniment dans ces jours-là, — ils apprirent à éviter tout ce qui ressemblait à un Léopard ou un Éthiopien ; et peu à peu — la Girafe commença parce qu’elle avait les plus longues jambes — ils s’en allèrent du Haut-Veldt.

Ils cheminèrent des jours et des jours avant d’arriver à une grande forêt, ’sclusivement remplie d’arbres, de buissons, et tachetée, rayée, bigarrée d’ombres. Ils s’y cachèrent et, après un autre long temps, à force de se tenir moitié dans l’ombre et moitié pas, et sous l’ombrage dansant, glissant et cabriolant des arbres, voilà que la Girafe devint tachetée, et le Zèbre rayé, et l’Élan et le Koodoo plus foncés, avec des petites lignes grises ondulées sur le dos ; de sorte que, si on pouvait les entendre et les sentir, les voir c’était beaucoup moins facile, à moins de savoir au juste où regarder.

Ils étaient très contents parmi les ombres bariolées de la forêt, tandis que le Léopard et l’Éthiopien couraient les plateaux gris-brun-jaune du Haut-Veldt, en se demandant où étaient passés leurs dîners, leurs déjeuners et leurs goûters.

Bientôt ils eurent si faim qu’ils mangèrent des rats, des cafards et des lapins de rochers, ce Léopard et cet Éthiopien, et alors ils eurent le Gros Mal au Ventre tous deux à la fois ; et enfin ils rencontrèrent Baviaan — le Babouin aboyeur à tête de chien — qui est tout à fait le plus sage animal de toute l’Afrique du Sud. Léopard dit à Baviaan (il faisait très chaud) :

— Où est parti le gibier ?

Baviaan cligna de l’œil. Ça, il savait.

L’Éthiopien dit à Baviaan :

— Pourriez-vous m’indiquer le présent habitat de la Faune aborigène ?

(Ça veut dire la même chose ; mais l’Éthiopien se servait toujours de mots qui n’en finissent pas. C’était une grande personne.)


Voici le sage Baviaan, le Babouin à tête de chien qui est Tout à fait le plus Sage Animal de tout le Sud-Afrique. Je l’ai dessiné d’après une statue que j’ai inventée comme ça dans ma tête, et j’ai écrit son nom sur sa ceinture, sur son épaule et sur la chose où il est assis. Il n’est pas beau, mais il est très sage et j’aimerais le peindre avec une boîte à couleurs ; mais on ne me permet pas. Le machin en parapluie autour de son cou est sa Crinière Stylisée.



Baviaan cligna de l’œil. Ça, il savait.

Alors, Baviaan dit :

— Le gibier est ailleurs. Tu peux le trouver. Tâche. Mon avis, Léopard ? C’est une question de tâche.

Et l’Éthiopien dit :

— Tout ça est très joli, mais je désire connaître où a émigré la Faune aborigène.

Alors, Baviaan dit :

— La Faune aborigène a rejoint la Flore aborigène, parce qu’il n’était que temps pour elle de changer. Mon avis, Éthiopien ? Change, au plus tôt.

Ce discours embarrassa le Léopard et l’Éthiopien ; mais ils partirent à la recherche de la Flore aborigène, et voici qu’après bien des jours ils virent une grande, haute et vaste forêt pleine de troncs d’arbres, et ’sclusivement hachée, tachée, tachetée, marquée, sabrée, barrée et bigarrée d’ombres. (Dites ça tout haut et vite, et vous verrez ce qu’il devait y avoir d’ombres dans la forêt.)

— Qu’est ceci ? dit le Léopard. Il fait noir et c’est pourtant tout plein de petits morceaux de lumière.

— Je ne sais pas, dit l’Éthiopien. Mais ça doit être la Flore aborigène. Je sens la Girafe, j’entends la Girafe, mais je ne peux pas la voir.

— Ça, c’est curieux, dit le Léopard. Sans doute, parce que nous sortons du grand soleil. Je sens le Zèbre, j’entends le Zèbre, mais je ne peux pas le voir.

— Attends un peu, dit l’Éthiopien. Il y a longtemps que nous les avons chassés. Peut-être avons-nous oublié à quoi ils ressemblent.

— Et ta sœur ! dit le Léopard. Je me rappelle très bien comme ils étaient sur le Haut-Veldt, surtout quant à leurs os à moelle. La Girafe a dix-sept pieds de haut et sa robe est ’sclusivement d’un riche jaune d’or de la tête aux pieds ; et le Zèbre a quatre pieds et demi de haut et la robe gris beige de la tête aux pieds.

— Hum ! dit l’Éthiopien en plongeant l’œil parmi les ombres bariolées de la forêt des Flores aborigènes. Dans ce cas, ils devraient ressortir sur tout ce noir, comme des bananes mûres dans un four.

Mais ça n’était pas ça du tout. Le Léopard et l’Éthiopien chassèrent toute la journée, et malgré qu’ils pouvaient les entendre et les sentir, les voir ils ne pouvaient pas.

— Pour l’amour du ciel, dit le Léopard vers l’heure du thé, attendons qu’il fasse nuit. C’est un scandale que cette chasse en plein jour.

Ils attendirent donc la nuit, et alors le Léopard entendit quelque chose qui soufflait dans le clair des étoiles que rayaient d’ombres les branches, et il sauta sur le bruit : cela sentait comme Zèbre, cela remuait comme Zèbre, mais il ne pouvait pas le voir. De sorte qu’il dit :

— Ne bouge pas, ô individu sans couleur ni forme ; Je vais rester assis sur ton cou jusqu’à l’aube, parce qu’il y a quelque chose en toi que je ne comprends pas.

Tout à coup grognement, choc, bruit d’échauffourée et l’Éthiopien cria :

— J’ai attrapé une chose que je ne peux pas voir. Cela sent comme Girafe et cela rue comme Girafe, mais cela n’a aucune forme du tout.

— Méfie-toi, dit le Léopard. Reste assis sur son cou jusqu’à l’aube ; fais comme moi. Rien ne semble avoir de forme par ici.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À l’aube claire, le Léopard dit :

— Qu’as-tu à ton bout de table, Frère ?

L’Éthiopien se gratta la tête et dit :

— Ça devrait être ’sclusivement d’un riche jaune d’or, jaune de la tête aux pieds, et ça devrait être Girafe ; mais c’est tout couvert d’empreintes marron. Et toi, qu’as-tu à ton bout de table, Frère ?

Le Léopard se gratta la tête et dit :

— Ça devrait être ’sclusivement d’un fauve tirant sur le gris perle et ça devrait être Zèbre ; mais c’est tout couvert de bandes noires et rouges. Que diable t’es-tu amusé à te faire, Zèbre ? Ne sais-tu pas que, sur le Hault-Veldt, je te verrais à dix milles ? Tu n’as pas de forme.


Ceci est l’image du Léopard et de l’Éthiopien, après qu’ils eurent suivi le conseil de Sage Baviaan. L’Éthiopien était simplement un nègre ; c’est pourquoi on l’appelle Sambo. Ils sont à la chasse dans la forêt aux ombres qui dansent, et ils cherchent M. Un-Deux-Trois-Ousqu’est mon Déjeuner. En regardant bien, vous verrez M. Un-Deux-Trois pas bien loin. L’Éthiopien se cache derrière un arbre noir, parce que c’est la couleur de sa peau, et le Léopard est couché contre un talus de cailloux tacheté, parce que ça va avec ses taches. M. Un-Deux-Trois-Ousqu’est mon Déjeuner est en train de manger les feuilles d’un grand arbre. — C’est une devinette.



— Oui, dit le Zèbre, mais ici ce n’est pas le Haut-Veldt… N’y voyez-vous pas ?

— Si, à présent ; mais, depuis hier, je n’y vois goutte. Comment ça se fait-il ?

— Laissez-nous nous lever, dit Zèbre, et nous vous montrerons.

Ils laissèrent le Zèbre et la Girafe se lever, et Zèbre se dirigea vers des buissons nains où le soleil jetait des ombres hachées, et Girafe vers des arbres assez hauts, où la lumière tombait en taches.

— Attention, maintenant ! dirent le Zèbre et la Girafe. Voilà comment c’est fait. Un — Deux — Trois ! Ousqu’est votre déjeuner ?

Léopard écarquilla les yeux, et l’Éthiopien de même, mais sans rien voir de plus que des ombres rayées et des ombres tachetées dans le sous-bois ; mais pas trace de Zèbre ni de Girafe. Ils s’en étaient allés, tout bonnement, se cacher parmi les ombres de la forêt.

— Hi ! hi ! dit l’Éthiopien, voilà un tour qui en vaut la peine. Profites-en, Léopard. Tu ressors sur ce fond sombre comme un savon blanc dans un seau à charbon.

— Ho ! ho ! dit le Léopard. Cela t’étonnerait-il beaucoup de savoir que tu as l’air, sur ce fond noir, d’un sinapisme sur un ramoneur ?

— Ça n’avancera pas le dîner de se donner des vilains noms, dit l’Éthiopien. Le fin de la chose, c’est que nous ne sommes pas assortis à nos fonds de tableau. Je vais suivre le conseil de Baviaan. Il m’a dit de changer ; et comme je n’ai rien sur moi que je puisse changer, excepté ma peau, je vais changer ça.

— En quelle couleur ? dit le Léopard, prodigieusement intéressé.

— Un petit brun foncé, garanti à l’usage, avec un peu de violet et du bleu ardoise aux bons endroits. Tout ce qu’il faut pour se cacher dans les creux et derrière les arbres.

Là-dessus, il changea de peau, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et le Léopard devint plus intéressé que jamais, car il n’avait jamais vu un homme changer de peau auparavant.

— Et moi ? dit-il.

Quand l’Éthiopien eut introduit son dernier petit doigt dans sa belle peau neuve toute noire :

— Suis aussi l’avis de Baviaan. Il t’a parlé de taches.

— Oui, et je n’ai pas compris.

— Il voulait dire des taches sur ta peau, dit l’Éthiopien.

— À quoi ça sert ? dit le Léopard.

— Pense à Girafe, dit l’Éthiopien. Ou si tu aimes mieux les rayures, pense à Zèbre. Ils sont très contents, eux, de leurs raies et de leurs taches.

— Hum ! dit le Léopard. Je ne voudrais pas ressembler à Zèbre, pas pour rien au monde.

— Eh bien, décide-toi, dit l’Éthiopien, parce que ça me déplairait de chasser sans toi ; mais il le faudra, si tu persistes à ressembler à un tournesol contre une palissade au coaltar.

— Va pour des taches, donc, dit le Léopard ; mais pas trop grandes. C’est commun. Je ne voudrais pas ressembler à Girafe, pas pour rien au monde.

— Je vais les faire du bout des doigts, dit l’Éthiopien. Il reste assez de noir sur ma peau pour cela. Amène-toi.

Alors l’Éthiopien mit ses cinq doigts ensemble (il restait encore beaucoup de noir qui n’avait pas séché sur sa peau neuve), et il en appuya le bout partout sur le Léopard, et chaque fois que les cinq doigts appuyaient, ils laissaient cinq petites marques noires tout près les unes des autres. On peut les voir sur la peau de n’importe quel Léopard, Mieux Aimée. Quelquefois, les doigts glissaient et les marques se brouillaient ; mais les cinq taches y sont toujours, sur tous les Léopards.

— Oh ! qu’il est beau ! dit l’Éthiopien. Maintenant, tu peux t’étendre sur le sol nu et te faire prendre pour un tas de pierraille. Tu peux te vautrer sur les rochers nus et on dirait un bloc de glaise à cailloux. Tu peux t’allonger le long d’une branche feuillue et paraître comme du soleil qui filtre parmi les feuilles ; et tu peux te coucher en plein travers d’un chemin et ressembler à rien du tout. Pense à ça et fais ronron !

— Mais si je suis toutes ces choses, pourquoi ne t’es-tu pas habillé en taches aussi ?

— Oh ! tout noir, c’est mieux pour un nègre, dit l’Éthiopien. Maintenant, en route, et voyons voir à reprendre la partie avec monsieur Un — Deux — Trois. Ousqu’est mon déjeuner ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Puis ils s’en allèrent et vécurent heureux ensuite. Mieux Aimée, pour toujours. Voilà tout.


L’ENFANT D’ÉLÉPHANT


lettrine Imagine-toi qu’au temps jadis, l’Éléphant, ô Mieux Aimée, n’avait pas de trompe. Il n’avait qu’un nez noiraud, courtaud, gros comme une botte, qu’il pouvait tortiller de droite et de gauche, mais pas ramasser des choses avec.

Or il y avait un Éléphant — un Éléphant tout neuf — un Enfant d’Éléphant — plein d’une insatiable curiosité ; cela veut dire qu’il faisait toujours un tas de questions. Et il demeurait en Afrique, et il remplissait toute l’Afrique de ses insatiables curiosités. Il demanda à sa grande tante l’Autruche pourquoi les plumes de sa queue poussaient comme ça ; et sa grande tante l’Autruche le cogna de sa dure, dure patte. Il demanda à son gros oncle l’Hippopotame pourquoi il avait les yeux rouges ; et son gros oncle l’Hippopotame le cogna de son gros, gros pied. Il demanda à sa maigre tante la Girafe pourquoi elle avait la peau tachetée, et sa maigre tante la Girafe le cogna de son dur, dur sabot ; et il demanda à son oncle poilu le Babouin pourquoi les melons avaient ce goût-là, et son oncle poilu le Babouin le cogna du revers de sa main poilue. Il posait des questions à propos de tout ce qu’il voyait, entendait, éprouvait, sentait et touchait, et tous ses oncles et tantes le cognaient ; ce qui ne l’empêchait pas de rester plein d’une insatiable curiosité.

Un beau matin, au milieu de la Précession des Équinoxes, cet insatiable Enfant d’Éléphant fit une belle question qu’il n’avait jamais faite encore. Il demanda :

— Qu’est-ce que le Crocodile mange pour dîner ?

Là-dessus, tout le monde lui dit : « Chut ! » à haute et terrible voix, et on se mit à le cogner sans perdre une minute, ni s’arrêter pendant longtemps.

Un peu plus tard, quand ce fut fini, il tomba sur l’oiseau Kolokolo perché dans un buisson d’épines, et il dit :

— Mon père m’a cogné et ma mère m’a cogné ; tous mes oncles et tantes m’ont cogné de même pour mon insatiable curiosité ; n’empêche que je veux savoir ce que le Crocodile a pour dîner !

Alors l’oiseau Kolokolo dit, avec un cri lamentable :

— Va sur les rives du grand fleuve Limpopo. Il est comme de l’huile, gris-vert et tout bordé d’arbres à fièvre. Cherche là !

Dès le matin suivant, comme il ne restait plus rien des Équinoxes, cet insatiable Enfant d’Éléphant prit cent livres de bananes (de la petite espèce courte et rouge), cent livres de canne à sucre (de la longue espèce violette) et dix-sept melons (de l’espèce verte craquelée), et dit à tous les siens :

— Au revoir ; je vais au grand fleuve Limpopo qui est comme de l’huile, gris-vert et tout bordé d’arbres à fièvre, pour savoir ce que le Crocodile mange pour dîner.

Et tous le cognèrent en chœur une fois de plus pour lui porter chance, bien qu’il les priât le plus poliment du monde de n’en rien faire.

Puis il s’en alla, un peu congestionné, mais pas étonné du tout, tout en mangeant des melons dont il semait l’écorce, parce qu’il ne pouvait pas la ramasser.

Il alla de Graham’s Town à Kimberley, et de Kimberley au pays de Khama, et du pays de Khama il marcha Nord-Nord-Est, mangeant des melons tout le temps, jusqu’à ce que, à la fin, il arrivât aux berges du grand fleuve Limpopo qui est comme de l’huile, gris-vert et tout bordé d’arbres à fièvre, exactement comme avait dit l’oiseau Kolokolo.

Or il te faut savoir et comprendre bien, Mieux Aimée, que, jusqu’à cette semaine, ce jour, cette heure et cette minute-là, cet insatiable Enfant d’Éléphant n’avait jamais vu de Crocodile, ni ne savait comment c’était fait. Tout ça, c’était son insatiable curiosité.

La première chose qu’il trouva fut un Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher, enroulé autour d’un rocher.

— Fait ’xcuse, dit l’Enfant d’Éléphant avec la plus grande politesse ; mais auriez-vous vu rien qui ressemble à un Crocodile dans ces parages circonvoisins ?

— Si j’ai vu un Crocodile ? s’écria le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher d’un ton de mépris écrasant. Qu’est-ce que vous allez me demander encore, après cela ?

— Fait ’xcuse, dit l’Enfant d’Éléphant, mais auriez-vous la bonté de me dire ce qu’il mange pour dîner ?

Là-dessus le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher se détortilla très vite du rocher et cogna l’Enfant d’Éléphant de son écailleuse et fouettante queue.

— C’est drôle, dit l’Enfant d’Éléphant, car mon père et ma mère, ainsi que mon oncle et ma tante, sans parler de mon autre tante, la Girafe, et de mon autre oncle, le Babouin, m’ont cogné tous pour mon insatiable curiosité — et je pense qu’ici c’est la même chose.

De sorte qu’il prit congé avec la plus grande politesse du Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher, après l’avoir aidé à se reboudiner autour de son rocher ; puis continua, un peu congestionné, mais pas étonné du tout, mangeant des melons dont il semait l’écorce, parce qu’il ne pouvait pas la ramasser, jusqu’à ce qu’il posât le pied sur ce qu’il prit pour une souche au bord même du grand fleuve Limpopo qui est comme de l’huile, gris-vert et tout bordé d’arbres à fièvre.

Mais c’était bel et bien le Crocodile, ô Mieux Aimée, et le Crocodile cligna d’un œil — comme ceci !

— Fait ’xcuse, dit l’Enfant d’Éléphant avec la plus grande politesse, mais vous serait-il arrivé de voir un Crocodile dans ces parages circonvoisins ?

Là-dessus, le Crocodile cligna de l’autre œil et souleva à demi sa queue hors de la vase ; et l’Enfant d’Éléphant se recula avec la plus grande politesse, car il n’avait pas envie d’être cogné de nouveau.

— Viens çà, petit, dit le Crocodile ; pourquoi fais-tu de ces questions-là ?

— Fait ’xcuse, dit l’Enfant d’Éléphant avec la plus grande politesse, mais mon père m’a cogné, ma mère m’a cogné, sans parler de ma grande tante l’Autruche, de mon gros oncle l’Hippopotame, de ma tante la Girafe qui rue si fort, ni de mon oncle poilu le Babouin, sans oublier le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher, à l’écailleuse et fouettante queue, là-bas au tournant de la berge, qui cogne plus fort que tout le monde ; c’est pourquoi, si cela ne vous faisait rien, j’aimerais mieux ne plus être cogné pour aujourd’hui.

— Viens çà, petit, dit le Crocodile, car le Crocodile, c’est moi.

Et il versa des larmes de Crocodile pour montrer qu’il disait vrai.

Alors l’Enfant d’Éléphant en eut l’haleine coupée et, tout soufflant, s’agenouilla sur la berge et dit :

— Vous êtes la personne même que je cherche depuis de si longs jours. Voudriez-vous, s’il vous plaît, me dire ce que vous mangez pour dîner ?

— Viens çà, petit, dit le Crocodile, et je vais te le dire à l’oreille.

Alors l’Enfant d’Éléphant approcha sa tête tout près de la gueule dentue et musquée du Crocodile, et le Crocodile le happa par son petit nez, lequel, jusqu’à cette semaine, ce jour, cette heure et cette minute-là, n’était pas plus grand qu’une botte.

— Je crois, dit le Crocodile — et il dit cela entre ses dents — je crois qu’aujourd’hui je commencerai par de l’Enfant d’Éléphant.

À ces mots, ô Mieux Aimée, l’Enfant d’Éléphant se sentit fort ennuyé, et il dit, en parlant du nez comme ceci :

— Laissez-boi aller ! Fous be faides bal !

Alors le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher descendit la berge dare-dare et dit :

— Mon jeune ami, si vous ne tirez pas dès maintenant sur-le-champ, aussi fort que vous pouvez, j’ai grand’peur que ce vieil ulster de cuir à grands carreaux vous précipite en ce courant limpide, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « Ouf ! ».

Alors l’Enfant d’Éléphant s’assit sur ses petites hanches et tira, tira, tira encore, tant et si bien que son nez commença de s’allonger. Et le Crocodile s’aplatit dans l’eau qu’à grands coups de queue il fouettait comme de la crème, et lui aussi tira, tira, tira.

Et le nez de l’Enfant d’Éléphant continuait à s’allonger et l’Enfant d’Éléphant se cala sur toutes ses quatre petites pattes et tira, tira, tira encore, et son nez continuait toujours à s’allonger ; et le Crocodile godilla de la queue comme d’un aviron, et lui aussi tira, tira, tira encore, et, à chaque effort, le nez de l’Enfant d’Éléphant s’allongeait de plus en plus — et cela lui faisait grand mal !

Puis l’Enfant d’Éléphant sentit ses pieds glisser et il dit, en parlant du nez, ce nez qui avait maintenant près de cinq pieds de long :

— C’est drop. Je n’y diens blus !


Ceci, c’est l’Enfant d’Éléphant, pendant que le Crocodile lui mange le nez. Il est aussi surpris qu’étonné et cela l’incommode, et il parle du nez et dit : « Laissez-boi aller ! Fous be faides bal ! » Il tire très fort, et de même fait le Crocodile ; mais le Serpent Python-Bicolore-de-Rocher arrive dare-dare, à la nage, au secours de l’Enfant d’Éléphant. Tout ce noir c’est les berges du grand fleuve Limpopo (il est comme de l’huile et tout vert, mais on ne me permet pas de peindre ces dessins avec des couleurs), et l’arbre à gros goulot avec les racines noueuses et les huit feuilles, ça n’est qu’un des arbres à fièvre qui poussent là.
Au-dessous du vrai dessin, ce sont des ombres d’animaux africains qui entrent dans une arche africaine. Il y a deux lions, deux autruches, deux bœufs, deux chameaux, deux moutons et deux autres choses qui ressemblent à des rats, mais je crois que ce sont des lapins de rocher. Tout cela ne veut rien dire. Je les ai mis là parce que j’ai pensé qu’ils faisaient bien, ils seraient bien plus jolis encore si j’avais la permission de les peindre avec des couleurs.



Alors le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher descendit sur la berge et se noua en deux demi-clefs autour des jambes de derrière de l’Enfant d’Éléphant, et dit :

— Voyageur téméraire et dépourvu d’expérience, nous allons maintenant donner pour de bon un peu de haute pression, parce que, autrement, j’ai dans l’idée que ce cuirassé à hélice et pont blindé que voilà va compromettre irréparablement votre brillant avenir.

Alors il tira, et l’Enfant d’Éléphant tira, et le Crocodile tira ; mais l’Enfant d’Éléphant et le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher tirèrent le plus fort ; et, à la fin, le Crocodile lâcha le nez de l’Enfant d’Éléphant avec un plop qu’on entendit du haut en bas du fleuve.

Alors l’Enfant d’Éléphant s’assit raide et dur ; mais il commença par dire « Merci » au Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher ; et fut gentil ensuite pour son pauvre nez qu’il enveloppa tout du long d’une compresse de feuilles de bananier fraîches et laissa pendre au frais dans le grand fleuve Limpopo qui est comme de l’huile et gris-vert.

— Pourquoi faites-vous ça ? dit le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher.

— Fait ’xcuse, dit l’Enfant d’Éléphant, mais mon nez est vilainement déformé et j’attends qu’il reprenne son galbe.

— Alors tu attendras longtemps, dit le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher. Il y a des gens qui ne connaissent pas leur bonheur.

L’Enfant d’Éléphant resta là trois jours assis, attendant que son nez diminue. Mais ce nez ne diminuait pas et même il le faisait loucher. Car, ô Mieux Aimée, tu as saisi et compris que le Crocodile, à force de tirer, en avait fait bel et bien une trompe, telle que tous les Éléphants portent aujourd’hui.

Vers la fin du troisième jour, une mouche vint, qui le piqua sur l’épaule ; et avant de savoir ce qu’il faisait il leva sa trompe et tua cette mouche.

— ’Vantage numéro UN, dit le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher. Tu n’aurais jamais pu faire ça avec un simple petit tronçon de nez. Essaye de manger un peu, maintenant.

Avant de se rendre compte de ce qu’il faisait, l’Enfant d’Éléphant étendit sa trompe et arracha un gros paquet d’herbe, en épousseta les racines contre ses jambes de devant, et se le tassa dans la bouche.

— ’Vantage numéro DEUX ! dit le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher. Tu n’aurais jamais pu faire ça avec un simple petit tronçon de nez. Ne trouves-tu pas que le soleil tape dur ici ?

— C’est vrai, dit l’Enfant d’Éléphant.

Et, avant de se rendre compte de ce qu’il faisait, il cueillit une motte de vase sur la berge du grand fleuve Limpopo et se l’appliqua sur la tête, où ça lui fit une belle casquette fraîche qui lui dégoulinait derrière les Oreilles.

— ’Vantage numéro TROIS ! dit le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher. Tu n’aurais jamais pu faire cela avec un simple petit tronçon de nez. Maintenant, si on te cognait, qu’est-ce que tu dirais ?

— Fait ’xcuse, dit l’Enfant d’Éléphant, mais cela ne me plairait pas du tout.

— Qu’est-ce que ça te dirait de cogner quelqu’un ? dit le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher.

— Ma foi, cela me plairait assez, dit l’Enfant d’Éléphant.

— Eh bien, dit le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher, tu trouveras ce nouveau nez que tu as là fort utile pour cogner les gens.

— Merci ! dit l’Enfant d’Éléphant. Je m’en souviendrai ; et maintenant, je crois que je vais rentrer à la maison rejoindre mon excellente famille et tâcher voir.


Ceci, c’est tout juste le portrait de l’Enfant d’Éléphant sur le point de cueillir des bananes à un bananier, après qu’il fut pourvu de sa nouvelle trompe. Je ne crois pas que ce soit un très joli portrait ; mais je ne peux pas le faire mieux, parce que les éléphants et les bananiers sont difficiles à dessiner. Les choses rayées derrière l’Enfant d’Éléphant, c’est un pays marécageux quelque part en Afrique. L’Enfant d’Éléphant fit la plupart de ses gâteaux de boue avec la boue qu’il trouva là. Je crois que ça aurait plus d’œil si tu peignais le bananier en vert et l’Enfant d’Éléphant en rouge.



C’est ainsi que l’Enfant d’Éléphant retourna chez lui à travers l’Afrique, en jouant et folâtrant avec sa trompe. Quand il voulait manger des fruits, il les cueillait à l’arbre, au lieu d’attendre qu’ils tombent, comme il faisait auparavant. Quand il voulait de l’herbe, il l’arrachait du sol, au lieu de se traîner sur les genoux comme il faisait auparavant. Quand les mouches le piquaient, il cassait une branche d’arbre et s’en servait en guise de chasse-mouches ; et il se collait une casquette de boue neuve, fraîche et dégoulinante, lorsque le soleil tapait. Quand il s’ennuyait de marcher seul à travers l’Afrique, il se chantait des airs dans sa trompe et ça faisait du bruit comme plusieurs fanfares. Il s’écarta de sa route afin de trouver un hippopotame (ce n’était pas un parent) et le cogna de toute sa force pour s’assurer que le Serpent-Python-Bicolore-de-Rocher avait dit vrai en parlant de sa nouvelle trompe.

Par un soir tout noir, il rejoignit son excellente famille et, sa trompe roulée, il dit :

— Comment vous portez-vous ?

Ils furent très contents de le revoir, et immédiatement répondirent :

— Viens ici qu’on te cogne pour ton insatiable curiosité.

— Peuh ! dit l’Enfant d’Éléphant. Je crois, mes braves gens, que vous n’y connaissez rien pour la chose de cogner ; quant à moi, c’est différent. Vous allez voir.

Alors il déroula sa trompe et jeta deux de ses parents cul par-dessus tête.

— Oh ! sac à bananes ! dirent-ils, où as-tu appris ce coup-là, et qu’est-ce qui est arrivé à ton nez ?

— Le Crocodile, qui demeure sur les berges du grand fleuve Limpopo, lequel est comme de l’huile et gris-vert, m’en a fait cadeau d’un neuf, dit l’Enfant d’Éléphant. Je lui ai demandé ce qu’il avait pour dîner, et il m’a donné ça comme souvenir.

— C’est vilain, dit son oncle poilu le Babouin.

— Peut-être, dit l’Enfant d’Éléphant, mais pourtant c’est commode.

Et, saisissant son oncle poilu le Babouin par une jambe, il le déposa dans un nid d’abeilles.

Alors ce méchant Enfant d’Éléphant se mit à cogner toute son excellente famille tant et plus, au point qu’ils finirent par avoir très chaud et à se sentir fort étonnés.

Il arracha à sa grande tante l’Autruche les plumes de sa queue ; il prit son autre tante la Girafe par une jambe de derrière et la traîna par un buisson d’épines ; il fit des peurs à son oncle l’Hippopotame en lui soufflant des bulles dans l’oreille, pendant qu’il faisait la sieste dans l’eau ; mais il ne laissa personne toucher à l’oiseau Kolokolo.

À la fin, cela chauffa tellement que toute sa chère famille partit à la queue leu leu vers les berges du grand fleuve Limpopo qui est comme de l’huile, gris-vert et tout bordé d’arbres à fièvre, pour faire au Crocodile l’emprunt de nouveaux nez. Quand ils revinrent, personne ne cogna plus personne ; et c’est depuis ce jour-là, Mieux Aimée, que tous les éléphants que tu verras, sans parler de tous ceux que tu ne verras pas, ont des trompes exactement semblables à la trompe de l’insatiable Enfant d’Éléphant.


LA COMPLAINTE
DU PETIT PÈRE KANGOUROU


lettrine Non, point toujours ne fut le Kangourou tel qu’on le voit aujourd’hui, car c’était une Tout Autre Bête à quatre courtes pattes. Il était gris, laineux et d’orgueil immodéré ; il dansait sur une crête, au milieu de l’Australie, et il alla trouver le Petit Dieu Nqa.

Il alla trouver Nqa à six heures de relevée, disant :

— Fais-moi différent de toutes les autres bêtes avant cinq heures de l’après-midi.

Nqa sauta en l’air, d’assis qu’il était sur un plateau de sable et cria : — Va-t’en !

Toujours gris, laineux et d’orgueil immodéré, Kangourou dansait sur un rebord de rocher, au milieu de l’Australie, puis alla trouver le Moyen Dieu Nquing.


Ceci est le portrait du Petit Père Kangourou, quand il était l’Autre sorte de Bête à quatre pattes courtes. Je l’ai fait gris et laineux de poil, et on peut voir son grand orgueil, parce qu’il porte une couronne de fleurs dans les cheveux. Il danse sur une saillie de rocher, au milieu de l’Australie, à six heures du matin. On peut voir qu’il est six heures, parce que le soleil se lève tout juste. Le bonhomme à oreilles et à bouche ouverte est le Petit Dieu Nqa. Nqa est très surpris, parce qu’il n’a jamais vu un Kangourou danser de la sorte auparavant. Le Petit Dieu Nqa vient de dire : « Va-t-en ! », mais le Kangourou est si occupé à danser qu’il n’a pas encore entendu.



Il alla trouver Nquing à huit heures de relevée, disant :

— Fais-moi différent de toutes les autres bêtes, et très populaire aussi par-dessus le marché, avant cinq heures de l’après-midi.

Nquing sauta en l’air, de couché qu’il était dans son trou parmi les spinifex et cria : — Va-t’en !

Toujours gris, laineux et d’orgueil immodéré, Kangourou dansait sur une dune, au milieu de l’Australie, puis alla trouver le Grand Dieu Nqong.

Il alla trouver Nqong à dix heures de relevée et lui dit :

— Fais-moi différent de toutes les autres bêtes, rends-moi populaire et très couru avant cinq heures de l’après-midi.

Nqong sauta en l’air, de couché qu’il était dans son bain du marais salant et cria : — Je m’en charge !

Nqong héla Dingo — Dingo Chien Jaune — couleur de poussière au soleil et qui a toujours faim. Il lui montra Kangourou et dit :

— Dingo ! Attention, Dingo ! Vois-tu ce Monsieur qui danse sur la dune. Il veut être populaire et couru. Dingo, je t’en charge.

Dingo sauta en l’air — Dingo Chien Jaune — et dit :

— Quoi ! ça ? ce chat de lapin ?

Dare-dare fila Dingo — Dingo Chien Jaune — qui a toujours faim — avec sa gueule en seau à charbon — sur les talons de Kangourou.

Dare-dare fila le fier Kangourou sur ses quatre pattes, comme un lapin.

Et voilà, Mieux Aimée, la première moitié de l’histoire !

Il fila par le désert, il fila par les montagnes, il fila par les salines, il fila par les grands joncs, il fila sous les spinifex, il fila sous les gommiers bleus, il fila si vite que les pattes de devant lui en cuisaient.

Il fallait bien !

Et toujours filait Dingo — Dingo Chien Jaune — qui a toujours faim et qui rit comme un piège à rats — sans perdre ni gagner — sur les talons de Kangourou.

Il fallait bien !

Et toujours courait Kangourou — Petit Père Kangourou. Il courut par les arbres Ti ; il courut par la mulga ; il courut sur l’herbe longue ; il courut sur l’herbe courte ; il courut par-dessus les Tropiques du Capricorne et du Cancer, si vite que lui en cuisaient les pattes de derrière.

Il fallait bien !

Toujours suivait Dingo — Dingo Chien Jaune — qui avait de plus en plus faim — avec sa gueule en collier de bourrique — sans gagner ni perdre.

Et ils arrivèrent à la rivière Wollgong.

Or, il n’y avait ni pont, ni bac, et Kangourou ne savait pas comment passer ; alors, il se mit debout sur les pattes de derrière et sauta.

Il fallait bien !

Il sauta comme un Kangourou. Un mètre d’abord, puis trois, puis cinq, tandis que ses pattes allongeaient et devenaient plus fortes. Il n’avait pas le temps de se reposer ni de boire, mais l’envie ne lui en manquait pas.

Toujours suivait Dingo — Dingo Chien Jaune — qui ne comprenait pas du tout et qui avait très faim, tout en se demandant ce qui, diable, pouvait faire sauter Petit Père Kangourou de la sorte. Car il sautait comme un criquet, comme un pois dans une poêle ou comme une balle neuve sur un plancher.

Il fallait bien !

Il troussa ses pattes de devant ; il sauta sur ses pattes de derrière ; il étendit sa queue toute droite en arrière pour former contrepoids et il sauta par-dessus les dunes du Darling et les déserts d’Australie.

Il fallait bien !

Toujours courait Dingo — Chien vanné Dingo — qui avait de plus en plus faim et comprenait de moins en moins, et se demandait quand, diable, Petit Père Kangourou aurait l’idée de s’arrêter.


Voici le portrait du Petit Père Kangourou à cinq heures de l’après-midi, une fois poussées ses si belles pattes de derrière, selon que le Grand Dieu Nqong le lui avait promis. On voit qu’il est cinq heures, parce que la pendule apprivoisée du Grand Dieu Nqong les marque. Voilà Nqong dans son bain avec les pieds qui dépassent. Le Petit Père Kangourou est en train d’être impoli envers Dingo Chien Jaune. Dingo Chien Jaune a fait toute l’Australie en essayant d’attraper Kangourou. On voit les traces des grands pieds tout neufs de Kangourou sur les dunes, venant de très loin.
Je ne sais pas les noms des fleurs qui poussent autour du bain de Nqong. Les deux petits tas là-bas, dans le désert, c’est les autres dieux à qui Kangourou a parlé ce matin-là. La chose avec de l’imprimé dessus, est la poche de Kangourou, il lui fallait une poche, maintenant qu’il avait des jambes. Ça va de soi.



Alors s’en vint Nqong, sortant du bain dans le marais salant et disant : « Il est cinq heures. »

Sur son derrière s’assit Dingo — Pauvre Chien Dingo — qui a toujours faim — couleur de poussière au soleil — qui tira la langue et fit : « Hou-ou ! »

Sur son derrière s’assit Kangourou — Petit Père Kangourou — la queue toute droite sous lui, en escabeau à traire les vaches, et dit :

— Dieu merci, voilà qui est fini !

Alors dit Nqong, qui est toujours bien élevé :

— Il faut remercier Dingo Chien Jaune. Après tout ce qu’il a fait pour toi !

Alors dit Kangourou — Père Kangourou le très fatigué :

— Il m’a chassé des lieux de mon enfance ; il a bouleversé mes heures de repas ; il a chahuté mon académie, et pour ce qui est de mes jambes, n’en parlons pas.

Alors dit Nqong :

— Peut-être je me trompe ; mais ne m’as-tu pas demandé de te rendre différent de tous les autres animaux, de même que très couru ?… Et il est cinq heures.

— Oui, dit Kangourou, j’aurais mieux fait de me taire. Je croyais que vous opériez au moyen de charmes et d’incantations ; mais ça, c’est une sale farce.

— Farce ! dit Nqong du fond de son bain sous les gommiers bleus. Répète ça et je siffle Dingo. Cette fois, il ne te restera plus de jambes du tout.

— Non, dit le Kangourou ; mettons que je n’ai rien dit. Il y a jambes et jambes, pas besoin d’en changer encore. Je vous remercie, si c’est pour moi. Je voulais seulement expliquer à Votre Seigneurie que je n’ai rien mangé depuis ce matin et que je me sens fort à jeun.

— Oui, dit Dingo — Dingo Chien Jaune — je me trouve exactement dans le même état. C’est grâce à moi qu’il est différent de tous les autres animaux ; mais qu’est-ce que je pourrais bien prendre pour goûter ?

Alors Nqong dit du fond de son bain dans les marais salants :

— Venez me demander ça demain, parce que je vais me laver.

De sorte qu’ils restèrent tous deux au milieu de l’Australie. Petit Père Kangourou et Dingo Chien Jaune, et chacun dit :

— C’est ta faute.


LE COMMENCEMENT DES TATOUS


lettrine Tout au milieu des Très Anciens Temps, ô ma Mieux Aimée, il y avait un Hérisson tout Piquant Pointu, et il vivait sur les bords du turbide Amazone, mangeant des limaçons et autres. Il avait pour amie une Tortue, Courtaude Pataude, qui mangeait des laitues vertes et autres. Tout était donc à merveille ainsi, Mieux Aimée. Pas vrai ?

Mais il y avait aussi, dans les mêmes Très Anciens Temps, un Jaguar Moucheté qui vivait de même sur les bords du turbide Amazone, mangeant tout ce qu’il attrapait. Quand il n’avait pas de cerfs ni de singes, il mangeait des grenouilles et des hannetons ; et quand il n’avait ni hannetons ni grenouilles, il allait trouver Madame Jaguar mère qui lui apprenait à manger du hérisson et de la tortue.

Elle le lui répéta plus d’une fois, en remuant gracieusement la queue :

— Mon fils, quand tu trouves un Hérisson, pousse-le jusqu’à l’eau et plonge-le dedans ; alors il se déroule. Pour une Tortue, cela se retire en vidant la carapace d’un coup de patte, comme avec un cuiller.

Tout était donc à merveille, Mieux Aimée.

Une belle nuit, sur les bords du turbide Amazone, Jaguar Moucheté trouva Hérisson Piquant Pointu et Tortue Courtaude Pataude assis contre le tronc d’un arbre abattu. Ils n’avaient pas le temps de fuir, de sorte que Piquant Pointu se roula en boule, parce que c’était un Hérisson, et Courtaude Pataude rentra sa tête et ses pattes dans son écaille tant qu’elle put, parce que c’était une Tortue ; et comme ça c’était à merveille, Mieux Aimée. Pas vrai ?

— À présent, un moment d’attention, dit Jaguar Moucheté, parce que la question est très importante. Ma mère m’a dit que, lorsqu’on trouve un Hérisson, il fallait le pousser dans l’eau et alors il se déroule ; et que, lorsqu’on trouve une Tortue, il faut vider sa carapace comme avec une cuiller. Or, lequel de vous est Hérisson et lequel Tortue ? Du diable si je m’en doute !

— Es-tu sûr de ce que ta Maman t’a dit ? répond Hérisson Piquant Pointu. Es-tu bien sûr ? N’est-ce point que, lorsque tu déroules une Tortue, il te faut l’écailler dans l’eau avec une cuiller et que, lorsque tu roules un Hérisson, il faut le plonger dans sa coquille ?

— Es-tu sûr de ce que ta Maman t’a dit ? répond Tortue Courtaude Pataude. Es-tu bien sûr ? N’est-ce point que, lorsque tu arroses un Hérisson, il faut le rouler avec ta patte, et que, lorsque tu rencontres une Tortue, il faut l’écailler jusqu’à ce qu’elle se déroule ?

— Je ne crois pas que c’était ça du tout, dit Jaguar Moucheté, quoiqu’il se sentît un peu embrouillé ; mais voulez-vous recommencer, s’il vous plaît, et pas si vite.

— Quand tu vides de l’eau avec ta patte, tu la déroules avec un Hérisson, dit Piquant Pointu. Avant tout, rappelle-toi ça.

— Mais, dit la Tortue, quand tu roules ta prise, tu la fais tomber dans une Tortue avec une cuiller. C’est pourtant facile à comprendre.

— Vous me faites mal à mes taches, dit Jaguar Moucheté ; en outre, je n’avais pas besoin de votre avis du tout. Je voulais seulement savoir lequel est Hérisson et lequel Tortue.

— Je ne te dirai pas, dit Piquant Pointu. Mais tu peux me retirer de ma coque si tu veux.

— Ah ! Ah ! dit Jaguar Moucheté. Maintenant, je sais que tu es la Tortue. Tu croyais que je ne saurais pas. Tu vas voir.

Là-dessus, Jaguar Moucheté allongea sa patte pelote au moment où Piquant Pointu s’enroulait de nouveau, et, comme de juste, Jaguar retira sa patte pelote toute criblée de piquants. Bien pis, il fit rouler Piquant Pointu dans les bois et dans la brousse, si bien qu’il le perdit et, pour le retrouver, il faisait trop noir. Alors Jaguar se mit à sucer sa patte pelote et, comme de juste, les piquants lui cuisaient encore plus.

Aussitôt qu’il put parler, il dit :

— Je sais maintenant qu’il n’était pas Tortue du tout. Mais — à ce moment il se gratte la tête avec la patte qui n’avait rien — comment savoir si l’autre que voilà est Tortue ou non !

— Mais je suis Tortue, parfaitement, dit Courtaude Pataude. Ta mère avait raison. Elle t’a dit de vider mon écaille avec tes pattes, comme avec une cuiller. Vas-y.

— Ce n’est pas ça que tu m’as dit qu’elle avait dit tout à l’heure, dit Jaguar Moucheté en suçant sa patte pelote, afin d’en retirer les piquants. Tu m’as dit qu’elle avait dit tout à fait autre chose.

— Eh bien, une supposition que tu dises que j’ai dit qu’elle aurait dit tout à fait autre chose, je ne vois pas quelle différence ça fait ; parce que si elle a dit ce que tu dis que j’ai dit qu’elle avait dit, c’est la même chose que si je disais ce que j’ai dit qu’elle avait dit. D’un autre côté, si tu crois qu’elle a dit que tu devais me dérouler avec une cuiller, au lieu de me pétrir en chair à pâté avec tes pattes dans mon écaille, qu’y puis-je faire ?

— Mais tu viens de dire que tu voulais être retirée de ton écaille avec mes pattes, dit Jaguar Moucheté.

— Si tu veux te donner la peine de réfléchir, tu verras que je n’ai rien dit de pareil. J’ai dit que ta mère avait dit qu’il te fallait me sortir de mon écaille, comme avec une cuiller, dit Courtaude Pataude.

— Qu’est-ce qui arrivera, si j’essaye ? dit Jaguar en reniflant et qui se méfiait.

— Je n’en sais rien. On ne m’a jamais sortie de mon écaille encore, mais ce que je sais, c’est que si tu veux me voir nager, tu n’as qu’à me laisser tomber à l’eau.

— Je n’en crois pas un mot, dit Jaguar Moucheté. Tu as embrouillé tout ce que ma mère m’avait dit avec les choses que tu m’as demandé si j’étais sûr qu’elle n’aurait pas dites, au point que je ne sais plus si je marche sur la tête ou sur la pointe de ma queue mouchetée ; maintenant, voici que tu me racontes quelque chose qu’on peut comprendre, et ça me barbouille encore plus qu’avant. Ma mère m’a dit qu’il fallait jeter à l’eau l’un de vous deux, et comme tu as l’air de tenir à ce qu’on te jette à l’eau, je pense que tu n’as pas envie qu’on t’y jette. Saute donc dans le turbide Amazone et dépêche-toi.

— Je t’en préviens, ta Maman ne sera pas contente. Ne lui dis pas ce que je ne t’ai pas dit, surtout, dit Courtaude Pataude.

— Si tu dis un autre mot de ce que ma mère a dit… répondit le Jaguar.

Mais il n’eut pas le temps de finir sa phrase que Courtaude Pataude plongea sans bruit dans le turbide Amazone, nagea longtemps entre deux eaux et vint sortir sur la berge où Piquant Pointu l’attendait.

— Nous l’avons échappé belle, dit Piquant Pointu. Je n’aime pas Jaguar Moucheté. Que lui as-tu dit que tu étais ?

— Je lui ai dit véridiquement que j’étais une vraie Tortue ; mais il n’a pas voulu le croire et il m’a fait sauter à l’eau pour voir si je l’étais, et comme je la suis, il est étonné. Il est allé le dire à sa mère. Écoute-le !

Ils entendaient Jaguar Moucheté rugir parmi les arbres et la brousse du haut en bas du turbide Amazone, si bien que sa mère arriva.

— Fils ! fils ! dit sa mère à plusieurs reprises, en remuant la queue avec grâce, qu’as-tu donc fait que tu n’aurais pas dû ?

— J’ai tâché de sortir quelque chose qui m’a demandé à être sorti de son écaille avec ma patte, et ma patte est pleine de pi… piquants, dit Jaguar Moucheté.

— Fils ! fils ! dit sa mère à plusieurs reprises, en remuant la queue avec grâce, aux piquants que je vois dans ta patte pelote, je pense que c’était un Hérisson. Il fallait le laisser tomber dans l’eau.

— C’est ce que j’ai fait à l’autre saleté ; et il m’a dit qu’il était une Tortue et je ne l’ai pas cru, et c’était la vérité, et il a plongé dans le turbide Amazone et il ne remontera plus, et je n’ai rien mangé et nous ferions mieux de nous installer ailleurs. Ils sont trop malins sur le turbide Amazone pour pauvre de moi.

— Fils ! fils ! dit sa mère à plusieurs reprises, en remuant la queue avec grâce, écoute-moi et rappelle-toi ce que je te dis. Un Hérisson, cela se roule en boule et ses piquants se hérissent de tous côtés à la fois. C’est à cela qu’on reconnaît le Hérisson.

— Cette vieille dame me déplaît, dit Piquant Pointu à l’ombre d’une grande feuille. Que peut-elle bien savoir encore ?

— Une Tortue, continua Madame Jaguar mère, ne peut pas se mettre en boule. Elle se contente de rentrer la tête et les pattes dans son écaille. C’est à cela qu’on reconnaît une Tortue.

— Cette vieille dame me déplaît, là, mais pas à moitié, dit Courtaude Pataude la Tortue. Jaguar Moucheté lui-même est capable de se rappeler ça. Dommage que tu ne saches pas nager, Piquant Pointu.

— Oh ! moi… dit Piquant Pointu. Mais pense comme ce serait commode si tu pouvais te mettre en boule. Quel pétrin ! Écoute Jaguar Moucheté.

Jaguar Moucheté, assis au bord du turbide Amazone, se retirait, en les suçant, ses piquants des pattes et se redisait :

Pas rouler, nager oui,
Courtaud Pataud, c’est lui !
Pas nager, rouler oui,
Piquant Pointu, c’est lui !

— Sûr qu’il n’oubliera plus à présent, dit Piquant Pointu. Tiens-moi le menton, Courtaude Pataude. Je vais tâcher d’apprendre à nager. Ça peut servir.

— Excellente idée ! dit Courtaude Pataude.

Et elle lui tint le menton, tandis que Piquant Pointu gigotait dans les eaux du turbide Amazone.

— Tu t’y mettras, dit Courtaude Pataude. Maintenant, si tu pouvais me délacer un peu mon corset dans le dos, je verrais voir à ce qu’on peut faire pour la chose de se mettre en boule. Ça peut servir.

Piquant Pointu aida la Tortue à se délacer, tant qu’à force de tortiller et de forcer, Courtaude Pataude arriva à se plier un tout petit brin.

— Bravo ! dit Piquant Pointu ; mais à ta place, je n’insisterais pas pour le moment. Tu t’en ferais mourir d’apoplexie. Remets-toi, s’il te plaît, à l’eau avec moi, que je m’essaye à tirer la coupe ; tu dis que c’est facile.

Ainsi Piquant Pointu s’exerçait, tandis que Courtaude Pataude nageait à côté.

— Bravo ! dit Courtaude Pataude. Avec un peu d’entraînement, tu t’en tireras comme une petite baleine. Maintenant, si j’osais, je te demanderais de me lâcher mon corset en avant et en arrière de deux crans de plus, et je répéterai cet arc de cercle élégant dont tu dis que c’est si facile. Oh ! le nez de Jaguar Moucheté !

— Bravo ! dit Piquant Pointu, en secouant l’eau du turbide Amazone. Parole ! c’est à te prendre pour une personne de ma famille. Deux crans, dis-tu ? Allons, un peu plus d’expression, s’il te plaît, et ne geins pas si fort, ou Jaguar Moucheté va nous entendre. Quand tu auras fini, je voudrais essayer ce plongeon dont tu dis que c’est si facile. Oh ! le nez de Jaguar Moucheté !

Puis Piquant Pointu plongea, Courtaude Pataude plongeant avec lui.

— Bravo ! dit Courtaude Pataude. En faisant un tantinet plus attention à retenir ton souffle, tu arriveras à pouvoir te mettre en ménage au fond du turbide Amazone. Je vais passer maintenant au numéro où il s’agit de s’entortiller les pattes de derrière autour des oreilles, position dont tu vantes le confortable. Oh ! le nez de Jaguar Moucheté !

— Bravo ! dit Piquant Pointu. Mais je crois que ça force tes plaques dans le dos. Elles montent les unes sur les autres à présent, au lieu de rester à plat.

— Oh ! ça vient de l’exercice, dit Courtaude Pataude. Je remarque que tes piquants, à toi, ont l’air de se fondre et se coller, et tu ressembles plus à un ananas qu’à un marron d’Inde comme avant.

Vraiment ? dit Piquant Pointu. C’est à force de se baigner. Oh ! le nez de Jaguar Moucheté !

Ils continuèrent à s’exercer, chacun aidant l’autre, jusqu’au matin, et, le soleil levé, il se reposèrent, tout en se séchant. Ils s’aperçurent alors très différents de ce qu’ils étaient auparavant.

— Piquant Pointu, dit Tortue après déjeuner, je ne suis plus ce que j’étais hier ; mais il me reste, je crois, de quoi distraire encore Jaguar Moucheté.

— C’est à ça que je pensais, dit Piquant Pointu. Je trouve des écailles bien supérieures à des piquants — sans compter l’avantage de savoir nager. Non, mais le nez de Jaguar Moucheté ! Allons le trouver.

Ils se mirent en quête de Jaguar Moucheté, qu’ils trouvèrent encore en train de dorloter sa patte pelote qui avait eu du mal la nuit d’avant. Il fut si étonné qu’il tomba trois fois de suite à la renverse par-dessus sa queue mouchetée.

— Bonjour ! dit Piquant Pointu. Et comment se porte ta gracieuse mère, ce matin ?

— Très bien, je vous remercie, dit Jaguar Moucheté ; mais il faut m’excuser si je ne vous remets pas tout de suite.

— Ça, ce n’est pas gentil, dit Piquant Pointu, de la part de quelqu’un qui, hier encore, a essayé de m’ôter de mon écaille avec sa patte comme avec une cuiller.

— Mais tu n’avais pas d’écaille. C’était tout piquants, dit Jaguar Moucheté. Je le sais. Il n’y a qu’à regarder ma patte !…

— Tu m’as dit de plonger dans le turbide Amazone et de m’y noyer, dit Courtaude Pataude. Pourquoi être si impoli et si oublieux aujourd’hui ?

— Ne te rappelles-tu pas les paroles de ta mère ? dit Piquant Pointu :

Pas rouler, nager oui,
Piquant Pointu, c’est lui !
Pas nager, rouler oui,
Courtaud Pataud, c’est lui !

Alors ils se mirent en boule tous les deux et roulèrent en rond tout autour de Jaguar Moucheté, tant que les yeux lui sortaient de la tête. Alors il alla chercher sa mère.


Voici une magnifique carte du turbide Amazone, imprimée tout en noir. Elle n’a rien à faire avec l’histoire, excepté qu’il y a deux Tatous dedans (vers le haut). Ce qu’il y a de beau, ce sont les aventures arrivées aux hommes qui suivirent la route indiquée par les flèches. J’avais l’intention de dessiner des Tatous en commençant la carte, des singes à queue d’araignée, de grands serpents et des tas de jaguars ; mais c’était plus amusant de faire une carte avec des aventureuses aventures. On commence en bas, au coin gauche, et on suit les petites flèches tout le temps et on revient à la fin, après avoir fait le tour, à l’endroit où les gens aventureux se rembarquèrent sur un vaisseau appelé le Tigre Royal. C’est une très aventureuse image et toutes les aventures y sont racontées en écrit, de sorte qu’on peut être sûr de ce qui est une aventure, ou bien un arbre, ou un bateau.



— Mère, dit-il, il y a deux nouveaux animaux dans le bois, aujourd’hui, et celui dont tu m’as dit qu’il ne savait pas nager nage, et celui dont tu m’as dit qu’il ne pouvait pas se mettre en boule se met en boule ; et ils ont dû mettre leurs piquants de compte à demi, parce que tous deux sont en écailles au lieu d’un tout lisse et l’autre tout piquant ; et, en plus de cela, ils sont à rouler autour de moi en cercle sans s’arrêter, et ça me fait mal au cœur.

— Fils ! fils ! dit Madame Jaguar mère à plusieurs reprises, en remuant la queue avec grâce, un Hérisson est un Hérisson et une Tortue une Tortue, rien d’autre.

— Mais ce n’est pas un Hérisson et ce n’est pas une Tortue. C’est un peu de chaque, et je ne sais pas comment ça s’appelle.

— Quelle plaisanterie ! dit Madame Jaguar mère. Tout a un nom. À ta place, j’appellerais cela un Tatou, jusqu’à ce que j’aie trouvé le vrai mot. Et je le laisserais tranquille.


Ceci est l’image de toute l’histoire du Jaguar et du Hérisson et de la Tortue et du Tatou tout en tas. Elle est à peu près pareille, de quelque côté qu’on la tourne. La Tortue est au milieu, qui apprend à faire des assouplissements ; c’est pourquoi les plaques d’écaille de sa carapace sont si écartées. Elle est debout sur le Hérisson qui va apprendre à nager. Le Hérisson est un Hérisson japonais, parce que je n’ai pas pu trouver nos Hérissons, à nous, dans le jardin, quand je voulais les dessiner. (Il faisait jour et ils dormaient dans les dahlias.) Jaguar-Tacheté regarde par-dessus le bord. Il a une poupée à sa patte pelote ficelée par sa mère, parce qu’il s’est piqué en écaillant le Hérisson. Il est extrêmement surpris de voir ce que fait la Tortue et sa patte lui cuit. La bête à groin avec un petit œil est le Tatou, en lequel la Tortue et le Hérisson vont se transformer quand ils auront fini de se tortiller et de nager. Tout ça fait une image magique, et c’est une des raisons pourquoi je n’ai pas dessiné les moustaches du Jaguar. L’autre raison, c’est qu’il était si jeune que ses moustaches n’avaient pas eu le temps de pousser.




Jaguar Moucheté fit comme on lui disait, surtout pour ce qui est de les laisser tranquilles ; mais ce qu’il y a de curieux, c’est que, depuis ce jour-là, ô Mieux Aimée ! personne, sur les bords du turbide Amazone, n’a jamais appelé Piquant Pointu et Courtaude Pataude autrement que Tatou. Il y a des Hérissons ailleurs et des Tortues aussi, bien sûr (dans mon jardin par exemple) ; mais la vraie ancienne espèce, dont les écailles débordent les unes sur les autres comme des pommes de pin, et qui vivaient sur les bords du turbide Amazone dans les Très Anciens Temps, on les a toujours appelés Tatous, parce qu’ils étaient si malins.

Et voilà, Mieux Aimée. Tout est bien comme ça. Pas vrai ?


LA PREMIÈRE LETTRE


lettrine Or il y avait une fois, voilà très longtemps, Mieux Aimée, un homme Néolithique. C’était un Primitif qui vivait dans une grotte et portait très peu d’habits. Il ne savait ni lire ni écrire et ça lui était égal ; il était toujours content, excepté quand il avait faim. Il s’appelait Tegumai Bopsulai, ce qui signifie : l’Homme-qui-ne-met-pas-un-pied-devant-l’autre-sans-savoir-pourquoi ; mais nous, ô Mieux Aimée ! nous l’appellerons Tegumai tout court. Le nom de sa femme était Teshumai Tewindrow, ce qui signifie : la Dame-qui-fait-beaucoup-beaucoup-de-questions ; mais, pour aller plus vite, nous dirons Teshumai. Et le nom de sa petite fille était Taffimai Metallumai, ce qui signifie : Petite-personne-dépourvue-de-manières-et-qui-a-besoin-d’être-fouettée ; mais nous l’appellerons Taffy. Et c’était la Mieux Aimée de Tegumai Bopsulai et la Mieux Aimée de sa Maman-à-elle-toute-seule ; on ne la fouettait pas la moitié de ce qu’il lui aurait fallu, et ils vivaient très heureux tous trois.

Aussitôt que Taffy sut marcher, elle accompagna partout son Papa Tegumai, et parfois ils ne rentraient à la grotte que lorsqu’ils avaient faim, et alors Teshumai Tewindrow disait : « Où diable avez-vous été tous les deux pour vous crotter comme cela ? Vrai, mon Tegumai, tu ne vaux pas mieux que ma Taffy. »

Or, oyez et entendez bien !

Un jour, Tegumai Bopsulai descendit par le Marais aux Castors, afin de pêcher au harpon des carpes pour dîner, et Taffy vint aussi. Le harpon de Tegumai était en bois avec des dents de requin au bout, et, avant d’avoir pris un seul poisson, il le cassa par accident en le lançant trop roide contre le fond de la rivière. Ils se trouvaient à des milles et des milles de chez eux (avec leur déjeuner dans un petit panier, tu comprends bien), et Tegumai avait oublié de prendre des harpons de rechange.

— Nous voilà propres — une jolie pêche ! dit Tegumai. Il me faudra une demi-journée pour raccommoder ça.

— Il y a ton grand harpon noir à la maison, dit Taffy. Laisse-moi retourner à la grotte d’un temps de trot et le demander à M’man.

— C’est trop loin pour tes grosses petites jambes, dit Tegumai. De plus, tu es capable de tomber dans l’étang aux castors et de te noyer. Il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Il s’assit et prit une petite sacoche de peau rapiécée, pleine de nerfs de renne et de lanières de cuir, de mottes de cire et de bouts de résine, et se mit à raccommoder le harpon. Taffy s’assit aussi, les doigts de pied dans l’eau et le menton dans la main, et se mit à réfléchir très fort. Alors elle dit :

— Dis donc, P’pa, c’est très embêtant de ne savoir écrire ni l’un ni l’autre. Si nous savions, nous pourrions envoyer une lettre pour demander le harpon.

— Taffy, dit Tegumai, combien de fois t’ai-je demandé de ne pas parler comme ça. Embêtant ne se dit pas ; mais, tout de même, ce serait très commode si on pouvait écrire à la maison.

À ce même moment, un Étranger s’en vint le long de la rivière ; mais il appartenait à une tribu lointaine, les Tewaras, et il ne comprenait pas un mot du langage de Tegumai. Il restait debout sur le bord, en souriant à Taffy, parce que lui aussi avait une petite fille à la maison. Tegumai tira un écheveau de nerfs de renne de son sac à malice et se mit à raccommoder le harpon.

— Viens ici, dit Taffy. Sais-tu où reste ma M’man ? Et l’Étranger dit : Hum ! — étant, comme on sait, un Tewara.

— Tourte ! dit Taffy, en tapant du pied, car elle voyait un beau passage de carpes qui remontaient le courant juste au moment où son Papa ne pouvait pas se servir de son harpon.

— N’ennuie pas les grandes personnes, dit Tegumai, si occupé à son raccommodage qu’il ne se retourna même pas.

— C’est pas moi, dit Taffy. Je lui demande seulement de faire la chose que je veux qu’il fasse, et il ne veut pas comprendre.

— Alors ne m’ennuie pas, moi, dit Tegumai qui continuait à tirer et forcer les nerfs de renne, la bouche pleine de bouts et de morceaux.

L’Étranger — c’était un Tewara pur sang — s’assit sur l’herbe et Taffy lui montra du doigt ce que faisait son père. L’Étranger pensa : « Voici une enfant très surprenante. Elle tape du pied et me tire la langue. Ce doit être la fille de ce noble chef qui est si puissant qu’il ne veut pas faire attention à moi. » De sorte qu’il sourit plus poliment que jamais.

— Maintenant, dit Taffy, je veux que tu ailles trouver ma M’man, parce que tes jambes sont plus longues que les miennes et que tu ne tomberas pas dans l’étang aux castors. Tu demanderas l’autre harpon de Papa : celui qui a un manche noir et qui est accroché au-dessus de la cheminée.

L’Étranger — et c’était un Tewara — pensa : « Voici une enfant très, très surprenante. Elle agite les bras et elle me crie dans la figure ; mais je ne comprends pas un mot de ce qu’elle dit. Pourtant, si je ne fais pas ce qu’elle veut, je crains grandement que ce Chef arrogant, l’Homme-qui-tourne-le-dos-aux-visiteurs, ne se fâche. »

Il se leva, pour lors, et arracha un grand morceau d’écorce à un bouleau, puis l’offrit à Taffy. Il fit cela, Mieux Aimée, pour montrer que son cœur était aussi blanc que l’écorce du bouleau et qu’il n’avait pas de mauvaises intentions ; mais Taffy ne comprit pas très bien.

— Oh ! dit-elle, je vois à présent. Vous voulez l’adresse du domicile de ma M’man. Je ne sais pas écrire, mais je sais dessiner des images, pourvu que j’aie quelque chose de pointu pour gratter avec. Prêtez-moi, je vous prie, la dent de requin que je vois à votre collier.

L’Étranger (c’était un Tewara) ne dit rien et Taffy étendit sa petite main et tira sur le beau collier de cailloux, de graines et de dents de requin qu’il portait au cou.

L’Étranger (un vrai Tewara) pensa : « Voici une très, très, très surprenante enfant. Car cette dent est enchantée et on m’a toujours dit que toute personne qui la toucherait sans ma permission devait sur-le-champ enfler puis éclater avec bruit. Mais cette enfant n’enfle ni n’éclate, et ce Chef important, l’Homme-qui-s’occupe-strictement-de-son-affaire, ne semble craindre pour elle rien de pareil. Je ferai bien d’être plus poli. »

C’est pourquoi il donna la dent de requin à Taffy ; et elle se mit à plat sur son petit estomac avec les jambes en l’air, comme quelqu’un que je connais sur le parquet du salon, pour dessiner des images, et elle dit :

— Maintenant, je vais vous faire de beaux dessins ! Je vous permets de regarder par-dessus mon épaule, mais pas de rire. D’abord, je vais faire P’pa quand il pêche. Ça ne lui ressemble pas beaucoup, mais M’man saura, parce que j’ai fait le harpon tout cassé. À présent, je vais dessiner l’autre harpon qu’il veut, celui qui a un manche noir. On dirait qu’il est planté dans le dos de P’pa, mais c’est parce que la dent a glissé et que ce morceau d’écorce n’est pas assez grand. Voilà le harpon qu’il faut rapporter ; alors je vais faire mon portrait, à moi, vous s’pliquant la chose. Mes cheveux ne se tiennent pas droits comme j’ai fait, mais ils sont plus faciles à dessiner de cette manière-là. Maintenant, je vais vous dessiner, vous. Ce n’est pas que vous ne soyez pas très gentil comme vous êtes, mais je ne peux pas vous faire joli sur l’image. Alors il ne faut pas être fâché. Êtes-vous fâché ?

L’Étranger (un Tewara c’était) sourit. Il pensa : « Il doit y avoir une grande bataille quelque part qui se prépare, et cette surprenante enfant qui m’a pris ma dent de requin mais n’enfle ni n’éclate, m’ordonne d’appeler toute la tribu de ce grand Chef à son secours. C’est certainement un grand Chef, sans quoi il aurait fait attention à moi. »

— Regardez, dit Taffy, en dessinant avec beaucoup d’application et pas mal de faux traits ; maintenant, je vous ai dessiné et j’ai mis dans votre main le harpon dont se sert P’pa, pour vous rappeler qu’il faut le rapporter. Maintenant, je vais vous montrer comment trouver l’adresse du domicile de ma M’man. On va toujours tout droit jusqu’à ce qu’on trouve deux arbres. (Ça, c’est des arbres.) Puis on monte une côte (ça, c’est une côte), et puis on arrive à un étang plein de castors. Je n’ai pas mis tous les castors, parce que je ne sais pas dessiner de castors ; mais j’ai fait leurs têtes, et c’est tout ce qu’on en voit en longeant l’étang. Ne tombez pas à l’eau ! Notre Grotte est juste passé l’étang. Elle n’est pas vraiment aussi haute que la côte, mais je ne peux pas faire les choses très petites. Devant la Grotte, c’est ma M’man. Elle est jolie. C’est la plus jolie de toutes les M’mans qu’il y a jamais eu ; mais elle ne se fâchera pas que je l’aie faite si vilaine. Elle sera contente de voir que je sais dessiner. Pour que vous n’oubliez pas, j’ai dessiné le harpon que P’pa veut en dehors de la Grotte. En réalité, il est dedans ; mais vous montrerez l’image à ma M’man et elle vous le donnera. Je l’ai faite avec les bras en l’air, parce que je sais qu’elle sera si contente de vous voir. S’pas que c’est une belle image ? Si vous ne comprenez pas bien, je vous ’spliquerai encore.

L’Étranger (car c’était un Tewara) regarda l’image et hocha la tête très fort.

Il se dit : « Si je ne vais pas chercher la tribu de ce grand Chef, il sera tué par ses ennemis qui viennent de tous côtés avec des lances. Je vois maintenant pourquoi le grand Chef faisait semblant de ne pas me voir ! Il avait peur que ses ennemis soient cachés dans la brousse et le voient me donner un message. C’est pourquoi il me tourne le dos, afin de laisser la sage et merveilleuse enfant dessiner la terrible image qui me montre ses dangers. Je vole demander du secours à sa tribu. »

Sans même demander son chemin à Taffy, il partit comme le vent à travers la brousse, l’écorce de bouleau à la main, et Taffy se rassit, toute contente.

Or, voici l’image que Taffy avait dessinée !

— Qu’est-ce que tu faisais, Taffy ? dit Tegumai.

Il avait raccommodé son harpon et le balançait avec soin pour voir si ça tenait.

— Une petite idée que j’ai eue, P’pa chéri ! dit Taffy. Pourvu que tu ne fasses pas de questions, tu sauras tout bientôt et alors tu seras étonné ! Tu ne te doutes pas comme tu seras étonné, P’pa chéri ! Promets-moi que tu seras étonné.

— Très bien ! dit Tegumai. Et il continua de pêcher.

L’Étranger (saviez-vous que c’était un Tewara ?) partit à toutes jambes, tenant l’image à la main, et, après quelques milles, tout à fait par hasard, tomba sur Teshumai Tewindrow, à la porte de sa Grotte, causant avec quelques autres dames Néolithiques qui venaient de partager un déjeuner Primitif. Taffy ressemblait fort à Teshumai, de sorte que l’Étranger, en pur Tewara qu’il était, sourit poliment et lui tendit l’écorce de bouleau.

À peine l’eut-elle regardée qu’elle se mit à crier comme une folle et sauta aux yeux de l’Étranger. Les autres dames Néolithiques le jetèrent aussitôt cul par-dessus tête et les six plus lourdes s’assirent dessus en rang d’oignons, tandis que Teshumai lui arrachait des poignées de cheveux.

— Ce qu’a fait cet Étranger est aussi visible que son nez au milieu de sa figure. Il a tout lardé mon Tegumai de harpons et fait si peur à la pauvre Taffy que ses cheveux se tiennent droits sur sa tête et, non content de cela, il a l’audace de m’apporter une horrible image qui montre comment il s’y est pris. Voyez !

Elle montra l’image à toutes les dames Néolithiques patiemment assises sur l’Étranger.

— Voici mon Tegumai avec un bras cassé ; voici une lance qui lui entre dans le dos ; voici un homme qui va jeter son harpon ; en voici un autre qui lance son harpon du fond d’une grotte ; et voici un tas de gens (c’étaient les castors de Taffy, mais c’est vrai qu’ils avaient un peu l’air de personnes) qui arrivent derrière Tegumai. Quelle horreur !

— Quelle horreur ! répétèrent les dames Néolithiques.

Et là-dessus, elles remplirent de vase les cheveux de l’Étranger (ce qui le surprit grandement), et elles battirent les tambours de la tribu et rassemblèrent tous les chefs de la tribu de Tegumai, sorciers, guerriers et bonzes, lesquels décidèrent, avant de couper le cou à l’Étranger, de le conduire jusqu’à la rivière, afin qu’il leur montrât où il avait caché la pauvre Taffy.

Depuis un moment déjà, l’Étranger (tout Tewara qu’il fût) était positivement ennuyé. Ses cheveux étaient tout collés de boue ; on l’avait roulé de long en large sur des galets durs ; on s’était assis dessus, en rang de six à la fois ; on l’avait cogné et bourré à lui couper le souffle, et quoiqu’il ne comprît pas leur langage, il était presque sûr d’une chose : les noms que lui donnaient les dames Néolithiques n’étaient point polis. Pourtant il ne dit rien jusqu’à ce que toute la tribu de Tegumai fût assemblée, et alors il les mena jusqu’au bord de la rivière Wagai, où ils trouvèrent Taffy qui faisait des guirlandes de marguerites, et Tegumai qui pêchait des carpes avec son harpon raccommodé.

— Eh bien, vous avez été vite ! dit Taffy. Mais pourquoi tant de monde ? P’pa chéri, c’est ma surprise. Es-tu étonné ?

— Très étonné ; mais c’est la fin de toute espèce de pêche pour aujourd’hui. C’est incroyable, Taffy, mais toute notre bonne, brave et digne tribu est là, Taffy.

C’était vrai.

Alors Teshumai se précipita et se mit à embrasser Taffy très fort ; mais le Grand Chef de la tribu de Tegumai prit Tegumai par les plumes de son toupet et le secoua avec sévérité.

— Explique, explique, explique ! cria toute la tribu.

— Lâchez mon toupet, dit Tegumai. Qu’est-ce qui vous prend ? On ne peut plus casser un harpon sans que le pays vous tombe dessus, maintenant. C’est mon affaire.

— Avec tout ça, dit Taffy, vous n’avez même pas apporté le harpon à manche noir. Et qu’est-ce que c’est que cette manière de traiter mon gentil Étranger ?

On le passait à tabac méthodiquement tant que les yeux lui en sortaient de la tête. Il ne pouvait qu’ouvrir la bouche et montrer Taffy du doigt.

— Où sont les méchants qui t’ont donné des coups de lance, chérie ? dit Teshumai Tewindrow.

— Il n’y avait personne, dit Tegumai. Ma seule visite de ce matin est ce pauvre homme que vous essayez d’étrangler en ce moment. N’allez-vous pas bien ou si vous êtes malades, ô Tribu de Tegumai ?

— Il apportait une horrible image, dit le Grand Chef, une image qui te montrait tout lardé de lances.

— Euh !… Hum !… P’têtre que je ferais mieux de raconter que c’est moi qui lui ai donné l’image, dit Taffy.

Mais elle ne se sentait pas très à l’aise.

— Toi, dit la tribu de Tegumai, d’une seule voix, Petite-personne-dépourvue-de-manières-et-qui-a-besoin d’être-fouettée ! Toi ?

— Taffy, ma petite, dit son père, nous y sommes d’un petit raffut, et il passa son bras autour de Taffy et ça lui était égal.

— Explique, explique, explique, dit le Grand Chef de la tribu de Tegumai. Et il sautait à cloche-pied.

— Je voulais que l’Étranger aille chercher le harpon de P’pa, dit Taffy, c’est pourquoi j’ai fait le dessin. Il n’y avait pas des tas de harpons. Il n’y en avait qu’un. Je l’ai dessiné trois fois pour être plus sûre. Il n’y avait pas moyen de l’empêcher d’avoir l’air piqué dans la tête de P’pa — l’écorce était trop petite ; et ces machins que M’man appelle des gens méchants sont mes castors. Je les ai dessinés pour lui montrer le chemin près de l’étang et j’ai dessiné M’man à l’entrée de la grotte, l’air content, parce que c’est un Étranger gentil ; et pour vous, je vous trouve tous très bêtes, dit Taffy. Il est très gentil mon Étranger. Pourquoi lui avez-vous mis de la vase plein les cheveux ? Lavez-le.

Personne ne dit rien pendant longtemps. Puis le Grand Chef se mit à rire, puis l’Étranger (c’était un Tewara, lui, au moins) rit aussi ; puis Tegumai rit si fort qu’il tomba à plat sur la rive ; puis toute la tribu rit ensemble, chacun plus haut que l’autre. Les seules personnes qui ne riaient pas, c’était Teshumai Tewindrow et les autres dames Néolithiques.

Alors le Grand Chef de la tribu de Tegumai s’écria, dit et proclama :

— Ô Petite-personne-dépourvue-de-manières-qui-aurait-besoin-d’être-fouettée ! tu as fait là une grande invention.

— C’est pas exprès ; je voulais seulement le harpon à manche noir, dit Taffy.

— Ça ne fait rien, c’est une grande invention tout de même et, un jour, les hommes l’appelleront l’écriture. À présent ça n’est que des images et, comme nous venons de le voir, les images on les comprend quelquefois de travers. Mais un temps viendra, ô enfant de Tegumai ! où nous ferons des lettres — vingt-cinq, pas moins — et où nous saurons lire aussi bien qu’écrire, et alors, on ne se trompera plus. Que les dames Néolithiques débarbouillent présentement la chevelure de l’Étranger.

Plus tard, ils adoptèrent l’Étranger (un vrai Tewara de Tewar) et l’admirent à la tribu de Tegumai, parce que c’était un garçon bien élevé qui n’avait pas fait d’histoires à propos de la vase que les dames Néolithiques lui avaient mise dans les cheveux. Mais depuis ce jour-là (et ça doit être la faute de Taffy) il y a très peu de petites filles qui ont jamais aimé apprendre à lire ou à écrire. La plupart préfèrent dessiner des images et se promener avec leurs P’pas — tout comme Taffy.


Ceci, c’est l’histoire de Taffimai Metallumai gravée sur une vieille défense, il y a très longtemps, par les Anciens Peuples. Si tu lis mon histoire, ou si on te la lit, tu verras comment tout cela est raconté sur la défense. La défense est un morceau de vieille trompette de tribu, laquelle appartenait à la tribu de Tegumai. Les dessins ont été gravés dessus avec l’ongle ou quelque chose, et après on a rempli les creux de la gravure avec de la cire noire ; mais toutes les lignes de séparation et les cinq petits ronds au bas ont été remplis avec de la cire rouge. Quand c’était neuf, il y avait au bout une espèce de dentelle de perles, de coquilles et de pierres précieuses ; mais aujourd’hui, tout cela est brisé et perdu — tout, sauf le petit morceau que tu vois. Les lettres autour de la défense sont magiques — des Runes magiques — et si tu pouvais les lire, tu découvrirais quelque chose de plutôt nouveau. La défense est en ivoire — très jaune et très rayé. Elle a deux pieds de long et deux pieds de tour et pèse onze livres neuf onces.




COMMENT S’EST FAIT L’ALPHABET


lettrine La semaine après que Taffimai Metallumai (nous l’appellerons encore Taffy, n’est-ce pas, Mieux Aimée ?) eut commis cette erreur au sujet du harpon de son papa et de l’Étranger et de la lettre dessinée et tout, elle retourna pêcher la carpe avec son papa. Sa maman voulait qu’elle demeurât à la maison pour l’aider à étendre des peaux au soleil sur les grandes perches à sécher, devant leur grotte Néolithique, mais Taffy s’échappa dès le petit jour pour rejoindre son papa et ils se mirent à pêcher.

Tout à coup elle se mit à rire toute seule et son papa dit :

— Ne fais pas la bête, petite.

— Mais c’était si drôle, dit Taffy. Ne vous rappelez-vous pas comme le Grand Chef gonflait les joues, et comme le bon Étranger avait l’air attrapé avec sa vase dans les cheveux ?

— Si fait, dit Tegumai. Il m’a fallu payer deux peaux de cerfs — de mes plus souples, avec franges — à l’Étranger pour ce que nous lui avons fait.

— Nous n’avons rien fait, dit Taffy. C’est M’man et les autres dames Néolithiques — et la vase.

— Ne parlons pas de cela, dit son Papa. Déjeunons.

Taffy prit un os à moelle et s’assit, tranquille, comme une souris, pendant dix grandes minutes, tandis que son Papa faisait des égratignures sur des morceaux d’écorce de bouleau avec une dent de requin. Puis elle dit :

— P’pa, j’ai pensé à un secret-surprise. Faites un bruit, — n’importe lequel.

— Ah ! fit Tegumai. Cela ira-t-il pour commencer ?

— Oui, dit Taffy. Vous avez l’air d’une carpe, la bouche ouverte. Répétez-le, je vous en prie.

— Ah ! Ah ! Ah ! dit son père. Tâchez d’être polie, ma fille.

— Je n’ai pas envie d’être impolie, sûr de vrai, dit Taffy. C’est pour mon secret-surprise. Dites ah, je vous en prie, P’pa, et gardez la bouche ouverte, et prêtez-moi cette dent. Je vais dessiner une bouche de carpe grande ouverte.

— Pourquoi faire ? dit son papa.

— Vous ne voyez pas ? dit Taffy, en se mettant à graver sur l’écorce. Ce sera notre petit secret-surprise. Quand je dessinerai une carpe avec la bouche ouverte, sur la suie, au fond de notre grotte — si cela ne fait rien à maman — cela vous rappellera ce bruit de ah. Alors nous pourrons jouer au jeu que c’est moi qui vous saute dessus la nuit et qui vous fais peur avec ce bruit comme j’ai fait près de l’étang aux castors l’hiver dernier.

— Vraiment, dit son papa sur le ton de voix des grandes personnes quand elles écoutent pour de bon. Continue, Taffy.

— Oh ! flûte, dit-elle. Je ne peux pas dessiner une carpe tout entière, mais je peux dessiner quelque chose qui ressemble à une bouche de carpe. Vous savez bien, quand elles se tiennent debout sur la tête en train de fouiller dans la vase ? Eh bien, voici une carpe ou tout comme (on peut se figurer que le reste est dessiné). Tenez, voici sa bouche, et cela veut dire ah. Et elle dessina ceci (1).

— Voilà qui n’est pas mal, dit Tegumai, et il se mit à gratter pour son compte. Mais tu as oublié l’antenne qui lui pend en travers de sa bouche.

— Mais je ne sais pas dessiner, papa.

— Tu n’as pas besoin de dessiner autre chose que l’ouverture de sa bouche et l’antenne en travers. Nous saurons alors que c’est une carpe, puisque les perches ni les truites n’ont d’antennes, regarde Taffy. Et il dessina ceci (2).

— Maintenant je vais le copier, dit Taffy. Comprendrez-vous ça lorsque vous le verrez ? Et elle dessina ceci (3).

— Parfaitement, dit son papa. Et je serai aussi surpris, n’importe où je le verrai, que si tu sautais de derrière un arbre en criant « ah ! ».

— Maintenant, faites un autre bruit, dit Taffy très fière.

— Yah ! dit son papa, très fort.

— Hum ! dit Taffy. Ça c’est un bruit mêlé. La fin est le ah de la bouche de carpe ; mais que faire du commencement ? I-i-i et ah ! ya !

— Cela ressemble beaucoup au bruit de la bouche de carpe. Dessinons une autre partie de la carpe et joignons-les, dit son papa.

Lui aussi était allumé tout à fait.

— Non. Si on les joint, j’oublierai. Dessinez-les séparément. Dessinez sa queue, si elle se tient sur la tête, c’est la queue qui vient d’abord. En outre, je crois que c’est les queues les plus faciles à dessiner, dit Taffy.

— Bonne idée, dit Tegumai. Voici une queue de carpe pour le bruit I. Et il dessina ceci (4).

— C’est à moi d’essayer maintenant, dit Taffy. Rappelez-vous que je ne sais pas dessiner comme vous, papa. Est-ce que cela ira si je ne dessine que la partie fendue de la queue et une ligne droite en forme de bâton pour là où elle rejoint ? Et elle dessina ceci (5).

Son papa hocha la tête, et ses yeux brillaient tant il était intéressé.

— C’est superbe, dit-elle. Maintenant, autre bruit, papa.

— Oh ! fit son papa, en gonflant sa voix.

— C’est très facile, dit Taffy. Vous ouvrez la bouche toute ronde comme un œuf ou un galet. De sorte qu’un œuf ou un galet feront très bien l’affaire pour ce bruit-là.

— Mais on ne peut pas toujours trouver un œuf ou un caillou. Il nous faudra graver quelque chose qui leur ressemble. Et il dessina ceci (6).

— Miséricorde ! dit Taffy, en voilà une quantité de bruits-images, — une bouche de carpe, une queue de carpe et un œuf ! Maintenant, faites un autre bruit, papa.

— Ssh ! dit son papa, en fronçant les sourcils. Mais Taffy était trop excitée pour faire attention.

— C’est très facile, dit-elle, en grattant sur l’écorce.

— Hein ? dit son papa. Je voulais dire que je réfléchissais et que je ne voulais pas qu’on me dérange.

— C’est un bruit, la même chose, c’est le bruit que fait un serpent, papa, quand il réfléchit et ne veut pas qu’on le dérange. Faisons un serpent pour le bruit ssh. Ceci fera-t-il l’affaire ? Et elle dessina ceci (7).

— Là, dit-elle, voilà un autre secret-surprise, quand vous dessinerez un serpent-siffleur auprès de la porte de votre petite arrière-grotte où vous raccommodez les harpons, je saurai que vous travaillez très dur et j’entrerai tout doux comme une souris. Et si vous le dessinez sur un arbre auprès de la rivière quand vous pêchez, je saurai que c’est pour me dire de marcher encore plus légèrement qu’une souris, afin de ne pas faire trembler la rive.

— Parfaitement vrai, dit Tegumai. Et il y a dans ce jeu-là plus que tu ne penses. Taffy, chérie, j’ai idée que la fille de ton papa a mis le doigt sur la plus belle chose qui fut jamais inventée depuis que la tribu de Tegumai a remplacé le silex par les dents de requin pour leurs pointes de harpons. Je crois que nous avons découvert le grand secret du monde.

— Pourquoi ? dit Taffy, et ses yeux brillaient aussi.

— Je vais te montrer, dit son papa. Comment dit-on eau dans la langue Tegumai ?

Ya, naturellement, et cela signifie aussi rivière — comme Wagai-ya — la rivière Wagai.

— Comment appelles-tu la mauvaise eau qui te donne la fièvre quand tu en bois — l’eau noire — l’eau des marais ?

— Yo, naturellement.

— Eh bien, regarde, dit son papa. Je suppose que tu voies ceci gravé à côté d’une flaque dans le marais aux castors ?

Et il dessina ceci (8).

— Queue de carpe et œuf rond. Deux bruits mêlés ! Yo, mauvaise eau, dit Taffy. Naturellement, je ne boirai pas cette eau-là parce que je saurais que vous avez dit qu’elle est mauvaise.

— Mais je n’ai pas besoin de rester du tout auprès de l’eau. Je pourrais être à des milles en train de chasser, et pourtant…

— Et pourtant ce serait tout à fait comme si vous étiez là pour dire : « File, Taffy, ou tu vas attraper la fièvre. » Tout cela dans une queue de carpe et un œuf rond ! Oh ! Papa, il faut le dire à Maman bien vite ! Et Taffy se mit à danser autour de lui.

— Pas encore, dit Tegumai, pas avant d’avoir un peu plus avancé les choses. Voyons, yo, c’est l’eau mauvaise, mais so, c’est le manger cuit sur le feu, n’est-ce-pas ? Et il dessina ceci (9).

— Oui, serpent et œuf, dit Taffy. Ainsi, cela veut dire que le dîner est prêt. Si vous voyez cela gravé sur un arbre, vous sauriez qu’il est temps de rentrer à la grotte. Moi aussi.

— Tout de même ! dit Tegumai. C’est vrai aussi. Mais attends une minute, j’entrevois une difficulté. So veut dire « viens dîner », mais sho signifie les perches où nous pendons nos peaux.

— Sales vieilles perches ! dit Taffy. Je déteste quand il faut aider à y pendre ces grandes coquines de peaux toutes lourdes et poilues. Si vous dessiniez le serpent et l’œuf et que je prenne ça pour le dîner, et qu’en revenant du bois je trouve que c’est pour aider maman à pendre les peaux sur les perches, qu’est-ce que je deviendrais !

— Tu ferais une tête, ta mère aussi. Il faut faire un autre dessin pour sho. Il faut dessiner un serpent tacheté qui fait sh-sh en sifflant, et nous supposerons que le serpent uni fait seulement ssss.

— Je ne saurai jamais représenter les taches, dit Taffy. Et peut-être que vous-même, si vous étiez pressé, il vous arriverait de les oublier, et je croirais que c’est so quand ce serait sho, et alors maman me pincerait la même chose. Non ! Je pense que nous ferions mieux de dessiner le portrait des vilaines perches en personne, pour être tout à fait sûrs. Je vais les mettre juste après le serpent qui siffle. Regardez ! Et elle dessina ceci (10).

— Peut être ça vaut mieux. On dirait tout à fait nos perches, en tout cas, dit son Papa, qui riait. Maintenant je vais faire un nouveau bruit avec un bruit serpent et un bruit perche dedans. Je dirai shi. C’est le mot Tegumai pour harpon, Taffy. Et il se mit à rire.

— Ne vous moquez pas de moi, dit Taffy, en pensant à sa lettre en images et à la boue dans les cheveux de l’Étranger. Dessinez-le, vous, Papa.

— Pas de castors ni de montagnes cette fois-ci, hein ? dit son papa. Je ne vais dessiner qu’une ligne droite pour mon harpon. Et il dessina ceci (11).

— Maman elle-même ne s’y tromperait pas.

— Soyez gentil, Papa, finissez. Cela me taquine. Faites encore quelques bruits. Ça marche très bien.

— Hum ! dit Tegumai, en levant les yeux en l’air. Va pour shu. Cela veut dire ciel.

Taffy dessina le serpent et la perche, puis elle s’arrêta.

— Il faut trouver une nouvelle image, un nouveau dessin, pour le son de la fin, n’est-ce pas ?

— Shu-shu-u-u-u ! dit son papa.

— Mais c’est absolument comme le son d’œuf en plus pointu.

— Alors supposez qu’on dessine un œuf en pointe et qu’on prétende que c’est une grenouille qui n’a rien mangé depuis un an.

— Non ! dit son papa. Si on dessinait trop vite on pourrait prendre ça pour l’œuf rond lui-même. Shu-shu-shu ! Je vais vous dire ce que nous allons faire. Nous allons percer un petit trou au bout de l’œuf rond pour montrer comment le bruit O sort tout pointu, uuu… uu… uu, comme ceci. Et il dessina (12).

— Oh ! ça c’est chic ! Beaucoup mieux qu’une grenouille maigre. Continuons, dit Taffy, en faisant marcher sa dent de requin.

Son Papa continua à dessiner, et sa main tremblait tant il était ému. Il continua jusqu’à ce qu’il eût dessiné ceci (13).

— Ne regarde pas en l’air, Taffy, dit-il. Voyons si tu démêleras ce que cela veut dire en Tegumai. Si tu peux, nous avons trouvé le secret.

— Serpent — perche — œuf cassé — queue de carpe et bouche de carpe, dit Taffy. Shu-ya, eau du ciel (pluie). À ce moment une goutte tomba sur sa main, car le ciel s’était couvert. Mais, Papa, il pleut. Est-ce cela que vous vouliez me dire ?

— Naturellement, dit son Papa. Et je l’ai dit sans prononcer un mot, pas vrai ?

— Tout de même je crois bien que je m’en serais aperçue d’ici une minute, mais la goutte de pluie me l’a montré pour sûr. Je m’en souviendrai toujours : Shuya veut dire pluie ou « il va pleuvoir ». Oh, Papa ! Elle se leva et se mit à danser autour de lui. Une idée que vous sortiez avant que je sois réveillée, et que vous graviez shu-ya sur la suie sur le mur, je saurais qu’il va pleuvoir et je prendrais mon capuchon de castor. C’est maman qui serait surprise !

Tegumai se leva et se mit à danser (les papas ne se soucient pas de faire de ces choses aujourd’hui).

— Mieux que ça ! Mieux que ça ! dit-il. Une idée que je veuille te dire qu’il ne va pas pleuvoir beaucoup et qu’il faut que tu descendes à la rivière, que dessinerons-nous ? Commence par dire les mots en Tegumai.

Shu-ya-las, ya maru (l’eau du ciel cesse. À la rivière viens-t’en). En voilà un tas de sons nouveaux ! Je ne vois pas bien comment on peut les dessiner.

— Moi je vois — moi je vois ! dit Tegumai. Attention, rien qu’une minute, Taffy, et ça suffira pour aujourd’hui. Nous avons shu-ya, qui va bien, n’est-ce pas ? Mais ce las est contrariant. La-la-la ! et il brandit sa dent de requin.

— Il y a le serpent siffleur à la fin et la bouche de carpe devant le serpent — as-as-as. Nous n’avons besoin que de la-la, dit Taffy.

— Je sais, mais il faut le faire ce la-la. Et nous sommes les premières gens du monde qui aient jamais essayé, Taffimai !

— Donc, dit Taffy en bâillant, car elle se sentait fatiguée. Las veut dire cassé ou achevé aussi bien que fini, pas ?

— Parfaitement, dit Tegumai. Yo-las veut dire qu’il n’y a pas d’eau dans la citerne pour la cuisine de maman — ce qui arrive toujours, du reste, au moment où je vais partir pour la chasse.

— Et Shi-las veut dire que votre harpon est cassé. Si j’avais seulement pensé à ça au lieu de dessiner ces bêtes de castors le jour de l’Étranger !

— La ! La ! La ! dit Tegumai, en brandissant son bâton et en fronçant les sourcils. Oh, zut !

— J’aurais pu dessiner shi très facilement, continua Taffy. Après j’aurais dessiné votre harpon tout cassé — comme ceci ! Et elle dessina (14).

— C’est cela même, dit Tegumai. C’est le la qu’il fallait. Cela ne ressemble à aucun des autres signes. Et il dessina ceci (15).

Maintenant, pour ya. Oh ! nous l’avons fait déjà. Maintenant pour maru. Mum-mum-mum. Mum ça fait fermer la bouche, pas ? Nous dessinerons une bouche fermée comme ceci. Et il dessina (16).

— Maintenant la bouche ouverte. Cela fait ma-ma-ma ! Mais comment nous tirer de ce rrrrr, Taffy ?

— Ça râcle, ça sonne comme votre scie en dents de requin quand vous coupez des planches pour la pirogue, dit Taffy.

— Tu veux dire découpé aux bords comme ceci ? dit Tegumai. Et il dessina (17).

— ’Xactement, dit Taffy. Mais nous n’avons pas besoin de toutes ces dents ; n’en mettez que deux.

— Je n’en mettrai qu’une, dit Tegumai. Si notre jeu doit tourner comme je pense, plus faciles nous rendrons nos images de sons, mieux ça vaudra pour tout le monde. Et il dessina (18).

— Maintenant nous le tenons, dit Tegumai, un pied en l’air. Je vais les dessiner tous en ligne, comme des poissons enfilés.

— Est-ce que nous ne ferions pas mieux de mettre un petit bout de bâton ou quelque chose entre chaque mot, afin qu’ils ne cognent ni ne se frottent l’un contre l’autre, comme pour les carpes ?

— Oh ! je laisserai un petit espace pour cela, dit son Papa.

Et d’une main qui tremblait, il les dessina tous, sans s’arrêter, sur un grand morceau neuf d’écorce de bouleau (19).

— Shu-ya-las ya-maru, dit Taffy, en épelant son par son.

— C’est assez pour aujourd’hui, dit Tegumai. Et puis tu es fatiguée, Taffy. Ne t’inquiète pas. Nous finirons tout demain, et alors on se souviendra de nous des années et des années après que les plus grands arbres que tu peux voir auront été coupés pour les feux.

Ils rentrèrent à la maison, et tout ce soir-là Tegumai, assis d’un côté du feu et Taffy de l’autre, dessinèrent des ya et yo et shu et shi dans la suie du mur, en riant tout bas jusqu’à ce que sa maman dît :

— Vrai, Tegumai, tu es pire que ma Taffy.

— S’il vous plaît, ne prenez pas ça mal, dit Taffy. Ce n’est que notre secret-surprise, Maman chérie, et nous raconterons tout dès la minute où ce sera fini. Mais, je vous en supplie, ne me demandez rien maintenant, ou il faudra que je vous dise.

Aussi sa Maman se tint-elle coite ; et, dès le matin, Tegumai, tout alerte, descendit à la rivière pour réfléchir à de nouveaux sons-images, et quand Taffy se leva, elle vit ya-las (l’eau est finie ou s’échappe) à la craie sur le bord de la grande citerne de pierre, à l’entrée de la Grotte.

— Hum ! dit Taffy. Ces sons-images sont un peu ennuyeux ! C’est comme si papa avait pris la peine de venir ici lui-même me dire de puiser d’autre eau pour la cuisine de maman.

Elle alla à la source derrière la maison et remplit le réservoir à l’aide d’un seau en écorce ; puis elle descendit en courant à la rivière, où elle alla tirer l’oreille gauche à son papa — celle qu’elle avait permission de tirer quand elle était sage.

— Maintenant, viens ; nous allons dessiner tous les sons-images qui restent encore à faire, dit son papa.

Et ils passèrent à ce travail une journée pleine d’émotions, coupée par un beau déjeuner et deux parties de cache-cache. Quand ils en vinrent à T, Taffy dit que puisque son nom et celui de son papa et celui de sa maman commençaient tous par ce son, ils dessineraient une sorte de groupe de famille se tenant par la main. Cela marcha très bien, tant qu’il ne s’agit que de le dessiner une ou deux fois ; mais à la sixième ou septième fois, Taffy et Tegumai le griffonnèrent de plus en plus, tellement qu’à la fin le son T ne fut plus qu’un long Tegumai tout maigre, les bras étendus, avec Taffy et Teshumai au bout. Vous pouvez voir, à peu près, comment cela se passa, d’après ces trois dessins (20, 21, 22).

Beaucoup d’autres dessins étaient de même beaucoup trop beaux au commencement, surtout ceux d’avant le déjeuner ; mais, à force d’être faits et refaits sur l’écorce, ils devenaient plus simples et plus faciles, tellement qu’à la fin Tegumai lui-même convint qu’on ne pouvait rien leur reprocher. Ils tournèrent le serpent siffleur de l’autre côté pour le son Z, histoire de montrer qu’il sifflait, retourné, d’une façon douce et engageante (23) ; ils se contentèrent d’un petit gigon pour E, parce qu’il revenait souvent dans les dessins (24) ;


ils firent des portraits du Castor sacré des Tegumais pour le son B (25, 26, 27, 28) ; comme c’était un vilain bruit de nez, ils dessinèrent justement des nez pour le son N, jusqu’à en être fatigués (29) ;


ils firent la gueule du gros brochet des lacs pour le Ga qui est un bruit gourmand (30) ; ils redessinèrent la gueule du brochet avec un harpon en travers pour Ka, qui gratte et pique (31) ;


ils dessinèrent un petit coin sinueux du fleuve Wagai pour le joli son sinueux Wa (32, 33) ; et ainsi de suite et toujours, jusqu’à ce qu’ils eussent fait et dessiné tous les sons-images dont ils avaient besoin, et l’Alphabet fut au complet.

Et maintenant, après des milliers et des milliers et des milliers d’années, et après les Hiéroglyphiques, Démotiques, Nilotiques, Cryptiques, Koufiques, Runiques, Doriques, Doniques et bien d’autres tiques ou niques (vois-tu, les Woons et les Négus et les Akhoonds et les Dépositaires des Traditions ne peuvent jamais laisser une bonne chose tranquille), le brave vieil Alphabet simple, facile — A, B, C, D, E et le reste — a repris sa forme d’autrefois pour que toutes les Mieux Aimées puissent l’apprendre plus facilement quand elles sont assez grandes.

Mais, moi, je me rappelle Tegumai Bopsulai et Taffimai Metallumai, et Teshumai Tewindrow, sa Maman chérie et tous les jours de l’ancien temps. Et c’est comme ça qu’arrivèrent les choses — tout comme ça — aux jours de naguère — sur les rives du grand Wagai !


Une des premières choses que fit Tegumai Bopsulai, après que Taffy et lui eurent inventé l’Alphabet, fut de composer un Collier-Alphabet magique de toutes les lettres, afin de pouvoir le mettre dans le Temple de Tegumai où on le conserverait à jamais et toujours. Toute la Tribu de Tegumai employa cinq long jours à mettre le collier en ordre. Voici un portrait du Collier-Alphabet magique.




LE CRABE QUI JOUAIT AVEC LA MER


lettrine Bien avant les Anciens Temps, ô ma Mieux Aimée, fut le Temps des Tout Commencements, et c’est alors que l’Aîné des Magiciens préparait Toutes Choses.

La Terre fut prête, d’abord ; puis la Mer fut prête ; et alors il dit à tous les Animaux qu’ils pouvaient sortir et jouer. Et les Animaux dirent :

— Ô ! Aîné des Magiciens, à quoi jouerons-nous ?

Et il dit :

— Je vais vous montrer.

Il prit l’Éléphant — Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant-sur-terre — et lui dit :

— Joue à être un Éléphant.

Et Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant joua.

Il prit le Castor — Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Castor — et dit :

— Joue à être un Castor.

Et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Castor joua.

Il prit la Vache — Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Vache — et dit :

— Joue à être une Vache.

Et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Vache joua.

Il prit la Tortue — Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tortue — et dit :

— Joue à être une Tortue.

Et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tortue joua.

Un par un, il prit toutes les bêtes, tous les oiseaux et tous les poissons, et leur dit à quoi il fallait jouer.

Mais vers le soir, à l’heure où les gens et les choses se sentent inquiets et fatigués, l’Homme s’en vint. (Avec sa petite fille à lui tout seul ?) Oui, avec sa Mieux Aimée des petites filles à lui tout seul, à cheval sur son épaule, et il dit :

— Qu’est donc ce jeu, Aîné des Magiciens ?

Et l’Aîné des Magiciens dit :

— Oh ! fils d’Adam ! ceci est le jeu des Tout-Commencements ; mais tu es trop sage pour ce jeu.

Et l’Homme salua et dit :

— Oui, je suis trop sage pour ce jeu ; mais veille bien à me faire obéir de tous les Animaux.

Or, tandis qu’ils parlaient tous deux, Pau-Amma le Crabe, dont c’était le tour de jouer, s’en alla en marchant de côté et entra dans la mer tout en pensant :

— Je jouerai mon jeu tout seul dans les eaux profondes et jamais je n’obéirai à ce fils d’Adam.

Personne ne le vit s’en aller, excepté la petite, toute petite fille qui se penchait sur l’épaule de l’Homme. Et le jeu continua, jusqu’au moment où il ne resta plus d’Animaux qui n’eussent reçu d’ordres ; alors l’Aîné des Magiciens secoua la poussière fine qui lui restait aux doigts et se promena par le monde pour voir comment les Animaux jouaient.

Il alla au Nord, Mieux Aimée, et il trouva Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant bêchant des défenses et tapant des pieds dans la belle terre neuve et nette qu’il lui avait préparée.

Kun ? dit Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant, c’est-à-dire : « Est-ce bien ? »

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens, voulant dire par là : « Tout à fait bien. »

Et il souffla sur les grands rochers et les grosses mottes que Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant avait retournés, et ils devinrent les grands monts de l’Himalaya, et on les trouve sur la carte.


Ceci montre Pau-Amma, le Crabe, qui s’échappe, tandis que l’Aîné des Magiciens cause avec l’Homme et sa Petite-Fille-à-lui-tout-seul. L’Aîné des Magiciens est assis sur son trône magique, drapé dans son Nuage Magique. Les trois fleurs devant lui sont les trois Fleurs Magiques. Au sommet de la montagne, tu peux voir Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Éléphant et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Vache et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tortue, qui s’en vont Jouer, comme l’Aîné des Magiciens le leur a dit. Sous la montagne, il y a les Animaux à qui on a appris le jeu auquel ils devaient jouer. Tu peux voir Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tigre faisant risette à Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Os-à-Moelle, et tu peux voir, sur la montagne, Tout-ce-qu’il-y-avait-d’Élan, et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Perroquet, et Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Petits-Lapins. Les autres Animaux sont sur l’autre côté de la montagne ; aussi ne les ai-je pas dessinés. La petite maison sur la montagne est Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Maison. L’Aîné des Magiciens l’a faite pour montrer à l’Homme comment on fait des maisons pour le cas où il en voudrait une. Le Serpent enroulé autour de ce tertre à piquants est Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Serpent et il cause à Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Singe, et le Singe parle impoliment au Serpent et le Serpent parle impoliment au Singe. L’Homme est très occupé à causer avec l’Aîné des Magiciens. La Petite-fille voit Pau-Amma qui s’échappe. Cette chose, bossue dans l’eau sur le devant, est Pau-Amma. Ce n’était pas un crabe vulgaire, en ce temps-là. C’était un Crabe Roi. C’est pourquoi il paraît différent. La chose qui a l’air de briques et dans laquelle se tient l’Homme, c’est le Grand Labyrinthe. Quand l’Homme aura fini de causer avec l’Aîné des Magiciens, il ira se promener dans le Grand Labyrinthe, parce qu’il le faut. La marque sur la pierre, sous le pied de l’Homme, est une marque magique et tout à fait au-dessous, j’ai dessiné les trois Fleurs Magiques toutes mêlées avec le Nuage Magique. Tout ce dessin est Grosse Médecine et Forte Magie.




Il alla vers l’Est et il trouva Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Vache pâturant dans un pré qu’on lui avait préparé, et, d’un seul tour de langue, elle balayait toute une forêt à la fois, et l’avalait, et se couchait pour ruminer ensuite.

Kun ? dit Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Vache.

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens.

Et il souffla sur la terre nue où elle avait mangé et sur la place où elle s’était couchée, et l’une devint le grand Désert Indien, et l’autre devint le Désert du Sahara, et on les trouve sur la carte.

Il alla vers l’Ouest et il trouva Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Castor qui bâtissait une digue en travers des embouchures des larges rivières qu’on lui avait préparées.

Kun ? dit Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Castor.

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens.

Et il souffla sur les arbres tombés et l’eau tranquille, et ils devinrent les Bois de la Floride, et on les trouve sur la carte.

Alors il alla au Sud et trouva Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tortue grattant des nageoires dans le sable qu’on lui avait préparé, et le sable et les rochers sifflaient à travers les airs et tombaient très loin dans la mer.

Kun ? dit Tout-ce-qu’il-y-avait-de-Tortue.

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens.

Et il souffla sur le sable et les rochers, là où ils étaient tombés dans la mer, et ils devinrent les belles îles de Bornéo, des Célèbes, de Sumatra et de Java et le reste de l’Archipel Malais que, lui aussi, on peut trouver sur la carte.

Bientôt l’Aîné des Magiciens rencontra l’Homme sur les rives du Fleuve Perak et dit :

— Eh bien ! fils d’Adam, tous les Animaux t’obéissent-ils ?

— Oui, dit l’Homme.

— Toute la Terre t’obéit-elle ?

— Oui, dit l’Homme.

— Toute la Mer t’obéit-elle ?

— Non, dit l’Homme. Une fois le jour et une fois la nuit la Mer monte le long du Fleuve Perak et chasse l’eau douce qui déborde dans la forêt et ma maison est mouillée ; une fois le jour et une fois la nuit elle descend le fleuve et emporte toute l’eau derrière elle, de sorte qu’il ne reste que de la vase et ma pirogue chavire. Est-ce là le jeu auquel tu lui as dit de jouer ?

— Non, dit l’Aîné des Magiciens C’est là un nouveau et très mauvais jeu.

— Regarde, dit l’Homme, et comme il parlait, la grande Mer arriva par l’embouchure du Fleuve Perak, poussant le fleuve devant elle jusqu’à ce qu’il inondât toutes les forêts profondes pendant des milles et noyât la maison de l’Homme.

— Ceci ne va pas. Mets ta pirogue à l’eau et nous allons découvrir qui joue avec la Mer, dit l’Aîné des Magiciens.

Ils entrèrent dans la pirogue, la petite fille avec eux ; et l’Homme prit son kris — un poignard courbé à lame torse qui ressemble à une flamme — et ils partirent sur le Fleuve Perak. Alors la Mer se mit à courir à reculons et la pirogue fut entraînée hors des bouches du Fleuve Perak, passé Selangor, passé Malacca, passé Singapore, toujours plus loin jusqu’à l’île de Bintang, comme si on l’avait tirée avec une ficelle.

Alors l’Aîné des Magiciens se leva et cria :

— Oh ! bêtes, oiseaux et poissons ! vous que j’ai pris dans mes mains au Tout Commencement, et à qui j’ai appris le jeu que vous deviez jouer, lequel de vous joue avec la Mer ?

Alors toutes les bêtes, oiseaux et poissons dirent ensemble :

— Aîné des Magiciens, nous jouons les jeux auxquels tu nous as montré à jouer, à nous et aux fils de nos fils ; mais aucun de nous ne joue avec la Mer.

Alors la Lune se leva toute large et pleine sur les eaux, et l’Aîné des Magiciens dit au petit vieux bossu qui est assis dans la Lune à filer une ligne avec laquelle il compte un jour pêcher la Terre :

— Oh ! Pêcheur de la Lune ! est-ce toi qui joues avec la Mer ?


Ceci est l’image de Pau-Amma sortant de la mer, plus haut que la fumée de trois volcans. Je n’ai pas dessiné les trois volcans, parce que Pau-Amma était si grand. Pau-Amma essaye de faire un Tour Magique ; mais ce n’est qu’un vieux Crabe Roi pas malin et c’est pourquoi il ne peut rien faire du tout. Tu peux voir qu’il est tout pattes, griffes et coquille vide. Le canot est le canot que l’Homme et la Petite-Fille et l’Aîné des Magiciens ont mis à la mer pour sortir de la rivière Perak. La mer est toute noire et toute bouillonnante, parce que Pau-Amma vient de sortir de Pusat Tasek. Pusat Tasek est au-dessous ; de sorte que je ne l’ai pas dessiné. L’homme brandit son coutelas recourbé contre Pau-Amma. La Petite-Fille est assise bien tranquille au milieu du canot. Elle sait qu’avec son Papa il n’y a pas de danger. L’Aîné des Magiciens se tient debout à l’autre bout du canot et commence à faire un Tour Magique. Il a quitté son trône magique sur la baie et il a enlevé ses habits pour ne pas se mouiller, et il a laissé le Nuage Magique derrière lui aussi, afin de ne pas faire chavirer le canot. La chose qui ressemble à un autre petit canot contre le vrai canot s’appelle un balancier. C’est un morceau de bois attaché à des bâtons ; il empêche le canot de chavirer. Le canot est fait d’un seul morceau de bois, et il y a une (pagaie) à un bout.



— Non, dit le Pêcheur. Je suis à filer une ligne avec laquelle j’espère un jour pêcher la Terre ; mais je ne joue pas avec la Mer.

Et il continua à filer sa ligne.

Or, il y a aussi un Rat dans la Lune, lequel ronge la ligne du vieux Pêcheur à mesure qu’il la file, et l’Aîné des Magiciens lui dit :

— Oh ! Rat de la Lune, est-ce toi qui joue avec la Mer ?

Et le Rat dit :

— Je suis trop occupé à ronger la ligne que ce vieux Pêcheur est à filer. Je ne joue pas avec la Mer.

Et il continua à ronger la ligne.

Alors la toute petite fille leva ses petits bras dont les bracelets de coquillages blancs brillaient sur sa peau brune et douce, et dit :

— Ô ! Aîné des Magiciens ! quand mon père que voici vous a parlé dans les Tout Commencements, et que je me penchais sur son épaule tandis qu’on apprenait aux bêtes leurs jeux, une bête s’en est allée méchamment se cacher dans la Mer avant que vous lui ayez appris son jeu.

Et l’Aîné des Magiciens dit :

— Grande est la sagesse des petits enfants qui savent regarder et se taire. À quoi cette bête ressemblait-elle ?

Et la toute petite fille dit :

— Elle était ronde et elle était plate ; ses yeux poussaient au bout de tiges et elle marchait de côté, comme cela, et elle portait une forte armure sur son dos.

Et l’Aîné des Magiciens dit :

— Grande est la sagesse des petits enfants qui disent la vérité. Maintenant je sais où est allé Pau-Amma. Donne-moi la pagaie.

Il prit donc la pagaie, mais point n’était besoin de pagayer, car l’eau coulait continuellement, passées toutes les îles, jusqu’à ce qu’ils arrivassent au lieu nommé Pusat-Tasek — le Cœur de la Mer — où se trouve le grand creux par où l’on descend au cœur du monde, et dans ce creux pousse le Merveilleux Arbre Pauh Janggi, qui porte les deux noix magiques. Alors l’Aîné des Magiciens plongea son bras jusqu’à l’épaule dans l’eau profonde et chaude, et, sous les racines de l’Arbre Merveilleux, il toucha le large dos de Pau-Amma le Crabe, Et Pau-Amma s’enfonça comme on le touchait et la Mer monta comme l’eau monte dans une cuvette quand on y plonge la main.

— Ah ! dit l’Aîné des Magiciens. Je sais à présent qui jouait avec la Mer.

Et il appela : Que fais-tu, Pau-Amma ?

Et Pau-Amma, du profond des grandes eaux, répondit :

— Une fois le jour et une fois la nuit, je sors chercher ma nourriture. Une fois le jour et une fois la nuit, je m’en retourne. Laissez-moi tranquille.

Alors l’Aîné des Magiciens dit :

— Écoute, Pau-Amma. Quand tu sors de ta caverne les eaux de la Mer se déversent dans Pusat-Tasek, et toutes les grèves de toutes les îles restent nues, et les petits poissons meurent, et Raja Mozang Kaban, le Roi des Éléphants, ses jambes se crottent. Quand tu retournes et te réinstalles dans Pusat Tasek, les eaux de la Mer montent et la moitié des petites îles sont noyées et la maison de l’Homme est inondée et Raja Abdulla, le Roi des Crocodiles, sa bouche est pleine d’eau salée.

Alors Pau-Amma, du profond des grandes eaux, rit et dit :

— Je ne me savais pas tant d’importance. Désormais je sortirai sept fois le jour et l’eau ne se reposera jamais.

Alors l’Aîné des Magiciens dit :

— Je ne peux pas te faire jouer le jeu auquel tu étais destiné à jouer, Pau-Amma, à cause que tu m’échappas dans les Tout-Commencements ; mais si tu n’as pas peur, monte et nous causerons.

— Je n’ai pas peur, dit Pau-Amma. Et il s’éleva vers le haut de la mer dans le clair de lune. Il n’y avait personne au monde de si grand que Pau-Amma — car il était le Roi Crabe de tous les Crabes. Pas un Crabe ordinaire, mais un Roi Crabe. Un côté de sa grande coque touchait la plage de Sarawak ; l’autre, la plage de Pahan ; et il était plus haut que la fumée de trois volcans ! En montant à travers les branches de l’Arbre Merveilleux, il arracha un des grands fruits jumeaux — les noix magiques à double amande qui rajeunissent les hommes — et la toute petite fille la vit qui dansait dans l’eau le long de la pirogue et la repêcha et se mit à en évider la coquille molle de la pointe de ses ciseaux d’or.

— Maintenant, dit le Magicien, fais un sortilège, Pau-Amma, pour montrer que tu es vraiment important. Pau-Amma roula les yeux et remua les pattes, mais ne put qu’agiter la Mer, car bien qu’il fût un Roi Crabe, il n’était qu’un Crabe en somme, et l’Aîné des Magiciens se mit à rire.

— Tu n’es pas si important, après tout, Pau-Amma, dit-il. Laisse-moi essayer à présent.

Et il fit un Sortilège de la main gauche — rien que du petit doigt de sa main gauche — et, crois-tu, Mieux Aimée ! voici que la double carapace bleue, verte et noire de Pau-Amma tomba comme l’écorce d’une noix de coco, et Pau-Amma resta tout nu et tout mou — mou comme les petits crabes que tu trouves parfois sur la grève, Mieux Aimée.

— En vérité, tu es très important, dit l’Aîné des Magiciens. Faut-il demander à l’Homme que voilà de te découper avec son kris ? Faut-il envoyer chercher Raja Moyang Kaban, le Roi des Éléphants, pour te trouer de ses défenses ? Ou appellerai-je Raja Abdulla, le Roi des Crocodiles, pour te mordre ?

Et Pau-Amma dit :

— J’ai honte ! Rends-moi ma coque dure et laisse-moi rentrer à Pusat-Tasek, et je n’en sortirai qu’une fois le jour et une fois la nuit pour chercher ma nourriture.

Et l’Aîné des Magiciens dit :

— Non, Pau-Amma, je ne te rendrai pas ta carapace, car tu deviendrais plus gros, plus orgueilleux et plus fort, et peut-être oublierais-tu ta promesse et te remettrais-tu à jouer avec la Mer.

Alors Pau-Amma dit :

— Que ferai-je ? Je suis si grand que je ne puis me cacher que dans Pusat-Tasek, et si je vais ailleurs, tout mou comme je suis, les requins et les chiens de mer me mangeront. Et si je rentre à Pusat-Tasek, tout mou comme je suis à présent, quoique j’y sois en sûreté je ne pourrai jamais en sortir pour chercher ma nourriture, et alors je mourrai.

Alors il agita ses pattes et se lamenta.

— Écoute, Pau-Amma, dit l’Aîné des Magiciens. Je ne puis te forcer à jouer le jeu auquel tu devais jouer, parce que tu m’échappas dans les Tout Commencements ; mais choisis si tu veux ; je puis faire de chaque pierre, de chaque trou et de chaque touffe de goémon un Pusat-Tasek pour toi et tes fils à jamais.

Alors Pau-Amma dit :

— Cela est bon ; mais je ne choisis pas encore. Regarde ! Voici l’Homme qui te parla dans les Tout Commencements. S’il n’avait pas occupé ton attention, je ne me serais pas impatienté d’attendre ni ne me serais sauvé, et tout cela ne serait jamais arrivé. Que fera-t-il pour moi, lui ?

Et l’Homme dit :

— Si tu veux, je ferai un Sortilège de telle sorte que l’eau profonde et la terre sèche pareillement soient ton domaine, à toi et tes fils, de manière que tu puisses te cacher à la fois sur la terre et dans la mer.

Et Pau-Amma dit :

— Je ne choisis pas encore. Regarde ! Voici la petite fille qui me vit fuir dans les Tout Commencements. Si elle avait parlé alors, l’Aîné des Magiciens m’aurait rappelé, et tout cela ne serait jamais arrivé. Que fera-t-elle pour moi, elle ?

Et la petite toute petite dit :

— Cette noix que je mange est bonne. Si tu choisis, je ferai un Sortilège et je te donnerai cette paire de ciseaux qui sont très pointus et très solides, de manière que toi et tes fils puissent manger des noix de coco comme ceci tout le long du jour quand vous remonterez de la mer sur la terre ; ou bien vous pourrez vous creuser un Pusat-Tasek avec les ciseaux qui seront à vous toutes les fois qu’il n’y aura ni pierre ni trou tout près ; et, quand la terre est trop dure, à l’aide de ces mêmes ciseaux vous pourrez grimper dans un arbre.

Et Pau-Amma dit :

— Je ne choisis pas encore, car, tout mou comme je suis, ces dons ne me serviraient de rien. Rends-moi ma coquille, Aîné des Magiciens, et alors je jouerai ton jeu.

Et l’Aîné des Magiciens dit :

— Je te la rendrai, Pau-Amma, pendant onze mois de l’année ; mais le douzième mois de chaque an, elle redeviendra molle, afin que tu te souviennes, toi et tes fils, que je sais faire des Sortilèges, et pour que tu demeures modeste, Pau-Amma ; car je vois que si tu peux courir à la fois sur la terre et sous l’eau, tu deviendrais trop hardi ; et si tu peux grimper aux arbres, casser des noix et creuser des trous avec tes ciseaux, tu deviendras trop gourmand, Pau-Amma.

Alors Pau-Amma réfléchit un peu et dit :

— J’ai fait mon choix. Je prendrai tous les dons.

Alors l’Aîné des Magiciens fit un Sortilège de la main droite, de tous les cinq doigts de la main droite, et, crois-tu, Mieux Aimée, voici que Pau-Amma devint de plus en plus petit, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus qu’un petit crabe vert qui nageait le long de la pirogue en criant d’une toute petite voix ;

— Donnez-moi mes ciseaux !

Et la petite fille le cueillit et le mit dans la paume de sa petite main brune et l’assit au fond de la pirogue et lui donna ses ciseaux qu’il brandit dans ses petits bras, les ouvrant les fermant et les faisant claquer, et disant :

— Je peux manger des noix. Je peux casser des coques. Je peux creuser des trous. Je peux grimper aux arbres. Je peux respirer dans l’air sec et me faire un Pusat-Tasek sous chaque pierre. Je ne me savais pas si important. Kun ? (Est-ce bien ?)

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens. Et il rit et lui donna sa bénédiction ; et le petit Pau-Amma se laissa tomber du bordage de la pirogue dans l’eau ; et il était si petit qu’il aurait pu se cacher à l’ombre d’une feuille morte sur la terre ou d’une coquille vide au fond de la mer.

— Cela fut-il bien fait ? dit l’Aîné des Magiciens.

— Oui, dit l’Homme. Mais maintenant il faut retourner à Perak et c’est très long à la pagaie. Si nous avions attendu que Pau-Amma fût sorti et rentré à Pusat-Tasek, l’eau nous aurait porté là toute seule.

— Tu es paresseux, dit l’Aîné des Magiciens. Ainsi seront tes fils.

Et il leva son doigt vers la lune et dit :

— Ô Pêcheur ! voici un homme qui est trop paresseux pour retourner à la pagaie chez lui. Ramène sa pirogue avec ta ligne, Pêcheur.

— Non, dit l’Homme. Puisque je dois être paresseux toujours, que la Mer travaille pour moi deux fois le jour, à jamais. Cela m’épargnera de ramer.

Et l’Ainé des Magiciens rit et dit ;

Payah kun.

Et le Rat de la Lune cessa de ronger la ligne ; et le Pêcheur la laissa filer jusqu’à toucher la Mer et il tira au bout de sa ligne toute la Mer profonde, passé l’île de Bintang, passé Singapour, passé Malacca, passé Selangor, jusqu’à ce que la pirogue glissât de nouveau dans l’embouchure du fleuve Perak.

Kun ? dit le Pêcheur de la Lune.

Payah kun, dit l’Aîné des Magiciens. Veille bien, à présent, à tirer la mer deux fois le jour et deux fois la nuit, pour toujours, de manière que les pêcheurs de Malaisie n’aient point à pagayer. Mais fais attention à ne pas la tirer trop fort ou je ferai un Sort contre toi comme je l’ai fait pour Pau-Amma.

Alors ils remontèrent tous le Fleuve Perak et allèrent se coucher, Mieux Aimée.

Or, écoute et entends !

Depuis ce jour, la Lune a toujours tiré la Mer en haut et en bas et fait ce que nous nommons les marées. Quelquefois le Pêcheur de la Lune tire un peu trop fort et on a des marées de printemps ; quelquefois il tire trop doucement et ça fait ce qu’on appelle des mortes-eaux ; mais, presque toujours, il fait attention, à cause de l’Aîné des Magiciens.

Et Pau-Amma ? Vous pouvez voir, sur la plage, comment tous les bébés de Pau-Amma se font de petits Pusats-Taseks sous chaque pierre, chaque touffe de varech des sables ; vous pouvez les voir brandir leurs petits ciseaux ; et dans quelques parties du monde ils habitent vraiment sur la terre sèche et grimpent dans les palmiers et mangent des noix de coco, tout comme la petite fille l’avait promis. Mais une fois par an tous les Pau-Ammas doivent dépouiller leur armure solide et devenir mous — histoire de rappeler ce que pouvait faire l’Aîné des Magiciens. De sorte que ça n’est pas juste de tuer ou de poursuivre les bébés de Pau-Amma rien que parce que le vieux Pau-Amma a été bêtement malpoli, il y très longtemps de cela.

Oh ; oui, à propos ! Les bébés de Pau-Amma détestent qu’on les extirpe de leurs petits Pusats-Taseks pour les rapporter à la maison dans de vieux pots à moutarde. C’est pourquoi ils pincent avec leurs ciseaux, et c’est bien fait !


LE CHAT QUI S’EN VA TOUT SEUL


lettrine Hâtez-vous d’ouïr et d’entendre ; car ceci fut, arriva, devint et survint, ô Mieux Aimée, au temps où les bêtes Apprivoisées étaient encore sauvages. Le Chien était sauvage, et le Cheval était sauvage, et la Vache était sauvage, et le Cochon était sauvage — et ils se promenaient par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage, tous sauvages et solitairement. Mais le plus sauvage de tous était le Chat. Il se promenait seul et tous lieux se valaient pour lui.

Naturellement, l’Homme était sauvage aussi. Il était sauvage que c’en était affreux. Il ne commença à s’apprivoiser que du jour où il rencontra la Femme, et elle lui dit qu’elle n’aimait pas la sauvagerie de ses manières. Elle s’arrangea, pour y coucher, une jolie caverne sèche au lieu d’un tas de feuilles humides ; elle poudra le sol de sable clair et elle fit un bon feu de bois au fond de la caverne ; puis elle pendit une peau de cheval, la queue en bas, devant l’entrée de la caverne, et dit :

— Essuie tes pieds, mon ami, quand tu rentres ; nous allons nous mettre en ménage.

Ce soir, Mieux Aimée, ils mangèrent du mouton sauvage cuit sur les pierres chaudes et relevé d’ail sauvage et de poivre sauvage ; et du canard sauvage farci de riz sauvage et de fenouil sauvage et de coriandre sauvage ; et des os à moelle de taureaux sauvages et des cerises sauvages, avec des arbouses de même. Puis l’Homme, très content, s’endormit devant le feu ; mais la Femme resta éveillée, à peigner ses cheveux. Elle prit l’épaule du mouton — la grande éclanche plate — et elle en observa les marques merveilleuses ; puis elle jeta plus de bois sur le feu et fit un Sortilège. Ce fut le premier Sort qu’on eût fait sur la terre.

Là-bas, dans les Bois Mouillés, tous les Animaux sauvages s’assemblèrent où ils pouvaient voir de loin la lumière du feu, et ils se demandèrent ce que cela signifiait.

Alors Cheval Sauvage piaffa et dit :

— Ô mes Amis, et vous, mes Ennemis, pourquoi l’Homme et la Femme ont-ils fait cette grande lumière dans cette grande Caverne, et quel mal en souffrirons-nous ?

Chien Sauvage leva le museau et renifla l’odeur du mouton cuit et dit :

— J’irai voir ; je crois que c’est bon. Chat, viens avec moi.

— Nenni ! dit le Chat. Je suis le Chat qui s’en va tout seul et tous lieux se valent pour moi. Je n’irai pas.

— Donc, c’est fini nous deux, dit Chien Sauvage. Et il s’en fut au petit trot.

Il n’avait pas fait beaucoup de chemin que le Chat se dit : « Tous lieux se valent pour moi. Pourquoi n’irais-je pas voir aussi, voir, regarder, puis partir à mon gré ? » C’est pourquoi, tout doux, tout doux, à pieds de velours, il suivit Chien Sauvage et se cacha pour mieux entendre.

Quand Chien Sauvage atteignit l’entrée de la Caverne, il souleva du museau la peau du cheval sauvage et renifla la bonne odeur du mouton cuit, et la Femme, l’œil sur l’éclanche, l’entendit, et rit, et dit :

— Voici le premier. Sauvage enfant des Bois Sauvages, que veux-tu donc ?

Chien Sauvage dit :

— Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi, qu’est-ce qui sent si bon par les Bois Sauvages ?


Ça, c’est l’image de la Caverne où l’Homme et la Femme habitaient au commencement de tout. C’était vraiment une Caverne très bien et beaucoup plus chaude qu’elle n’en a l’air. L’Homme a une pirogue. Elle est sur le bord de la rivière et trempe dans l’eau pour gonfler le bois. La chose en ficelles, en travers de la rivière, est le filet dont l’Homme se sert pour prendre du saumon. Il y a de jolies pierres propres pour aller de l’entrée de la Caverne à la rivière, afin que l’Homme et la Femme puissent descendre chercher de l’eau sans se mettre du sable entre les doigts de pied. Les affaires qui ressemblent à des cafards, plus loin, le long de la rive, sont vraiment des troncs d’arbres morts qui ont descendu la rivière, venus des Bois Sauvages. L’Homme et la Femme les tiraient de l’eau afin de les sécher, puis de les couper avant de les brûler. Je n’ai pas dessiné la peau du cheval qui fermait l’entrée de la Caverne, parce que la Femme vient de la décrocher pour la laver. Toutes ces petites taches sur le sable, entre la Grotte et la rivière, sont les marques des pieds de l’Homme et de la Femme.
L’Homme et la Femme sont ensemble dans la Grotte, en train de dîner. Ils prirent une Caverne plus commode après l’arrivée du Bébé, parce que le Bébé avait pris l’habitude de s’en aller à quatre pattes jusqu’à la rivière et de tomber dedans, après quoi il fallait que le Chien le repêche.



Alors la Femme prit un os du mouton et le jeta à Chien Sauvage et dit :

— Sauvage enfant du Bois Sauvage, goûte et connais.

Chien Sauvage rongea l’os, et c’était plus délicieux que tout ce qu’il avait goûté jusqu’alors, et dit :

— Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi, donne-m’en un autre.

La Femme dit :

— Sauvage enfant du Bois Sauvage, aide mon Homme à chasser le jour et garde ce logis la nuit, et je te donnerai tous les os qu’il te faudra.

— Ah ! dit le Chat aux écoutes, voici une Femme très maligne ; mais elle n’est pas si maligne que moi.

Chien Sauvage entra, rampant, dans la Caverne et mit sa tête sur les genoux de la Femme, disant :

— Ô mon Amie, Femme de mon Ami, j’aiderai ton Homme à chasser le jour, et la nuit je garderai la Caverne.

— Tiens, dit le Chat aux écoutes, voilà un bien sot Chien !

Et il repartit par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage, en remuant la queue et tout seul. Mais il ne dit rien à personne.

Quand l’Homme se réveilla, il dit :

— Que fait Chien Sauvage ici ?

Et la Femme dit :

— Son nom n’est plus Chien Sauvage, mais Premier Ami ; car il sera maintenant notre ami à jamais et toujours. Prends-le quand tu vas à la chasse.

La nuit d’après, la Femme fut couper à grandes brassées vertes de l’herbe fraîche aux prés riverains et la sécha devant le feu. Cela fit une odeur de foin, et la Femme, assise à la porte de la Grotte, tressa un licol en lanières de cuir et regarda l’éclanche — le grand os de mouton plat — et fit un Sortilège. Elle fit le Second Sort qu’on eût fait sur la terre.

Là-bas, dans les Bois Sauvages, tous les animaux se demandaient ce qui était arrivé à Chien Sauvage. À la fin, Poulain Sauvage frappa du pied et dit :

— J’irai voir et rapporter pourquoi Chien Sauvage n’est pas revenu. Chat, viens avec moi.

— Nenni ! dit le Chat. Je suis le Chat qui s’en va tout seul et tous lieux se valent pour moi. Je n’irai pas.

Mais, tout de même, il suivit Poulain Sauvage, tout doux, tout doux, à pas de velours, et se cacha pour mieux entendre.

Quand la Femme entendit Poulain Sauvage qui butait en marchant sur sa longue crinière, elle rit et dit :

— Voici le second. Sauvage enfant du Bois Sauvage, que me veux-tu ?

Poulain Sauvage dit :

— Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi, où est Chien Sauvage ?

La Femme rit, ramassa l’éclanche et le regarda, puis dit :

— Sauvage Enfant du Bois Sauvage, tu n’es pas venu pour Chien Sauvage, mais pour le foin qui sent bon.

Et Poulain Sauvage, qui butait en marchant sur sa longue crinière, dit :

— C’est vrai ; donne-m’en à manger.

La Femme dit :

— Sauvage Enfant du Bois Sauvage, courbe la tête et porte le présent que je te donne ici ; à ce prix, mangeras-tu l’herbe merveilleuse trois fois le jour ?

— Ah ! dit le Chat aux écoutes, voici une Femme très maligne ; mais elle n’est pas aussi maligne que moi.

Poulain Sauvage courba la tête et la Femme glissa par-dessus le licol de cuir tressé, et Poulain Sauvage souffla sur les pieds de la Femme et dit :

— Ô ma Maîtresse, Femme de mon Maître, je serai ton esclave à cause de l’herbe merveilleuse.

— Ah ! dit le Chat aux écoutes, voilà un sot Poulain.

Et il s’en retourna par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage, en remuant la queue et tout seul. Mais il ne dit rien à personne.

Quand l’Homme et le Chien revinrent de la chasse, l’Homme dit :

— Que fait le Poulain Sauvage ici ?

Et la Femme dit :

— Il ne s’appelle plus Poulain Sauvage, mais Premier Fidèle ; car il nous portera de place en place, désormais et toujours. Monte sur son dos, quand tu vas à la chasse.

Le jour après, la tête haute pour que ses cornes ne se prennent pas aux branches des arbres sauvages, Vache Sauvage vint à la Caverne, et le Chat suivit, se cachant comme avant ; et tout arriva tout à fait comme avant ; et le Chat dit les mêmes choses qu’avant ; et quand Vache Sauvage eut promis son lait à la Femme tous les jours, en échange de l’herbe merveilleuse, le Chat s’en retourna par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage, en remuant la queue et tout seul, juste comme avant. Mais il ne dit rien à personne. Et quand l’Homme, le Cheval et le Chien revinrent de la chasse et demandèrent les mêmes questions qu’avant, la Femme dit :

— Son nom n’est plus Vache Sauvage, mais Nourricière du Logis. Elle nous donnera le bon lait tiède et blanc, désormais et toujours, et je prendrai soin d’elle, pendant que toi, Premier Ami et Premier Fidèle vous serez à la chasse.

Le jour après, le Chat attendit voir si quelque autre Chose Sauvage s’en irait à la Caverne ; mais rien ne bougea dans les Chemins Mouillés du Bois Sauvage. Alors le Chat s’en fut tout seul, et il vit la Femme qui trayait la Vache, et il vit la clarté du feu dans la Caverne, et il sentit l’odeur du lait tiède et blanc.

Chat dit :

— Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi, où Vache Sauvage est-elle allée ?

La Femme rit et dit :

— Sauvage Enfant du Bois Sauvage, retourne au Bois d’où tu viens, car j’ai rattaché mes cheveux, j’ai serré l’éclanche magique, et nous n’avons plus besoin, dans notre Caverne, d’amis ni de serviteurs.

Chat dit :

— Je ne suis pas un ami et je ne suis pas un serviteur. Je suis le Chat qui s’en va tout seul, et je désire entrer dans votre Grotte.

La Femme dit :

— Alors, pourquoi n’es-tu pas venu la première nuit avec Premier Ami ?

Chat se fâcha très fort et dit :

— Chien Sauvage a-t-il fait des contes sur moi ?

Alors la Femme rit et dit :

— Tu es le Chat qui s’en va tout seul, et tous lieux se valent pour toi. Tu n’es ami ni serviteur. Tu l’as dit toi-même. Va-t’en donc, puisque tous lieux se valent, te promener à ton gré.

Alors Chat fit semblant de regretter et dit :

— N’entrerai-je donc jamais dans la Grotte ? Ne m’assoirai-je jamais près du feu qui tient chaud ? Ne boirai-je jamais le lait tiède et blanc ? Vous êtes très sage et très belle. Vous ne devriez pas faire de mal, même à un Chat.

La Femme répondit :

— Je savais que j’étais sage ; mais belle, je ne savais pas. Soit. Nous ferons un marché. Si jamais je prononce un seul mot à ta louange, tu pourras entrer dans la Grotte.

— Et si tu en prononces deux ? dit le Chat.

— Cela n’arrivera jamais, dit la Femme ; mais si je prononce deux mots à ta louange, tu pourras t’asseoir près du feu dans la Grotte.

— Et si tu dis trois mots ? dit le Chat.

— Jamais cela n’arrivera, dit la Femme ; mais si je dis trois mots à ta louange, tu pourras laper le lait tiède et blanc trois fois le jour, à jamais.

Alors le Chat fit le gros dos et dit :

— Que le rideau qui ferme la Grotte, le Feu qui brûle au fond et les pots à lait rangés près du Feu soient témoins de ce qu’a juré mon Ennemie, Femme de mon Ennemi.

Et il s’en alla par les Chemins Mouillés des Bois Sauvages, remuant la queue et tout seul.

Cette nuit-là, quand l’Homme, le Cheval et le Chien revinrent de la chasse, la Femme ne leur parla pas du marché qu’elle avait fait avec le Chat, parce qu’elle avait peur qu’il ne leur plût point.

Chat s’en alla très loin et se cacha parmi les Mousses Mouillées des Bois Sauvages, tout seul, à son gré, pendant très longtemps, si long que la Femme n’y pensa plus. Seule, la Chauve-Souris, la petite Souris-Chauve, qui pendait tête en bas à l’intérieur de la Grotte, sut où il se cachait, et, tous les soirs, s’en allait voletant lui porter les nouvelles.

Un soir, Chauve-Souris dit :

— Il y a un Bébé dans la Grotte. Il est tout neuf, rose, gras et petit, et la Femme en fait grand cas.

— Ah ! dit le Chat aux écoutes ; et le Bébé, de quoi fait-il cas ?

— Il aime les choses moelleuses, douces et qui chatouillent. Il aime des choses tièdes à tenir dans les bras en s’endormant. Il aime qu’on joue avec. Il aime tout cela.

— Ah ! dit le Chat aux écoutes ; alors mon temps est venu.

La nuit après, Chat s’en vint par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage et se cacha tout contre la Grotte jusqu’au matin où l’Homme, le Cheval et le Chien partirent pour la chasse. La Femme faisait la cuisine, ce matin-là, et le Bébé pleurait et l’empêchait de travailler. C’est pourquoi elle le porta hors de la Grotte et lui donna une poignée de cailloux pour jouer. Mais le Bébé continua de pleurer.

Alors le Chat avança sa patte pelote et toucha la joue du Bébé, qui fit risette ; et le Chat se frotta contre les petits genoux dodus et chatouilla du bout de la queue sous le petit menton gras, et le Bébé riait. Et la Femme, l’entendant, sourit.

Alors la Chauve-Souris — la petite Souris-Chauve qui pendait la tête en bas — dit :

— Ô mon Hôtesse, Femme de mon Hôte et Mère du Fils de mon Hôte, un sauvage enfant des Bois Sauvages est là qui joue très bellement avec votre Bébé.

— Béni soit-il, quelque nom qu’on lui donne, dit la Femme en se redressant. J’avais fort à faire ce matin et il m’a rendu service.

À cette même minute et seconde, Mieux Aimée, la Peau de cheval séchée qui pendait, la queue en bas, devant la porte de la Caverne, tomba — wouch… à cause qu’elle se rappela le marché conclu avec le Chat ; et quand la Femme alla pour la raccrocher — vrai comme je le dis — voilà qu’elle vit le Chat installé bien aise dans la Grotte.

— Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi et Mère de mon Ennemi, dit le Chat, c’est moi ; car tu as prononcé un mot à ma louange, et maintenant je puis rester dans la Grotte, désormais et toujours. Pas moins, je suis le Chat qui s’en va tout seul, et tous lieux se valent pour moi.

La Femme fut très en colère et serra les lèvres et prit son rouet et se mit à filer.

Mais le Bébé pleurait que le Chat fût parti et la Femme n’arrivait plus à le faire taire, car il gigotait et se débattait et devenait violet.

— Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi et Mère de mon Ennemi, dit le Chat, prends un bout du fil que tu files, attache-le à ton fuseau et laisse-le traîner par terre, et je te montrerai une Magie qui fera rire ton Bébé aussi fort qu’il pleure à présent.

— Je vais le faire, dit la Femme, parce que je suis à bout, mais je ne te dirai pas merci.


Ça, c’est le portrait du Chat qui s’en va par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage, remuant la queue et tout seul. Il n’y a pas autre chose dans l’image, excepté des champignons. Ils ne pouvaient pas faire autrement que de pousser là, à cause que les Bois étaient si mouillés. La chose comme une motte sur la branche du bas n’est pas un oiseau. C’est de la mousse qui poussait là, parce que les Bois Sauvages étaient si mouillés.
Au-dessous de l’image pour de vrai, il y en a une autre de la Caverne commode où l’Homme et la Femme s’installèrent après la venue du Bébé. C’était la Caverne d’été, et ils plantèrent de l’orge devant. L’Homme part sur le dos du Cheval chercher la Vache, afin de la ramener à la Grotte pour se faire traire. Il lève une main pour appeler le Chien qui a traversé à la nage pour courir après des Lapins.



Elle attacha le fil au petit fuseau d’argile et le fit traîner par terre ; alors le Chat courut après et lui donna des coups de patte et fit des culbutes et l’envoya par-dessus son épaule et le poursuivit entre ses pattes de derrière et fit semblant de le perdre, et fonça dessus de nouveau jusqu’à ce que le Bébé rît aussi fort qu’il avait pleuré et jouât d’un bout de la grotte à l’autre tant qu’il fut las et s’installa pour dormir avec le Chat dans ses bras.

— Maintenant, dit Chat, je chanterai au Bébé une chanson qui l’empêchera de s’éveiller d’une heure.

Et il se mit à ronronner tout bas, tout doux, tout doux, tout bas, jusqu’à ce que le Bébé s’endormît.

La Femme sourit et les regarda tous deux et dit :

— Voilà qui fut très bien fait. Nul doute que tu sois très habile, ô Chat.

À la minute, à la seconde, Mieux Aimée, la fumée du Feu au fond de la Grotte descendit tout à coup de la voûte — poff ! — parce qu’elle se rappelait le marché fait avec le Chat, et quand elle se dissipa, vrai comme je le dis, voici le Chat installé bien aise auprès du feu !

— Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi, et Mère de mon Ennemi, c’est moi ; car pour la seconde fois tu as parlé à ma louange, et maintenant j’ai droit de me mettre auprès du feu qui tient chaud, désormais et toujours. Pas moins, je suis le Chat qui s’en va tout seul, et tous lieux se valent pour moi.

Alors la Femme fut très en colère et défit ses cheveux et remit du bois sur le feu et sortit le grand os d’éclanche et se mit à faire un sortilège qui l’empêchât de dire un troisième mot à la louange du Chat. Ce n’était pas une magie à musique, Mieux Aimée, c’était une magie muette ; et bientôt il fit si tranquille dans la Grotte, qu’un petit, tout petit bout de souris sortit d’un coin noir et traversa en courant.

— Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi et Mère de mon Ennemi, dit le Chat, cette petite souris fait-elle partie de ton sortilège ?

— Hou ! Oh ! là là ! Au secours ! Non, certes, dit la Femme en laissant tomber l’éclanche et en sautant sur l’escabeau devant le feu et en rattachant ses cheveux dare-dare, de peur que la souris n’y grimpât.

— Ah ! dit le Chat ouvrant l’œil. Alors la souris ne me fera pas de mal si je la mange ?

— Non, dit la Femme, en rattachant ses cheveux, mange-la vite et je t’en serai reconnaissante à jamais.

Chat ne fit qu’un bond et goba la petite souris. Alors la Femme dit :

— Merci mille fois. Le Premier Ami lui-même n’attrape pas les petites souris aussi vivement. Tu dois être très habile.

À la minute, à la seconde, Mieux Aimée, le Pot à Lait qui chauffait devant le feu se fendit en deux — ffft ! — parce qu’il se rappela le marché conclu avec le Chat ; et quand la Femme sauta à bas de l’escabeau — vrai comme je le dis ! — voilà le Chat qui lapait le lait tiède et blanc resté au creux d’un des morceaux.

— Ô mon Ennemie, Femme de mon Ennemi et Mère de mon Ennemi, dit le Chat, c’est moi. Car tu as dit trois mots à ma louange et, maintenant, je pourrai boire le lait tiède et blanc trois fois le jour à tout jamais. Mais, pas moins, je suis le Chat qui s’en va tout seul et tous lieux se valent pour moi.

Alors la Femme rit et mit devant le Chat un bol de lait tiède et blanc et dit :

— Ô Chat, tu es aussi habile qu’un homme, mais souviens-toi, ton marché ne fut conclu avec l’Homme ni le Chien, et je ne sais pas ce qu’ils feront en rentrant.

— Que m’importe, dit le Chat. Pourvu que j’aie ma place dans la Grotte, près du feu et mon lait tiède et blanc trois fois le jour, je ne me soucie pas de l’Homme ni du Chien.

Ce soir-là, quand l’Homme et le Chien rentrèrent dans la Grotte, la Femme leur dit l’histoire du marché, tandis que le Chat, assis au coin du feu, souriait en écoutant. Alors l’Homme dit :

— Oui, mais il n’a pas fait de marché avec moi ni avec tous les Hommes qui me ressemblent.

Alors il retira ses deux bottes de cuir, il prit sa hachette de pierre (ce qui fait trois) et les rangea devant lui et dit :

— Maintenant nous ferons marché à notre tour. Si tu n’attrapes pas les souris tant que tu seras dans la Grotte à jamais et toujours, je te jetterai ces trois choses partout où je te verrai, et de même feront après moi tous les Hommes qui me ressemblent

— Ah ! dit la Femme aux écoutes, tu es un très habile Chat, mais pas autant que mon Homme.

Le Chat compta les trois choses (elles avaient l’air très dures et bosselées), et il dit :

— J’attraperai des souris tant que je serai dans la Grotte à jamais et toujours ; mais, pas moins, je suis le Chat qui s’en va tout seul et tous lieux se valent pour moi.

— Pas tant que je serai par là, dit l’Homme. Si tu n’avais pas dit ces derniers mots, j’aurais serré ces choses pour jamais et toujours, mais à présent je te jetterai mes deux bottes et ma hachette de pierre (ce qui fait trois) toutes les fois que je te rencontrerai. Et ainsi feront après moi tous les Hommes qui me ressemblent.

Alors le Chien dit :

— Attends une minute. Il n’a pas fait marché avec moi ni avec tous les Chiens qui me ressemblent.

Et il montra les dents et dit :

— Si tu n’es pas gentil pour le Bébé pendant que je suis dans la Grotte, je te courrai après jusqu’à ce que je t’attrape, et quand je t’attraperai je te mordrai. Et ainsi feront avec moi tous les Chiens qui me ressemblent.

— Ah ! dit la Femme aux écoutes. C’est là un très habile Chat, mais pas autant que le Chien.

Chat compta les crocs du Chien (ils avaient l’air très pointus), et il dit :

— Je serai gentil pour le Bébé tant que je serai dans la Grotte et pourvu qu’il ne me tire pas la queue trop fort, à jamais et toujours. Mais, pas moins, je suis le Chat qui s’en va tout seul et tous lieux se valent pour moi !

— Pas tant que je suis là, dit le Chien. Si tu n’avais pas dit ces derniers mots, j’aurais refermé ma gueule pour toujours et jamais : mais à présent je te ferai grimper aux arbres en quelque endroit que je te trouve. Et ainsi feront après moi tous les Chiens qui me ressemblent.

Alors l’Homme jeta ses deux bottes et sa hachette de pierre (ce qui fait trois), et le Chat s’enfuit hors de la Grotte et le Chien courut et le fit monter aux arbres ; et de ce jour à celui-ci, Mieux Aimée, trois Hommes sur cinq ne manqueront jamais de jeter des choses à un Chat quand ils le rencontrent, et tous les Chiens courront après et le feront grimper aux arbres. Mais le Chat s’en tient au marché de son côté pareillement. Il tuera les souris, il sera gentil pour les Bébés tant qu’il est dans la maison et qu’ils ne lui tirent pas la queue trop fort. Mais quand il a fait cela, entre-temps, et quand la lune se lève et que la nuit vient, il est le Chat qui s’en va tout seul et tous lieux se valent pour lui. Alors il s’en va par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage, sous les Arbres ou sur les Toits, remuant sa queue et tout seul.


LE PAPILLON QUI TAPAIT DU PIED


lettrine Tu vas entendre, ô ma Mieux Aimée, une histoire neuve et merveilleuse — une histoire tout à fait différente des autres histoires — une histoire du Très Sage Monarque Suleiman-bin-Daoud — Salomon, fils de David.

Il y a trois cent cinquante-cinq histoires sur Suleimanbin-Daoud ; mais ceci n’en est pas une. Ce n’est pas l’histoire du Pluvier qui trouva la Fontaine, ni de la Huppe qui protégea Suleiman-bin-Daoud contre le soleil. Ce n’est pas l’histoire du Pavé de verre, ou du Rubis percé de travers, ou des Barres d’Or de Balkis. C’est l’Histoire du Papillon qui tapait du pied. Or, écoute une fois encore, et m’entends bien ! Suleiman-bin-Daoud était sage. Il comprenait le langage des bêtes, celui des oiseaux, celui des poissons et celui des insectes. Il comprenait ce que disent les rochers au profond de la terre, quand ils s’arcboutent les uns contre les autres en grondant, et il comprenait ce que disent les arbres, quand ils frissonnent au milieu du matin. Il comprenait toutes choses, depuis l’évêque dans sa chaire jusqu’à l’hysope dans la fente du mur, et Balkis, sa Reine préférée, la Très Adorable Balkis, était presque aussi sage que lui.

Suleiman-bin-Daoud était puissant. Au troisième doigt de sa main droite, il portait une bague. Lorsqu’il la tournait une fois, les Effrits et les Djinns sortaient de terre, prêts à faire tout ce qu’il commanderait, et quand il la tournait trois fois, l’Ange très redoutable Azraël, qui porte l’épée, venait, habillé en porteur d’eau, lui conter les nouvelles des trois mondes : En Haut, — En Bas, — et Ici.

Pourtant Suleiman-bin-Daoud n’avait pas d’orgueil. Il n’essayait pas souvent d’étonner les gens, et quand cela lui arrivait, il le regrettait ensuite.

Une fois, il voulut nourrir tous les Animaux du monde en un jour ; mais quand la nourriture fut préparée, un animal sortit de la mer profonde et avala tout en trois bouchées. Suleiman-bin-Daoud fut très surpris et dit :

— Ô Animal, qui es-tu ?

Et l’Animal dit :

— Ô Roi, règne à jamais ! Je suis le cadet de trente mille frères et notre gîte est au fond de la mer. Nous avons appris que tu allais nourrir tous les Animaux de la terre, et mes frères m’ont envoyé demander quand ce serait servi.

Suleiman-bin-Daoud tomba à plat sur le visage et dit :

— Ô Animal ! j’offrais ce repas pour faire voir quel grand et riche Roi j’étais et non que je voulusse, en vérité, me montrer charitable envers les Animaux. Maintenant, j’ai honte et je le mérite.

Suleiman-bin-Daoud était un réellement vraiment sage monarque, Mieux Aimée. Après cela, il n’oublia jamais plus que c’est bête de vouloir étonner les gens ; et maintenant commence la partie vraiment historique de mon histoire.

Il épousa des femmes tant et plus. Il épousa neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes, sans compter Balkis la Très Adorable ; et elles vivaient toutes dans un grand palais d’or, au milieu d’un ravissant jardin d’eaux vives. La vérité, c’est qu’il n’avait pas besoin de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes ; mais, en ce temps-là, tout le monde épousait beaucoup de femmes et, naturellement, il fallait que le Roi en épousât encore bien davantage, rien que pour montrer qu’il était le Roi.


Ça, c’est le portrait de l’Animal qui sortit de la mer et mangea toute la nourriture que Suleiman-bin-Daoud avait préparée pour tous les animaux du monde. C’était un très gentil Animal, et sa maman en raffolait autant que de ses vingt-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf frères qui habitaient au fond de la mer. Tu sais que c’était le plus petit de tous ; aussi l’appelait-on Petit Porgies. Il mangea toutes ces caisses et tous ces paquets et toutes ces balles et toutes les choses qui avaient été préparées pour tous les animaux, sans même enlever les couvercles ni dénouer les ficelles, et cela ne lui fit pas mal. Les mâts derrière les caisses appartiennent aux navires de Suleiman-bin-Daoud. Ils étaient en train d’apporter encore des provisions quand Petit Porgies aborda. Il ne mangea pas les bateaux. Ils s’arrêtèrent de décharger les bonnes choses et firent instantanément voile vers la haute mer jusqu’à ce que Petit Porgies eût fini de manger. Tu peux voir quelques-uns des navires qui s’en vont contre l’épaule de Petit Porgies. Je n’ai pas dessiné Suleiman-bin-Daoud, mais il est juste à côté de l’image et fort étonné. Le paquet qui pend du mât du navire, dans le coin, est un ballot de dattes pour perroquets. Je ne sais pas les noms des navires. C’est tout ce qu’il y a dans cette image.



Quelques-unes des femmes étaient gentilles, mais d’autres étaient simplement horribles, et les horribles se disputaient avec les gentilles et les rendaient horribles comme elles ; alors elles se disputaient toutes avec Suleiman-bin-Daoud, et c’était horrible pour lui aussi.

Mais Balkis la Très Adorable ne se disputait jamais avec Suleiman-bin-Daoud. Elle l’aimait trop bien. Elle restait assise dans ses chambres du Palais d’Or ou se promenait dans les jardins du Palais, et, pensant à lui, revenait triste.

Certes, s’il avait eu fantaisie de tourner sa bague à son doigt et d’évoquer les Djinns et les Effrits, il aurait magiquifié toutes ces neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes en mules blanches du désert, en lévriers ou en pépins de grenade ; mais Suleiman-bin-Daoud craignait que cela eût l’air de vouloir étonner les gens, de sorte que, lorsqu’elles se disputaient trop, il se contentait de s’en aller seul, à l’écart, dans les beaux jardins du Palais et souhaitait n’être jamais né.

Un jour qu’elles s’étaient disputées pendant trois semaines — toutes les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ensemble — Suleiman-bin-Daoud sortit, selon sa coutume, pour chercher la paix et le silence — et, parmi les orangers, il trouva Balkis la Très Adorable grandement affligée que Suleiman-bin-Daoud fût tourmenté à ce point. Elle lui dit :

— Ô mon Seigneur et Lumière de mes yeux, tourne la bague de ton doigt et montre à ces reines d’Égypte, de Mésopotamie, de Perse et de Chine quel grand et terrible Roi tu es.

Mais Suleiman-bin-Daoud secoua la tête et dit :

— Ô ma Dame et Délice de mes jours, rappelle-toi l’Animal qui sortit de la Mer et me fit honte devant tous les animaux du monde, parce que je voulais les surprendre. Maintenant, si je voulais étonner ces reines de Perse, d’Égypte, d’Abyssinie et de Chine, rien que parce qu’elles me tourmentent, il se pourrait que ma honte fût plus grande encore.

Et Balkis la Très Adorable dit :

— Ô mon Seigneur et Trésor de mon âme, que ferez-vous ?

Et Suleiman-bin-Daoud dit :

— Ô ma Dame et Contentement de mon cœur, je continuerai d’endurer mon destin, aux mains de ces neuf cent quatre-vingt-dix-neuf reines qui me vexent de leurs continuelles disputes.

Puis il continua sa marche, parmi les lis et les gueules-de-lion, et les roses et les cannes, et les gingembriers au parfum lourd, jusqu’à ce qu’il atteignît le grand Camphrier qu’on appelait le Camphrier de Suleiman-bin-Daoud.

Mais Balkis se cacha parmi les hauts iris et les bambous tachetés et les roses rouges, derrière le Camphrier, afin de ne point quitter son amour unique et fidèle, Suleiman-bin-Daoud.

Bientôt, deux papillons arrivèrent, voletant à l’ombre de l’arbre, et ils se disputaient.

Suleiman-bin-Daoud entendit l’un dire à l’autre :

— J’admire votre présomption d’oser me parler de la sorte. Ne savez-vous pas que si je tapais du pied, tout le palais de Suleiman-bin-Daoud et ce jardin où nous sommes disparaîtraient soudain dans un coup de tonnerre ?

Alors, Suleiman-bin-Daoud oublia ses neuf cent quatre-vingt-dix-neuf horripilantes femmes et rit, à faire trembler le Camphrier, en entendant le papillon se vanter ainsi. Puis il tendit le doigt et dit :

— Petit bonhomme, viens ici.

Le Papillon eut terriblement peur, mais il trouva moyen de voleter jusqu’à la main de Suleiman-bin-Daoud et s’y posa tout en s’éventant, car il faisait chaud. Suleiman-bin-Daoud pencha la tête et murmura tout bas :

— Petit bonhomme, tu sais que tous tes tapements de pied ne courberaient pas un brin d’herbe. Qui t’a fait dire cet énorme mensonge à ta femme ? Car c’est ta femme, sans doute.

Le Papillon regarda Suleiman-bin-Daoud et vit que les yeux du Roi Très Sage scintillaient comme des étoiles par une nuit de gel et il prit son courage à deux ailes, et il mit la tête de côté et dit :

— Ô Roi, règne à jamais. Oui, c’est bien ma femme ; et les femmes, tu sais ce que c’est.

Suleiman-bin-Daoud sourit dans sa barbe et dit :

— En effet, je sais, petit frère.

— Il faut les tenir de manière ou d’autre, dit le Papillon ; et elle s’est disputée avec moi toute la matinée. J’ai dit cela pour la faire rester en paix.

Et Suleiman-bin-Daoud dit :

— Puisse-tu réussir. Retourne à ta femme, petit frère, et j’écouterai ce que tu lui diras.

Dare-dare, le Papillon se renvola vers sa femme qui pouffait derrière une feuille et qui lui dit :

— Il t’a entendu ! Suleiman-bin-Daoud t’a entendu !

— S’il m’a entendu ! dit le Papillon. Certes, qu’il m’a entendu ! Je voulais qu’il m’entende.

— Et qu’est-ce qu’il t’a dit ? Oh ! qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Eh bien, dit le Papillon en s’éventant avec beaucoup d’importance, ceci est entre nous, ma chère (en somme, on ne peut pas lui en vouloir, car son palais a dû coûter très cher, et les oranges vont être mûres), il m’a demandé de ne pas taper du pied, et j’ai promis de n’en rien faire.

— Seigneur ! dit sa femme, qui resta coite.

Mais Suleiman-bin-Daoud rit au point que les larmes lui coulaient sur les joues, devant l’impudence de ce mauvais petit Papillon.

Balkis, la Très Adorable, se leva derrière l’arbre, au milieu des lis rouges et sourit sans rien dire, car elle avait tout entendu. Elle pensa : « Si je suis adroite, il est temps encore de sauver mon seigneur de ces reines querelleuses ». Elle tendit son doigt et murmura très doucement à la femme du papillon :

— Petite femme, viens ici.

Dare-dare s’envola la femme du Papillon ; elle avait grand peur en se posant sur la main blanche de Balkis.

Balkis pencha son beau visage et murmura :

— Petite femme, crois-tu ce que ton mari vient de dire ?

La femme du Papillon regarda Balkis et vit les yeux de la Reine Très Adorable qui brillaient comme deux lacs profonds au clair des étoiles, et elle prit son courage à deux ailes et dit :

— Ô Reine ! sois aimée à jamais. Tu sais, toi, ce que c’est que les hommes.

Et la Reine Balkis, la Sage Balkis du pays de Saba, mit sa main à ses lèvres pour cacher un sourire et dit :

— Je sais, petite sœur.

— Ils se fâchent, dit la femme du Papillon, en s’éventant très vite, à propos de rien ; mais il faut savoir les prendre, ô Reine ! Ils ne pensent pas la moitié de ce qu’ils disent. S’il plaît à mon mari de croire que je crois qu’il peut faire disparaître le palais de Suleiman-bin-Daoud en tapant du pied, cela m’est tout à fait égal. Il aura oublié demain.

— Petite sœur, dit Balkis, tu as bien raison ; mais la première fois qu’il commence à se vanter, prends-le au mot. Demande-lui de taper du pied et vois ce qui arrivera. Nous savons, nous autres, ce que c’est que les hommes, n’est-ce pas ? Il aura très honte.

Dare-dare se renvola la femme du Papillon pour aller joindre son mari et, cinq minutes plus tard, ils se disputaient pis que jamais.

— Rappelle-toi, dit le Papillon. Rappelle-toi ce que je peux faire, si je tape du pied.

— Je n’en crois pas un mot, dit la femme du Papillon. Je voudrais bien voir comment tu t’y prends. Pourquoi ne pas taper maintenant ?

— J’ai promis à Suleiman-bin-Daoud de ne pas le faire, dit le Papillon, et je ne veux pas enfreindre ma promesse.

— Tu peux l’enfreindre, personne ne s’en apercevra, dit sa femme. Tu ne courberais pas un brin d’herbe en tapant du pied. Je te défie de le faire, dit-elle. Tape ! Tape ! Tape !

Suleiman-bin-Daoud, assis sous le Camphrier, entendait chaque mot, et il rit comme il n’avait jamais ri de sa vie. Il oublia ses Reines. Il oublia l’Animal qui était sorti de la mer ; il oublia sa crainte d’étonner les gens. Il ne pensait qu’à rire de joie, et Balkis, de l’autre côté de l’arbre, sourit de voir si content son unique et fidèle Amour.

Là-dessus, le Papillon, tout suant et tout épouffé, revint en tournoyant à l’ombre du Camphrier et dit à Suleiman :

— Elle veut que je tape ! Elle veut voir ce qui arrivera, ô Sulciman-bin-Daoud ! Tu sais que je ne peux rien, et maintenant elle ne voudra plus jamais croire un mot de ce que je dis. Elle se moquera de moi jusqu’à la fin de mes jours.

— Non, petit frère, dit Suleiman-bin-Daoud, elle ne rira plus de toi jamais.

Et il tourna l’anneau sur son doigt — rien qu’à cause du petit Papillon, non point pour étonner personne — et, grande merveille ! quatre Djinns énormes sortirent de terre à l’instant.

— Esclaves, dit Suleiman-bin-Daoud, quand ce monsieur qui est là sur mon doigt (c’est là qu’était posé l’impudent Papillon) tapera du pied, son premier de devant, à gauche, vous ferez disparaître en un coup de tonnerre mon Palais et ces jardins. Lorsqu’il tapera une deuxième fois, vous les remettrez à leur place soigneusement.

— Maintenant, petit frère, retourne à ta femme et tape du pied à cœur joie.

Dare-dare s’envola le Papillon vers sa femme qui criait :

— Je te défie de le faire ! Je te défie de le faire ! Tape ! Tape, à présent ! Tape !

Balkis vit les quatre vastes Djinns se baisser vers les quatre coins du jardin, avec le Palais au milieu, et elle joignit les mains doucement et dit :

— Enfin, Suleiman-bin-Daoud va faire pour un Papillon ce qu’il aurait dû faire, il y a beau jour, pour son propre repos, et les Reines querelleuses auront peur.

Alors le Papillon tapa du pied. Les Djinns soulevèrent le Palais et les jardins à mille lieues en l’air ; on entendit un épouvantable coup de tonnerre et tout devint noir comme de l’encre. La femme du Papillon voletait dans l’obscurité, criant :

— Oh ! je serai bonne ! Je regrette si fort d’avoir parlé ! Ramène les jardins, mon petit mari chéri, et je ne me disputerai plus !

Le Papillon eut presque aussi peur que sa femme, et Suleiman-bin-Daoud rit si fort qu’il se passa plusieurs minutes avant qu’il retrouvât assez de souffle pour murmurer au Papillon :

— Tape encore, petit frère. Rends-moi mon Palais, ô Très Puissant Magicien !

— Oui, rends-lui son Palais, dit la femme du Papillon, qui continuait à voler au hasard dans l’obscurité comme un phalène. Rends-lui son Palais, et que ce soit fini de cette abominable Magie.

— Eh bien, ma chère, dit le Papillon aussi bravement qu’il le put, tu vois à quoi ont abouti tes persécutions. Après tout, pour ma part, peu m’importe — j’ai l’habitude de ces choses-là. — Mais par grâce pour toi, de même qu’envers Suleiman-bin-Daoud, je veux bien remettre les choses comme avant.


Ceci est l’image des quatre Djinns aux ailes de mouette enlevant le palais de Suleiman-bin-Daoud à la minute même où le Papillon venait de taper du pied. Le palais et les jardins et tout vinrent d’une seule pièce comme un plateau et laissèrent dans le sol un grand trou tout plein de poussière et de fumée. Si tu regardes dans le coin, près de la chose qui ressemble à un lion, tu verras Suleiman-bin-Daoud avec son bâton magique et les deux Papillons derrière lui. La chose qui a l’air d’un lion est, à vrai dire, un morceau de temple ou de maison ou de n’importe quoi. Suleiman-bin-Daoud se tenait là pour être à l’abri de la poussière et de la fumée quand les Djinns enlevèrent le palais. Je ne sais pas les noms des Djinns. C’étaient les serviteurs de l’anneau magique de Suleiman-bin-Daoud, et ils changeaient de nom tous les jours. Ce n’étaient que des Djinns à ailes de mouette de l’espèce ordinaire.
La chose au bas du dessin est le portrait d’un bon Djinn appelé Akraig. Il avait l’habitude de nourrir les petits poissons de la mer trois fois par jour, et ses ailes étaient de cuivre pur. Je l’ai mis là pour te montrer à quoi ressemble un gentil Djinn. Il n’aida pas à soulever le palais, il donnait à manger, ce jour-là, aux petits poissons de la Mer d’Arabie.



Alors il tapa une autre fois du pied et les Djinns, à l’instant, déposèrent le Palais et les jardins à leur place, sans même une secousse. Le soleil brilla sur le vert foncé des feuilles d’oranger ; les fontaines jouèrent parmi les lis rouges d’Égypte ; les oiseaux continuèrent à chanter et la femme du Papillon resta sur le flanc, à l’ombre du Camphrier, gigotant des ailes et soufflant :

— Oh ! je serai bonne ! je serai bonne !

Suleiman-bin-Daoud pouvait à peine parler, tant il riait ; il s’appuya au tronc, tout faible et hoquetant à force de rire, et, menaçant du doigt le Papillon, il dit :

— Ô grand Sorcier ! que sert de me rendre mon Palais, si en même temps tu me fais mourir de gaieté ?

Alors un bruit terrible se fit entendre, car toutes les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Reines sortirent du Palais en criant et appelant leurs bébés. Elles descendirent à la hâte le grand escalier de marbre qui menait aux fontaines ; elles couraient cent de front à la fois, et la Très Sage Balkis s’avança, majestueuse, à leur rencontre et dit :

— Quel malheur est le vôtre, ô Reines ?

Elles s’arrêtèrent sur l’escalier de marbre, par cent de front à la fois, et crièrent :

— Elle demande quel est notre malheur ? Nous vivions en paix dans notre Palais d’Or, selon notre coutume, quand tout à coup le Palais disparut et nous restâmes assises dans l’obscurité profonde et redoutable ; et il tonna, tandis que les Djinns et les Effrits marchaient dans les ténèbres ! Le voilà, notre malheur, ô Sultane Reine ! et nous sommes le plus extrêmement malheureuses du monde à cause de ce malheur, car ce fut un très maléfique malheur, lequel ne ressemble à aucun malheur qui nous fût jamais arrivé.

Alors Balkis, la Reine Très Adorable — la Certes Mieux Aimée de Suleiman-bin-Daoud — qui fut Reine de Saba, de Nubie et des Fleuves d’Or du Sud — du désert de Zinn aux tours de Zinbabwe — Balkis, presque aussi sage que le Très Sage Suleiman-bin-Daoud lui-même, dit :

— Ce n’est rien, ô Reines ! Un Papillon a porté plainte contre sa femme, parce qu’elle se querellait avec lui, et il a plu à notre Seigneur Suleiman-bin-Daoud de lui donner une leçon de douceur de langage et d’humilité, car ces choses comptent pour vertus parmi les femmes des papillons.

Se leva, pour lors, une Reine Égyptienne — la fille d’un Pharaon — et qui dit :

— Il ne se peut pas que notre Palais soit arraché par les racines comme un poireau, à cause d’un chétif insecte. Non ! Suleiman-bin-Daoud doit être mort, et ce que nous avons entendu et vu, c’était la terre qui tonnait et s’enténébrait en apprenant la nouvelle.

Alors Balkis fit signe à cette Reine hardie, sans la regarder, et lui dit, en même temps qu’aux autres :

— Venez et voyez.

Elles descendirent l’escalier de marbre, marchant par cent de front à la fois, et, sous son Camphrier, tout faible encore d’avoir tant ri, elles virent le Très Sage Monarque Suleiman-bin-Daoud qui se balançait d’avant en arrière, un Papillon sur chaque main, et l’entendirent qui disait :

— Ô femme de mon frère des airs, souviens-toi donc, après ceci, de complaire à ton mari en toutes choses, de peur qu’il soit provoqué à taper du pied de nouveau ; car il a dit qu’il avait l’habitude de cette Magie, et c’est un éminemment Grand Magicien — capable de dérober le Palais de Suleiman-bin-Daoud lui-même. Allez en paix, petites gens !

Et il les baisa sur les ailes, et ils prirent leur vol. Alors toutes les Reines, excepté Balkis, la Très Adorable et Magnifique Balkis, qui se tenait à l’écart et souriait, tombèrent à plat sur le visage, car elles disaient :

— Si de telles choses arrivent pour un Papillon mécontent de sa femme, qu’arrivera-t-il de nous, qui avons vexé notre Roi par nos paroles violentes et nos âpres querelles pendant tant de jours ?

Alors elles mirent leurs voiles sur leurs têtes, elles posèrent leurs mains sur leurs bouches et s’en revinrent au Palais sur la pointe des pieds, sans plus de bruit que des souris.

Alors Balkis — la Très Adorable et Très Excellente Balkis — s’avança parmi les lis rouges jusque dans l’ombre du Camphrier, et toucha de la main l’épaule de Suleiman-bin-Daoud et dit :

— Ô mon Seigneur et Trésor de mon âme ! réjouis-toi, car nous avons enseigné aux Reines d’Égypte, d’Éthiopie, d’Abyssinie, de Perse, de Chine et d’Inde une très grave et mémorable leçon.

Et Suleiman-bin-Daoud qui suivait encore des yeux les Papillons, tandis qu’ils jouaient au soleil, dit :

— Ô ma Dame et Joyau de ma Félicité ! quand cela est-il arrivé ? Car je n’ai fait que jouer avec un Papillon depuis que je suis venu dans le jardin.

Et il dit à Balkis ce qu’il avait fait.

Balkis, — Balkis, la plus Tendre et la mieux Aimable, — dit :

— Ô mon Seigneur et Régent de mon être ! j’étais cachée derrière le Camphrier et j’ai tout vu. C’est moi qui ai dit à la femme du Papillon de demander au Papillon de taper du pied, parce que j’espérais que, par badinage, mon Seigneur accomplirait quelque grande magie, et que les Reines, ce voyant, auraient peur.

Et elle lui répéta ce que les Reines avaient dit, et vu, et pensé.

Alors Suleiman-bin-Daoud se leva de son siège, sous le Camphrier, et il étendit les bras et se réjouit dans son cœur, et dit :

— Ô ma Dame et Miel de mes jours ! sache que si j’avais fait quelque magie contre mes Reines pour cause d’orgueil ou de colère, de même que j’avais ordonné ce festin pour tous les animaux, j’aurais été certainement couvert de honte. Mais, par le moyen de ta sagesse, j’ai fait le sortilège par badinage et pour l’amour d’un petit Papillon, et — merveille ! — voici qu’il me délivre, par surcroît, des vexations de mes vexatoires épouses ! Dis-moi donc, ô ma Dame et Cœur de mon cœur ! d’où t’est venue tant de sagesse ?

Et Balkis la Reine — si belle et grande de taille — leva ses yeux bleus vers ceux de Suleiman-bin-Daoud, mit la tête un peu de côté, tout juste comme le Papillon, et dit :

— D’abord, ô mon Seigneur ! parce que je t’aimais, et, secondement, ô mon Seigneur ! parce que je sais ce que sont les femmes.

Alors ils montèrent ensemble vers le Palais et y vécurent heureux pour toujours.

Mais pas vrai que c’était malin à Balkis ?


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