Histoires désobligeantes/La Fève
XXIV
LA FÈVE
Monsieur Tertullien venait d’attraper la cinquantaine, ses cheveux étaient encore d’un beau noir, ses affaires marchaient admirablement et sa considération grandissait de jour en jour, lorsqu’il eut le malheur de perdre sa femme.
Le coup fut terrible. Il aurait fallu de la perversité pour imaginer une compagne plus satisfaisante.
Elle avait vingt ans de moins que son mari, le visage le plus ragoûtant qui se pût voir et un caractère si délicieux qu’elle ne laissait jamais échapper une occasion de ravir.
Le magnanime Tertullien l’avait épousée sans le sou, comme font la plupart des négociants que le célibat incommode et qui n’ont pas le temps de vaquer à la séduction des vierges difficiles.
Il l’avait épousée « entre deux fromages », disait-il avec enjouement. Car il était marchand de fromages en gros et il avait accompli cet acte sérieux dans l’intervalle d’une livraison mémorable de Chester et d’un arrivage exceptionnel de Parmesan.
Cette union, j’ai le regret de le dire, n’avait pas été féconde, et c’était une ombre au gracieux tableau.
À qui la faute ? Question grave qui pendait toujours chez les fruitiers et les épiciers du Gros-Caillou. Une bouchère hispide que le beau Tertullien avait dédaignée l’accusait ouvertement d’impuissance, au mépris des objections d’une granuleuse matelassière qui se prétendait documentée.
Le pharmacien, toutefois, déclarait qu’il fallait attendre pour se former une opinion, et la bienveillante masse des concierges désintéressés du litige approuvait la circonspection de ce penseur.
Ceux-là disaient avec une grande autorité que Paris n’a pas été bâti en un jour, que tout est bien qui finit bien, que qui veut voyager loin ménage sa monture, etc., et que, par conséquent, il y avait lieu de présupposer l’événement favorable qui mettrait, un jour ou l’autre, la dernière touche à l’éblouissante prospérité du fromager.
On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un Dauphin de France.
L’émotion fut grande quand on apprit la mort soudaine qui fauchait de si légitimes espoirs.
À moins que Tertullien ne se remariât promptement, hypothèse que sa douleur ne permettait pas d’accepter une seule minute, l’avenir de son établissement était fricassé, et ce fils de ses propres œuvres, déjà si riche quoique parti du néant, verrait à la fin sa clientèle passer à un successeur étranger !
Perspective noire qui devait amertumer singulièrement les regrets de l’époux en deuil.
Celui-ci parut, en effet, sur le point de culbuter dans un gouffre de désespoir.
J’ignore jusqu’à quel point le rêve d’une descendance fromagère le travaillait, mais je fus l’auriculaire témoin de ses beuglements douloureux et des sommations extra-judiciaires qu’il se fit à lui-même d’avoir à suivre sa Clémentine au tombeau dans des délais fort prochains que, d’ailleurs, il ne fixa pas.
Ayant eu le loisir d’étudier à fond cet homme sympathique avec qui j’entretins, dix ans, les plus étroites relations commerciales, il me fut donné d’observer un trait admirable, quoique peu connu, de son caractère.
Il avait une peur atroce d’être cocu. Tous ses ancêtres l’avaient été, depuis deux ou trois cents ans, et sa tendresse pour sa femme tenait surtout à la certitude inébranlable d’être exceptionnellement assuré par elle de l’intégrité de son front.
Sa reconnaissance avait même quelque chose de profondément cocasse et touchant. À la réflexion, cela finissait par devenir à peu près tragique, et je me suis demandé parfois, avec stupeur, si la stérilité scandaleuse de Clémentine était explicable autrement que par certains doutes bien étranges que pouvait avoir Tertullien sur sa propre identité, et par une crainte sublime de se cocufier lui-même, — en la fécondant.
Mais tout cela était trop beau, trop au-dessus des Marolles, des Bondons ou des Livarots, et la chose banale arriva qui devait infailliblement arriver.
Clémentine ayant restitué son âme au Seigneur, l’infortuné veuf exhala d’abord, avec impétuosité, les gémissements et les sanglots que recommande la nature.
Quand il eut payé ce premier tribut — pour me servir d’une expression qu’il affectionnait — il voulut, préalablement à la cérémonie des obsèques dont la bousculade certaine le crispait d’avance, mettre en ordre lui-même les reliques de l’adorée.
C’était là que sa destinée marâtre l’attendait. Le labarum dérisoire des Tertulliens lui apparut.
Dans un tiroir mystérieux d’un meuble intime que le plus ombrageux mari ne se fût jamais avisé de soupçonner, il découvrit une correspondance volumineuse autant que variée qui ne lui permit pas de se cramponner une seconde.
Tous ses amis et connaissances y avaient passé. À l’exception de moi seul, tous avaient été chéris de sa femme.
Ses employés même — il trouva des lettres d’employés sur papier rose — avaient été simultanément gratifiés.
Il acquit la certitude que la défunte l’avait trompé nuit et jour, quelque temps qu’il fît, à peu près partout. Dans son lit, dans sa cave, dans son grenier, dans sa boutique, jusque sous l’œil du gruyère et dans les effluves du roquefort ou du camembert.
Inutile d’ajouter que cette correspondance malpropre le ménageait peu. On se fichait de lui sans relâche de la première ligne à la dernière.
Un employé du télégraphe, renommé pour la finesse de son esprit, le blaguait d’une manière aussi désobligeante que possible sur son commerce, au point de se permettre des allusions ou des conseils qu’il est impossible de publier.
Mais il y avait une chose inouïe, exorbitante, fabuleuse, à détraquer la constellation du Capricorne.
À ce dossier mortifiant s’annexait une interminable série de petits bâtons qui l’étonnèrent et dont la présence lui parut d’abord inexplicable. Mais appelant à lui la sagacité d’un Apache subtil penché sur une piste de guerre, une clarté vive l’inonda quand il s’aperçut que le nombre de ces objets était précisément le nombre des adorateurs encouragés de son infidèle, et que chacun d’eux était entaillé au canif d’une multitude de coches semblables à celles qui se pratiquent sur les souches des boulangers.
Évidemment, cette Clémentine avait été une femme d’un grand ordre et qui tenait à se rendre compte.
Le mari, écrasé d’humiliation, exprima le désir bien naturel qu’on le laissât seul avec la morte et s’enferma deux ou trois heures, comme un homme qui veut se livrer sans contrainte à son affliction.
Quelques semaines plus tard, Tertullien offrait un dîner somptueux pour le jour des Rois.
Vingt convives mâles, triés avec soin, se pressaient autour de sa table. Une magnificence non pareille était déployée. Chère exquise, abondante et inattendue. Cela ressemblait au festin d’adieu d’un opulent prince qui est sur le point d’abdiquer.
Plusieurs cependant éprouvèrent un moment de gêne à l’aspect du décor funèbre que l’imagination, désormais lugubre, du fromager avait emprunté sans doute à quelque souvenir de mélodrame.
Les murs, le plafond même étaient tendus de noir, la nappe était noire, on était éclairé par des candélabres noirs où brûlaient des bougies noires. Tout était noir.
L’employé du télégraphe, complètement démonté, voulait s’en aller. Un jovial éleveur de porcs le retint, déclarant qu’il fallait « se mettre à la hauteur » et qu’il trouvait ça « très rigolo ».
Les autres, un moment indécis, se déterminèrent à narguer la mort. Bientôt, les bouteilles ne s’arrêtant pas de circuler, le repas devint tout à fait hilare. Au Champagne, le triomphe du calembour était assuré et les cochonneries commentaient à poindre, lorsqu’un gâteau gigantesque fut apporté.
— Messieurs, dit Tertullien, qui se leva, nous allons vider nos verres, si vous voulez, à la mémoire de notre chère morte. Chacun de vous a pu connaître, apprécier son cœur. Vous ne pouvez avoir oublié, n’est-ce pas ? son aimable et tendre cœur. Je vous prie donc de vous pénétrer — d’une façon très particulière, — de son souvenir, avant que soit découpé ce gâteau des Rois qu’elle eût tant aimé à partager avec vous.
N’ayant jamais été l’amant de la fromagère, probablement parce que je ne l’avais jamais rencontrée, je n’avais pas été invité à ce dîner et ne pus savoir à qui échut la fève royale.
Mais je sais que le diabolique Tertullien fut inquiété par la justice pour avoir inséré, dans les flancs énormes de cette galette frangipanée, le cœur de sa femme, le petit cœur en putréfaction de la délicieuse Clémentine.