Histoires désobligeantes/Propos digestifs

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XXV

PROPOS DIGESTIFS


à André Noell.


Tous les ventres étant pleins, on décida d’en finir avec les pauvres.

À dix heures du soir, une trentaine environ de plantigrades sublimes étaient tombés d’accord sur ce point que les « balançoires » fraternelles avaient duré trop de siècles et qu’il était expédient de verser une ample réprobation sur cette classe guenilleuse qui se complaît malicieusement à fendre le cœur des gens bien vêtus.

Diverses motions furent expectorées.

Le Psychologue roucoula qu’il n’y a de beau que la pitié, la vraie pitié judicieuse qui s’émeut aux gémissements du riche, et que c’est un crime social d’encourager la paresse des mendicitaires.

Il ajouta qu’une administration lumineuse aurait le souci de protéger avant tout, contre ces derniers, les intelligences distinguées et les « âmes fines » qui conservent encore parmi nous les traditions de l’élégance aristocratique et de la sensibilité.

La conclusion fut rotée par Francisque Lepion, philosophe gras et plein d’énergie qui réclama nettement les plus insalubres colonies pénitentiaires pour tout citoyen français incapable de justifier de trente mille francs de revenu.

Un homme libre qui avait eu des malheurs à Constantinople et qui s’était rendu célèbre en exécutant des rossignolades à la chapelle Sixtine du suffrage universel, appuya ce juste vœu d’un gazouillement tibicin.

Plusieurs poètes mucilagineux et inextricables énumérèrent les châtiments afflictifs qu’une vigoureuse répression devrait exercer contre les impénitents ou les relaps de la misère.

Les fusillades, les mitraillades, les noyades, les autodafés, les bannissements ou déportations en masse, arrachèrent successivement des cris d’enthousiasme.

Il arriva même qu’un bibliophile ayant sur lui, par bonheur, l’édition princeps et rarissime de ce fameux Bottin des Supplices, en quatorze langues, imprimé pour la première fois, au commencement du neuvième siècle, à King-Tchéou-Fou sur les bords du Kiang, par le Plantin du Céleste-Empire, en lut quelques pages et fit pleurer d’attendrissement tous les auditeurs.

Je ne finirais pas si j’entreprenais de rapporter les apophtegmes transcendants que débitèrent, en cette occasion, les femmes parées qui se trouvaient là, et dont la raison est si supérieure à celle de l’homme, comme chacun sait.

D’ailleurs, tout ne sera-t-il pas dit quand on saura que cela se passait chez l’éblouissante vidamesse du Fondement, de qui l’époux trop heureux s’est couvert de gloire en négociant le traité bilatéral, — si longtemps considéré dans les cabinets européens comme un rêve irréalisable, — qui unit désormais, enfin ! la principauté de Sodome à la République Française ?



Ma conscience d’historien ne me permet pas d’omettre un individu bizarre et passablement indéchiffré, dont la mise précaire étonnait dans un tel milieu.

On le surnommait familièrement Apémantus et il était le Cynique. Cette qualité précieuse lui conférait une espèce de bien-venue dans certains groupes ultra-superfins qui prétendaient à l’athénianisme suprême.

— De quoi vivez-vous ? lui demanda méchamment un jour, en présence de cinquante personnes, la plus acariâtre des poétesses.

— D’aumônes, madame, répondit-il simplement, avec un sang-froid de poisson mort.

Réponse, d’ailleurs inexacte, qui le caractérisait très bien.

On ne l’embêtait pas trop, lui sachant la dent cruelle, et parfois il dégainait une sorte d’éloquence barbare qui l’imposait à l’attention des inattentifs les plus rétractiles ou des délicats les plus crispés.

En somme, il disait tout ce qu’il voulait, privilège rare que ne lui contestait personne.

La maîtresse du lieu le pria donc, ce soir-là, de manifester son sentiment.

— Alors, tant pis, ce sera une histoire, dit Apémantus, une histoire aussi désobligeante que possible, cela va de soi ; mais auparavant, vous subirez, — sans y rien comprendre, j’aime à le croire. — quelques réflexions ou préliminaires conjectures dont j’ai besoin pour stimuler en moi le narrateur.

Il est malheureusement indiscutable que la pauvreté contamine la brillante face du monde, et il est tout à fait fâcheux que les dames pleines de parfums soient si souvent exposées à rencontrer de petits enfants qui crèvent de faim.

Je sais bien qu’il y a la ressource de ne pas les voir. Mais on sent tout de même qu’ils existent ; on entend leurs supplications inharmonieuses, on risque même d’attraper un peu de vermine, — vous savez bien, mesdames, cette ignoble vermine pédiculaire qui « ne se laisse pas caresser aussi volontiers que l’éléphant », comme disait notre grand poète Maldoror, et qui abandonne elle-même de bon cœur le nécessiteux pour se fourrer dans les manchons ou les pelisses d’un inestimable prix.

Tout cela me plonge dans une affliction très amère, et j’applaudis avec du délire à la haute idée d’une immolation générale des indigents.

Toutefois, en attendant la bonne nouvelle des massacres, me sera-t-il permis de demander à ceux d’entre vous qui ne se sont jamais grattés, s’il leur fut donné d’observer, sans télescope, l’inégale répartition de la certitude philosophique en ce qui touche quelques axiomes prétendus ?

Pour parler d’une autre manière, où trouver un homme, non encore vérifié et catalogué comme idiot de naissance ou comme gâteux, qui osera dire qu’il n’a pas l’ombre d’un doute sur sa propre identité ? Car tel est le point.

Très ingénument, je déclare que, songeant parfois au récit de l’Évangile et à l’étonnante multitude de pourceaux qui fut nécessaire pour loger convenablement les impurs démons sortis d’un seul homme, il m’arrive de regarder autour de moi avec épouvante…

— Pardon, monsieur, dit un paléographe, il me semble que vous allez un peu loin.

— Je suis donc dans mon chemin, répliqua l’imperturbable en s’inclinant, car c’est justement très loin que je veux aller,



— Voyons, reprit-il avec bonhomie, je veux bien condescendre à être tout à fait clair. Quel est, dans notre littérature la plus accréditée, je veux dire le roman-feuilleton ou le théâtre, quel est, dis-je, le truc suprême, irrésistible, indéfectible, primordial et fondamental ?

Quel est, si j’ose m’exprimer ainsi, la ficelle qui casse tout, l’arcane certain, le Sésame de Polichinelle qui ouvre les cavernes de l’émotion pathétique et qui fait infailliblement et divinement palpiter les foules ?

Mon Dieu ! c’est très bête, ce que je vais vous dire. Ce fameux secret, c’est, tout bonnement, l’incertitude sur l’identité des personnes.

Il y a toujours quelqu’un qui n’est pas ou qui pourrait ne pas être l’individu qu’on suppose. Il est nécessaire qu’il y ait toujours un fils dont on ne se doutait pas, une mère que personne n’aurait prévue ou un oncle plus ou moins sublime qui a besoin d’être débrouillé du chaos.

Tout le monde finit par se reconnaître et voilà la source des pleurs. Depuis Sophocle, ça n’a pas changé.

Ne pensez-vous pas, comme moi, que cette imperdable puissance d’une idée banale tient à quelque symbole, quelque pressentiment très profond, cherché, depuis trois mille ans, par les tâtonnants inventeurs de fables, comme Œdipe aveugle et désespéré cherche la main de son Antigone ?…

Nous parlions des pauvres, n’est-ce pas ? Nous y voilà donc. Cette mécanique émotionnelle est inconcevable sans le Pauvre, sans l’intervention et la perpétuelle présence du pauvre dont je sollicite, par conséquent, le maintien au théâtre et dans les romans.

Le riche, au contraire, ne peut prétendre à aucune sorte de « boisseau ». Il est impossible à cacher, puisqu’il est partout chez lui. Il crève l’œil, il sue son identité par tous ses pores, du moins en littérature. L’univers le dévisage et Dieu même est tellement embarrassé pour lui fabriquer un rôle dans ses Mystères qu’il a dû lui abandonner les pratiques vieillottes et négligeables de la bienfaisance.

Si donc il est nécessaire et même tout à fait urgent de massacrer, j’ose ouvrir le propos d’une sélection préambulatoire, d’une concluante et irréfragable vérification des individus.

— L’anthropométrie des âmes, alors, précisa le psychologue qui s’embêtait ferme.

— Ce chien de mot ou tout autre qui vous conviendra, j’y consens. Mais, de toutes manières, il faudrait le crible de Dieu, car je veux bien que le Diable m’emporte si quelqu’un, ici ou ailleurs, a le pouvoir de se délivrer à lui-même un passeport quelque peu valable.

Nul ne sait son propre nom, nul ne connaît sa propre face, parce que nul ne sait de quel personnage mystérieux — et peut être mangé des vers, — il tient essentiellement la place.



— Vous vous fichez de nous, Apémantus, intervint alors madame du Fondement. Vous nous aviez promis une histoire.

— Vous y tenez donc. Soit.

« Un homme riche avait deux fils. Le plus jeune dit à son père :

» — Mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.

» Et le père leur partagea son bien.

» Peu de jours après, le plus jeune fils ayant rassemblé tout ce qu’il avait, partit pour une région lointaine, et là, dissipa tout son bien en vivant luxurieusement… »

— Ah ! ça, s’écria impétueusement la petite baronne du Carcan d’Amour, par qui la mode fut inventée de se décolleter un peu au-dessous du nombril, mais c’est la parabole de l’Enfant prodigue qu’il nous débite, ce monsieur. Il va nous apprendre que son héros fut réduit à garder les porcs, en mourant de faim et qu’un beau jour, las du métier, il revint à la maison de son père, qui se sentit tout ému, le voyant arriver de loin.

— Hélas ! non, madame, répondit Apémantus d’une voix très grave, ce furent les cochons qui arrivèrent

La conversation en était là, lorsque Quelqu’un qui ne sentait pas bon fit son entrée dans l’appartement.