Histoires désobligeantes/Le Cabinet de lecture
XXVII
LE CABINET DE LECTURE
— Mais, tonnerre de Dieu ! quand on vous dit qu’il y a quelqu’un.
Orthodoxie Panard, qui s’acharnait sur la serrure, depuis un instant, prit la fuite en entendant la voix redoutée de son oncle paternel.
Ce cabinet de lecture était si cocassement aménagé qu’un seul individu pouvait en jouir à tour de rôle, et il y avait dix personnes dans la maison.
Il y avait le père Panard et la mère Panard ; les quatre héritiers Panard : Athanase, Héliodore, Démétrius et Orthodoxie ; puis l’oncle Justinien, la tante Plectrude et la tante Roxelane. Enfin, la vieille bonne Palmyre. Cela faisait dix, bien comptés. C’était absurde.
Et remarquez que tout ce monde-là, sans excepter Palmyre elle-même, avait ou pouvait avoir des besoins intellectuels de la nature la plus impérieuse.
À quelque heure que ce fût, on était toujours sûr de trouver quelqu’un. Parfois on se bousculait à la porte.
Il y avait de quoi dégoûter de la famille.
Impossible de faire entendre raison à ce grigou de Panard, un ancien professeur de grec, membre de l’Institut, s’il vous plaît, qui ne se lavait jamais les mains, par mesure d’économie, et qui déclamait les imprécations d’Hécube, dans le texte même d’Euripide, quand on lui parlait de construire un second local.
L’argent ne lui manquait pourtant pas, depuis le fameux héritage qui avait fait de ce traducteur de Philostrate un propriétaire important.
Mais la littérature contemporaine dont s’alimentaient surtout les Panard sortis de son flanc, étant dénuée pour lui d’intérêt, il prétendait qu’on se contentât des lieux actuels et feignait de ne pas entendre les optatives insinuations de ses hoirs.
Le plus intolérable des compétiteurs, c’était l’oncle Justinien, un colonel de gendarmerie en retraite qui n’en finissait jamais.
Quand l’animal avait réussi, une bonne fois, à s’introduire, les supplications et les pleurs étaient inutiles. Il fallait attendre une heure qu’il eût fini de paperasser.
Si, du moins, cette basane, ce gâteux fétide qui n’aboutissait pas, ce pourvoyeur démantibulé de la guillotine, avait eu des motifs élevés pour prolonger ainsi les vacations, pour s’attarder indéfiniment dans le cabinet précieux, trois ou quatre fois par jour !
Mais non. Ce vétéran de malheur, que le ciel s’obstinait à ne pas confondre, avait toujours été incapable de lire autre chose que des signalements de malfaiteurs ou des ordres d’arrestation.
— Que pouvez-vous faire là-dedans ? bonté divine ! criait tante Plectrude, en levant ses deux bras arides vers les étoiles, car il se levait souvent au milieu des nuits.
— Je fais ma correspondance, répondait-il avec la finesse d’un gendarme qu’on ne prenait pas sans vert.
De tout cela, plus que personne, Orthodoxie était malheureuse. C’était une jeune fille d’une grâce peu commune, qui avait des relations littéraires et prenait des leçons de bicyclette.
Son frère Athanase, qui, déjà, se lançait dans le symbolisme, lui avait fait connaître le chef d’école Romano-Spada, que ses racines grecques firent exceptionnellement agréer du vieux Panard, et l’avisé Romano profita bientôt de cet accueil pour faufiler son inséparable ami, le grand Papadiamantopoulos.
Un jour même, les défiances bien légitimes du professeur furent assez vaincues pour qu’on pût inviter le non-pareil, le suréminent Péritoine, qui daigna venir sans façon, à la bonne franquette, avec son auréole de travail.
Enfin, la table s’élargissant, plusieurs Klephtes, à leur tour, avaient reçu l’hospitalité pour l’amour du Pinde.
Il est vrai qu’un tel surcroît de convives rendait plus inaccessible encore le petit endroit, autant que jamais, d’ailleurs, occupé malicieusement par Justinien, qui n’en sortait que pour faire à table d’irrémissibles incongruités.
Cette circonstance mettait une ombre au tableau, et, je le répète, Orthodoxie en souffrait jusque dans ses recoins les plus délicats.
Vierge aimable qui ne demandait qu’à s’ouvrir ! Fleur charmante qu’un souffle eût épanouie ! Combien ne lui eût-il pas été facile, sans l’avaricieuse chiennerie de son père, de se pousser dans le joyeux monde, où l’eussent efficacement patronnée de si dignes maîtres !
Par malheur, il aurait fallu rompre audacieusement avec un vieillard plein de préjugés, que cette affluence d’apôtres inquiétait déjà et qui parlait de congédier l’Attique et le Péloponèse.
Avec angoisse elle voyait venir le moment où elle serait à peu près réduite, comme auparavant, à se cultiver elle-même…
Ah ! si Panard avait consenti seulement à lui laisser lire les brillantes productions des psychologues ou des mages ! Mais il n’y avait pas moyen d’y songer. Toutes les œuvres nouvelles que les auteurs ou les éditeurs envoyaient avec dédicaces au membre sévère de l’Institut étaient expédiées illico dans ce dérisoire cabinet où il était impossible de se recueillir un quart d’heure.
Et, il n’y avait pas à dire, c’était l’unique ressource. On ne pouvait s’instruire que là. Quant à emporter les brochures avec soi, il fallait en bannir l’espoir. La rage du vieux pion, qui fouillait partout, eût éclaté d’une manière terrible si quelqu’un s’était avisé de détourner un seul tome de cette bibliothèque privée dont il avait le catalogue dans son implacable mémoire. Il fallait absolument les utiliser sur place.
Or Justinien en faisait un scandaleux abus. Quand il avait compulsé des études de mœurs ou des recueils de poésies, les feuilles étaient dans un tel état qu’on devait, en gémissant, renoncer à les parcourir après lui. Les dédicaces même y passaient.
La sentimentale Orthodoxie en perdait la tête, ne parvenant pas à retrouver le fil des histoires, se voyant tout à coup privée d’un chapitre décisif qui l’eut éclairée, sans doute ; forcée, malgré son inexpérience, de bâtir elle-même des épisodes improbables, de conjecturer d’impossibles dénouements.
La nécessité, dit-on, rend ingénieux. Cette histoire véridique va nous en fournir la preuve.
Il arriva qu’un certain jour un robuste commissionnaire apporta les œuvres complètes du célèbre romancier russe Borborygme, qu’on venait enfin de traduire.
Depuis longtemps, la jeune fille rêvait de lire les pages émollientes et philharmoniques de ce Moscovite relâché. Mais il était trop facile de prévoir que cette masse précieuse n’échapperait pas à la destinée commune des papiers lyriques ou documentaires dont le cabinet de lecture s’emplissait continuellement.
Pour conjurer cette catastrophe, il n’y avait pas une minute à perdre. Orthodoxie alla donc trouver sur-le-champ la tante Roxelane, qui se piquait aussi de littérature et qui était certainement, après elle, la personne la plus euphonique de la famille.
Non moins ladresse, d’ailleurs, que Panard, celui-ci la considérait attentivement pour les capitaux aimables qu’elle possédait et qu’elle manipulait avec prudence. Elle seule échappait à l’inquisition du maniaque et son seuil était respecté.
En quelques instants fut ourdie la conspiration. Les deux femmes arrêtèrent que le grand homme échapperait aux mains profanantes du colonel de gendarmerie, et Palmyre, corrompue par d’illusoires promesses, traîna le colis dans la chambre de Roxelane.
Il y eut alors quelques beaux jours, la tante et la nièce lisant et pleurant ensemble…
Malheureusement, la vibrante Orthodoxie ne put assez contenir son enthousiasme. À son insu, des idées et des métaphores slaves lui échappèrent, et la défiance de Panard, un beau matin, s’éveilla.
Le mot rouble ayant été prononcé par l’imprudente, qui croyait parler d’or, il se leva de table comme un homme frappé d’une lueur subite et se précipita dans le cabinet, au moment même où l’éternel Justinien venait d’en sortir.
On l’entendit longtemps fourrager avec énergie dans les archives, nul n’osant bouger, tellement l’orage était proche.
Il reparut à la fin, pâle et rouge, assez semblable à quelque tison mal éteint sur lequel soufflerait la bise.
— Où sont mes Borborygmes ? hurla-t-il.
Tante Plectrude, informée du micmac, essaya de détourner le cyclone sur Justinien. Mais celui-ci ayant juré, par sa croix et par ses bottes, qu’on le soupçonnait injustement, la véracité de ce gendarme ne put être mise en doute.
Orthodoxie, à son tour, comblée d’effroi, chargea si obstinément ses frères Athanase, Héliodore et Démétrius, qui ne savaient même pas de quoi il retournait, que le discernant patriarche démêla sans peine leur innocence.
Le cas était grave, et le châtiment fut proportionné au délit. Il fallut restituer les précieux bouquins, qui prirent incontinent la même route que leurs devanciers, et ce fut l’oncle trois fois odieux qui en profita presque seul, cette littérature agissant sur lui avec tant de force qu’il n’émergeait plus de son antre qu’aux heures des repas.
Orthodoxie, dont la douleur fut déchirante, parvint cependant à se consoler. Elle a même fini par comprendre que tel est le jugement dernier de tous les papiers humains, que les lectures se font généralement ainsi dans les familles où la raison prédomine, et que de tangibles félicités sont plus estimables que les décevantes élucubrations de quelques rêveurs…
Mais, que dis-je ? n’avait-elle pas surtout découvert, en cette occasion, la profonde vérité de l’axiome formulé par une de nos poétesses, et qui fut désormais pour elle un principe de lumière :
Avant de parler, il faut tourner sept fois sa langue dans la bouche… de son voisin.