Histoires désobligeantes/L’Appel du gouffre
XXVI
L’APPEL DU GOUFFRE
(Extrait de « la Femme Pauvre »)
L’habitacle était sinistre.
C’était la noire misère parisienne attifée de son mensonge, l’odieux bric-à-brac d’une ancienne aisance d’ouvriers bourgeois lentement démeublés par la noce et les fringales.
D’abord, un grand lit napoléonien qui avait pu être beau en 1810, mais dont les cuivres dédorés depuis les Cent-Jours, le vernis absent, les roulettes percluses, les pieds eux-mêmes lamentablement rapiécés et les éraflures sans nombre attestaient la décrépitude.
Cette couche sans délices, à peine garnie d’un matelas équivoque et d’une paire de draps sales inhabilement dissimulés sous une courte-pointe gélatineuse, avait dû crever sous elle trois générations de déménageurs.
Dans l’ombre de ce monument, qui remplissait le tiers de la mansarde, s’apercevait un autre matelas moucheté par les punaises et noir de crasse, étalé simplement sur le carreau.
De l’autre côté, un vieux voltaire, qu’on pouvait croire échappé au sac d’une ville, laissait émigrer ses entrailles de varech et de fil de fer, malgré l’hypocrisie presque aimable d’une loque de tapisserie d’enfant.
Auprès de ce meuble, que tous les fripiers avaient refusé d’acquérir, apparaissait, surmontée de son pot à eau et de sa cuvette, une de ses tables minuscules de crapuleux garnos qui font penser au Jugement dernier.
Enfin, au-devant de l’unique fenêtre, une autre table ronde en noyer, sans luxe ni équilibre, que le frottement le plus assidu n’aurait pas fait resplendir, et trois chaises de paille, dont deux presque entièrement défoncées.
Le linge, s’il en restait, devait se fourrer dans une vieille malle poilue et cadenassée sur laquelle s’asseyaient parfois les visiteurs.
Tel était le mobilier, assez semblable à beaucoup d’autres, dans cette joyeuse capitale de la bamboche et du désarroi.
Mais ce qu’il y avait de particulier et d’atroce, c’était la prétention de dignité fière et de distinction que l’habitante du lieu, madame Demandon, avait répandue, comme une pommade, sur la moisissure de cet effroyable taudis.
La cheminée sans feu ni cendres eût pu être mélancolique, malgré sa hideur, sans le grotesque encombrement de souvenirs et de bibelots infâmes qui la surchargeaient.
On y remarquait de petits globes cylindriques protégeant de petits bouquets de fleurs desséchées ; un autre petit globe sphérique monté sur une rocaille en béton conchylifère, où le spectateur voyait flotter un paysage de la Suisse allemande ; un assortiment de ces coquillages univalves dans lesquels une oreille poétique peut aisément percevoir le murmure lointain des flots ; et deux de ces tendres bergers de Florian, mâle et femelle, en porcelaine coloriée, cuits pour la multitude, on ne sait dans quelles manufactures d’ignominie.
À côté de ces œuvres d’art se nichaient des images de dévotion, des colombes qui buvaient dans des calices d’or, des anges portant à brassées le « froment des élus », des premiers communiants très frisés tenant des cierges dans du papier à dentelle, puis deux ou trois questions du jour : « où est le chat ? » « où est le garde-champêtre ? » inexplicablement encadrées.
Enfin des photographies d’ouvriers, de militaires ou de négociants. Le nombre était incroyable de ces effigies qui montaient en pyramide jusqu’au plafond.
Çà et là, le long des murs, dans les intervalles des guenilles, quelques effrayantes chromolithographies, achetées aux foires ou délivrées par les magasins de confection, étaient appendues. La sentimentale Demandon raffolait de ces horreurs.
Cette gueuse minaudière était une des plus décourageantes incarnations de l’idiote vanité des femmes, et la carie de cet « os surnuméraire », suivant l’expression de Bossuet, aurait fait reculer la peste.
Le matelas gisant par terre était la couche de sa fille, affublée par elle du nom ridicule de Cymodocée.
La pauvre enfant dormait là depuis deux ans que sévissait la noire misère. Elle y dormait en punition de sa résistance à la volonté de la vieille, qui lui avait manigancé vainement des affaires d’or avec des messieurs très bien.
Cymodocée Demandon appartenait à la catégorie de ces êtres touchants et tristes dont la vue ranime la constance des suppliciés.
Elle était plutôt jolie que belle, mais sa haute taille, légèrement voûtée aux épaules par le poids des mauvais jours, lui donnait un assez grand air. C’était la seule chose qu’elle tînt de sa mère, dont elle était le repoussoir angélique et qui contrastait avec elle en disparates infinies.
Ses magnifiques cheveux, du noir le plus éclatant ; ses vastes yeux de gitane captive, « d’où semblaient couler des ténèbres », mais où flottait l’escadre vaincue des Résignations ; la pâleur douloureuse de son visage enfantin dont les lignes, modifiées par de très savantes angoisses étaient devenues presque sévères ; enfin la souplesse voluptueuse de ses attitudes et de sa démarche lui avaient valu la réputation de posséder ce que les bourgeois de Paris appellent entre eux une tournure espagnole.
Pauvre Espagnole, singulièrement timide ! À cause de son sourire, on ne pouvait la regarder sans avoir envie de pleurer. Toutes les nostalgies de la tendresse — comme des oiselles désolées que le bûcheron décourage — voltigeaient autour de ses lèvres sans malice qu’on aurait pu croire vermillonnées au pinceau, tellement le sang de son cœur s’y précipitait pour le baiser.
Ce navrant et divin sourire qui demandait grâce et qui bonnement voulait plaire, ne pouvait être oublié, quand on l’avait obtenu par la plus banale prévenance.
Elle avait à peine vingt ans. Vingt ans déjà de misère, de piétinement, de désespoir ! Les roses meurtries de son adolescence de galère avaient été cruellement effeuillées par les ouragans, dans la vasque noire du mélancolique jardin de ses rêves. Mais, quand même, tout un orient de jeunesse était encore déployé sur elle, comme la transsudation lumineuse de son âme, que rien n’avait pu vieillir.
On sentait si bien qu’un peu de bonheur l’aurait rendue ravissante et qu’à défaut de joie terrestre, l’humble créature aurait pu s’embraser peut-être, ainsi que la torche amoureuse de l’Évangile, en voyant passer le Christ aux pieds nus !
Mais le Sauveur, cloué depuis tant de siècles, ne descend guère de sa croix tout exprès pour les pauvres filles, et l’expérience personnelle de la triste Cymodocée était peu capable de la fortifier dans l’espoir des consolations.
Elle ne dormit guère, cette nuit-là. Ses pensées la faisaient trop souffrir. Elle avait froid, aussi, et grelottait sous la ficelle de ses haillons, car l’hiver commençait déjà.
Elle songeait, en regardant les ténèbres, que c’était pourtant bien cruel de n’avoir même pas le droit de pleurer dans un misérable coin. En supposant que l’horreur de salir ses larmes ne l’eût pas empêchée de les répandre quelquefois sur le fumier de cette étable à cochons, une effusion si mélancolique eut été blâmée à l’instant par madame Demandon, comme une preuve d’égoïsme et de lâcheté criminelle.
Cette vieille chenille du Purgatoire avait toujours interdit rigoureusement les plaintes, disant qu’une enfant doit être la récompense et la « couronne » d’une mère. Elle avait même là-dessus d’humides phrases empruntées à la rhétorique jaculatoire des images de dévotion, qu’elle idolâtrait.
Le cœur de la malheureuse fillette, comprimé dans un étau implacable, avait donc résorbé silencieusement ses peines, sans jamais avoir pu se barricader ni s’endurcir.
Quoi qu’on pût lui faire, elle agonisait de la soif d’amour, et, n’ayant personne à chérir, elle entrait, parfois, au milieu du jour, dans les églises, pour y sangloter à son aise au fond de quelque chapelle tout à fait obscure.
Ces heures d’attendrissement avaient été les meilleures de sa vie, et le simulacre de passion qui lui était venu plus tard ne les avait certes pas values.
Au moins, elles ne lui avaient pas laissé d’amertume, ces heures bénies où les sources de son cœur invoquaient silencieusement les sources du ciel.
Elle se souvenait d’avoir senti la Douceur même, et quand elle fondait en pleurs, c’était comme une impression très lointaine, infiniment mystérieuse, un pressentiment anonyme d’avoir étanché des soifs inconnues…
Un certain jour, ah ! ce souvenir ne s’effacerait jamais, un Personnage lui avait parlé, un prêtre à longue barbe blanche de patriarche, portant la croix pectorale et l’améthyste, et qui paraissait venir de ces solitudes situées aux confins du monde où se promènent, sous des cieux terribles, les lions évangéliques de l’Épiscopat.
Voyant pleurer une si jeune fille, il s’était approché, la considérant avec bonté. Il l’avait bénie d’une très lente bénédiction, en remuant doucement les lèvres, et lui posant ensuite la main sur la tête, à la façon d’un dominateur des âmes :
— Mon enfant, avait-il dit, pourquoi pleurez-vous ?
Elle l’entendait encore, cette voix calme et pénétrante, qui lui avait paru la voix d’un être surhumain. Mais qu’aurait-elle pu répondre en un tel moment, sinon qu’elle se mourait du désir de vivre ?
Elle le regarda seulement de ses grands yeux de chevrette perdue, où se lisait si bien sa peine.
C’est alors que l’étranger ajouta ces paroles étonnantes, qu’elle ne devait jamais oublier :
— On a dû quelquefois vous parler d’Ève, qui est la Mère du genre humain. C’est une grande sainte aux yeux de l’Église, quoiqu’on ne l’honore guère, dans cet Occident où son nom est souvent mêlé à des réflexions profanes. Mais on l’invoque toujours dans nos chrétientés du vieil Orient, où les traditions antiques se sont conservées. Son nom signifie : la Mère des Vivants… Dieu, qui fait toutes nos pensées, a voulu, sans doute, que je me souvinsse d’elle en vous voyant. Adressez-vous donc à cette mère qui vous est plus proche que celle qui vous engendra. Elle seule, croyez-moi, peut vous secourir, puisque vous ne ressemblez à personne, pauvre enfant, qui avez soif de la Vie… Adieu, ma douce fille, je repars dans quelques instants pour des contrées éloignées d’où je ne reviendrai probablement jamais, à cause de mon très grand âge… Quand vous serez dans la peine, souvenez-vous du vieux missionnaire qui priera pour vous au fond des déserts.
Et il était parti, en effet, après avoir laissé une pièce de vingt francs sur l’accoudoir du prie-Dieu, où elle demeura clouée par l’étonnement et le respect le plus indicibles.
Incapable de se renseigner sur le champ, elle ne sut rien de ce vieillard, qu’elle crut envoyé tout exprès par le Père des enfants qui souffrent. Il fut pour elle simplement « le Missionnaire »…
Tout le passé remontait ainsi dans sa mémoire pendant cette insomnie douloureuse ! Elle avait à peine seize ans, à cette époque, et depuis, qu’était-elle devenue, grand Dieu ?
Elle n’arrivait pas à comprendre cette chute affreuse. Car les faits sont inexorables. Ils ne connaissent point la pitié, et l’oubli même, si on pouvait l’obtenir, est sans pouvoir pour anéantir leur témoignage accablant…
— Toute la puissance des cieux ne pourrait faire que je n’aie pas appartenu volontairement à cet homme et que je ne sois pas souillée de lui jusque dans la mort. Ô mon Dieu ! mon Dieu !
Gémissante, elle s’était dressée dans les ténèbres. Elle devenait folle d’angoisse quand cette idée reparaissait avec précision.
Son aventure avait été d’une banalité désespérante. Elle avait succombé, comme cent mille autres, à l’inamovible trébuchet de la séduction la plus vulgaire. Elle s’était perdue simplement, bêtement, avec un Faublas de ministère qui ne lui avait rien promis ni rien donné, pas même le plaisir d’une heure, et dont elle n’avait elle-même rien espéré ni rien attendu.
La vérité crucifiante, c’est qu’elle s’était livrée à un bellâtre quelconque, parce qu’il s’était trouvé sur son chemin, parce qu’il pleuvait, parce qu’elle avait le cœur et les nerfs malades, parce qu’elle était lasse à mourir de l’uniformité de ses tourments, et probablement aussi par curiosité. Elle ne savait plus. C’était devenu pour elle tout à fait incompréhensible.
Et quelle odieuse platitude en cette intrigue de stations d’omnibus et de restaurants à prix fixe ! Sa meilleure excuse, peut-être, avait été — comme toujours, hélas ! — l’illusion facilement procurée à une fille si malheureuse par un homme bien vêtu et dont la politesse paraissait exquise.
La liaison avait duré quelque temps, et par noblesse de cœur, par fierté, pour ne pas être une prostituée, bien qu’il la secourût à peine, elle s’était efforcée consciencieusement d’aimer ce garçon dont elle sentait si bien l’égoïsme et la prétentieuse médiocrité.
Mais maintenant, c’était bien fini. Il ne lui restait plus qu’un intolérable dégoût pour le misérable amant dont elle aurait accepté l’âme étroite, mais dont l’étonnante lâcheté l’avait saturée de tous les crapauds du mépris et de l’aversion.
Trahie, abandonnée, outragée et goujatement lapidée d’ordures par celui-Là même à qui elle avait sacrifié son unique fleur, quel châtiment rigoureux pour la folie d’un seul jour !
Maintenant donc, que devenir ? Est-ce que vraiment elle ne pourrait pas échapper à la chose odieuse dont avait parlé sa mère ?
La loi des malheureux est par trop dure, en vérité. C’est donc tout à fait impossible qu’une fille pauvre échappe, de manière ou d’autre, à la prostitution ?
Que dirait le missionnaire ? Que dirait-il, ce beau vieillard qui avait si bien vu qu’elle agonisait de la soif de vivre ?… Le souvenir de cet inconnu, vivant ou mort, la fit pleurer silencieusement dans l’ombre.
Elle ne se jugeait pas meilleure que les plus perdues. Sa faute ayant été sans ivresse, rien n’était capable d’en atténuer l’amertume et l’humiliation. Cette récurrence perpétuelle l’hypnotisait, l’immobilisait, la faisait paraître stupide quelquefois, avec ses paniques yeux de Cassandre du repentir, fixement ouverts…
Elle avait donné irrévocablement, pour toute la durée des éternités, son seul bien, le plus précieux trésor qu’une femme puisse posséder, — cette femme s’appelât-elle l’Impératrice de la Voie lactée. Elle avait donné cela à qui, et pourquoi ?…
À présent, les Trois Personnes pourraient faire ce qu’elles voudraient, raturer la création, congédier le temps et l’espace, repétrir le néant, amalgamer tous les infinis, tout cela ne changerait absolument rien à ceci : qu’à une certaine minute elle était vierge et qu’à la minute suivante elle ne l’était plus. Impossible de décommander la métamorphose.
— Que puis-je donc offrir ? murmurait-elle. En quoi suis-je préférable à la première venue que les hommes roulent du pied dans leurs ordures ? Quand j’étais sage, il me semblait que je gardais des agneaux très blancs sur une montagne pleine de parfums et de rossignols. J’avais beau être malheureuse, je sentais qu’il y avait en moi une fontaine de courage pour défendre cette chose précieuse dont j’étais la dépositaire et que le Seigneur ne trouvera plus… Aujourd’hui, ma source est tarie, ma belle eau limpide est devenue de la boue, et les plus affreuses bêtes y pullulent… Moi qui aurais pu devenir une sainte aussi claire que le jour, et prier avec les anges sur le bord du tapis des cieux, je n’ai même plus le droit d’être aimée d’un honnête homme qui serait assez charitable pour vouloir de moi !…
À cet instant, les pensées de la jeune fille se figèrent comme le sang des morts. Sa mère, complètement saoule, rentrait à tâtons, bousculant tout, rotant le blasphème et l’ordure, et finalement se vautrait en grognant comme une truie dangereuse.
— Allons ! se dit la jeune fille, j’irai jusque-là, puisqu’il est impossible de faire autrement. Une honte de plus ou de moins, qu’importe ? Je ne pourrai jamais me mépriser plus que maintenant. Ne pense donc plus à rien et tâche de dormir, pauvre petite chienne perdue que ne réclamera personne.
Ta destinée, vois-tu, c’est de souffrir. C’est à peu près cela qu’il m’a dit, le missionnaire, — mon bon vieux missionnaire qui aurait bien dû m’emporter avec lui dans ses déserts et qui pleure, peut-être, en me regardant du fond de sa tombe !