Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome I/Chapitre V

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Wilson & Cie (Ip. 85-108).


CHAPITRE V

1608 — 11


1608. — Projets de colonisation. — Compagnie de Monts. — Québec fondé. — Complot contre la vie de Champlain. — Hiver 1608–9. — Guerre des Iroquois. — Privilége de de Monts révoqué. — Les Malouins. — 1610. — Compagnie de Rouen. — Québec. — Les Iroquois. — 1611. — Mariage de Champlain. — Montréal. — Hochelaga. — Les Sauvages de l’ouest.



C
hamplain et de Monts avaient des vues du côté du Saint-Laurent, dans la région comprise entre le golfe et le Saut, où les attiraient une température plus clémente, un vaste marché de traite, la perspective de convertir les Sauvages, et le désir de pénétrer par là dans les terres jusqu’au Pacifique, pour atteindre un jour la Chine et le Japon.

À la fin de l’année 1607, deux projets étaient proposés : l’un, celui de Poutrincourt, consistait à reprendre les opérations à Port-Royal ; l’autre, celui de Champlain, demandait que l’on fît choix du Saint-Laurent pour y fonder un poste. De Monts était ruiné, ou à peu près. Champlain n’avait jamais possédé les ressources indispensables à une telle entreprise. Poutrincourt avait quelques moyens, mais il tenait pour l’Acadie, et il comptait sur certaines influences pour relever l’établissement de Port-Royal. Madame de Guercheville, personne de grande piété, et qui désirait contribuer à la conversion des Sauvages, avait résolu de débourser les sommes nécessaires à cet objet, mais en Acadie seulement. En vain Champlain lui représenta-t-il, ainsi qu’au Père Coton, jésuite, confesseur du roi, le danger perpétuel qu’il y aurait de se trouver en conflit avec les Anglais le long de ces côtes coupées par un nombre infini de ports, de bouches de rivières, etc. ; il n’y eut pas moyen de la faire pencher pour Tadoussac, Québec ou le Saut. Champlain démontra aussi que les Sauvages de l’Acadie étaient clair-semés, au lieu qu’il y en avait davantage sur le Saint-Laurent ; la personne du calviniste de Monts écartait tout projet dans lequel il pouvait entrer.

Il est à remarquer que l’on désignait, à cette époque, les Sauvages du bas Saint-Laurent sous le nom de Canadois ou Canadiens, ce qui montre que le mot Canada ou Kanata, employé du temps de la découverte (1535) pour désigner la région commençant à la Grosse-Île et finissant un peu au dessus de Stadaconé, s’était étendu et s’appliquait (1608) également à toute la partie inférieure du fleuve, si même, en remontant le fleuve, il n’atteignait pas l’ancien Hochelaga.

Le terme Nouvelle-France, déjà vieux de près d’un siècle, puisqu’il avait été impose par Verazani en 1524, continuait de signifier tous les pays, depuis la Floride jusqu’au Labrador, tant les côtes que l’intérieur, Acadie, Canada, Saguenay, Hochelaga, contrées découvertes ou à découvrir dans ces limites ; c’est pourquoi il embrassa, plus tard, le Haut-Canada, mais il ne dépassa pas les grands lacs ; la Louisiane et les postes de la mer de l’ouest (notre Nord-Ouest) portèrent des noms distincts sans être jamais compris dans la Nouvelle-France.

Il n’en est pas ainsi du mot Canada, qui, après Cartier, se répandit vers le golfe et, sous Champlain, remonta jusqu’à l’entrée de l’Ottawa. Plus tard, nos voyageurs désignèrent comme étant le Haut-Canada la province actuelle d’Ontario, et qui, de ce côté, embrassa la même étendue de pays que la Nouvelle-France. Depuis 1867, le mot Canada a envahi successivement le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse ou Acadie, le Nord-Ouest, la Colombie anglaise, l’île du Prince-Édouard, et la Baie-d’Hudson. Terreneuve, premier pays, découvert officiellement, sera le dernier à porter ce nom devenu si grand après avoir eu pour berceau un humble coin de terre. Les autorités historiques font voir que Kanata ou Canada signifiait amas de cabanes, réunion de huttes, pays peuplé, par opposition, sans doute, aux espaces compris entre le détroit de Belle-Isle et la Grosse-Isle, puis les rapides du Richelieu au Saut, qui étaient sans villages ni demeures fixes. Fidèles au sens de ce mot, les colons français l’ont imposé, de proche en proche, à tout un empire, à mesure qu’ils peuplaient ces vastes contrées. L’amas de cabanes fait aujourd’hui l’orgueil de quatre millions d’hommes.

« Québec » paraît dater de 1600, sinon avant. Il est resté, jusqu’à 1764, confiné au gouvernement de ce nom, enclavé entre ceux de Gaspé et des Trois-Rivières. Toutefois, les évêques de Québec administraient un diocèse qui représentait toute la Nouvelle-France, et même, en de certains moments, toutes les possessions françaises. La province de Québec, constituée par les Anglais (1764), s’avançait, d’une part, jusqu’à Gaspé qu’elle englobait, et de l’autre, jusqu’aux grands lacs et à la Floride. En 1783, elle perdit la portion que les États-Unis entraînèrent dans leur confédération, puis, en 1791, on l’abolit, en créant le Haut et le Bas-Canada. Cette dernière province reprit le nom de Québec en 1867.

Le nom de Saint-Laurent, appliqué au fleuve en général, paraît dater de 1600, sinon 1603. On se rappelle que Jacques Cartier l’avait imposé à une baie sur la côte du nord, un peu avant que de pénétrer dans le fleuve proprement dit.

Le roi Henri n’était pas le moins du monde hostile aux projets touchant le Canada ; mais le cher homme était trop pingre pour y risquer un seul écu blanc. Il aurait volontiers couvert de sa signature une patente demandée par quelqu’un de son entourage, pourvu que cela ne dût rien lui coûter.

Le sieur de Monts, persuadé que Champlain avait raison, s’adressa au roi. Celui-ci prêta son consentement au projet ; mais il le comprit si petitement, qu’il limita à une année la patente (7 janvier 1608) qu’on sollicitait. La fondation de Québec en fut le résultat. Ce n’est pas que nous approuvions les monopoles tels qu’on les comprenait à cette époque ; notre blâme vient de ce que ni les marchands évincés ni le détenteur du privilége ne pouvaient tirer bon parti de la situation qui leur était ainsi faite. Il eût fallu ou laisser le champ libre à chacun, ou favoriser une compagnie à long terme, sous l’inspection de qui de droit, afin qu’elle n’évitât point de remplir les conditions de son contrat qui regardaient l’établissement d’une colonie sérieuse.

Deux vaisseaux furent équipés à Honfleur. Sur l’un monta (5 avril 1608) Pontgravé, « député pour les négociations avec les Sauvages, » et qui prit les devants dans l’espérance de commencer la traite à Tadoussac, et préparer les voies aux opérations le long du fleuve. Il n’y fut pas plus tôt rendu, qu’il fit valoir auprès des Basques, occupés dans ces parages à la traite et à la pêche, le privilége qui conférait à M. de Monts le monopole du trafic dans le Saint-Laurent. Les Basques résistèrent et firent jouer leur artillerie aussi bien que leurs mousquets. À la première décharge, Pontgravé tomba blessé grièvement, un homme fut tué et deux autres atteints. Il s’en suivit une bagarre, puis un abordage en règle. Les Basques montèrent sur le vaisseau privilégié et enlevèrent tout le canon et les armes qui y étaient, « disant qu’ils traiteraient (avec les Sauvages), nonobstant les défenses du roi, et que, lorsqu’ils seraient prêts à partir pour aller en France, ils lui rendraient son canon et son amonition, et que ce qu’ils en faisaient était pour être en sûreté. » Le pire de l’affaire, c’est que les Basques avaient tort… d’après le roi ; car celui-ci, voulant mettre de Monts à même de se rembourser des frais de l’établissement projeté au Canada, avait interdit à qui que ce fût d’y traiter durant l’espace d’un an. En d’autres termes, il était défendu à des centaines de navigateurs de gagner, cette année-là, le pain de leurs familles.

Champlain reçut du roi le rang de capitaine en la marine. De Monts le nomma son lieutenant au Canada. Champlain avait l’intention de pénétrer un jour dans les terres jusqu’au Pacifique et se rendre à la Chine.

Le 13 avril 1608, il s’embarqua, à Honfleur, sur le second navire de la compagnie, et arriva en vue de Tadoussac le 3 juin, amenant « les choses nécessaires et propres à une habitation. » Un de ses amis, Lucas Legendre, paraît avoir beaucoup aidé à son équipement.

Le pilote de Pontgravé et un marin basque allèrent au devant de lui, le mettre au courant de ce qui venait de se passer. Le capitaine Darache voulait bien ne pas continuer la guerre, pourvu qu’on ne le molestât aucunement, ce qui, aux yeux de Champlain, était presque lui accorder son pardon. Enfin, il fut convenu que les choses en resteraient là, en attendant que la justice du royaume pût être invoquée.

Pontgravé s’efface, à partir de ce moment, devant Champlain ; mais pendant une vingtaine d’années, il reste son ami, et on peut dire son bras droit dans la fondation de la Nouvelle-France. C’est lui qui commandait les vaisseaux et faisait le service de mer.

De 1608 à 1627, il a fait nombre de voyages en France, et parcouru le fleuve annuellement entre Montréal et Tadoussac, pour les fins de la traite. Son gendre, Des Marais, accompagna souvent Champlain dans ses expéditions.

Champlain employa le temps nécessaire à une exploration partielle du Saguenay, laissant son équipage à Tadoussac, « auquel lieu je fis décharger toutes nos commodités, avec les hommes, manœuvriers et artisans, pour aller amont le dit fleuve (le Saint-Laurent), trouver un lieu commode et propre pour habiter. » Le choix de Québec n’était donc pas encore fait ? Cependant, Lescarbot nous dit que de Monts avait assigné ce lieu à Champlain pour son poste fixe.

Le départ de Tadoussac, sur une simple barque de douze à quatorze tonneaux, s’exécuta le 30 juin.

« Trouvant un lieu, le plus étroit de la rivière, que les habitants du pays appellent Québec, j’y fis bâtir et édifier une habitation et défricher des terres et faire quelques jardinages… Ce lieu est le commencement du beau et bon pays de la grande rivière. » Telles sont les paroles de Champlain.

C’est le 3 juillet (1608), jour à jamais mémorable dans les annales de la Nouvelle-France, que Champlain revit le cap de Québec et se décida à y fonder sa colonie. « Je cherchai lieu propre pour notre habitation, mais je n’en pus trouver de plus commode, ni mieux situé que la pointe de Québec, ainsi appelée des Sauvages, laquelle était remplie de noyers et de vignes. Aussitôt, j’employai une partie de nos ouvriers à les abattre pour y faire notre habitation, l’autre à fouiller la cave et faire des fossés, et l’autre à aller quérir nos commodités à Tadoussac avec la barque. La première chose que nous fîmes fut le magasin, pour mettre nos vivres à couvert, qui fut promptement fait par la diligence d’un chacun et le soin que j’en eus. »

La pointe de Québec comprenait l’espace renfermé aujourd’hui entre la Place, la rue Notre-Dame et le fleuve, où se trouve l’église de la basse-ville.

L’Histoire oublie, nécessairement, que Jacques Cartier choisit le Cap-Rouge pour y établir une colonie ; que Chauvin voulut se fixer à Tadoussac ; que Champlain adopta l’idée de Pontgravé de se rendre aux Trois-Rivières ; car les entreprises en question n’eurent aucun caractère permanent. En 1608, Champlain, plus libre dans son choix, ayant acquis de l’expérience, et sentant que la période des débuts finissait, envisagea la situation d’un œil bien différent. Il s’empara de la clef du grand fleuve, de manière à asseoir sa colonie au fond d’une baie profonde (le golfe Saint-Laurent), et s’assurer de la voie qui, à travers les terres, le mettrait en communication avec les peuples les plus éloignés. C’était assez proche de Tadoussac, regardé alors comme le principal port de mer ; il ne convenait pas de s’isoler davantage. Montréal eût pu l’attirer ; mais c’était bien loin, et, outre qu’une bonne partie des Sauvages ne s’y rendaient pas d’ordinaire, il faut considérer que la position offrait peu de moyen de défense. Trois-Rivieres, plus rapproché, était le rendez-vous par excellence des chasseurs ; néanmoins, en vue de l’avenir, il valait encore mieux se fixer à Québec. Des événements de la plus haute importance attestèrent, par la suite, de la sagesse de cette décision. Sans qu’il en coutât rien à personne, le havre de Québec pouvait abriter la flotte la plus nombreuse et les plus gros vaisseaux. Placé à cent trente lieues de la grande navigation,


L’HON. SIR ANTOINE AIMÉ DORION,
Juge-en-Chef de la Province de Québec.

ce poste devenait le point de repère des expéditions envoyées jusqu’au centre de l’Amérique. Si la colonie était attaquée par des forces militaires, son clef-lieu, rendu imprenable par la nature, la sauvait du péril. Durant trois quarts de siècle qu’ils nous firent la guerre, les Iroquois n’osèrent s’en approcher, et, lorsque des troupes européennes voulurent s’emparer du pays (1690), les canons de Québec mirent leurs projets à néant. Cette forteresse fut « la sentinelle avancée du grand empire français que rêva Louis XIV, et qui devait se prolonger depuis le détroit de Belle-Île jusques au golfe du Mexique. » (Ferland.)

Après Jacques Cartier, il n’y eut rien de pompeux dans les démarches des individus qui s’occupèrent de la Nouvelle-France. On ne dira certainement pas que la cour y tenait en aucune sorte. Les rois étaient plutôt ennuyés qu’édifiés des suppliques des marchands et des théories de quelques hommes à projet. C’est dans l’ombre, nous voulons dire dans une condition très humble, que cette grande idée vivait et se fortifiait. Qu’on se reporte par la pensée à l’état de notre pays, lorsque les Français y abordèrent. La pêche et la chasse pouvaient attirer quelques gens, sans doute : on va chercher la fortune partout et sous n’importe quelle forme ; mais se rend-on compte du courage nouveau qu’il fallut à Champlain et à ses associés pour tenter l’entreprise de la colonisation de cette contrée âpre, stérile en apparence, si éloignée, si froide et si barbare ? Et quels étaient ceux qui marchaient dans cette voie étrange ? De simples particuliers, patronés avec maladresse par des dignitaires imbus de mille préjugés. Ils n’avaient pas même, en payant bien cher, la certitude que les « hivernants, » comme on appelait les hommes à gages, accepteraient de bon cœur les fatigues et les désagréments de leur courte résidence sur cette plage ingrate et si mal notée. Les origines du Canada sont toutes entières dans l’énergie d’une petite phalange de pionniers, autrement dit, d’habitants, qui parvinrent à se mettre au dessus des revers de fortune et braver l’avenir avec leurs seules ressources.

Quelques jours après son arrivée à Québec, Champlain courut un danger sérieux, dont la nature ne laisse pas que de nous donner à réfléchir sur le caractère des hommes placés sous ses ordres, lesquels étaient évidemment composés, en partie, d’aventuriers, plus aptes à exécuter à la hâte quelques gros ouvrages qu’à former des colons. Aussi, était-ce à titre de manœuvres et ouvriers de circonstances qu’on les utilisait.

La conduite des « Basques ou Espagnols, » à Tadoussac, réveilla peut-être les penchants criminels d’un certain nombre de ces hommes ; toutefois, leur chef, un serrurier, nommé Jean Duval, avait parlé, dès le départ de France, d’organiser un complot pour s’emparer de l’habitation du Canada et de tout l’outillage, aussitôt qu’il se présenterait un moment propice. Les travaux de Québec étaient à peine commencés que Duval « suborna quatre de ceux qu’il croyait être des plus mauvais garçons, » et ils s’entendirent pour gagner les autres à leur dessein, afin d’agir avant le retour des gens restés à Tadoussac. Le plan d’opération consistait, soit à se servir du poison, soit à donner, la nuit, une fausse alarme, et tirer sur Champlain lorsqu’il se montrerait au dehors. Le jour même où ceci fut décidé, arriva une barque de Tadoussac avec le pilote de Champlain, le capitaine Testu. Après le déchargement, comme elle était sur le point de s’en retourner, un serrurier, du nom d’Antoine Natel, révéla le complot à Testu. Celui-ci alla trouver Champlain qui surveillait le commencement du jardinage. On usa d’un stratagème pour s’emparer des quatre hommes, les plus coupables ; ce fut de les attirer dans la barque, sous prétexte d’y vider quelques bouteilles de vin, et ils tombèrent au pouvoir de leur officier. Sur les dénonciations qu’ils firent, on arrêta aussi un nommé La Taille et le chirurgien Bonnerme, à qui les conjurés avaient demandé du poison. Tous six furent mis aux fers ; mais les deux derniers n’étant pas du complot, on les relâcha. « Ces choses étant faites, écrit Champlain, j’emmenai mes galants à Tadoussac, et priai le Pont de me faire ce bien de les garder, d’autant que je n’avais encore lieu de sûreté pour les mettre, et qu’étions empêchés à édifier nos logements… Je retournai le lendemain à Québec pour faire diligence de parachever notre magasin, pour retirer nos vivres qui avaient été abandonnées de tous ces bélîtres, qui n’épargnaient rien, sans considérer où ils en pourraient trouver d’autres… car je n’y pouvais donner remède que le magasin ne fût fait et fermé. Le Pont-Gravé arriva quelque temps après moi avec les prisonniers. » On institua un procès par jury. Duval avoua son crime, et dit qu’il méritait la mort. « Le dit Duval fut pendu et étranglé audit Québec, et sa tête mise au bout d’une pique pour être plantée au lieu le plus éminent de notre fort, et les autres trois renvoyés en France, » pour être livrés à M. de Monts, qui les fit condamner aux galères. Duval n’en était pas à son premier voyage dans la Nouvelle-France. Lors de l’exploration que Poutrincourt avait faite jusqu’au cap Malbarre, dans l’été de 1606, trois hommes avaient été tués par les Sauvages. « Un quatrième fut si navré de flèches, dit Lescarbot, qu’il mourut étant rendu au Port-Royal. Le cinquième avait une flèche dans la poitrine, mais il échappa pour cette fois-là ; et vaudrait mieux qu’il y fût mort, car on nous a fraîchement rapporté qu’il s’est fait pendre à l’habitation que le sieur de Monts entretient à Kebec, sur la grande rivière de Canada, ayant été auteur d’une conspiration faite contre le sieur de Champlain, son capitaine, qui y est présentement. »

Cette malheureuse affaire étant terminée, Pontgravé partit de Québec le 18 septembre (1608) pour retourner en France, avec les trois prisonniers. « Depuis qu’ils furent hors, tout le reste se comporta sagement en son devoir. Je fis continuer notre logement, qui était de trois corps de logis à deux étages. Chacun contenait trois toises de long et deux et demie de large, avec une belle cave de six pieds de haut. Tout autour de nos logements, je fis faire une galerie par dehors au second étage, qui était fort commode, avec des fossés de quinze pieds de large et six de profond, et, au dehors des fossés, je fis plusieurs pointes qui enfermaient une partie du logement, là où nous mîmes nos pièces de canons ; et devant le bâtiment, il y a une place de quatre toises de long qui donne sur le bord de la rivière. Autour du logement, y a des jardins qui sont très-bons (ceci fut imprimé en 1613, alors que ces jardins étaient cultivés depuis quatre ou cinq ans déjà), et une place du côté du septentrion qui a quelques cent ou six vingts pas de long, cinquante ou soixante de large. »

Sur cette description de Champlain, M. l’abbé Laverdière a mis les notes qui suivent : « D’après toutes les apparences, ce premier magasin de Québec était situé à angle droit avec les longs pans de l’église de la basse-ville, à peu près à l’endroit où est la chapelle latérale, et, comme ce terrain continua d’appartenir au gouvernement jusqu’à ce qu’on y bâtit l’église, il y a tout lieu de croire que la limite de cette enceinte, du côté du sud-ouest, était l’alignement du mur auquel est adossé le maître-autel, avec l’encoignure des rues Saint-Pierre et Sous-le-Fort. Les deux corps de logis les plus rapprochés du fleuve devaient faire, entre eux, un angle correspondant à celui que fait, un peu plus en arrière, la rue Notre-Dame ; par conséquent, les deux pointes d’éperons que figure l’auteur dans la vue de ce premier logement, enfermaient quelque peu l’habitation de ce côté. Cependant, il semble que, s’il n’y en avait eu que deux, Champlain n’aurait pas dit « plusieurs ; » en outre, on remarque, dans ce dessin[1], la prolongation d’une des faces de l’enceinte au delà de l’angle oriental de l’habitation, ce qui autorise à croire qu’il y avait une troisième pointe d’éperon du côté du nord-est. Ceci est d’autant plus vraisemblable, que ce côté était plus exposé à une attaque. La place « devant le bâtiment » forme aujourd’hui une partie de la rue Saint-Pierre, dont la direction s’est trouvée déterminée, sans doute, par la position du corps de logis qui était le plus à l’est, comme semble l’indiquer le dessin que nous a conservé l’auteur. La largeur de la rue Notre-Dame, avec les emplacements qui la bordent, du côté du nord, forment une profondeur d’une cinquantaine de pas, ce qui s’accorde avec l’étendue de la place du septentrion mentionnée dans le texte. »

Champlain continue ainsi la description de ses travaux : « Pendant que les charpentiers, scieurs d’aix et autres ouvriers travaillaient à notre logement, je fis mettre tout le monde à défricher autour de l’habitation, afin de faire des jardinages pour y semer des grains et graines pour voir comme le tout succéderait, d’autant que la terre paraissait fort bonne… Le premier octobre, je fis semer du blé, et le 15, du seigle. Le 3 du mois, il fit quelques gelées blanches et les feuilles des arbres commencèrent à tomber le 15. Le 24 du mois, je fis planter des vignes du pays qui vinrent fort belles ; mais après que je fus parti de l’habitation pour venir en France (automne de 1610), on les gâta toutes, sans en avoir eu soin, qui m’affligea beaucoup à mon retour. »

Sur les conseils qu’avait donnés Pontgravé, on coupa du bois, afin de pouvoir se chauffer sans inconvénient durant la saison rigoureuse.

Nous avons dit que les tribus rencontrées le long du fleuve par Pontgravé et Champlain n’étaient plus les mêmes que celles dont parle Cartier. Elles avaient moins d’industrie, et étaient d’une race inférieure à la première.

Vers le milieu de l’automne (1608), un bon nombre de Sauvages s’étaient cabanés près de Québec. Durant l’hiver, ils souffrirent de la famine, selon l’habitude ; car ces pauvres êtres, imprévoyants et guère plus civilisés que les animaux, menaient, en cette rude saison, une existence affreuse. Champlain nous parle de quelques-uns d’entre eux qui dégelaient des charognes et les dévoraient à moitié cuites, tant la faim les pressait. La pitance des chiens des Français était pour eux un régal au dessus de tout bienfait. « Ces peuples pâtissent tant, que quelques fois ils sont contraints de vivre de certains coquillages et manger leurs chiens et peaux de quoi ils se couvrent contre le froid. Je tiens que qui leur montrerait à vivre et leur enseignerait le labourage des terres et autres choses, ils apprendraient fort bien ; car il s’en trouve assez qui ont un bon jugement et répondent à propos sur ce qu’on leur demande… Tous ces peuples sont gens bien proportionnés de leur corps, sans difformité, et sont dispos. Les femmes sont aussi bien formées, potelées, et de couleur basannée, à cause de certaines peintures dont elles se frottent, qui les fait demeurer olivâtres… La terre est fort propre et bonne au labourage, s’ils voulaient prendre la peine d’y semer des blés d’Inde, comme font tous leurs voisins Algonquins, Hurons et Iroquois, qui ne sont attaqués d’un si cruel assaut de famine pour y savoir remédier par le soin et prévoyance qu’ils ont, qui fait qu’ils vivent heureusement au pris de ces Montagnais, Canadiens et Souriquois qui sont le long des côtes de la mer. »

« Il mourut, en ce mois de novembre, poursuit Champlain, un matelot et notre serrurier (Antoine Nantel), de la dyssenterie, comme firent plusieurs Sauvages, à force de manger des anguilles mal cuites… Les maladies de la terre commencèrent fort tard, qui fut en février jusqu’à la mi-avril. Il en fut frappé dix-huit et en mourut dix, et cinq autres de la dyssenterie… Quelque temps après, notre chirurgien (Bonnerme) mourut. » Champlain ajoute à ces lignes des observations très sensées touchant le mal-de-terre, qu’il attribue au trop grand usage de viandes salées et au manque de bon pain. On s’informa de l’arbre (épinette blanche) dont Cartier avait tiré un si puissant remède dans une circonstance analogue ; mais les Sauvages, qui n’étaient plus les mêmes d’autrefois, n’en connaissaient rien.

Le lecteur d’aujourd’hui, habitué à tirer une jouissance et un redoublement de santé de l’hiver canadien, parcourt avec surprise les récits des premiers voyageurs qui ont traversé les neiges de ce pays ; mais il faut compter avec les choses du temps. Les compagnons de Champlain n’étaient guère mieux pourvus que les Sauvages pour supporter les inconvénients de ce climat. Le costume, la nourriture, le chauffage des habitations, tout était ou insuffisant ou très mal entendu. Rien ne germe aussi difficilement dans la tête des hommes qu’une idée pratique. Nous procédons toujours du composé au simple, au lieu d’aller du simple au composé. Conçoit-on que des êtres intelligents, engagés à passer six mois d’une saison extrêmement rigoureuse loin des secours de leurs compatriotes, n’aient pas songé à se pourvoir de poêles, ni à abattre du bois d’avance afin de s’épargner les fatigues et les misères d’un pareil charroyage dans les hautes neiges ? Cela s’est vu, cependant, plus d’une fois. Et la nourriture ? Des tranches de lard salé, tandis que le gibier, petit et gros, abondait aux portes ; mais il eût fallu être chasseur, et personne ne l’était. Ces escouades d’hivernants, amenées les unes après les autres à Tadoussac, à Sainte-Croix, à Port-Royal et à Québec, étaient composées d’artisans, de domestiques et de journaliers, gens pris dans les villes, classe d’hommes sans initiative. Il en eût été autrement si on eût recruté dans les campagnes. Le cultivateur, ou le premier venu de son village, est dressé à l’art de se suffire à lui-même, non-seulement il sait produire le blé qui fait du pain, mais il imagine, sans effort, l’outillage approprié à ses besoins. Ceci est tellement le cas, que le froid de nos hivers a cessé d’être un objet de terreur dès que l’on nous a envoyé des « habitants » au lieu des « hivernants » et des « employés » de la traite. Inutile de dire, aussi, que dans cette contrée où leurs nationaux d’autrefois mouraient de faim, nos habitants ont trouvé matière à faire bombance et joyeuse vie.

« Le 5 juin (1609), arriva une chaloupe à notre habitation où était le sieur Des Marais, gendre de Pontgravé, qui nous apporta nouvelle que son beau-père était arrivé à Tadoussac le 28 de mai. Cette nouvelle m’apporta beaucoup de contentement pour le soulagement que nous en espérions avoir. Il ne restait plus que huit de vingt-huit que nous étions, encore la moitié de ce qui restait était mal disposée. »

De ces huit survivants, quatre nous sont connus : ce sont Champlain lui-même, le pilote Laroutte, Étienne Brulé et Nicolas Marsolet. Laroutte ne se retrouve plus au Canada après 1610. Brulé resta dans le pays, devint interprète des Hurons, et mourut vers 1633. Marsolet fut le seul qui fonda une famille canadienne ; il était interprète des Montagnais, principalement ; nous le reverrons au cours des événements, ainsi que Brulé. La descendance de Marsolet porte encore ce nom et réside parmi nous.

« Le 7 de juin, je partis de Québec pour aller à Tadoussac communiquer quelques affaires, et priai le sieur Des Marais de demeurer à ma place jusqu’à mon retour, ce qu’il fit. »

« Aussitôt que j’y fus arrivé, le Pont-gravé[2] et moi discourûmes ensemble sur le sujet de quelques découvertures que je devais faire dans les terres, où les Sauvages m’avaient promis de nous guider. »

Il est question ici de l’une des démarches les plus importantes du fondateur de Québec : la guerre des Iroquois. Les historiens se sont demandé s’il était politique de provoquer ces féroces tribus, au risque d’attirer sur les établissements français les conséquences d’une lutte sans merci. Les circonstances répondent, et les voici :

Cartier avait trouvé à Québec (1535) de nombreuses familles algonquines ; sans égard pour les instances qu’elles lui faisaient, il était allé jusqu’à Hochelaga, habité par leurs ennemis. Il en était résulté une froideur dont les Français n’avaient eu que trop à se plaindre à leur retour du haut du fleuve, si bien que les rapports entre eux étaient devenus presque hostiles. Alors, perdant tout espoir de se concilier les gens de Donnacona, Cartier ne se fit pas scrupule d’en enlever plusieurs, y compris le chef (1536). Cinq années plus tard, Cartier et Roberval ressentirent les effets de la mauvaise réputation qu’ils s’étaient acquise, ce qui contribua beaucoup à rendre leur séjour difficile dans la position déjà incommode où ils se voyaient. Champlain, instruit par leur exemple, avait eu la précaution, dès son premier voyage (1603), d’adopter le système auquel Pontgravé et son fils s’étaient soumis dans leurs voyages : celui de faire alliance ouvertement avec les groupes qui fréquentaient leurs postes de traite. Les Montagnais et les Algonquins n’avaient pas demandé, cette fois, que leurs amis, les hommes blancs, n’allassent point au pays des Iroquois ; ils les avaient, au contraire, priés de s’y rendre avec eux, afin d’y répandre une salutaire terreur par le moyen des armes européennes, dont l’usage était inconnu de ces barbares. Refuser eût été renoncer à la bonne entente avec des voisins immédiats, première condition de la sécurité de Québec. Il fallut donc, six ans plus tard (1609), songer à s’acquitter de la promesse donnée, dans l’espérance que les Iroquois cesseraient, après cela, leurs incursions sur le Saint-Laurent, et que, la quiétude renaissant de cette façon, les Algonquins et les Montagnais se fixeraient à demeure et pourraient être civilisés. Il ne faut pas oublier, non plus, que les Iroquois étaient loin d’avoir manifesté, à cette époque, la fermeté et l’esprit d’organisation qui se développa par la suite dans leurs tribus, avec l’aide des Hollandais et des Anglais. En 1609, ils troublaient les alliés des Français ; c’en était assez pour en faire des ennemis, d’autant plus que ces mêmes alliés pouvaient devenir aussi des ennemis, s’ils n’étaient pas assistés. Nous appelons cette politique raison d’État ; Champlain avait autant de droit de s’en servir que n’importe quel souverain qui déclare la guerre sur des motifs souvent assez futiles. On n’a pas oublié, non plus, que la traite s’imposait à Champlain ; sans elle, l’habitation de Québec pouvait disparaître d’un jour à l’autre ; car les associés, en France, n’entendaient pas badinage à l’endroit de leurs capitaux engagés. C’était malheureux ; mais qu’y faire ? Or, si les Iroquois empêchaient la traite en « coupant les rivières » de la partie supérieure du pays, que devenait-on ? Un remède héroïque était nécessaire.

Mais on dit : « Il y allait de mort d’hommes. » Et les Algonquins, et les Montagnais n’étaient donc pas en danger ? Depuis des années, les Iroquois se mettaient à l’affût dans les bois, au bord des rivières, et les massacraient sans pitié. La situation était insoutenable : ni les Algonquins ni les Français ne pouvaient espérer de vivre tranquilles sans avoir au préalable chassé les Iroquois. On dit qu’ils ne furent pas chassés, puisqu’ils mirent, par la suite, la colonie à deux doigts de sa perte. Cette observation vaut les autres, c’est-à-dire qu’elle procède d’une confusion de dates. Les quelques coups d’arquebuse tirés par Champlain sur les Iroquois (1609) semèrent l’intimidation chez ces féroces meurtriers. Ils s’abstinrent de reparaître sur le Saint-Laurent, dans le voisinage des Français, durant nombre d’années. Champlain en profita pour explorer le haut Canada ; les Récollets et les Jésuites pénétrèrent jusqu’aux grands lacs ; la traite se répandit à trois cents lieues de Québec. Néanmoins, ajoute-t-on, les Iroquois détruisirent les Hurons, refoulèrent les Algonquins, et tinrent en échec la colonie française. Oui ; mais quand, et à qui la faute ? Le jour où, trente ans après 1609, les Hollandais fournirent des armes à feu aux tribus iroquoises, une situation nouvelle se dessina, et, par malheur, la France ne secourut aucunement ses colons durant le quart de siècle qui va de 1640 à 1665. C’est de cette manière que les Iroquois devinrent redoutables. Tenons compte des événements, et, surtout, ne mêlons pas les dates, comme font les historiens qui s’apitoient sur le sort des Iroquois. À défaut de tout autre raisonnement, il en est un qui exonère le fondateur de Québec : les flottilles de traite ne pouvaient se montrer sur le Saint-Laurent sans rencontrer les Iroquois ; si on n’eût pas frappé ceux-ci de terreur, en 1609, la chose eût été à faire dès l’année suivante. Le premier convoi attaqué par les Sauvages (les Iroquois), descendus du lac Champlain, eût été défendu par les balles des Français qui faisaient la traite avec les Hurons et les Algonquins, que ces Français fûssent ou non sous les ordres de Champlain ; un conflit de cette nature était inévitable à courte échéance. Champlain le comprenait. Ne voulant pas voir l’ennemi à ses portes, il alla porter chez lui ses moyens de résistance et lui imposa ses volontés. Cet acte de vigueur et de défense personnelle est légitime. Nous en ferions autant au besoin.

Partie de Québec le 28 juin (1609), « l’armée » remonta le Saint-Laurent et la rivière des Iroquois (Sorel ou Chambly à présent), entra dans le lac qui porte le nom de Champlain, et, le 29 juillet au soir, rencontra l’ennemi. Le résumé suivant du long récit de Champlain a été fait par M. l’abbé Laverdière : « Les Iroquois mirent à terre, et se barricadèrent de leur mieux ; les alliés rangèrent leurs canots, attachés les uns contre les autres, et gardèrent l’eau, à portée d’une flèche, jusqu’au lendemain matin. La nuit se passa en danses et chansons, avec une infinité d’injures, de part et d’autre. Le jour venu, on prit terre, en cachant toujours soigneusement les Français, pour ménager une surprise. Les Iroquois, au nombre de deux cents hommes, forts et robustes, s’avancèrent avec assurance, au petit pas, trois des principaux chefs à leur tête. Les alliés, de leur côté, marchaient pareillement en bon ordre ; ils comptaient, avant tout, sur l’effet foudroyant des armes à feu, dont les Iroquois n’avaient encore aucune idée. Champlain leur promit de faire ce qui serait en sa puissance, et de leur montrer, dans le combat, tout son courage et sa bonne volonté ; qu’indubitablement, ils les déferaient tous. Quand les deux armées furent à la portée du trait, l’armée alliée ouvrit ses rangs. Champlain s’avança jusqu’à trente pas des ennemis, qui demeurèrent interdits à la vue d’un guerrier si étrange pour eux. Mais leur surprise fut au comble quand, du premier coup d’arquebuse, ils virent tomber deux de leurs chefs, avec un autre de leurs compagnons grièvement blessé. Champlain n’avait pas encore rechargé, qu’un des Français, caché dans le bord du bois, tira un second coup et les jeta dans une telle épouvante, qu’ils prirent la fuite en désordre. Les alliés firent dix à douze prisonniers, et n’eurent que quinze ou seize des leurs de blessés. »

Au retour, les Hurons et les Algonquins se séparèrent du gros de l’expédition, quelque part aux rapides de Chambly, afin de se rendre, à travers les terres, jusqu’à Montréal, et de là chez eux, par la rivière des Algonquins (l’Ottawa). Champlain, avec les Montagnais, descendit à Québec, et, sans retard, à Tadoussac. Il retourna bientôt à Québec, puis, le 1er septembre, en repartit pour faire route vers la France, laissant « un honnête homme, appelé Pierre Chavin, de Dieppe, pour commander à Québec, où il demeura jusqu’à ce que le sieur de Monts en eût ordonné. »

Le 13 octobre, Champlain débarquait à Honfleur, en compagnie de Pontgravé. Ils savaient que la position de de Monts était menacée, mais ils ne la croyaient pas si précaire. Dès le 24 novembre 1608, la communauté des marchands de Saint-Malo avait pris des mesures pour faire révoquer le privilége de ce seigneur. Les Rochelois, les Normands et les Basques en avaient fait autant. Le sieur Josselin Crosnier Rouaudaye, député des gens de Saint-Malo à Paris, écrivait, le 26 mars 1609, à la communauté, qu’il y avait un arrêt du conseil d’État accordant le commerce libre, pourvu que le sieur de Monts fût indemnisé de six ou dix mille francs de déboursés qu’il avait faits au Canada. La communauté refusa d’accepter l’arrangement, se sentant assez forte pour mener son opposition à bonne fin.

Cette même année 1609, d’autres Malouins, appelés Richard Boullain Bardoulaye, Jean Pepin Bonesclers, Jullien Gravé Lepré, et Allain Masgon Brehaudaye, firent la traite des pelleteries au Canada, se fondant, probablement, sur la demi-victoire remportée par leurs concitoyens dans la dispute que nous venons de mentionner. Le sieur de Monts les poursuivit en justice, et, vers la fin de l’année 1613, fit condamner les quatre commerçants à lui rembourser la somme de six mille livres. La communauté de Saint-Malo et les particuliers de cette ville paraissent avoir subi plus d’un procès de ce genre ; car il y est fait allusion dans les archives de la communauté.

Madame de Guercheville, priée d’aider la compagnie du sieur de Monts, refusa de verser trois mille six cents livres pour consolider Québec ; elle confia mille écus à Poutrincourt, ou à ses associés (1611), sans compter les collectes qu’elle s’imposa, comme nous le verrons, et perdit le tout à Port-Royal et à Saint-Sauveur.

Malgré la révocation de son privilége (1609), de Monts gardait le poste de Québec ; mais c’était tout. Lui et Champlain partirent de Fontainebleau pour Rouen, et conclurent, avec Lucas Legendre et le sieur Collier, leurs associés, un marché par lequel ces derniers se chargeaient des frais de l’habitation et de ce que pourraient coûter les découvertes dans le haut du fleuve, selon ce qui avait été convenu avec les Hurons : ceux-ci prêtant leur concours à condition qu’on les aiderait dans leurs guerres. Pontgravé devait tenir la traite de Tadoussac, et Champlain s’occuper de la colonie en général.

Les vaisseaux étaient prêts pour partir, selon la coutume, aux grandes mers de mars. On avait recruté des artisans et des manœuvres. Champlain s’embarqua, à Honfleur, le 7 mars 1610 ; mais le mauvais temps le chassa vers l’Angleterre. Il séjourna quelque peu dans la rade de Portland, puis se rendit à l’île de Wight ; les brumes devenaient de plus en plus incommodes, et, Champlain se sentant malade, on résolut de le conduire, sur un bateau, jusqu’au Havre, où il espérait qu’étant rétabli, il monterait sur le navire de Desmarais, gendre de Pontgravé. Toutefois, comme le bâtiment qui portait Champlain avait besoin de prendre du lest, il relâcha (15 mars) à Honfleur, et, lorsqu’il reprit la mer, le 8 avril, notre malade crut devoir se rembarquer, bien qu’il fût encore faible et débile. La traversée fut rapide. Le 19 avril, ils étaient sur le grand banc, et aux îles Saint-Pierre le 22. « Étant le travers de Menthane, nous rencontrâmes un vaisseau de Saint-Malo, où il y avait un jeune homme qui, buvant à la santé de Pontgravé, ne se put si bien tenir que, par l’ébranlement

MGR TASCHEREAU,
Archevêque de Québec.


du vaisseau, il ne tomba en la mer et se noya sans y pouvoir donner remède, à cause que le vent était trop impétueux. »

Le 26, ils étaient à Tadoussac où il y avait des vaisseaux arrivés dès le 18, « ce qui ne s’était vu il y avait plus de soixante ans, à ce que disaient les vieux mariniers qui voguent ordinairement au dit pays. » Nouvelle preuve de la continuité des visites des Français dans ces parages après la découverte de Cartier.

Le sieur Duparc, jeune gentilhomme qui avait hiverné à Québec, rencontra Champlain à Tadoussac et lui fit rapport que la saison ayant été peu rigoureuse, tous ses compagnons se portaient bien, et qu’un petit nombre, seulement, avaient été malades. Ils avaient eu ordinairement de la viande fraîche, « et le plus grand de leur travail était de se donner du bon temps. Cet hiver, ajoute Champlain, montre comment se doivent comporter, à l’avenir, ceux qui auront de telles entreprises, étant bien malaisé de faire une nouvelle habitation sans travail et sans courir, la première année, mauvaise fortune, comme il s’est trouvé en toutes nos premières habitations. Et, à la vérité, en ôtant les salures et ayant de la viande fraîche, la santé y est aussi bonne qu’en France. »

Le Canada était donc enfin désensorcelé. Cette terre maudite, qui avait eu la réputation de dévorer ses occupants, ne serait plus à craindre. À quoi attribuer ce changement ? Champlain le dit très bien : à une nourriture plus saine. Depuis le pacte scellé avec les Sauvages, ceux-ci ne gênaient plus la chasse ; or, l’hiver est, par excellence, le moment de s’approvisionner de viande fraîche ; aussi, les armes à feu de nos Français dûrent faire merveille sur les orignaux, les cariboux et autres gibiers dont foisonnaient les bois d’alentour.

Les Montagnais attendaient Champlain et Pontgravé pour aller à la guerre. Après avoir pris des arrangements à cet effet, Champlain continua sa route, le 28 avril, et arriva bientôt à Québec, où le capitaine Pierre Chavin et sa petite garnison l’attendaient « en bon état. » Avec Chavin était un chef sauvage appelé Batiscan, accompagné de plusieurs des siens, qui attendaient aussi les voyageurs de France. On leur donna un festin, ce à quoi ils se montrèrent très-sensibles.

Batiscan est un nom qui se rencontre la première fois en 1603, lorsque Champlain mentionne la rivière qui le porte. Sur sa carte de 1609, il désigne également cette rivière ; sur celle de 1612, figure la contrée de Batisquan. De 1610 à 1638, des Sauvages de ce nom, des chefs probablement, se voient dans les récits et aux registres de l’église.

Soixante Montagnais arrivèrent, quelques jours après, à Québec, armés pour leur expédition ; mais, comme Champlain était trop occupé pour les suivre sur le champ, ils allèrent l’attendre aux Trois-Rivières, tout en faisant escorte à quatre barques, chargées de marchandises, qui s’y rendaient en traite avec le dessein de pousser jusqu’à la rivière des Iroquois, où les Hurons avaient promis de se rendre, cette année, au nombre de quatre cents hommes.

Champlain partit de Québec le 14 juin. Il prit terre aux Trois-Rivières le 17, au lieu des Montagnais rassemblés dans le voisinage des barques. Le lendemain, tous se mirent en route, et le 19 au matin, étant à préparer leur campement sur une île du lac Saint-Pierre (île Saint-Ignace), on vint les avertir que les Algonquins avaient aperçu cent Iroquois, fort bien établis dans un retranchement à leur mode. Le récit de Champlain est un tableau piquant de la conduite des Montagnais et des Algonquins dans ces rencontres. D’abord, chacun se précipita sur ses armes et courut aux canots. Il s’en suivit un pêle-mêle, un va-et-vient où tout le monde commandait et personne n’obéissait. Sitôt montés, les hommes des premiers canots se mirent à jouer de l’aviron, criant et nageant, tandis que leurs camarades restés au rivage se désespéraient d’être laissés en arrière. Ceux qui avaient ainsi follement pris de l’avance, revinrent en toute hâte les prier de se dépêcher. Nouveau tumulte. Enfin, le gros de la bande partit avec une ardeur, un désordre, une confusion qui donnait à réfléchir à Champlain. Celui-ci voulait se servir de l’une des barques, de préférence aux canots d’écorce ; il n’y eut pas moyen de s’entendre. Les Sauvages restant enlevèrent, pour ainsi dire, Champlain, le capitaine Thibaut (de la Rochelle) et quatre Français. Les barques et le campement restèrent sous la garde du pilote Laroute (il avait été de l’expédition de 1609 au lac Champlain). À peine abordés vis-à-vis l’endroit où l’ennemi venait d’être signalé, tous les Sauvages s’élancèrent à travers la forêt, laissant les six Français à la merci des événements. Champlain et ses compagnons marchèrent sur les traces de leurs étranges alliés, durant une demi-lieue, ayant de l’eau ou de la vase jusqu’aux genoux, et tourmentés par les moustiques. Lorsqu’ils aperçurent les deux ou trois premiers Sauvages envoyés à leur recherche, c’étaient des messagers qui leur annonçaient que l’assaut avait été livré sans autre résultat que de faire tuer et blesser bon nombre de Montagnais et Algonquins, ce qui était facile à deviner rien qu’à entendre les hurlements et les cris de douleur dont ces maladroits remplissaient les bois. Néanmoins, le combat se continuait ; car les plus vaillants se tenaient près des barricades des Iroquois, lançaient des flèches, et, de part et d’autre, on se disait des injures, à la façon des héros d’Homère. Le fort des Iroquois était construit en rond, selon leur coutume, et formé de gros arbres, reliés entre eux très-solidement. La rivière coulait sur un côté. Champlain et ses gens s’avançaient par les terres. Il y eut un commencement de fusillade sans grand effet, parce que les Iroquois se tenaient à couvert. Les flèches volaient comme grêle. L’une d’elles fendit le bout de l’oreille de Champlain et lui entra dans le cou ; une autre blessa un Français au bras. Les armes à feu épouvantaient naturellement les Iroquois, aussi pouvait-on tirer sur eux tout à l’aise ; car, sous l’empire de la terreur, ils s’éloignaient du rempart qu’attaquaient les arquebusiers, et Champlain dit qu’il y appuyait sa pièce pour mieux viser. Voyant, toutefois, que la chose traînait en langueur, il ordonna à tous les Sauvages de se couvrir de leurs boucliers, d’aller attacher des cordes à la barricade et de tirer dessus jusqu’à ce qu’elle tombât ; en même temps, sur la gauche, il faisait abattre un arbre, lequel, en s’affaissant, devait écraser l’ennemi. Comme on en était là de cette lutte beaucoup plus difficile que celle de l’année précédente, accourut, par la rivière, un jeune homme de Saint-Malo, nommé Desprairies, avec trois Français, qui étaient partis du campement au bruit des détonations des arquebuses. Peu après, une brèche s’ouvrit dans le retranchement, et Champlain, avec une trentaine d’hommes, y entrèrent l’épée à la main, sans trouver beaucoup de résistance. Ce fut un massacre ; à l’exception d’une quinzaine de prisonniers, tous les Iroquois moururent sur place ou se noyèrent en fuyant. Le chirurgien Boyer, de Rouen, pansa les blessures des Français. Les Sauvages alliés comptaient cinquante blessés et trois morts. Le lieu où s’était passée cette tragique affaire prit le nom de cap au Massacre, à une lieue plus haut que Sorel, du côté de Contrecœur.

Le 20, Pontgravé[3] arriva avec une chaloupe chargée de marchandises, et suivie par une autre sous les ordres de Pierre Chavin. La traite eut lieu le lendemain. Ici commence une série de difficultés et de tiraillements dont nous aurons à parler plus d’une fois. De Monts avait conservé le poste de Québec, et, peut-être aussi, la traite de Tadoussac. Le reste du pays était ouvert aux Basques et aux Mistigoches, nom par lequel les Sauvages désignaient les Normands et les Malouins. À Tadoussac, au mois de mai, les Montagnais avaient dit à ceux-ci : « Nous allons en guerre contre les Iroquois ; nous aiderez-vous ? » Ils avaient répondu affirmativement ; mais, dans l’opinion des Sauvages eux-mêmes, « ils ne veulent faire la guerre qu’à nos castors. » Leurs barques s’étaient tenues dans le voisinage de Champlain, et voilà comment le jeune Desprairies, qui « était plein de courage, » voyant ses compatriotes en péril, quoiqu’ils ne fûssent pas ses associés, avait volé à leur secours. Le combat était à peine terminé, que d’autres Mistigoches s’étaient avancés jusque dans la barricade et avaient dépouillé les morts, c’est-à-dire enlevé les pelleteries qu’ils possédaient. La traite du 20 se fit à l’avantage de ces nouveaux venus. « C’était, dit Champlain, leur avoir fait un grand plaisir de leur être allé chercher des nations étrangères (Algonquins et Hurons) pour après emporter le profit, sans aucun risque ni hasard. »

Le 21, arrivèrent quatre-vingts Sauvages, Hurons et Algonquins. L’assemblée fut tenue sur l’île Saint-Ignace. À peu près deux cents des Sauvages présents n’avaient jamais vu d’Européens.

Un jeune garçon, qui avait hiverné deux fois à Québec, demanda la permission de suivre les Sauvages pour apprendre leur langue. Pontgravé et Champlain y consentirent, espérant qu’il verrait le pays, les lacs, les rivières, les mines, les peuples « et choses les plus rares de ces lieux. » Après quelques pourparlers, les Hurons offrirent de confier à Champlain un jeune homme de leur nation, nommé Savignon, pourvu qu’on le menât en France « afin qu’il nous rapporte ce qu’il aura vu de beau, » dirent-ils. Le marché fut conclu. Savignon rencontra à Paris (hiver 1610-1611) le poète Marc Lescarbot, lequel nous apprend que ce Sauvage était un « gros garçon et robuste, » qui se moquait des Français lorsqu’ils se querellaient sans se battre, et riait en voyant comment chacun se mouchait… avec un mouchoir.

On croit que le jeune Français en question se nommait Étienne Brulé. Celui-ci était natif de Champigny. Il fut, pendant plusieurs années, interprète des Hurons. En 1623, il était à Québec. À la prise de cette place, il se donna aux Anglais, et, plus tard, fut brûlé et mangé par les Hurons.

Vers le 24 juin, Champlain partit de l’île Saint-Ignace et rejoignit, dans le lac Saint-Pierre, Pontgravé, qui l’avait devancé et qui l’attendait là, « avec une grande patache qu’il avait rencontrée au dit lac, qui n’avait pu faire diligence de venir jusqu’où étaient les Sauvages, pour être trop lourde de nage. » Nous avons déjà vu que la concurrence de la traite indignait Champlain. La révocation du privilége de M. de Monts « ayant été divulguée par les ports de mer, nous dit Lescarbot, l’avidité des mercadens pour les castors fut si grande, que les trois parts cuidans aller conquérir la toison d’or sans coup férir, ne conquirent pas seulement des toisons de laine, tant était grand le nombre des conquérants. » Champlain écrit de son côté : « La traite de pelleteries fut si misérable pour la quantité de vaisseaux, que plusieurs se souviendront longtemps de la perte qu’ils firent en cette année. »

Retournés tous deux à Québec, Champlain s’occupa de fortifier l’habitation, tandis que Pontgravé se rendait à la « seconde traite » de Tadoussac, d’où Pierre Chavin partit pour Québec dans les premiers jours de juillet.

Desmarais arriva de France à Québec le 4 juillet. Chavin y étant arrivé à son tour, Champlain descendit à Tadoussac, où il apprit la nouvelle de l’assassinat du roi Henri IV, survenu le 14 mai. On lui annonçait aussi que les huguenots avaient été chassés de Brouage par M. de Saint-Luc. Trois ou quatre jours après, lui et Pontgravé remontèrent à Québec, amenant Duparc, et laissant Chavin à Tadoussac.

On s’occupait de quelques améliorations à l’établissement. Les jardins étaient bien garnis « d’herbes potagères de toutes sortes, avec de forts beaux blés d’Inde et du froment, seigle et orge qu’on y avait semé. » De colons proprement dit, il n’y en avait aucun dans le pays. C’était des hivernants du poste de Québec qui faisaient le « jardinage » de Champlain.

La situation du royaume avait de quoi alarmer Champlain au sujet de sa colonie. Laissant Québec sous les ordres de Duparc, avec seulement seize hommes, il partit, le 8 août (1610), pour repasser en France, accompagné de Pontgravé. Le 13, à Tadoussac, le capitaine Chavin, « un bon et vénérable vieillard » (Lescarbot) se joignit à eux. Le 18, ils quittaient Percé, et, le 27 septembre, ils rentraient à Honfleur.

La colonie de Québec n’était pas assez protégée pour prendre de l’essor et pouvoir, avant longtemps, se suffire à elle-même. Ni de Monts ni Champlain n’avaient l’argent nécessaire à son développement. La pauvreté les empêchait donc d’y transporter des cultivateurs, d’y fixer des ménages et de subvenir aux besoins de ceux-ci durant les deux ou trois premières années de leur résidence, en attendant que la terre eût produit de quoi les nourrir. Il est vrai qu’ils avaient compté sur les profits de la traite ; mais un an ne s’était pas écoulé, que le roi avait rendu libre (1609) ce trafic dans lequel les Basques, et surtout les Malouins et les Normands, s’entendaient si bien. La concurrence était ruineuse pour Champlain, qui travaillait partout en vue de sa colonie et ne donnait au commerce que de rares moments de loisir. Pontgravé s’employait avec ardeur à la partie mercantile ; c’est lui qui, en fin de compte, subventionnait l’entreprise, puisque du bénéfice de sa traite on tirait de quoi soutenir Québec, en espérant toujours voir arriver des temps meilleurs.

Obligé de se débattre dans cette situation resserrée, Champlain avait songé à la lutte, sur le même terrain et avec les mêmes armes que ses adversaires. Il s’attirait l’amitié des Sauvages, ses voisins, les assistait dans leurs guerres, transportait la traite au lac Saint-Pierre, et il avait cru, un moment, avoir pris une avance de longue durée sur ceux qui suivaient sa piste pour enlever les castors et les peaux de martre. Son illusion fut courte. La campagne de 1610 lui montra les barques des Mistigoches à côté des siennes, sur les rivages de l’île Saint-Ignace. Et, pour comble de déception, il apprit la mort du roi, en qui il pouvait encore reposer quelque confiance.

Il arriva donc à Paris pour soumettre à de Monts des projets nouveaux ; car, n’étant pas homme à se décourager, son esprit lui fournissait des ressources alors que tout autre eut abandonné le champ du combat.

Revoir le Grand-Saut, y choisir un lieu favorable et y construire une seconde habitation, pour de là rayonner sur un vaste pays, connaître les Sauvages, pousser des expéditions chez eux, les convertir à la Foi, dominer, en un mot, par la supériorité des intentions et des manœuvres : tels étaient ses projets. Ainsi, battu à Tadoussac, il avait adopté Québec, comme pour fermer le fleuve ; rejoint ensuite aux Trois-Rivières et au lac Saint-Pierre, il se portait à la clef des pays d’en haut, et voulait faire de l’île de Montréal, ou de son voisinage, une sorte de quartier-général des tribus huronnes et algonquines.

L’argent, qui lui manquait, était le premier objet à trouver. Il y a apparence que de Monts lui aida beaucoup en cela par une combinaison assez inattendue : Champlain était âgé de quarante-trois ans : on lui ménagea un mariage de raison, au bout duquel il y avait quelques milliers de livres tournois, comme l’atteste le document qui suit :

« Par devant Nicolas Choquiollot et Louis Arragon, notaires et garde-notes du roi notre sire, en son Chatelet de Paris, soussignés — furent présents en leurs personnes, M. Nicolas Boullé, secrétaire de la chambre du roi, demeurant à Paris, rue et paroisse Saint-Germain l’Auxerrois, et Marguerite Alix, sa femme, de lui autorisée en cette partie, au nom et comme stipulant et eux faisant fort pour Hélène Boullé, leur fille, à ce présente, d’une part ; et noble homme, Samuel de Champlain, sieur du dit lieu, capitaine ordinaire de la marine, demeurant à la ville de Brouage, pays de Saintonge, fils de feu Antoine de Champlain, vivant capitaine de la marine, et de dame Marguerite Le Roy, ses père et mère ; le dit sieur de Champlain étant de présent en cette ville de Paris, logé rue Tirechappe, de la paroisse de Saint-Germain d’Auxerrois, pour lui et en son nom, d’autre part. Lesquelles parties, et de bon gré, ont reconnu et confessé, en la présence, par l’avis et consentement de messire Pierre du Gua, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi et son lieutenant-général en la Nouvelle-France, gouverneur de Pons en Saintonge pour le service de Sa Majesté, ami ; honorable homme Lucas Legendre, marchand, bourgeois de la ville de Rouen, ami ; honorable homme Hercule Rouer, bourgeois de Paris ; Marcel Chesnu, marchand, bourgeois de Paris ; M. Jean Roernan, secrétaire du dit sieur de Monts, ami du dit futur époux ; et honorable homme Français Le Saige, apothicaire de l’écurie du roi, allié et ami ; Jean Ravenel, sieur de la Merrois ; Pierre Noël, sieur de Cosigné, ami ; messire Antoine de Murad, conseiller et aumônier du roi, ami ; Antoine Marye, maître-barbier-chirurgien, allié et ami ; Geneviève Le Saige, femme de Me. Simon Alix, oncle du côté maternel de la dite Hélène Boullé : avoir fait, feignent et font entre eux, de bonne foi, le dit traité, accords, dons, douaires, promesses çi-mentionnés qui ensuivent pour raison du mariage futur des dits Samuel de Champlain et Hélène Boullé, qui ont promis et promettent prendre l’un et l’autre par nom et loi de mariage dedans le plus bref temps que faire se pourra et sera avisé entre eux, leurs parents et amis, si Dieu et notre mère Église s’y accordent, aux biens et droits à eux appartenant qu’ils promettent porter l’un avec l’autre et pour être unis et conjoints entre eux, selon les us et coutumes de Paris, lequel mariage, néanmoins, en considération du bas âge de la dite Hélène Boullé, reste accordé qu’il ne se fera et effectuera qu’après deux ans d’hui, fini et accompli, sinon et plus tôt s’il est trouvé bon et avisé entre leurs parents et amis passer outre à la confection du dit mariage, en faveur duquel promettent et s’obligent solidairement le dit Boullé et sa femme de bailler et payer au dit futur marié, par avancement d’hoirie, venant par la dite Boullé aux successions futures de ses père et mère, la somme de six mille livres tournois en deniers comptants dans le jour précédant leurs épousailles, et partant, le dit sieur futur époux a douairé et douaire la dite future épouse, la somme de dix-huit cents livres tournois en douaire préfix pour une fois payé à icelle douaire avoir et prendre par elle tôt que douaire aura lieu sur tout et chacun des biens, meubles et immeubles présents et à venir du dit futur époux qui en a pour ce du tout… us et coutumes de Paris. — A été accordé que le survivant des dits futurs mariés aura et prendra par préciput et avant que faire aucun partage des biens de leur communauté et hors part, la somme de six cents livres, à savoir : le dit sieur futur époux pour ses habits, couverts et chevaux, et la dite future épouse pour ses habits, bagues et joyaux, selon la prisée qui en sera faite par l’inventaire et sans ce ne faire sur icelle, ou ladite somme en dite somme en deniers comptants au dit choix et option du dit survivant ; pourvu que lors de la dissolution du dit futur mariage, il n’y ait enfant ou enfants vivants nés et procréés d’icelui. En reconnaissant les dits futurs époux et ayant égard à la grande jeunesse de la dite Hélène Boullé, et pour l’affection et amitié qu’il lui porte, veut et entend le dit futur époux, après la consommation du dit mariage, avancer et lui donner moyen de vivre et de s’entretenir après son décès ; et advenant qu’il fût prévenu de mort en ses voyages sur la mer et ès-lieux où il est employé pour le service du roi, en cette considération et advenant comme est dit son décès, veut et entend le dit futur époux que la dite future épouse jouisse de sa vie durant de tous et chacun des biens, meubles et immeubles, présents et à venir, quelque part qu’ils soient situés et assis, et qui pourront appartenir au dit futur époux, soit par acquisition, succession, domaine ou autrement, pourvu qu’il n’y ait enfant ou enfants vivants lors nés et procréés du dit futur mariage. Pour faire insinuer lequel dit contrat au greffe du Chatelet de Paris et part ou d’ailleurs où il appartiendra, ont les dits époux fait et constitué, et par ces présentes font et constituent, leur procureur général et spécial le porteur des présentes… Fait et passé à Paris, en la dite rue et paroisse Saint-Germain, enseigne du Miroir, après midi, l’an mil six cent dix, le lundi, vingt-septième jour de décembre. Et ont les dits futurs époux et autres susnommés, signé la minute des présentes demeurée vers Arragon, l’un de nous soussigné. (Signé), « Choquillot et Arragon. » Et plus bas est écrit ce qui ensuit : « Le dit sieur de Champlain, sieur du dit lieu, comme dessus nommé, confesse avoir eu et reçu des dits Nicolas Boullé et Marguerite Alix, sa femme, aussi çi-dessus nommés, le dit Boullé à ce présent, la somme de quatre mille cinq cents livres, sur et en moins de la somme de six mille livres tournois au dit sieur de Champlain promise en faveur du mariage de lui et Hélène Boullé… Fait et passé à Paris… 29 décembre 1610. »

Les fiançailles eurent lieu dans l’église Saint-Germain l’Auxerrois, le 29 décembre, et le lendemain le mariage fut célébré dans la même église.

Nicolas Boulé était protestant. Sa fille, âgée de moins de douze ans à l’époque de son mariage, demeura encore plusieurs années en France et embrassa (vers 1612 ou 1613) le catholicisme, par les soins de son mari. Plus tard, elle convertit son propre frère, Eustache Boullé, que nous rencontrerons à Québec.

Notons ici que les entreprises de la Nouvelle-France se faisaient, depuis les dernières années, dans deux principales directions : Québec et Terreneuve. Ce dernier, ainsi que le cap Breton, formaient un groupe fréquenté par les pêcheurs.

L’année 1609, plusieurs maîtres de navires et matelots, employés à la pêche de la morue, furent tués par les Sauvages de Terreneuve, ce qui causa un grand émoi dans les familles de Saint-Malo, Cancale et les environs, « qui victuaillent à Terreneuve. » En conséquence, sur instructions à eux données, le 25 octobre 1610, par la communauté de Saint-Malo, partirent Robert Heurtault Bricourt, Jean Grout-Villefrouneaux et Jean Pepin-Bonaselière, porteurs d’une requête au roi « pour obtenir permission d’armer, aux frais des propriétaires, des navires, pour faire la guerre aux Sauvages, » ce qui fut accordé, au mois de février 1611, par lettres du roi adressées à monseigneur Guillaume Le Gouverneur, nommé récemment (29 janvier 1610) évêque de Saint-Malo.

Champlain était alors en France. Si quelqu’un lui eut fait reproche d’avoir porté les armes contre des tribus qui, non seulement attaquaient ses alliés, mais menaçaient sa colonie, il eût pu répondre : voici un roi, un évêque, des bourgeois et échevins qui décident la guerre contre des Sauvages dont l’attitude est infiniment moins condamnable que ne l’était celle des Iroquois à mon égard.

Champlain et Pontgravé remirent à la voile, de Honfleur, le premier jour de mars 1610 et furent deux mois et demi à une traversée presque constamment périlleuse. Les banquises les environnèrent plus d’une fois, et ils chassèrent avec elles jusqu’au sud du cap Breton. À deux reprises, ils aperçurent dans les glaces des navires qui paraissent en danger comme eux ; un troisième leur apparut le premier de mai et ils réussirent à se mettre en rapport avec lui ; c’était le sieur de Biencourt qui allait rejoindre son père à Port-Royal et qui, après trois mois de navigation, était encore à cent quarante lieues de son but. Enfin, le 13 mai, arrivant à Tadoussac, Champlain et Pontgravé virent qu’ils y avaient été devancés, depuis un mois, par une de leurs propres pataches, et, depuis huit jours, par trois vaisseaux de traite.

Les Sauvages de Tadoussac ne se montraient pas disposés à traiter avant que d’avoir vu tous les navires réunis, afin d’avoir les marchandises à meilleur compte. « Et par ainsi, observe Champlain, ceux s’abusent qui pensent faire leurs affaires pour arriver (à Tadoussac) des premiers, car ces peuples sont maintenant trop fins et subtiles. »

Le 17 mai, Champlain poursuivit sa route, laissant Pontgravé à Tadoussac, avec l’entente que si la traite y était mauvaise, tous deux se rejoindraient en haut du fleuve, à une date arrêtée.

« Étant à Québec, 21 mai, je trouvai le sieur Duparc, qui avait hiverné en la dite habitation et tous ses compagnons qui se portaient fort bien, sans avoir eu aucune maladie. La chasse et gibier ne leur manqua aucunement en tout leur hivernement, à ce qu’ils me dirent. Je trouvai le capitaine sauvage appelé Batiscan et quelques Algonquins, qui disaient m’attendre, ne voulant retourner à Tadoussac qu’ils ne m’eussent vu. »

Arrivé au Grand-Saut le 28 mai, Champlain n’y trouva aucun des Sauvages qui avaient promis de le rencontrer en cet endroit et de lui ramener le jeune Français dont ils s’étaient chargés l’année précédente. De son côté, Champlain se faisait suivre de Savignon qu’il avait ramené de France. Tous deux, accompagnés d’un serviteur, tentèrent, de suite, une reconnaissance jusqu’au lac des Deux-Montagnes, sans résultat autre que de faire voir le pays à Champlain, qui cherchait un site ou emplacement convenable à l’érection d’un poste fixe ; car la traite reculant toujours, il fallait marcher avec elle et s’assurer d’un lieu propice à ses opérations. De plus, Champlain, guidé par l’expérience, voulait que cette nouvelle colonie put, en quelque sorte, se suffire à elle-même au moyen de l’agriculture. Il entrait donc plusieurs considérations dans cette importante démarche. « Sans paraître regretter sa fondation première, Champlain prévoyait le moment où il deviendrait nécessaire d’établir de nouvelles habitations, écrit M. l’abbé Laverdière, et, en désignant d’avance la florissante ville de Montréal, il ne montra pas moins de sagesse et de hauteur de vue que dans son premier choix. Malheureusement, l’état de dénuement dans lequel on le laissa pendant plus de vingt ans, ne lui permit pas de réaliser toute la hauteur de ses projets. »

Le passage suivant de la narration de Champlain est assez curieux : « Au milieu du fleuve il y a une île d’environ trois quarts de lieues de circuit, capable d’y bâtir une bonne et forte ville, et l’avons nommée l’île Sainte-Hélène, » évidemment du nom de baptême de sa femme. Pensait-il que le futur établissement serait mieux localisé sur l’île Sainte-Hélène que sur celle du Mont-Royal ?

Au retour du lac des Deux-Montagnes, il arrêta son choix sur un endroit nommé plus tard la pointe à Callières, là même où M. de Maisonneuve éleva, en 1642, son premier fort. « Dans tout ce que je vis, dit-il, je ne trouvai point de lieu plus propre qu’un petit endroit

CÔME SÉRAPHIN CHERRIER.
qui est jusqu’où les barques et les chaloupes peuvent monter aisément. » Il l’appela la place Royale. « Ayant donc reconnu fort particulièrement et trouvé ce lieu un des plus beaux qui fut en cette rivière, je fis aussitôt couper et défricher le bois de la dite place Royale pour la rendre unie et prête à y bâtir, et peut-on faire passer l’eau autour aisément et en faire une petite île et s’y établir comme l’on voudra. Il y a un petit îlet, à quelque vingt toises de la dite place Royale, qui a quelques cent pas de long, où l’on peut faire une forte habitation. » L’îlet Normandin est aujourd’hui enfermé sous les quais. « Attendant les Sauvages, je fis faire deux jardins, l’un dans les prairies, et l’autre au bois, que je fis déserter, et le deuxième jour de juin, j’y semai quelques graines qui sortirent toutes en perfection et en peu de temps, qui démontre la bonté de la terre. » Champlain s’occupa aussi d’autres travaux, comme de faire faire de la brique, etc.

Arrivant à l’entrée de la petite rivière (Saint-Pierre), il écrit que, le long de ce cours d’eau, il y a plus de soixante arpents de terre défrichés « qui sont comme prairie, où l’on pourrait semer des grains et faire des jardinages. Autrefois, les Sauvages y ont labouré ; mais ils les ont quitté pour les guerres ordinaires qu’ils y avaient. »

Lescarbot s’exprime ainsi : « Ceux du Canada et Hochelaga, au temps de Jacques Cartier, labouraient tout de même, et la terre leur rapportait du blé, des fèves, des pois, melons, courges et concombres ; mais depuis qu’on est allé rechercher leurs pelleteries, et que pour icelles ils ont eu de cela sans autre peine, ils sont devenus paresseux, comme aussi les Souriquois, lesquels s’adonnaient au labourage au même temps. » Il est probable aussi que les ravages exercés par les Iroquois quelques années avant l’apparition de Champlain sur le Saint-Laurent, donna le coup de grâce à l’agriculture qui s’y pratiquait.

Le Père Le Jeune, écrivant en 1636, disait : « Entre Québec et les Trois-Rivières, les Sauvages m’ont montré quelques endroits où les Iroquois ont autrefois cultivé la terre. » Il nous paraît difficile de fixer l’époque de ces cultures. Le même Père avait écrit, l’année précédente, parlant des Trois-Rivières : « J’allai voir les reliquats d’une bonne palissade qui a autrefois entouré une bourgade, au lieu même où nos Français ont planté leur habitation. Les Iroquois, ennemis de ces peuples, ont tout brûlé ; on voit encore le bout des pieux tout noirs. Il y a quelques arpents de terre défrichée, où ils cultivaient du blé d’Inde. »

Telles sont les seules traces de ces temps reculés : Quelques champs ouverts au travail ; deux ou trois bourgades échelonnées du cap Tourmente au lac Saint-Pierre. Rien de tous cela n’est comparable à la ville fortifiée que Jacques Cartier visita, en 1535, près de la montagne de Montréal. Allant du pied du courant vers l’intérieur de l’île, il est rencontré par quelques Sauvages et converse amicalement avec eux : « Ce fait, dit-il, marchâmes plus outre, et environ demie lieue de là, commençâmes à trouver les terres labourées et belles grandes campagnes pleines de blé de leurs terres (blé d’Inde), duquel ils vivent ainsi que nous faisons du froment. Et, au parmi d’icelles campagnes, est située et assise la dite ville d’Hochelaga, près et joignant une montagne qui est alentour d’icelle, bien labourée et fort fertile… La dite ville est toute ronde et close de bois à trois rangs, en façon d’une pyramide croisée par le haut, ayant la rangée du parmi en façon de ligne perpendiculaire, puis rangée de bois couché de long, bien joints et cousus à leur mode, et est de la hauteur d’environ trois lances. Il n’y a en icelle ville qu’une porte et entrée qui ferme à barres, sur laquelle et en plusieurs endroits de la dite clôture y a manière de galerie et échelle à y monter, lesquelles sont garnies de roches et cailloux pour la garde et défense d’icelle. Il y a dans icelle ville environ cinquante maisons, longues d’environ cinquante pas au plus chacune, et douze ou quinze pas de large, toutes faites de bois, couvertes et garnies de grandes écorces et pelures des dits bois, aussi larges que tables, bien cousues artificiellement selon leur mode, et par dedans icelles, y a plusieurs aires et chambres ; et au milieu d’icelles maisons y a grande salle par terre, où font leurs feux et vivent en communauté, puis se retirent en leurs dites chambres les hommes avec leurs femmes et enfants. Et pareillement ont greniers au haut de leurs maisons, où mettent leur blé… »

Cette description est celle d’un village huron-iroquois. On a mis en doute l’existence de ce village ; mais le fait que ce récit fut tracé quatre-vingts ans avant que Champlain n’eut visité les Hurons et les Iroquois dans leurs pays, où il trouva les bourgades formées de la même manière, supprime tous les doutes.

« Le capitaine Pontgravé, de Honfleur[4]… homme très-digne de tenir rang parmi les héros de la dite province, pour avoir le premier été au Saut de la grande rivière, après Jacques Cartier, » nous dit Lescarbot, n’en a rien connu, dit-il. Ceci n’est qu’une preuve négative. Mais Lescarbot ajoute que Champlain (1603) ne trouva aucun vestige d’Hochelaga, et que les anciens du pays ne se rappelaient pas l’avoir vue ni en avoir entendu parler. Ces anciens du pays n’étaient peut-être sur le Saint-Laurent que depuis dix ou douze années ; en tous cas, les guerres qui avaient chassé tous les Sauvages des bords du fleuve, après la découverte de Cartier, avaient dû emporter aussi les souvenirs dont nous parlons. D’ailleurs, Lescarbot lui-même croit au récit de Cartier.

Le 5 juin, Savignon et un autre Sauvage partirent pour aller au devant de la flottille qui était attendue par la rivière des Algonquins (l’Ottawa à présent). Ils revinrent, le 9, sans avoir rien découvert ; mais le récit qu’ils firent de l’abondance du gibier, au dessus de l’île de Montréal, décida un homme au service du sieur de Monts, appelé Louis, à aller y faire une course. Ils partirent trois dans un canot : Savignon, Louis et un capitaine montagnais, « fort gentil personnage, » appelé Outétoucos. Après une chasse très heureuse, ils se hasardèrent dans le Saut pour retourner à la place Royale, mais leur canot tourna et Savignon se sauva seul. Le Saut qui, jusque là, n’avait porté aucun nom, fut depuis connu comme le saut Saint-Louis[5]. Quant au mot Mont-Royal, il n’était plus employé à l’époque où nous sommes parvenus. Les traiteurs allaient au « Grand-Saut, » et, cinquante ans plus tard, le terme « Grand-Saut Saint-Louis » désignait encore parfois l’ensemble de ces localités.

Les traiteurs déjà arrivés à Tadoussac, sachant que Champlain avait projeté de se rendre au Saut, se mirent en devoir de le suivre, dans l’espérance « de revenir riches comme d’un voyage des Indes. » Rendu à Québec, vers la fin de mai, un Rochelois, du nom de Trésard, demanda à Champlain la permission de l’accompagner à la traite du Grand-Saut, « ce que je lui refusai, disant que j’avais des desseins particuliers, et que je ne désirais être conducteur de personne à mon préjudice… et que je ne désirais ouvrir le chemin et servir de guide, et qu’il le trouverait assez aisément sans moi. » Pontgravé rejoignit Champlain au Saut, le premier juin, apportant nouvelle qu’il n’avait rien pu faire de profitable à Tadoussac. Il était suivi des traiteurs rivaux, « pour y aller au butin. » Le 13, on vit arriver deux cents Hurons, qui amenaient le jeune Français (Étienne Brulé), parti avec eux l’année précédente, lequel avait fort bien appris leur langue. Il y avait en ce moment treize barques françaises venues pour la traite.

Champlain se fit donner de copieux renseignements sur le pays des Hurons et sur celui des Algonquins. Quatre Sauvages lui affirmèrent qu’ils avaient vu une mer fort éloignée de chez eux. Ils lui parlèrent aussi de quelques Sauvages de la Floride qui étaient allés les visiter récemment. Nous avons mentionné ci-dessus les communications existant entre les races des bords de l’Atlantique et celles de la contrée des grands lacs. Au moment du départ, les Hurons furent suivis par un jeune homme que leur confia le capitaine Bouyer, l’un des traiteurs, et les Algonquins en amenèrent un autre choisi par Champlain ; les premiers retournaient dans leur pays, à cent cinquante lieues du saut Saint-Louis, disaient-ils, et les seconds, à quatre-vingts lieues, ce qui correspond à l’île des Allumettes. Le jeune homme qui accompagna, en cette circonstance, les Algonquins pour hiverner avec eux, était Nicolas Vignau, dont nous avons à parler plus loin.

Les Algonquins avaient promis de venir au rendez-vous au nombre de quatre cents. Lorsqu’ils y arrivèrent, le 13 juillet, ils n’étaient que vingt-quatre canots, dont la moitié marchait en équipage de guerre contre les Iroquois. Le 15, abordèrent, à la place Royale, quatorze autres canots.

La traite ne fut pas fructueuse. Il y avait trop de marchands, et d’ailleurs, les Sauvages, outre qu’ils avaient apporté peu de pelleteries, se défiaient de tous ceux qui n’étaient pas sous les ordres de Champlain. Quelques-uns ayant été battus par ces Français, le gros des Hurons, le parti le plus nombreux, alla camper dans les bois. Ils eurent avec Champlain des conférences très amicales ; lui promirent de le guider dans ses découvertes et de l’aider à propager les notions du christianisme dans leur pays. En reconnaissance de ces bons procédés et des cadeaux qu’ils lui firent, il promit de demander au roi quarante ou cinquante hommes qui les accompagneraient pour les protéger dans leurs voyages.

Pontgravé était parti, le 11 juillet. Champlain le suivit, le 16, et, dès le 19, il était rendu à Québec, ou, écrit-il, je disposai la plupart d’un chacun à demeurer en la dite habitation ; puis y fis faire quelques réparations, planter des rosiers, et fit charger du chêne de fente pour faire l’épreuve en France, tant pour le marin lambris que fenêtrage.

Le lendemain, 20 juillet, il partit pour Tadoussac, où il prit, de concert avec Pontgravé, la résolution de passer en France. Le 11 août, il s’embarqua sur le navire du capitaine Tibaut, de la Rochelle ; ils jetèrent l’ancre en ce lieu le 10 septembre.

Si le lecteur a noté les voyages de Champlain, comme aussi ceux des Français en général, à partir du temps de Cartier, il a dû être surpris de la hardiesse de ces navigateurs, qui bravaient les dangers de l’Atlantique sur des navires d’une capacité de quarante à cent tonneaux, et subissaient, chaque année, des traversées de trois ou quatre mois avant que d’atteindre le port où ils étaient attendus. Les deux hommes les plus étonnants à cet égard furent Champlain et Pontgravé. S’ils n’ont pas fait vingt fois naufrage, la Providence était visiblement avec eux ; car, pour ne parler que du golfe et du fleuve Saint-Laurent, jamais route plus périlleuse n’a mis à l’épreuve la science et l’énergie des marins. Les glaces, les brumes, les neiges, le froid et les coups de vent se succèdent dans cette région de manière à la rendre plus redoutable que le fameux cap de Bonne-Espérance lui-même. Que n’avons-nous un Camoëns pour chanter les exploits des héros qui ont en quelque sorte chassé de nos rivages le génie des tempêtes ! et que dirait le poète en contemplant aujourd’hui les navires qui se promènent avec sécurité dans cette passe où l’on périssait autrefois ! Une administration clairvoyante a établi des signaux, des maisons de refuge, des télégraphes, depuis Terreneuve jusqu’à Québec. Ce qui était un objet de terreur est devenu un lieu de promenade. Les pilotes canadiens, dignes successeurs des fils de la vieille France, se jouent des éléments déchaînés et invitent tous les pavillons du globe à venir saluer les glorieux remparts de Québec. Des profondeurs où nous sommes placés dans ce continent d’Amérique, nous avons ouvert, petit à petit, la plus large porte qui se présente aux flots des océans. Les yeux fixés sur l’avenir, nous attendons le résultat de ces travaux utiles. N’oublions pas les hommes qui ont jalonné la voie dans laquelle s’engage, à présent, tout un peuple prospère et maître de ses destinées.


  1. Il fait partie des gravures du présent volume.
  2. Champlain a plus d’une manière d’écrire le nom de Pontgravé : « le sieur du Pont… ayant su du Pont gravé… le dit Pont-gravé… le sieur de Monts les envoya au Pont… le sieur du Pont surnommé Gravé… ce fut occasion d’en parler au Pont-gravé… le Pont arriva… je priai le Pont… le pilote de Pont-gravé… Robert Gravé, fils du sieur du Pont… le Pont-gravé et moi discourûmes… »

    Le Père Biard et Lescarbot écrivent : « Pontgravé » et « du Pont. » La capitulation de Québec, en 1629, porte pour signature « Champlain » et « Lepont. » Dans la réponse faite à cette pièce, on lit « du Pont » et « Dupont gravé. » Il y a dans ces nombreuses variantes des noms pour tout un clan.

  3. On voit par le rapport de Champlain, en 1609, que la rivière Nicolet portait le nom de Pontgravé. Sur la carte de 1612, elle est marquée « R. du pon. » Il y a apparence que ce nom s’est conservé jusqu’à la prise du pays par les Kertk, en 1629. Vers 1640, on commença à l’appeler du nom de Jean Nicolet, l’interprète.
  4. Pontgravé était de Saint-Malo. Il paraît avoir fixé sa résidence à Honfleur vers 1603.
  5. Dès l’année suivante, Champlain lui donne ce nom dans son rapport.