Histoires grotesques et sérieuses/Éléonora
Histoires grotesques et sérieuses, Michel Lévy frères, (p. 168-181).
ÉLÉONORA[1]
Je suis issu d’une race qu’ont illustrée une imagination vigoureuse et des passions ardentes. Les hommes m’ont appelé fou ; mais la Science ne nous a pas encore appris si la folie est ou n’est pas le sublime de l’intelligence, — si presque tout ce qui est la gloire, si tout ce qui est la profondeur, ne vient pas d’une maladie de la pensée, d’un mode de l’esprit exalté aux dépens de l’intellect général. Ceux qui rêvent éveillés ont connaissance de mille choses qui échappent à ceux qui ne rêvent qu’endormis. Dans leurs brumeuses visions, ils attrapent des échappées de l’éternité et frissonnent, en se réveillant, de voir qu’ils ont été un instant sur le bord du grand secret. Ils saisissent par lambeaux quelque chose de la connaissance du Bien, et plus encore de la science du Mal. Sans gouvernail et sans boussole, ils pénètrent dans le vaste océan de la lumière ineffable, et, comme pour imiter les aventuriers du géographe nubien, aggressi sunt Mare Tenebrarum, quid in eo esset exploraturi.
Nous dirons donc que je suis fou. Je reconnais du moins qu’il y a deux conditions distinctes dans mon existence spirituelle : la condition de raison incontestablement lucide, qui s’applique au souvenir des événements formant la première époque de ma vie, et une condition de doute et de ténèbres, qui se rapporte au présent et à la mémoire de ce qui constitue la seconde grande époque de mon existence. Donc, ce que je dirai de la première période, croyez-le ; et ce que je puis relater du temps postérieur, n’y ajoutez foi qu’autant que cela vous semblera juste ; doutez-en même tout à fait ; ou, si vous n’en pouvez pas douter, sachez être l’Œdipe de cette énigme !
Celle que j’aimais dans ma jeunesse et dont aujourd’hui je trace, posément et distinctement, ce souvenir, était la fille unique de l’unique sœur de ma mère depuis longtemps défunte. Éléonora était le nom de ma cousine. Nous avions toujours habité ensemble, sous un soleil tropical, dans la Vallée du Gazon-Diapré. Jamais un pas sans guide n’avait pénétré jusqu’à ce vallon ; car il s’étendait au loin à travers une chaîne de gigantesques montagnes qui se dressaient et surplombaient tout autour, fermant à la lumière du soleil ses plus délicieux replis. Aucune route frayée ne sillonnait le voisinage, et, pour atteindre notre heureuse retraite, il fallait repousser le feuillage de milliers d’arbres forestiers et anéantir la gloire de milliers de fleurs parfumées. C’est ainsi que nous vivions tout à fait solitaires, ne connaissant rien du monde que cette vallée, — moi, ma cousine et sa mère.
Du haut des régions obscures situées au delà des montagnes, à l’extrémité supérieure de notre domaine si bien fermé, se glissait une étroite et profonde rivière, plus brillante que tout ce qui n’était pas les yeux d’Éléonora ; et serpentant çà et là en nombreux méandres, elle s’échappait à la fin par une gorge ténébreuse à travers des montagnes encore plus obscures que celles d’où elle était sortie. Nous la nommions la rivière du Silence ; car il semblait qu’il y eût dans son cours une influence pacifiante. Aucun murmure ne s’élevait de son lit, et elle se promenait partout si doucement, que les grains de sable, semblables à des perles, que nous aimions à contempler dans la profondeur de son sein, ne bougeaient absolument pas, mais reposaient dans un bonheur immobile, chacun à son antique place primitive et brillant d’un éclat éternel.
Le bord de la rivière et de maints petits ruisseaux éblouissants qui, par différents chemins, se glissaient vers son lit ; tout l’espace qui s’étendait depuis le bord jusqu’au fond de cailloux à travers les profondeurs transparentes ; toutes ces parties, dis-je, ainsi que toute la surface de la vallée, depuis la rivière jusqu’aux montagnes qui l’entouraient, étaient tapissées d’un gazon vert-tendre, épais, court, parfaitement égal, et parfumé de vanille, mais si bien étoilé, dans toute son étendue, de renoncules jaunes, de pâquerettes blanches, de violettes pourprées et d’asphodèles d’un rouge de rubis, que sa merveilleuse beauté parlait à nos cœurs, en accents éclatants, de l’amour et de la gloire de Dieu.
Et puis, çà et là, parmi ce gazon, s’élançaient en bouquets, comme des explosions de rêves, des arbres fantastiques dont les troncs grands et minces ne se tenaient pas droits, mais se penchaient gracieusement vers la lumière qui visitait à midi le centre de la vallée. Leur écorce était mouchetée du vif éclat alterné de l’ébène et de l’argent, et plus polie que tout ce qui n’était pas les joues d’Éléonora ; si bien que, sans le vert brillant des vastes feuilles qui s’épandaient de leurs sommets en longues lignes tremblantes et jouaient avec les Zéphirs, on aurait pu les prendre pour de monstrueux serpents de Syrie rendant hommage au Soleil, leur souverain.
Pendant quinze ans, Éléonora et moi, la main dans la main, nous errâmes à travers cette vallée avant que l’amour entrât dans nos cœurs. Ce fut un soir, à la fin du troisième lustre de sa vie et du quatrième de la mienne, comme nous étions assis, enchaînés dans un mutuel embrassement, sous les arbres serpentins, et que nous contemplions notre image dans les eaux de la rivière du Silence. Nous ne prononçâmes aucune parole durant la fin de cette délicieuse journée, et, même encore le matin, nos paroles étaient tremblantes et rares. Nous avions tiré le dieu Éros de cette onde, et nous sentions maintenant qu’il avait rallumé en nous les âmes ardentes de nos ancêtres. Les passions qui pendant des siècles avaient distingué notre race se précipitèrent en foule avec les fantaisies qui l’avaient également rendue célèbre, et toutes ensemble elles soufflèrent une béatitude délirante sur la Vallée du Gazon-Diapré. Un changement s’empara de toutes choses. Des fleurs étranges, brillantes, étoilées, s’élancèrent des arbres où aucune fleur ne s’était encore fait voir. Les nuances du vert tapis se firent plus intenses ; une à une se retirèrent les blanches pâquerettes, et à la place de chacune jaillirent dix asphodèles d’un rouge de rubis. Et la vie éclata partout dans nos sentiers ; car le grand flamant, que nous ne connaissions pas encore, avec tous les gais oiseaux aux couleurs brûlantes, étala son plumage écarlate devant nous ; des poissons d’argent et d’or peuplèrent la rivière, du sein de laquelle sortit peu à peu un murmure qui s’enfla à la longue en une mélodie berçante, plus divine que celle de la harpe d’Éole, plus douce que tout ce qui n’était pas la voix d’Éléonora. Et alors aussi un volumineux nuage, que nous avions longtemps guetté dans les régions d’Hespérus, en émergea, tout ruisselant de rouge et d’or, et, s’installant paisiblement au-dessus de nous, il descendit, jour à jour, de plus en plus bas, jusqu’à ce que ses bords reposassent sur les pointes des montagnes, transformant leur obscurité en magnificence, et nous enfermant, comme pour l’éternité, dans une magique prison de splendeur et de gloire.
La beauté d’Éléonora était celle des séraphins ; c’était d’ailleurs une fille sans artifice, et innocente comme la courte vie qu’elle avait menée parmi les fleurs. Aucune ruse ne déguisait la ferveur de l’amour qui animait son cœur, et elle en scrutait avec moi les plus intimes replis, pendant que nous errions ensemble dans la Vallée du Gazon-Diapré, et que nous discourions des puissants changements qui s’y étaient récemment manifestés.
À la longue, m’ayant un jour parlé, tout en larmes, de la cruelle transformation finale qui attend la pauvre Humanité, elle ne rêva plus dès lors qu’à ce sujet douloureux, le mêlant à tous nos entretiens, de même que, dans les chansons du barde de Schiraz, les mêmes images se présentent opiniâtrement dans chaque variation importante de la phrase.
Elle avait vu que le doigt de la Mort était sur son sein, et que, comme l’éphémère, elle n’avait été parfaitement mûrie en beauté que pour mourir ; mais pour elle les terreurs du tombeau étaient toutes contenues dans une pensée unique, qu’elle me révéla un soir, au crépuscule, sur les bords de la Rivière du Silence. Elle s’affligeait de penser qu’après l’avoir enterrée dans la Vallée du Gazon-Diapré, je quitterais pour toujours ces heureuses retraites, et que je transporterais mon amour, qui maintenant était si passionnément tout à elle, vers quelque fille du monde extérieur et vulgaire. Et, de temps à autre, je me jetais précipitamment aux pieds d’Éléonora, et je lui offrais de faire serment, à elle et au Ciel, que je ne contracterais jamais de mariage avec une fille de la Terre, que je ne me montrerais jamais, en aucune manière, infidèle à son cher souvenir, ni au souvenir de la fervente affection dont elle m’avait gratifié. Et j’invoquai le Tout-Puissant Régulateur de l’Univers comme témoin de la pieuse solennité de mon vœu. Et la malédiction dont je les suppliai de m’accabler, Lui et elle, — elle, une sainte dans le Paradis, — si je venais à me parjurer, impliquait un châtiment d’une si prodigieuse horreur, que je ne puis le confier au papier. Et, à mes paroles, les yeux brillants d’Éléonora brillèrent d’un éclat plus vif ; et elle soupira comme si sa poitrine était déchargée d’un fardeau mortel ; et elle trembla et pleura très-amèrement ; mais elle accepta mon serment (car était-elle autre chose qu’une enfant ?), et mon serment lui rendit plus doux son lit de mort. Et, peu de jours après, mourant paisiblement, elle me disait qu’à cause de ce que j’avais fait pour le repos de son esprit, elle veillerait sur moi avec ce même esprit après sa mort ; et que, si cela lui était permis, elle viendrait se rendre visible à moi durant les heures de la nuit ; mais que, si une pareille chose dépassait les privilèges des âmes en Paradis, elle saurait au moins me donner de fréquents symptômes de sa présence, soupirant au-dessus de moi dans les brises du soir, ou remplissant l’air que je respirais du parfum pris dans l’encensoir des anges. Et, avec ces paroles sur les lèvres, elle rendit son innocente vie, marquant ainsi la fin de la première époque de la mienne.
Jusqu’ici, j’ai parlé fidèlement. Mais, quand je passe cette barrière dans la route du temps, formée par la mort de ma bien-aimée, et que je m’avance dans la seconde période de mon existence, je sens qu’une nuée s’amasse sur mon cerveau, et je mets moi-même en doute la parfaite santé de ma mémoire. Mais laissez-moi continuer. — Les années se traînèrent lourdement une à une, et je continuai d’habiter la Vallée du Gazon-Diapré. Mais un second changement était survenu en toutes choses. Les fleurs étoilées s’abîmèrent dans le tronc des arbres et ne reparurent plus. Les teintes du vert tapis s’affaiblirent ; et un à un dépérirent les asphodèles d’un rouge de rubis, et à leur place jaillirent par dizaines les sombres violettes, semblables à des yeux qui se convulsaient péniblement et regorgeaient toujours de larmes de rosée. Et la Vie s’éloigna de nos sentiers ; car le grand flamant n’étala plus son plumage écarlate devant nous, mais s’envola tristement de la vallée vers les montagnes avec tous les gais oiseaux aux couleurs brûlantes qui avaient accompagné sa venue. Et les poissons d’argent et d’or s’enfuirent en nageant à travers la gorge, vers l’extrémité inférieure de notre domaine, et n’embellirent plus jamais la délicieuse rivière. Et cette musique caressante, qui était plus douce que la harpe d’Éole et que tout ce qui n’était pas la voix d’Éléonora, mourut peu à peu en murmures qui allaient s’affaiblissant graduellement, jusqu’à ce que le ruisseau fût enfin revenu tout entier à la solennité de son silence originel. Et puis, finalement, le volumineux nuage s’éleva, et, abandonnant les crêtes des montagnes à leurs anciennes ténèbres, retomba dans les régions d’Hespérus, et emporta loin de la Vallée du Gazon-Diapré le spectacle infini de sa pourpre et de sa magnificence.
Cependant, Éléonora n’avait pas oublié ses promesses ; car j’entendais le balancement des encensoirs angéliques auprès de moi ; et des effluves de parfum céleste flottaient toujours, toujours, à travers la vallée ; et aux heures de solitude, quand mon cœur battait lourdement, les vents qui baignaient mon front m’arrivaient chargés de doux soupirs ; et des murmures confus remplissaient souvent l’air de la nuit ; et une fois, — oh ! une fois seulement, — je fus éveillé de mon sommeil, semblable au sommeil de la mort, par des lèvres immatérielles appuyées sur les miennes.
Mais, malgré tout cela, le vide de mon cœur ne se trouvait pas comblé. Je souhaitais ardemment l’amour, qui l’avait déjà rempli jusqu’à déborder. À la longue, la vallée, pleine des souvenirs d’Éléonora, me fut une cause d’affliction, et je la quittai à jamais pour les vanités et les triomphes tumultueux du monde.
Je me trouvais dans une cité étrangère, où toutes choses étaient faites pour effacer de ma mémoire les doux rêves que j’avais rêvés si longtemps dans la Vallée du Gazon-Diapré. Les pompes et l’apparat d’une cour imposante, et le cliquetis délirant des armes, et la beauté rayonnante des femmes, tout éblouissait et enivrait mon cerveau. Mais jusqu’alors mon âme était restée fidèle à ses serments, et, durant les heures silencieuses de la nuit, Éléonora me donnait toujours des symptômes de sa présence. Subitement ces manifestations cessèrent ; et le monde devint noir devant mes yeux ; et je restai épouvanté des pensées brûlantes qui me possédaient, des tentations terribles qui m’assiégeaient ; car de loin, de très-loin, de quelque contrée inconnue, était venue, à la cour du roi que je servais, une fille dont la beauté conquit tout de suite mon cœur apostat, — devant l’autel de qui je me prosternai, sans la moindre résistance, avec la plus ardente et la plus abjecte idolâtrie d’amour. Qu’était, en vérité, ma passion pour la jeune fille de la vallée en comparaison de la ferveur, du délire et de l’extase enlevante d’adoration avec lesquels je répandais toute mon âme en larmes aux pieds de l’éthéréenne Ermengarde ? — Oh ! brillante était la séraphique Ermengarde ! Et cette idée ne laissait en moi de place à aucune autre. — Oh ! divine était l’angélique Ermengarde ! Et quand je plongeais dans les profondeurs de ses yeux imprégnés de ressouvenance, je ne rêvais que d’eux — et d’elle.
Je l’épousai ; — et je ne craignis pas la malédiction que j’avais invoquée, et je ne reçus pas la visitation de son amertume. Et une fois, une seule fois, dans le silence de la nuit, les doux soupirs qui m’avaient délaissé traversèrent encore les jalousies de ma fenêtre, et ils se modulèrent en une voix délicieuse et familière qui me disait :
« Dors en paix ! car l’Esprit d’amour est le souverain qui gouverne et qui juge, et, en admettant dans ton cœur passionné celle qui a nom Ermengarde, tu es relevé, pour des motifs qui te seront révélés dans le ciel, de tes vœux envers Éléonora[2]. »
- ↑ Le lecteur qui a lu les Histoires extraordinaires reconnaîtra tout de suite dans Éléonora un ordre de sentiments et d’idées apparentées avec ceux qui règnent dans Ligeia, Morella et Metzengerstein. - C. B.
- ↑ Je ne veux pas attribuer trop de lumière aux lueurs qui font quelquefois l’ivresse des biographes. Cependant il ne me paraît pas inutile d’observer que Poe avait épousé la fille unique de la sœur de sa mère, et qu’après la mort de cette femme très-aimée, il songea pendant quelque temps à se remarier. Maint poëte a souvent poursuivi, dans diverses liaisons, l’image d’une femme unique. Cette supposition d’une âme permanente sous différents corps peut apparaître comme le plaidoyer d’une conscience qui craint de se trouver infidèle à une mémoire chère. La brusque rupture du nouveau mariage projeté et presque conclu servirait même à fortifier mon hypothèse. En supposant que la date de la composition d’Éléonora, que j’ignore, soit antérieure à ce projet de nouveau mariage, mon observation n’en garde pas moins une valeur morale considérable. Le poëte, en ce cas, se serait cru d’abord autorisé par sa théorie favorite, puis l’aurait jugée insuffisante pour calmer ses scrupules. — C. B.