Histoires grotesques et sérieuses/L’Ange du bizarre
Histoires grotesques et sérieuses, Michel Lévy frères, (p. 191-212).
L’ANGE DU BIZARRE
C’était une froide après-midi de novembre. Je venais justement d’expédier un dîner plus solide qu’à l’ordinaire, dont la truffe dyspeptique ne faisait pas l’article le moins important, et j’étais seul, assis dans la salle à manger, les pieds sur le garde-feu et mon coude sur une petite table que j’avais roulée devant le feu, avec quelques bouteilles de vins de diverses sortes et de liqueurs spiritueuses.
Dans la matinée, j’avais lu le Léonidas, de Glover ; l’Épigoniade, de Wilkie ; le Pélerinage[1], de Lamartine ; la Colombiade, de Barlow ; la Sicile, de Tuckermann, et les Curiosités, de Griswold ; aussi, l’avouerai-je volontiers, je me sentais légèrement stupide. Je m’efforçai de me réveiller avec force verres de laffitte, et, n’y pouvant réussir, de désespoir j’eus recours à un numéro de journal égaré près de moi. Ayant soigneusement lu la colonne des maisons à louer, et puis la colonne des chiens perdus, et puis les deux colonnes des femmes et apprenties en fuite, j’attaquai avec une vigoureuse résolution la partie éditoriale, et, l’ayant lue depuis le commencement jusqu’à la fin sans en comprendre une syllabe, il me vint à l’idée qu’elle pouvait bien être écrite en chinois ; et je la relus alors, depuis la fin jusqu’au commencement, mais sans obtenir un résultat plus satisfaisant. De dégoût, j’étais au moment de jeter
- Cet in-folio de quatre pages, heureux ouvrage
- Que la critique elle-même ne critique pas,
quand je sentis mon attention tant soit peu éveillée par le paragraphe suivant :
« Les routes qui conduisent à la mort sont nombreuses et étranges. Un journal de Londres mentionne le décès d’un homme dû à une cause singulière. Il jouait un jeu de puff the dart, qui se joue avec une longue aiguille, emmaillotée de laine, qu’on souffle contre une cible à travers un tube d’étain. Il plaça l’aiguille du mauvais côté du tube, et, ramassant fortement toute sa respiration pour chasser l’aiguille avec plus de vigueur, il l’attira dans son gosier. Celle-ci pénétra dans les poumons et tua l’imprudent en peu de jours. »
En voyant cela, j’entrai dans une immense rage, sans savoir exactement pourquoi.
« Cet article, m’écriai-je, est une méprisable fausseté, un pauvre canard ; c’est la lie de l’imagination de quelque pitoyable barbouilleur à un sou la ligne, de quelque misérable fabricant d’aventures au pays de Cocagne. Ces gaillards-là, connaissant la prodigieuse jobarderie du siècle, emploient tout leur esprit à imaginer des possibilités improbables, des accidents bizarres, comme ils les appellent ; mais, pour un esprit réfléchi (comme le mien, ajoutai-je en manière de parenthèse, appuyant, sans m’en apercevoir, mon index sur le côté de mon nez), pour une intelligence contemplative semblable à celle que je possède, il est évident, à première vue, que la merveilleuse et récente multiplication de ces accidents bizarres est de beaucoup le plus bizarre de tous. Pour ma part, je suis décidé à ne rien croire désormais de tout ce qui aura en soi quelque chose de singulier !
« Mein Gott ! vaut-il hêtre pette bur tire zela ! » — répondit une des plus remarquables voix que j’eusse jamais entendues.
D’abord, je la pris pour un bourdonnement dans mes oreilles, comme il en arrive quelquefois à un homme qui devient très-ivre ; mais, en y réfléchissant, je considérai le bruit comme ressemblant plutôt à celui qui sort d’un baril vide quand on le frappe avec un gros bâton ; et, en vérité, je m’en serais tenu à cette conclusion, si ce n’eût été l’articulation des syllabes et des mots. Par tempérament, je ne suis nullement nerveux, et les quelques verres de laffitte que j’avais sirotés ne servaient pas peu à me donner du courage, de sorte que je n’éprouvai aucune trépidation ; mais je levai simplement les yeux à loisir, et je regardai soigneusement tout autour de la chambre pour découvrir l’intrus. Cependant, je ne vis absolument personne.
« Humph ! — reprit la voix, comme je continuais mon examen, — il vaut gué phus zoyez zou gomme ein borgue, bur ne bas me phoir gand che zuis azis isi à godé te phus. »
À ce coup, je m’avisai de regarder directement devant mon nez ; et, là, effectivement, m’affrontant presque, était installé près de la table un personnage, non encore décrit, quoique non absolument indescriptible. Son corps était une pipe de vin, ou une pièce de rhum, ou quelque chose analogue, et avait une apparence véritablement falstaffienne. À son extrémité inférieure étaient ajustées deux caques qui semblaient remplir l’office de jambes. Au lieu de bras, pendillaient de la partie supérieure de la carcasse deux bouteilles passablement longues, dont les goulots figuraient les mains.
En fait de tête, tout ce que le monstre possédait était une de ces cantines de Hesse, qui ressemblent à de vastes tabatières, avec un trou dans le milieu du couvercle. Cette cantine (surmontée d’un entonnoir à son sommet, comme d’un chapeau de cavalier rabattu sur les yeux) était posée de champ sur le tonneau, le trou étant tourné de mon côté ; et, par ce trou qui semblait grimaçant et ridé comme la bouche d’une vieille fille très-cérémonieuse, la créature émettait de certains bruits sourds et grondants qu’elle donnait évidemment pour un langage intelligible.
« Che tis, — disait-elle, gu’y vaut gue phus zoyez zou gomme ein borgue, bur hêtre azis là, et ne bas me phoir gand che zuis azis isi, et che tis ozi gu’il vaut gue phus zoyez eine pette blis grose gu’ine hoie bur ne bas groire se gui hait imbrimé tans l’imbrimé. C’est la phéridé, la phéridé, mot bur mot.
— Qui êtes-vous, je vous prie ? — dis-je avec beaucoup de dignité, quoique un peu démonté ; — comment êtes-vous entré ici ? et qu’est-ce que vous débitez là ?
— Gomment che zuis handré, — répliqua le monstre, — za ne phus recarte bas ; et gand à ze gue che tépide, che tépide ze gue che drouffe pon te tépider ; et gand à ze gue che zuis, ché zuis chistement phenu bur gue phus le phoyiez bar phus-memme.
— Vous êtes un misérable ivrogne, — dis-je, — et je vais sonner et ordonner à mon valet de chambre de vous jeter à coups de pied dans la rue.
— Hi ! hi ! hi ! — répondit le drôle, — hu ! hu ! hu ! bur za, phus ne le buphez pas !
— Je ne puis pas ! — dis-je ; — que voulez-vous dire ? Je ne puis pas quoi ?
— Zauner la glauje, » — répliqua-t-il en essayant une grimace avec sa hideuse petite bouche.
Là-dessus, je fis un effort pour me lever, dans le but de mettre ma menace à exécution ; mais le brigand se pencha à travers la table, et, m’ajustant un coup sur le front avec le goulot d’une de ses longues bouteilles, me renvoya dans le fond du fauteuil, d’où je m’étais à moitié soulevé. J’étais absolument étourdi, et pendant un moment je ne sus quel parti prendre. Lui, cependant, continuait son discours :
« Phus phoyez, — dit-il, — gue le mié hait de phus dénir dranguille ; et maindenant phus zaurez gui che zuis. Recartez-moâ ! che zuis l’Anche ti Pizarre.
— Assez bizarre, en effet, — me hasardai-je à répliquer ; — mais je m’étais toujours figuré qu’un ange devait avoir des ailes.
— Tes elles ! — s’écria-t-il grandement courroucé. — Gu’ai-che avaire t’elles ? Me brenez-phus bur ein boulet ?
— Non ! oh non ! — répondis-je très-alarmé, — vous n’êtes pas un poulet ; non certainement.
— À la ponne heire ! Denez-phus tonc dranguile et gombordez-phus pien, hu che phus paderai engore affec mon boing. Z’est le boulet gui ha tes elles, et l’ipou gui ha tes elles, et le témon gui ha tes elles, et le cran tiaple gui ha tes elles. L’anche, il n’a bas t’elles, et che zuis l’Anche ti Pizarre.
— Et cette affaire pour laquelle vous venez, c’est… c’est… ?
— Zette avaire ! — s’écria l’horrible objet ; — oh ! guelle phile esbesse de vaguin mal ellefé haites-phus tongue, bur temanter à ein tchintlemane et à ine anche z’il vait tes avaires ? »
Ce langage dépassait tout ce que je pouvais supporter, même de la part d’un ange ; aussi, ramassant mon courage, je saisis une salière qui se trouvait à ma portée, et je la lançai à la tête de l’intrus. Mais il évita le coup, ou je visai mal ; car je ne réussis qu’à démolir le verre qui protégeait le cadran de la pendule placée sur la cheminée. Quant à l’Ange, il comprit mon intention, et répondit à mon attaque par deux ou trois vigoureux coups qu’il m’asséna consécutivement sur le front comme il avait déjà fait. Ce traitement me réduisit tout de suite à la soumission, et je suis presque honteux d’avouer que, soit douleur, soit humiliation, il me vint quelques larmes dans les yeux.
« Mein Gott ! — dit l’Ange du Bizarre, en apparence très-radouci par le spectacle de ma détresse, — le boffre omme hait drès-iffre ou drès-avliché. Il ne vaut bas poire zeg gomme za ; il vaut medre te l’eau tans fodre phin. Denez, puffez-moi za ; puffez za, gomme un carzon pien zache, et ne blérez blis maindenant, endentez-phus ! »
Alors, l’Ange du Bizarre remplit mon verre (qui, jusqu’au tiers seulement, contenait du porto) d’un fluide incolore qu’il répandit d’un de ses bras. J’observai que les bouteilles qui lui servaient de bras avaient autour du col des étiquettes, et que ces étiquettes portaient l’inscription Kirschenwasser.
La bonté attentive de l’Ange m’apaisa considérablement, et, soulagé par l’eau avec laquelle il avait, à diverses reprises, coupé mon vin, je retrouvai enfin le calme suffisant pour écouter son très-extraordinaire discours. Je ne prétends pas relater tout ce qu’il me dit ; mais ce que j’en retins en substance, c’est qu’il était le génie qui présidait aux contre-temps dans l’humanité, et que sa fonction était d’amener ces accidents bizarres, qui étonnent continuellement les sceptiques. Une ou deux fois, comme je me hasardais à exprimer ma totale incrédulité relativement à ses prétentions, il se fâcha tout rouge, si bien qu’à la fin je considérai comme la politique la plus sage de ne rien dire du tout et de le laisser aller son train.
Il parla donc tout à son aise pendant que je restais étendu dans mon fauteuil, les yeux fermés, et que je m’amusais à mâcher des raisins et à chiquenauder les queues à travers la chambre. Mais l’Ange, cependant, interpréta cette conduite de ma part comme un signe de mépris. Il se leva dans un effroyable courroux, rabattit complètement son entonnoir sur ses yeux, lâcha un vaste juron, articula une menace dont je ne saisis pas le caractère précis, et finalement me fit un profond salut d’adieu en me souhaitant, à la manière de l’archevêque de Gil Blas, beaucoup de bonheur et un peu plus de bon sens.
Son départ fut pour moi un bon débarras. Les quelques verres de laffitte, que j’avais bus à petits coups, avaient eu pour effet de m’assoupir, et je sentis l’envie de faire une sieste de quinze ou vingt minutes, comme c’est ma coutume après le dîner. J’avais à six heures un rendez-vous important, auquel je devais être absolument exact. Ma police d’assurance pour mon habitation était expirée depuis le jour précédent, et, une difficulté s’étant élevée, il avait été convenu qu’à six heures je me présenterais devant le conseil des directeurs de la compagnie pour arrêter les termes d’un renouvellement. Jetant un coup d’œil sur la pendule de la cheminée (car je me sentais trop assoupi pour tirer ma montre), j’eus le plaisir de voir que j’avais encore vingt minutes à moi.
Il était cinq heures et demie ; je pouvais aisément me rendre au bureau d’assurances en cinq minutes, et ma sieste habituelle n’avait jamais dépassé vingt-cinq minutes. Je me sentis donc suffisamment rassuré, et je m’arrangeai tout de suite pour faire mon somme.
Quand j’eus fini, à ma grande satisfaction, et que je me réveillai, je regardai de nouveau l’horloge et je fus à moitié disposé à croire à la possibilité des accidents bizarres en voyant qu’au lieu de mes quinze ou vingt minutes habituelles, je n’en avais dormi que trois. Je repris donc ma sieste, et, enfin m’éveillant une seconde fois, je vis avec un immense étonnement qu’il était toujours six heures moins vingt-sept minutes.
Je sautai sur mes pieds pour examiner la pendule, et je m’aperçus qu’elle s’était arrêtée. Ma montre m’informa qu’il était sept heures et demie ; j’avais dormi deux heures, et mon rendez-vous était manqué.
« Rien n’est perdu, — me dis-je, — j’irai au bureau dans la matinée, et je m’excuserai. Cependant, que peut-il être arrivé à la pendule ? »
En l’examinant, je découvris qu’une des queues de raisin que je lançais à travers la chambre, pendant que l’Ange du Bizarre me faisait son discours, avait passé à travers le verre brisé et s’était logée, assez singulièrement, dans le trou de la clef ; se projetant en dehors par un bout, elle avait ainsi arrêté la révolution de la petite aiguille.
« Ah ! — dis-je, — je vois ce que c’est ; cela saute aux yeux. Accident naturel, comme il en doit arriver de temps à autre ! »
Je ne m’occupai pas davantage de la chose ; et à mon heure accoutumée, je me mis au lit. Ayant placé une bougie sur une tablette, au chevet de mon lit, je fis un effort pour lire quelques pages de l’Omniprésence de la Divinité, et je m’endormis malheureusement en moins de vingt secondes, laissant le flambeau allumé à la même place.
Mes rêves furent terriblement troublés par les apparitions de l’Ange du Bizarre. Il me sembla qu’il se tenait au pied de ma couche, qu’il tirait les rideaux, et qu’avec le son caverneux, abominable, d’un tonneau de rhum, il me menaçait de la plus amère vengeance pour le mépris que j’avais fait de lui. Il finit sa longue harangue en ôtant son chapeau-entonnoir, et, me fourrant le tuyau dans le gosier, il m’inonda d’un océan de kirschenwasser qu’il répandait à flots continus d’une de ces bouteilles à long col qui lui servaient de bras. À la longue, mon agonie devint intolérable, et je m’éveillai juste à temps pour m’apercevoir qu’un rat se sauvait avec la bougie allumée enlevée de sa tablette, mais pas assez tôt malheureusement pour l’empêcher de regagner son trou avec sa dangereuse proie. Bientôt je sentis mes narines assaillies par une odeur forte et suffocante ; la maison, je m’en apercevais bien, était en feu.
En quelques minutes, l’incendie éclata avec violence, et dans un espace de temps incroyablement court, tout le bâtiment fut enveloppé de flammes. Toute issue de ma chambre, exceptée la fenêtre, se trouvait coupée. La foule, cependant, se procura vivement une longue échelle, et la dressa. Grâce à ce moyen, je descendais rapidement, et je pouvais me croire sauvé, quand un énorme pourceau, dont la vaste panse et même toute la physionomie me rappelait en quelque sorte l’Ange du Bizarre, — quand ce pourceau, dis-je, qui jusqu’alors avait paisiblement sommeillé dans la boue, se fourra dans la tête que son épaule gauche avait besoin d’être grattée et ne pouvait pas trouver de grattoir plus convenable que le pied de l’échelle. En un instant je fus précipité sur le pavé, et j’eus le malheur de me casser le bras.
Cet accident, joint à la perte de mon assurance et à la perte plus grave de mes cheveux, qui avaient été totalement flambés, disposa mon esprit aux impressions sérieuses, si bien que finalement je résolus de me marier.
Il y avait une riche veuve qui pleurait encore la perte de son septième mari, et j’offris à son âme ulcérée le baume de mes vœux. Elle accorda, non sans résistance, son consentement à mes prières. Je m’agenouillai à ses pieds, plein de gratitude et d’adoration. Elle rougit et inclina vers moi ses boucles luxuriantes jusqu’à les mettre en contact avec celles que l’art de Grandjean m’avait fournies pour suppléer temporairement ma chevelure absente. Je ne sais comment se fit l’accrochement, mais il eut lieu. Je me relevai sans perruque, avec un crâne brillant comme une boule ; elle, pleine de mépris et de rage, à moitié ensevelie dans une chevelure étrangère. Ainsi prirent fin mes espérances relativement à la veuve, par un accident que certainement je ne pouvais pas prévoir, mais qui n’était que la conséquence naturelle des événements.
Sans désespérer, toutefois, j’entrepris le siège d’un cœur moins implacable. Cette fois encore, les destins me furent pendant quelques temps propices ; cette fois encore, un accident trivial en interrompit le cours. Rencontrant ma fiancée dans une avenue où se pressait l’élite de la cité, je me hâtais pour la saluer d’un de mes saluts les plus respectueux, quand une molécule de je ne sais quelle matière étrangère, se logeant dans le coin de mon œil, me rendit, pour le moment, complètement aveugle. Avant que j’eusse pu retrouver la vue, la dame de mon cœur avait disparu, irréparablement offensée de ce que j’étais passé à côté d’elle sans la saluer ; ce qu’il lui plut de considérer comme une grossièreté préméditée. Pendant que je restais sur place, encore ébloui par la soudaineté de cet accident (qui aurait pu arriver à n’importe qui sous le soleil), et que ma cécité persistait, je fus accosté par l’Ange du Bizarre, qui m’offrit son secours avec une civilité à laquelle j’étais loin de m’attendre. Il examina mon œil malade avec beaucoup de douceur et d’adresse, m’informa que j’avais une goutte dans l’œil et (de quelque nature que fût cette goutte) l’enleva, me procurant ainsi un grand soulagement.
Je réfléchis alors qu’il était pour moi grandement temps de mourir, puisque la fortune avait juré de me persécuter, et je me dirigeai en conséquence vers la rivière la plus prochaine. Là, me débarrassant de mes habits (car aucune raison ne s’oppose à ce que nous mourions comme nous sommes nés), je me jetai la tête la première dans le courant. Le seul témoin de ma destinée était une corneille solitaire, qui, ayant été séduite par du grain mouillé d’eau-de-vie, s’était enivrée et avait abandonné le reste de la troupe.
À peine étais-je entré dans l’eau, que cet oiseau s’avisa de s’enfuir avec la partie la plus indispensable de mon costume. C’est pourquoi, remettant pour le moment mon projet de suicide, je glissai tant bien que mal mes membres inférieurs dans les manches de mon habit, et me mis à la poursuite de la coupable avec toute l’agilité que réclamait le cas et que me permettaient les circonstances.
Mais la mauvaise destinée m’accompagnait toujours. Comme je courais à grande vitesse, le nez en l’air, et ne m’occupant que du ravisseur de ma propriété, je m’aperçus subitement que mes pieds ne touchaient plus la terre ferme ; le fait est que je m’étais jeté dans un précipice, et que j’aurais été infailliblement brisé en morceaux, si, pour mon bonheur, je n’avais saisi une corde suspendue à un ballon qui passait par là.
Aussitôt que j’eus suffisamment recouvré mes sens pour comprendre la terrible position dans laquelle j’étais situé (ou plutôt suspendu), je déployai toute la force de mes poumons pour faire connaître cette position à l’aéronaute placé au-dessus de moi. Mais pendant longtemps je m’époumonai en vain. Ou l’imbécile ne pouvait pas me voir, ou méchamment il ne le voulait pas. Cependant la machine s’élevait rapidement, pendant que mes forces s’épuisaient plus rapidement encore.
Je fus bientôt au moment de me résigner à mon destin et de me laisser tomber tranquillement dans la mer, quand tous mes esprits furent soudainement ravivés par le son d’une voix caverneuse qui partait d’en haut et qui semblait bourdonner nonchalamment un air d’opéra. Levant les yeux, j’aperçus l’Ange du Bizarre. Il s’appuyait, les bras croisés, sur le bord de la nacelle, avec une pipe à la bouche, dont il soufflait paisiblement les bouffées, et il semblait être dans les meilleurs termes avec lui-même et avec l’univers. J’étais trop épuisé pour parler, de sorte que je continuai à le regarder avec un air suppliant.
Pendant quelques instants, bien qu’il me regardât en plein visage, il ne dit pas un mot. Enfin, faisant passer soigneusement son écume de mer du coin droit de sa bouche vers le gauche, il consentit à parler.
« Gui haites-phus ? — demanda-t-il, — et bar le tiable, gue vaides-phus là ? »
À ce trait suprême d’impudence, de cruauté et d’affectation, je pus à peine répondre par quelques cris :
« Au secours ! servez-moi[2] dans ma détresse !
— Phus zerphir ! — répondit le brigand ; — bas moâ ! phoisi la pudeye : zerphez-phus phus-memme, et gue le tiable phus emborde ! »
Et avec ces paroles il lâcha une grosse bouteille de kirschenwasser qui, tombant précisément sur le sommet de ma tête, me donna à croire que ma cervelle avait volé en éclats. Frappé de cette idée, j’étais au moment de lâcher prise et de rendre l’âme de bonne grâce, quand je fus arrêté par le cri de l’Ange, qui me commandait de tenir bon.
« Denez pon ! — disait-il, — ne phus braisez bas, endentez-phus ? Phulez-phus brantre engore l’audre pudeye, ou pien haides-phus tékrissé et reffenu à phus-memme ? »
Je me dépêchai de secouer deux fois la tête, une fois dans le sens négatif, voulant dire que je préférais pour le moment ne pas prendre l’autre bouteille, et une fois dans le sens affirmatif, signifiant que je n’étais pas ivre et que j’étais positivement revenu à moi-même. Par ce moyen, je parvins un peu à adoucir l’Ange.
« Et maindenant, — me demanda-t-il, — phus groyez envin ? phus groyez à la bossipilidé ti pizarre ? »
Je fis avec ma tête un nouveau signe d’assentiment.
« Et phus groyez en moâ l’Anche ti Pizarre ? »
Nouveau Oui ! avec ma tête.
« Et phus regonaizez que phus haites ine iphrogne apheukle et ine pette ? »
Je fis encore : Oui !
« Médez tongue fodre main troide tans la bauge coge te fodre gulode, in démoignache te fodre barvède zumizion à l’Anche ti Pizarre. »
Cette condition, pour des raisons bien évidentes, me parut impossible à remplir. D’abord mon bras gauche ayant été cassé dans ma chute du haut de l’échelle, si j’avais lâché prise de ma main droite, j’aurais tout à fait dégringolé. En second lieu, je n’avais plus de culotte depuis que je courais après la corneille. Je fus donc obligé, à mon grand regret, de secouer ma tête dans le sens négatif, voulant par là faire entendre à l’Ange que je trouvais incommode, en ce moment précis, de satisfaire à sa demande, si raisonnable qu’elle fût d’ailleurs ! Cependant, à peine avais-je cessé de secouer la tête, que l’Ange du Bizarre se mit à rugir : « Hallez tongue au tiaple ! »
En prononçant ces mots, avec un couteau bien affilé il coupa la corde à laquelle j’étais suspendu, et, comme il se trouva par hasard que nous passions juste au-dessus de ma maison (qui pendant mes pérégrinations avait été très-convenablement rebâtie), j’eus le bonheur de dégringoler la tête la première par la grande cheminée et de m’abattre dans le foyer de ma salle à manger.
En recouvrant mes sens (car la chute m’avait entièrement étourdi), je m’aperçus qu’il était environ quatre heures du matin. J’étais étendu à l’endroit même où le ballon m’avait laissé tomber. Ma tête traînait dans les cendres d’un feu mal éteint, pendant que mes pieds reposaient sur le naufrage d’une petite table renversée, parmi les débris d’un dessert varié, y compris un journal, quelques verres brisés, des bouteilles fracassées et une cruche vide de kirschenwasser et de schiedam. Ainsi s’était vengé l’Ange du Bizarre.
- ↑ Sans doute le Voyage en Orient. — C. B.
- ↑ J’ai été obligé d’allonger la phrase, pour obtenir à peu près le jeu de mots anglais, le même mot signifiant également au secours et servez-moi. — C. B.