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Histoires incroyables (Palephate)/31

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CHAP. XXXI.

Phrixus et Hellé (1).

On rapporte qu’un bélier révéla à Phrixus que son père avait l’envie de l’immoler ; que Phrixus prit sa sœur avec lui ; qu’ils montèrent tous deux sur le bélier et traversèrent ainsi la mer, pour aller jusques dans le Pont-Euxin. Il est bien difficile de croire qu’un bélier ait pu naviguer ainsi comme un vaisseau et surtout chargé de deux personnes. Et où auraient-ils eu à boire et à manger pour eux et pour le bélier, car enfin ils n’ont pas pu rester si longtemps sans prendre de nourriture ?

Phrixus ayant ensuite immolé l’animal auquel il devait son salut et l’ayant dépouillé de sa peau, aurait fait don de cette toison à Æétès, pour obtenir sa fille. Or, AEétès était alors roi de Colchos, et voyez un peu comme les toisons étaient rares dans ce temps-là, pour qu’un roi se soit contenté d’en recevoir une en échange de sa propre fille, estimant son enfant à si bas prix. Il y en a qui, pour sauver le ridicule de ce conte, disent que cette toison était d’or : mais si cela était vrai, il n’était nullement convenable qu’un roi reçut un pareil présent de son hôte. On ajoute que ce fut pour aller à la conquête de cette toison, que Jason équipa Argo (2) et réunit les principaux Grecs ; mais, d’abord, Phrixus n’aurait pas été assez ingrat pour ôter la vie à son bienfaiteur, et, en suite, la toison eût-elle été d’émeraudes, on n’aurait pas envoyé Argo pour la conquérir. Voici ce qui s’est passé : Athamas, fils d’Æole, qui était fils d’Hellen, régna sur les Phtiotes : il avait préposé à la surveillance de ses affaires, un homme qu’il croyait tout-à-fait sûr et qui s’appelait Bélier : Bélier s’étant aperçu qu’Athamas projetait de tuer Phrixus, révéla ce secret à ce dernier : Phrixus équipa un vaisseau dans lequel il mit le plus de richesses qu’il put : Aurore, la mère de Pélops, entra dans le même vaisseau, après y avoir placé une statue d’or qu’elle avait fait faire à ses frais, et Bélier ayant fait charger toutes ces richesses dans le vaisseau, s’enfuit lui-même avec Phrixus et Hellé. Hellé, tombée malade, mourut dans la traversée, et delà vient que cette mer fut appelée Helles-Pont (mer d’Hellé). Les autres étant arrivés en Colchide s’y établirent et Phrixus épousa la fille d’Æétès, roi de Colchos, en lui faisant don de la statue d’or d’Aurore, et non de la toison d’un bélier : telle est la véritable histoire (3)).

(1) D’après Apollodore (liv. Ier, chap. 8, p. 25, édition de Heyne), Athamas, fils d’Æole, ayant eu deux enfants, de Néphélé : Phrixus et Hellé, avait épousé ensuite Ino, qui, pour perdre les enfants de Néphélé, s’avisa de faire rôtir secrètement le grain destiné à l’ensemencement des terres et occasionna ainsi une disette. Athamas ayant envoyé consulter l’oracle de Delphes, Ino corrompit les députés et leur fit dire, de la part du Dieu, que la famine cesserait quand Phrixus aurait été immolé à Jupiter. Néphélé enleva ses deux enfants pour les soustraire aux embûches de leur marâtre et leur procura le bélier à la Toison-d’or, que lui avait donné le Dieu Mars. Ce bélier les transporta vers Colchos à travers les airs ; mais Hellé se laissa tomber dans la mer, etc. Hyginus (fable 3, p. 20 et suiv. des Mythographes latins de Van Staveren) rapporte à peu près les mêmes détails, ainsi qu’Ératosthènes, dans ses Catastérismes (chap. 19, p. 1 15 des opuscula mythologica de Thomas Gale).

(2) Nom du vaisseau qui portait les Argonautes. C’est le plus ancien sujet connu des poésies héroïques ou épiques : les poèmes d’Apollonius de Rhodes et de Valerius-Flaccus ne sont que des imitations de ceux qui avaient été faits même avant Homère.

(3) Héraclite (fable 24, p. 77 des opusc. myth.) en donne une toute autre explication. Selon lui Bélier était le précepteur de Phrixus, il l’aida, ainsi que sa sœur Hellé qui périt dans la traversée, à fuir les embûches de leur marâtre Io (il faut lire Ino) Æétès s’étant pris d’une infâme passion pour Phrixus, Bélier s’efforça de conserver la pureté des mœurs de son jeune élève ; mais Æétès fit écorcher l’importun Mentor et sa peau fut ignominieusement attachée à un poteau. On l’appela la peau d’or à cause de l’incorruptible fidélité de l’homme auquel elle avait appartenu.

Diodore de Sicile, après avoir rapporté la tradition mythologique, donne une explication d’après laquelle le vaisseau qui portait Phrixus et Hellé aurait eu, à la proue, la tête d’un bélier. Il ajoute ensuite une autre tradition qui a quelque rapport avec l’explication d’Héraclite : un roi Scythe, gendre d’Æétès, étant allé à Colchos dans le temps où Phrixus y avait été amené avec son précepteur, demanda et obtint d’Æétès qu’on lui livrât Phrixus qu’il aimait, et immola le précepteur Bélier (liv. IV, chap. 47, p. 133-135, tom. 3, édit. de Deux-Ponts).

L’ancien Scholiaste d’Apollonius de Rhodes mentionne aussi des circonstances qui s’accordent avec ces traditions : sur le v.256 du liv. 2 des Argon. (p. 563, tom. 2 de l’édit. de Schaëfer), il dit que l’opinion de plusieurs auteurs était, que le vaisseau de Phrixus et d’Hellé avait une tête de bélier à sa proue ; et, sur le v. 1 19 du liv. IV, il rappelle que Denys, dans ses argonautiques, attribuait à Bélier, précepteur de Phrixus, l’avis salutaire qui l’avait soustrait aux vengeances de sa marâtre (ibid. p. 579).

Lucien (de l’Astrologie $ 14, p. 211, tom. 5 de Lehman) croit que Phrixus s’élevant dans les airs, monté sur un bélier, désigne un astronome qui s’élève par la pensée aux plus sublimes contemplations.