Histoires incroyables (Palephate)/32

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CHAP. XXXII.

Les filles de Phorcys (1).

L’histoire que l’on a faite de ces filles est encore plus ridicule : Phorcys, dit on, avait trois filles, qui n’avaient ensemble qu’un œil (2), dont elles se servaient tour-à-tour : celle qui s’en servait, se l’adaptait et par ce moyen elle y voyait ; et, chacune d’elles passant successivement cet œil à sa sœur, elles voyaient à tour de rôle. Persée étant venu les attaquer à l’improviste en s’avançant derrière elles à petit bruit, et s’étant emparé de celle qui était alors en possession de l’œil, tira son épée ordonnant qu’on lui montrât la Gorgone et menaçant de les tuer si elles refusaient de la lui indiquer. Les filles de Phorcys épouvantées la lui montrèrent : Persée coupa la tête de la Gorgone et s’enfuit à travers les airs. Ensuite ayant montré cette tête à Polydecte, il le changea en pierre. Mais y a-t-il rien de plus fou, que de prétendre qu’un homme vivant puisse être pétrifié en regardant la tête d’un mort ? quelle action peut avoir un mort ? Voici ce qui arriva : Phorcys était de Cerné ; les Cernéens sont Éthiopiens d’origine et habitent l’île de Cerné qui est au-delà des colonnes d’Hercule : ils cultivent les terres de la Lybie sur les bords du fleuve Annon, près de Carthage, et possèdent beaucoup d’or (3). Ce Phorcys donc régnant sur le pays des colonnes d’Hercule, qui sont au nombre de trois, fit faire une statue d’or, de Minerve, qui avait quatre coudées. Il faut savoir que les Cernéens donnent à Minerve le nom de Gorgone, comme les Thraces donnent celui de Bendée à Diane, que les Crétois appellent Dictyne et les Lacédémoniens Upis. Ce Phorcys mourut avant d’avoir placé sa statue dans un temple, et laissa trois filles, Sthéno, Euryale et Méduse (4) qui ne voulurent pas se marier. Ayant partagé l’héritage de leur père, elles eurent chacune la domination d’une île. Quant à la Gorgone (ou statue de Minerve), elles ne voulurent ni la placer dans un temple, ni la partager, mais elles la considérèrent comme un trésor qu’elles garderaient tour-à-tour. Phorcys avait eu pour ami un brave et honnête homme, des avis duquel ses filles usaient en toute occasion, et qu’elles appelaient leur œil, Persée exilé d’Argos, exerçait la piraterie sur les côtes, ayant des vaisseaux et une troupe assez forte à sa disposition ; ayant entendu dire que la Gorgone régnait sur des femmes, qu’elle possédait beaucoup d’or, mais peu de soldats, il commence par stationner dans une rade, puis naviguant entre Cerné et Gadire (5) et allant d’une île à l’autre, il parvient à s’emparer de l’homme que les Phorcydes appelaient leur œil. Celui-ci informe Persée qu’il n’a rien à prendre dans ces parages, si ce n’est la statue de Minerve, et lui révèle le secret de la richesse de Gorgone. Les Phorcydes ne voyant plus revenir leur œil, quand leur tour était venu comme nous l’avons dit, se donnèrent un rendez-vous où elles s’accusèrent mutuellement ; chacune d’elles niant de l’avoir à sa disposition, elles ne pouvaient imaginer ce qui était arrivé. Sur ces entrefaites survient Persée, il leur avoue que c’est lui qui retient leur œil et leur dit qu’il ne le relâchera qu’après qu’elles lui auront indiqué le lieu où est la Gorgone, menaçant en même temps de les tuer, si elles s’obstinent à garder le silence ; Méduse refusa de parler, mais Sthéno et Euryale le lui révélèrent : il tua donc Méduse et rendit aux autres leur œil, quant à la Gorgone, il s’en empara et la brisa, puis s’étant rembarqué, il plaça la tête de la statue sur son vaisseau, auquel il donna le nom de la Gorgone. Continuant à exercer la piraterie avec ce vaisseau, il parcourait les îles, pour y lever des tributs, égorgeant ceux qui s’y refusaient. C’est ainsi, qu’après avoir déjà été à Sériphe et en avoir emporté des sommes que les habitants lui avaient livrées, il y retourna une seconde fois. Mais les Sériphiens avaient abandonné l’île et s’étaient retirés ; Persée s’étant donc avancé dans la place publique, pour y toucher le tribut imposé, n’y vit au lieu des habitants, que des pierres qui se trouvaient avoir la hauteur d’un homme. Depuis lors, quand les insulaires lui refusaient des tributs, Persée leur disait : « Prenez garde qu’il ne vous en arrive comme aux Sériphiens qui ont été pétrifiés après avoir vu la tête de la Gorgone (6). »

(1) Outre les nombreuses allusions aux divers traits de cette fable, que l’on trouve encore dans les poètes de l’antiquité, tous les grands tragiques, Æschyle, Sophocle et Euripide y avaient puisé des sujets de tragédie (V. Heyne ad Apollodori bibliothec. not. p. 291, in-12). Des fragments assez longs d’un ancien logographe, épars dans les Scholies d’Apollonius de Rhodes nous fourniront réunis, mieux qu’Apollodore même, la série des fables qui se rattachent à ce chapitre de Paléphate : ce sont des passages de Phérécydes qui, je crois, n’ont jamais été traduits et portent un cachet de naïveté assez intéressant pour me faire pardonner la longueur de cette note. « D’après Phérécydes, liv. XII, Acrisius ayant épousé Eurydice, fille de Lacédémon, en eut Danaë. Comme il avait consulté Apollon sur l’avenir de l’enfant mâle qu’il attendait, la Pythie avait répondu qu’il n’aurait point de garçon, mais que de sa fille en naîtrait un qui causerait sa mort. De retour à Argos, Acrisius éleva dans l’enceinte de son palais, une chambre d’airain dans laquelle il enferma sa fille Danaë avec sa nourrice, fai- sant faire bonne garde pour s’assurer qu’elle n’aurait pas d’enfant. Mais Jupiter s’étant pris de passion pour Danaë, pénétra dans cette geôle, par le toit, sous la forme d’une pluie d’or, que Danaë reçut dans son sein. Jupiter se fit ensuite reconnaître, et elle en eut Persée qu’elle éleva, d’intelligence avec sa nourrice, à l’insu d’Acrisius. Quand le fils de Danaë eut trois ou quatre ans, Acrisius entendant la voix de l’enfant qui jouait, envoya sur-le-champ des femmes pour aller chercher Danaë et sa nourrice, fit mourir la nourrice et mena Danaë avec son fils vers l’autel de Jupiter, protecteur des familles (Hercien). Quand il fut seul avec elle, il voulut savoir qui était le père de l’enfant ; elle nomma Jupiter, mais Acrisius incrédule la fit renfermer dans un coffre avec son enfant et jeta le coffre à la mer ; ainsi renfermés ils furent portés par les flots à l’île de Sériphe, où Dictys, fils de Péristhènes, les retira dans son filet. Danaë le supplia d’ouvrir le coffre, Dictys l’ouvrit, apprit leurs noms et leur origine, les reconduisit chez lui et les accueillit comme parents ; car Dictys et Polydecte étaient enfants d’Androthoé, fille de Castor, et de Peristhènes, fils de Damastor qui avait eu pour père Nauplius, fils de Neptune et de la nymphe Amymone » (Scholiaste d’Apollonius de Rhodes sur le v. 1091 du 4e liv., p. 613, et dans les nouv. Scholies sur le même vers, p. 313-315, tom. 2 de l’Apollonius de Schaëfer).

« Pendant que Persée était à Séryphe avec sa mère, chez Dictys, et déjà grand garçon, Polydecte qui était frère de Dictys et roi de Sériphe, vit Danaë et en devint amoureux. Comme il ne pouvait en venir à ses fins, il fit préparer un grand repas auquel il convia beaucoup de monde et entr’autres Persée lui-même qui demanda quel écot il fallait payer ? Polydecte ayant répondu : un cheval ; « S’agit-il de la tête de la Gorgone, je donnerais le mien, répartit Persée. » Le lendemain donc chacun amenant un cheval, Polydecte ne voulut pas recevoir celui de Persée, et lui demanda, selon l’engagement pris la veille, la tête de la Gorgone, ajoutant que s’il lui faussait parole, il s’emparerait de sa mère. Persée se retire tout chagrin et ne sachant que faire, à l’extrémité de l’île de Sériphe ; mais Mercure vient à lui, l’interroge, apprend la cause de sa douleur, lui dit de reprendre courage et commence par le conduire auprès des vieilles filles de Phorcys qui s’appelaient Péphrédo, Ento et Iæno. Là, d’après le conseil de Minerve, Persée leur enlève l’œil et la dent qu’elles se passaient alternativement ; les malheureuses crient au secours en redemandant leur œil et leur dent ; car elles n’avaient pour elles trois qu’un œil et qu’une dent qu’elles se prêtaient tour-à-tour. Persée leur dit que c’est lui qui les a, et promet de les leur rendre, si elles lui indiquent le chemin pour aller trouver les nymphes gardiennes du casque qui rend invisible, des sandales ailées, et de la besace : elles le lui indiquent, et Persée leur rend leur œil et leur dent. Persée accompagné de Mercure va trouver les nymphes, leur demande et en reçoit les sandales ailées qu’il chausse aussitôt, la besace qu’il met sur ses épaules et le casque invisible dont il se couvre la tête. Ensuite, toujours accompagné de Mercure et de Minerve, il prend son vol vers l’Océan et se dirige vers les Gorgones qu’il trouve couchées. Les divinités lui montrant alors, dans un miroir, la tête de Méduse, la seule des Gorgones qui fût mortelle, lui apprennent comment il doit se tenir détourné pour couper cette tête. Persée s’approche, coupe la tête avec le tranchant de son glaive recourbé, la met dans sa besace et prend la fuite. Les Gorgones éveillées se mirent à sa poursuite ; mais elles ne pouvaient pas le voir à cause de son casque invisible. Persée de retour à Sériphe, va trouver Polydecte et lui dit de réunir le peuple pour lui montrer la tête de Méduse : il savait bien que tous ceux qui la regarderaient seraient pétrifiés ; Polydecte ayant rassemblé le peuple dit à Persée de montrer cette tête ; Persée tire de sa besace, en se détournant, la tête de Méduse qu’il leur montre ; et tous ceux qui la virent furent à l’instant pétrifiés. Minerve prit la tête qu’elle plaça sur son égide, et Persée rendit la besace à Mercure et les sandales ailées aux Nymphes » (Schol. d’Apollod. de Rhodes sur le v. 1515 du 4e liv., p. 626-628 et dans les nouv. Sch. p. 330-332 ibid.)

Ces fragments de Phérécydes sont résumés à peu près de la même manière au livre II de la bibliothèque d’Apollodore (chap. 4, p. 57-59 de l’édit. in-8o  de Heyne, 1803), mais ils laissent une lacune que nous comblerons d’après Apollodore (ibid. p. 60-61). Persée en revenant de son expédition et passant par l’Éthiopie régnait Céphée, vit Andromède exposée en pâture à un monstre marin : Cassiopée, épouse de Céphée, avait eu l’imprudence de se prétendre plus belle que les Néréïdes : Neptune courroucé avait inondé le pays et leur avait envoyé ce monstre marin, qui, d’après un oracle d’Ammon, ne devait s’éloigner, que lorsqu’on lui aurait donné en pâture Andromède, fille de Cassiopée. Céphée avait donc été forcé par les Éthiopiens d’exposer ainsi sa fille. Persée la vit, l’aima, obtint de Céphée la promesse qu’il la lui donnerait en mariage s’il la délivrait ; tua le monstre, délivra Andromède, pétrifia Phinée qui voulait lui tendre un piège et épousa la fille de Céphée.

Apollodore raconte ensuite la métamorphose de Polydecte en pierre ; mais nous allons reprendre les derniers fragments de Phérécydes, pour achever l’histoire fabuleuse de Persée :

« Après la métamorphose en pierres de Polydecte et de ceux qui étaient avec lui, Persée laissa régner Dictys sur le reste des Sériphiens et s’en retourna à Argos, avec les Cyclopes, Danaë et Andromède. Il n’y trouva plus Acrisius qui, redoutant Persée, s’était retiré à Larisse, chez les Pélasges ; il laisse donc Danaë chez sa mère Eurydice avec Andromède et les Cyclopes, se rend à Larisse auprès d’Acrisius, qu’il reconnait, et l’engage à s’en retourner avec lui à Argos. Il y eut par hasard, à Larisse, au moment où ils allaient partir, des jeux de palet auxquels Persée voulut prendre part. On ne connaissait pas encore alors le Pentathle, et les contendans luttaient successivement dans chaque genre séparément : le palet de Persée ayant tourné porta sur le pied d’Acrisius qu’il blessa ; celui-ci devint malade et en mourut (Schol. d’Apollonius, p. 614 et 315-316). »

(2) Nous avons vu (note ler) que Phérécydes ajoutait qu’elles n’avaient aussi qu’une dent, circonstance qu’on trouve également dans Apollodore (loco citato), mais pas dans les autres Mythographes, et dont nous n’avons découvert aucune explication.

(3) On a beaucoup disputé sur la position de l’île de Cerné dont Pline dit qu’elle était placée du côté du golfe Persique à l’opposé de l’Éthiopie, d’où le père Harduin a conjecturé que ce pouvait être l’île de Madagascar (Pline, liv. VI, chap. XXXI et les notes p. 747-750, tom. 2 de l’édition de Lemaire) : mais nous voilà bien loin des colonnes d’Hercule et des îles habitées par les Phorcynes, que les savants prétendent être les Gorgades, dont parlent aussi Pline le naturaliste, dans l’endroit déjà cité, Pomponius-Méla (liv. III, chap. X, p. 314-315, édit. de Leyde 1748) et Diodore de Sicile (liv. 3, chap. 53, p. 319 et 539, tom. 2, édit. de Deux-Ponts).

(4) Paléphate nous donne ici les noms des Gorgones telles qu’elles sont généralement appelées, sans s’inquiéter des noms tout différents que les mythographes donnent aux Phorcydes. Nous avons vu dans la note 1re que Phérécydes les appelle Pephredo, Ento et Iœno ; Héraclite (fable 13, p. 73, opusc. mythol. Gale) les appelle Péphrédo, Ennyo et Perso. Ératosthènes qui résume toute cette histoire fabuleuse dans ses Catastérismes (chap. 22, p. 117 des opusc. mythologica) ne les nomme pas ; mais il les distingue aussi des Gorgones dont elles étaient, dit-il, les portières.

(5) Gadire est le Gades des Latins et le Cadis moderne : en prenant Cerné pour Madagascar, cela laisse, comme on le voit, beaucoup de latitude à l’imagination pour placer les trois iles dont les Phorcydes étaient souveraines.

(6) Héraclite pour expliquer la fable de l’œil unique des Phorcydes, se borne à supposer qu’étant aveugles, elles n’avaient pris qu’un seul guide (fable 13, p. 73 déjà citée). Quant aux sandales ailées prêtées par Mercure à Persée, il explique cette tradition en disant que Mercure inventa les exercices de la course dans lesquels Persée son élève obtint de grands succès (fable 9, p. 72). Hyginus raconte toutes ces fables sans explication selon son usage (fable 63, p. 129-130 ; fable 64, p. 131-132 ; Astronomiques, chap. XII, p. 445-446, édit. de Van Staveren). Fulgence, dans le même recueil (liv. 1, fable XXVI, p. 655-658) en donne une explication morale que les amateurs peuvent y voir en détail, mais qui nous a semblé trop peu satisfaisante, pour venir encore allonger ces notes. J’engage ceux qui les ont déjà trouvé trop étendues, à s’en dédommager en lisant dans Ovide (Métam. liv. IV, v. 621-802), l’expédition de Persée au Mont-Atlas et chez les Gorgones, sa lutte contre le monstre marin et le récit qu’il fait lui-même, à son repas de noces, de la manière dont il s’y est pris pour tuer Méduse ; ou, dans Lucien, les charmants dialogues des Dieux marins, entre Doris et Thétis, sur l’infortune de Danaë renfermée avec son fils dans un coffre qui flottait sur l’onde (p. 125-127), et entre Triton et les Néréïdes, sur l’aventure d’Andromède (p. 130-134, tom. 2 du Lucien de Lehman). Il y a un opéra de Corneille, intitulé : Persée et Andromède.