Histoires poétiques (éd. 1874)/Invocation

La bibliothèque libre.
Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 6-7).



Invocation



Il est au fond des bois, il est une peuplade
Où, loin de ce siècle malade,
Souvent je viens errer, moi, poète nomade.
 
Là tout m’attire et me sourit,
La sève de mon cœur s’épanche, et mon esprit
Comme un arbuste refleurit.

Sous ces bois primitifs que le vent seul ravage,
Je sens éclore, à chaque ombrage,
Un vers franc imprégné d’une senteur sauvage.

Devant mon regard enchanté,
Jeunes filles, enfants empourprés de santé,
Passent dans leur virginité.

J’aide dans les sillons le soc opiniâtre ;
Pasteur, je chante avec le pâtre ;
La fileuse m’endort, le soir, au coin de l’âtre.


Puis, des l’aube, je vois les jeux
De l’oiseau qui sautille entre les pieds des bœufs,
Et près des sources pond ses œufs.

Ô chère solitude ! — Et pourtant, je le jure,
Arts élégants, bronze, peinture.
Je vous aime, rivaux de cette âpre nature !

Hélas ! me préservent les cieux
De vous nier jamais, symboles radieux,
Charmes de l’esprit et des yeux !

Et si, vivant d’oubli dans cette humble Cornouaille,
J’entends vos clameurs de bataille,
Héros et saints martyrs du monde, je tressaille !

Mais, ô calme riant des bois,
Revenez dans mon cœur, adoucissez ma voix,
Faites aimer ce que je vois.

C’est là de tous mes vers la pieuse demande :
Esprits des champs et de la lande,
Versez en moi la paix pour que je la répande !