Histoires poétiques (éd. 1874)/Journal rustique II

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Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 308-315).


Journal rustique




DEUXIÈME PARTIE


I

accords

Goëlands, au vent d’ouest roulant lame sur lame,
Pleurez ! chantez, bouvreuils, aux brises du printemps !
Fille de la nature, ainsi s’ouvre mon âme,
À tous les vents.

II

une lettre de la ville

Au fond d’une campagne, errant de chêne en chêne,
Vous vivez de repos, d’oubli, d’obscurité :
Arrive de Paris un papier cacheté,
Le démon de la ville en sort et se déchaîne.

 
Illusions ! voilà tout le luxe des arts !
Déjà vous entendez les rumeurs du théâtre ;
Dans les jardins royaux, près des vases d’albâtre,
Les déesses de marbre attirent vos regards.

Fraîcheur du soir, si douce à la terre embrasée.
Tu peux calmer aussi ces ardeurs d’un moment :
Descends avec la nuit, ô saint recueillement !
Reviens, Esprit des champs, viens avec la rosée !

III

le bon génie

De fleurs nouvelles la main pleine,
Il en semait les prés, les jardins et les bois ;
Il chantait : les oiseaux répondaient à sa voix,
Et la terre amoureuse aspirait son haleine.
Partout fête et bonheur… quand les noirs aquilons,
Furieux, ont sur lui lancé leurs tourbillons !…
Mais, ô joie ! il revient plus gracieux encore,
Arrosant l’aubépine et visitant les nids ;
De leurs œufs pour le voir s’échappent les petits,
Les bourgeons se hâtent d’éclore !

IV

les faucheurs

« À l’œuvre ! Et le premier au frêne que voilà,
Qu’il embrasse, s’il veut, ma filleule Aliza ! »

 
Bertram, modérez-vous ! ô travailleur superbe,
De son immense faux comme il va rasant l’herbe !
lit partout dans les foins passe et luit l’acier bleu.
Tous les bras sont raidis et les gosiers en feu.
« A présent, la plus lente à retourner sa meule
Devra tendre la joue. Oui, fût-ce ma filleule. »
Or Bertram fut si vif et si lente Aliza,
Que cet heureux faucheur par deux fois l’embrassa.

V

la génisse

À Monsieur Louis Coulon

Elle n’avait connu, tout l’hiver, que la crèche,
Et, dans un coin obscur, son lit de paille sèche.
Si nous la visitions, dès le bruit des verrous,
Tendant son mufle noir, roulant ses grands yeux doux,
Elle se redressait de sa morne attitude,
Pour passer sur nos mains sa langue épaisse et rude :
Heureuse si nos mains elles-mêmes grattaient
Son poil fauve où déjà les deux cornes pointaient ;
Mais à notre départ, ennuyée et farouche,
Elle se laissait choir lourdement sur sa couche.




Cependant la génisse, au bercail tout l’hiver,
Avril venant à luire, on l’amène en plein air.
Au midi rayonnait l’astre d’or : frémissante,
Soudain elle s’arrête, et sa queue incessante
Fouette ses flancs, la bave inonde son museau,

Une blanclie vapeur lui sort par le naseau ;
Enfin à travers champs voici, tête baissée,
Qu’elle bondit, va, vient, et se roule insensée :
Puis un long beuglement, au dur clairon pareil,
Comme on salue un dieu, salua le soleil !

VI

la maison de l’avare

Dans certaine bourgade, à ce que l’on rapporte,
Ces mots étaient gravés sur le seuil d’une porte :
« Quand vous seriez de la race du chien,
Entrez dans ma maison si vous avez du bien. »
Ainsi parlait le seuil de ce logis infâme,
Puis l’avare ajoutait, montrant toute son âme :
« Quand vous seriez de la race du roi,
Si vous n’avez plus rien, passez ! chacun chez soi. »
Tout près coulait un fleuve, et, mugissant, terrible,
Il ne renversait pas cette maison horrible.

VII

pour la tombe d’inès valmore

Sous ses cheveux flottants blanche comme le lait,
Et, comme l’alouette en un champ de millet,
Vive et toute à la joie, au matin, l’Espérance
Lève les yeux au ciel et, riante, s’élance ;
Dit qu’elle cueillera toutes les fleurs du champ,
Et jusqu’à la nuit close entonnera son chant ;

Mais un vieillard jaloux de ses chansons nouvelles,
Le Malheur, en passant, coupe ses blanches ailes,
Et La jeune Âme, à moitié du chemin,
Tombe et meurt, et ses fleurs échappent de sa main.

VIII

ma chaumière

À Eugène G u i e y s s e

Si jamais vous cherchez la maison du poète,
Près du clocher du bourg ma rustique retraite
S’abrite, et devant moi, sous leur tertre allongés,
Silencieux amis, les morts dorment rangés.
Creusée avant le jour, une fosse béante
Trop souvent, au réveil, me glace d’épouvante ;
Puis j’entends un corps lourd rouler dans ce trou noir,
Et ce sont à l’entour des cris de désespoir…
Soudain avec horreur ma fenêtre se ferme,
Et j’unis ma prière aux sanglots de la ferme.



 
Mais pour le catéchisme, allègres, triomphants,
Blonds essaims des hameaux, arrivent les enfants ;
Ou l’on sonne un baptême, et la noble marraine
Sous le porche gothique entre d’un pas de reine ;
Si c’est un jour de noce, alors pourpoints nouveaux
Et robes d’écarlate inondent les tombeaux,
Et coups de feu lointains, musettes toutes proches
Rivalisent de bruit avec le bruit des cloches :

 
Ainsi, joie et douleur, je connais tout du sort,
J’ai devant ma maison et la vie et la mort.

IX

le tisserand

Toujours de son logis le tisserand me guette ;
J’entre donc, et tandis qu’il lance la navette,
Pour l’égayer un peu j’entonne une chanson :
Mes vers et son métier chantent à l’unisson.
J’ai lu qu’aux jours anciens, quand filait une fée,
Aux sons des luths était sa besogne achevée.
Or, à ses fils rompus s’il refait quelques nœuds,
Moi-même je rajuste un vers défectueux,
Et, tissu poétique ou toile industrieuse,
Nous menons de concert notre œuvre harmonieuse.

X

pour une première communion

Aux derniers jours d’enfance, alors que sur la joue
Une rougeur errante à tous moments se joue,
Quand on n’est qu’innocence, et fraîcheur et gaité,
Mère pleine d’amour, alors la Piété
Sur ces fronts ingénus étend son aile blanche
Et, dans l’ombre veillant, les bras ouverts, se penche :
À travers les parfums des fleurs et de l’encens,
Elle mène à l’autel les groupes blondissants,

Et des voix du cristal, comme celles des anges,
S’élèvent vers le ciel et chantent ses louanges.

à hélène bixio

Hélène, vous étiez de ces enfants de choix,
Et le ciel réjoui s’ouvrait à votre voix.

XI

la procession

Dieu s’avance à travers les champs !
Par les landes, les prés, les verts taillis de hêtres,
Il vient, suivi du peuple et porte par les prêtres :
Aux cantiques de l’homme, oiseaux, mêlez vos chants !
On s’arrête. La foule autour d’un chêne antique
S’incline, en adorant, sous l’ostensoir mystique :
Soleil, darde sur lui tes longs rayons couchants !
Vous, fleurs, avec l’encens exhalez votre arôme !
Ô fête ! tout reluit, tout prie et tout embaume !
Dieu s’avance à travers les champs.

XII

à marceline et à pauline

(Mesdames Desbordes-Valmore et du Chambge)

Je relis vos vers, Marceline !
Le cœur ému, les yeux en pleurs,

À cette douceur féminine
Qui nous console en ses malheurs,
Pauvre, j’adresse quelques fleurs,
Les plus fraîches de ma colline…
 
Détachez-en une églantine,
Ô vous, sa compagne en douleurs,
Sous les mêmes sombres couleurs
Harpe plaintive et cristalline :
Le cœur ému, les yeux en pleurs,
Je relis vos chansons, Pauline !

XIII

sur ces notes

Court est le chant de la mésange,
Mais qu’il s’élcve au ciel, mélodieux et clair !
Un mot suffit au blàme, un mot à la louange.
Dites, mes bons amis, est-il long, le Pater ?


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