Histoires poétiques (éd. 1874)/Les Bains de mer

La bibliothèque libre.
Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 197-208).
Brita  ►


Les Bains de mer
À Monsieur le marquis A. de Belloy


 

LA MAISON

Sage qui tient son âme ouverte à l’avenir :
Hélas ! je vis d’espoir moins que de souvenir.
Mon chant mêlé de plainte est pour tout ce qui tombe,
Je visite un berceau moins souvent qu’une tombe.
Ce que j’aime ira-t-il sous la commune loi ?
Verrai-je en mon pays, ô mon cher de Belloy !
Tout pâlir, les enfants au langage infidèles,
Et les men-hîrs brisés pour les routes nouvelles ?
Je veux, poète ami, dans un vivant tableau,
Montrer le temps ancien devant le temps nouveau. —
 
La maison du marin, dans la mer réfléchie,
D’une chaux vive et claire est récemment blanchie ;
Une vigne l’entoure, et devant l’humble lieu,
Son fils entre ses bras, est la Mère de Dieu.
Malgré le poids des ans, brave encore et légère,
Voici comme un matin parlait la ménagère :

« La chaleur est venue et la saison des bains ;
Mon mari, mes enfants, n’épargnons pas nos mains :

 
Mettez dans chaque lit une couche de paille,
D’un bel enduit de chaux recouvrez la muraille,
À défaut de richesse ayons la propreté,
Une maison riante et pleine de clarté.
Ceux que l’été conduit sur ces pauvres falaises,
Dans leurs grandes maisons avaient toutes leurs aises :
À ces corps épuisés, à ces esprits souffrants,
Soyons hospitaliers… Enfin, pour être francs,
Cette saison apporte au logis une somme
Telle que nul filet n’en recueille, mon homme !
La dot de notre fille ainsi va s’amassant,
Et le fils a déjà gagné son remplaçant.
Pour Dieu, ne grondez plus ! Des moissons aux vendanges
Habitons le hangar, les étables, les granges ;
À d’autres la maison : quand ils seront partis,
Riches nous rentrerons, pauvres étant sortis. »
 
D’une voix qui commande, ainsi parlait la mère,
Mais sombre était le fils et sombre aussi le père. —
Avec leurs voiles verts, avec leurs feutres gris,
Arrive cependant de Nantes, de Paris,
Le monde des baigneurs. Assemblés sur la grève,
Ils contemplent les flots qu’ils n’avaient vus qu’en rêve.
Le grand spectacle emplit leur esprit et leurs yeux ;
Tous, jusques aux parleurs, deviennent sérieux :
Quel magique opéra, quelle ardente peinture
Devant toi ne pâlit, souveraine nature !
 
Chaque jour a sa fête : et d’abord dans la mer,
Dans ces flots écumeux chargés de sel amer,
On se plonge, on reçoit les assauts de la lame,
Et le corps affaibli se ranime avec l’âme.

De nageurs se faisant apprentis matelots,
Ils suivent les pêcheurs au milieu des îlots.
Noirmoutiers à leurs pas ouvre son sanctuaire :
Moines qui blanchissez cet antique ossuaire,
Vous, morts dans le silence et les austérités,
Que vous devez gémir de ces légèretés !…
Mais vous vous rendormez paisibles dans vos tombes
Au long roucoulement de vos sœurs les colombes. —
Visitant chaque îlot et leurs roches à pic,
Les barques vont ainsi tout le long de Pornic.

Dans les terres parfois de longues promenades
Emportent à grand bruit désœuvrés et malades.
Les dames, hardiment suivant leurs cavaliers,
Passent, brillants éclairs, à travers les halliers ;
D’autres, qu’a transportés leur calèche superbe,
Descendent et gaiment font un repas sur l’herbe,
Tandis que sur le bord d’un taillis, à l’écart.
Son album déployé, rêve un ami de l’art.
Au retour, les bains frais où vient trembler la lune,
Le bal sous les bosquets, le concert sur la dune,
Mille intrigues ; enfin, baigneurs, vous le savez,
Les plaisirs… et les maux de Paris retrouvés.
Quel est donc parmi vous, sous un chapeau de paille,
Ce porteur éternel d’un binocle d’écaille,
Tout de la tête aux pieds habillé de nankin.
Qu’une rime très riche a surnommé faquin ?
 
Oh ! le fils du pêcheur et de la bonne hôtesse
A senti son esprit déborder de tristesse.
Il quitte pour trois mois son logis, son bateau.
Adieu ! — Comme il passait sous les murs du château,

Trouvant le vieux recteur, il découvre sa tête ;
Puis, sa course reprise, à la fin il s’arrête
Près d’un immense amas de dôl-mens renversés,
Énigmes pour nos temps, titres des jours passés ;
Là, tourné vers le port et sa maison natale,
Le jeune Gratien pleure, et son cœur s’exhale :
 
« Adieu donc, mon pays, puisqu’on n’y vit plus seul !
Enclos où dans ses bras me portait mon aïeul,
Église où tout enfant j’allais servir la messe,
D’où si léger, si pur, je sortais de confesse,
Adieu ! Mais, flots amers, nids des bois, prés en fleurs,
J’emporte vos parfums, vos chansons, vos couleurs.
Ah ! de loin j’aperçois ma barque et ses deux rames !
Demain avec un autre elle fendra les lames…
C’est une chose étrange en moi, cœur si chrétien,
Frère de tous, cherchant toujours quelque lien :
Tout, hors de mes amis, m’emplit d’inquiétude,
J’ai besoin du silence et de la solitude.
Bonheur de vivre seul et maître dans son bourg !
Tout le jour on travaille et le soir on discourt,
Attablés en buvant sur le seuil de l’auberge,
Puis chacun va dormir sous ses rideaux de serge.
Le dimanche, après messe et vêpres et sermon,
Les boules bruyamment courent sur le gazon.
Dans mon heureuse enfance ainsi vivaient nos pères :
Les fronts étaient joyeux, les mœurs étant sincères…
Oh ! par les citadins nos champs sont envahis !
Mais nos souliers ferrés vont-ils dans vos pays,
Hommes vains et légers, et vous, ces élégantes
Par qui nos libres sœurs deviennent des servantes ?
Ah ! si là, dans ce fond, j’en voyais un marcher,

Ma main ferait bondir sur ses pas ce rocher !…
Non, adieu ! Dans mon cœur n’allumons point la haine
Et de retour, Seigneur, à la saison prochaine,
Que passant mon chemin sans me voir coudoyer,
Je retrouve la paix assise à mon foyer ! »

Il partait, mais Odette avait suivi son frère :
« Vous me quittez, dit-elle, et vous quittez la mère ? »
Puis elle s’arrêta, triste, sur le chemin,
Attendant sa réponse : il lui tendit la main,
D’une larme il mouilla ce gracieux visage,
Et sans autre parole : « Ô ma sœur, soyez sage ! »
Il s’enfuit, et bientôt la poudre des sentiers
D’un nuage blanchâtre enveloppait ses pieds.

l’église

Après six jours d’ennuis et de rudes travaux
Pour le pain nécessaire et pour tant d’autres maux,
Il est doux, lorsque luit le matin du dimanche,
De voir en beau costume, habit bleu, coiffe blanche,
À la messe du bourg venir ces travailleurs :
Ils marchent sérieux par les sentiers en fleurs,
À travers les grands blés, au bord des vertes haies,
Humant à pleins poumons la senteur des futaies,
Et ravivés par l’air, l’aspect de chaque lieu,
Ils entrent souriants dans la maison de Dieu.

Pornic, c’est votre fête aujourd’hui : cent villages
Dans les terres épars ou qui longent les plages
Sont venus, et pêcheurs, campagnards et bourgeois

 
Encombrent le chemin et le pied de la croix ;
Les mains serrent les mains ; on cause, on s’examine :
Plus d’un œil est perçant, plus d’une langue est fine.
Chut ! la cloche a sonné, la foule entre, et chacun
Confond tous ses pensers dans le penser commun.
Voici le Kyrié, l’Épître, l’Évangile.
Tout le drame divin sur cet autel fragile
S’accomplit. Mais le prêtre ôte ses ornements,
Monte en chaire, et, de là, muet quelques moments,
Ce vieillard :

« Aimez-vous, enfants, les uns les autres,
Voilà ce que disait le plus doux des apôtres.
Après lui je dirai : Marins et paysans,
Chrétiens de toute classe, aimez-vous, mes enfants.
Ainsi vous parlerait Ève, mère des mères,
Et, serrés dans ses bras, nous nommerait tous frères…
Des frères cependant séparés, différents,
Par l’orgueil insensé de nos premiers parents,
Eux qui, sortis pêcheurs de l’unité suprême,
Nous somment d’y rentrer par le mot divin : J’aime !
Pour le bonheur commun, ô mes fils, aimez-vous !
Plus de riche orgueilleux, plus d’ouvrier jaloux !
Toujours, lorsque à l’autel s’élèvera l’hostie,
Élevez tous votre âme et n’ayez qu’une vie.
Préparés par l’amour, hommes de la cité,
Ayez donc le respect de l’hospitalité ;
Et vous, gens du pays, accueillez avec joie
Les frères que le ciel chaque été vous envoie. »
 
À ces mots, le bon prêtre ouvrit des bras tremblants.
Et chacun l’admirait sous ses beaux cheveux blancs ;

 
Sur lui les jeunes gens fixaient leurs yeux de flammes ;
Et les vieillards pensifs, les blonds enfants, les femmes,
Tels ceux-là qu’instruisit l’apôtre bien-aimé,
Savouraient ce discours, comme un miel embaumé.

Il reprit : « Aimez-vous avec des âmes pures,
Et surtout aimez Dieu, vous tous ses créatures.
Oh ! combien de motifs, marins et campagnards,
De tourner vers le ciel votre âme et vos regards !
Comme un père est heureux s’il a pour sa famille
Le pain qui la nourrit et le lin qui l’habille,
Lui, le père céleste, il vous a tout donné :
Le grain germe en vos champs dès que l’heure a sonné ;
Il s’élève, il mûrit, et vos granges sont pleines ;
Brebis sur vos coteaux et moissons dans vos plaines,
Tout abonde ; la mer, immense réservoir,
D’innombrables poissons pour vous sait se pourvoir ;
Vos barques sur ses flancs passent comme des reines :
Que vos bonheurs sont grands, si grandes sont vos peines !
Mais aimez le travail, c’est lui qui vous rend forts.
Tirez même un orgueil permis de vos efforts :
L’animal par instinct trouve sa nourriture,
L’homme, tel qu’un tribut, l’arrache à la nature.
Et vous, mes paroissiens d’un jour, que des ennuis
Autant que les plaisirs sur nos bords ont conduits,
Laissez-vous pénétrer par leurs charmes austères :
Tout entiers plongez-vous dans les eaux salutaires,
Et quand de la cité vous prendrez les chemins,
Plus riches des bienfaits répandus par vos mains,
Saluez d’un adieu d’amour et d’espérances
Le grand réparateur de toutes les souffrances. »
Bientôt le saint vieillard devant l’autel chantait :

« Allez, la messe est dite ! » Et le chœur répondait :
« Grâces à Dieu ! »

Voyez la pieuse assemblée,
Dans quel ordre parfait elle s’est écoulée !
Sous le porche ils semblaient, passant avec lenteur.
Se rappeler encor la voix de leur pasteur…
Mais, aux bras des messieurs bruyants, les demoiselles
Avec de grands éclats déployaient leurs ombrelles ;
Déjà pendant la messe, on les vit maintes fois,
Sur leurs chaises penchés, causer à demi-voix,
Lorgner et se sourire, et c’était un scandale
Pour ceux qui gravement à genoux sur la dalle,
L’œil fixé sur l’autel, disaient leur oraison.
Et voici derechef sur ce pieux gazon,
Quand chacun prie encor pour un père, une mère.
Pour tous ceux qui sont là sous leur monceau de terre.
Qu’ils passent en dansant, tous ces couples légers !…
« Çà, que viennent ici faire ces étrangers ? »

Villageois, villageois, malgré vos justes plaintes,
Que j’en pourrais nommer de ces familles saintes !
Mères, toutes les nuits veillant sur des berceaux,
Magistrats et penseurs usés par les travaux,
Que souvent vous verrez de chaumière en chaumière
Tendre secrètement une main aumônière !
Et le soir, près des lits, les deux graves époux
Et les jeunes enfants seront tous à genoux.


le bal

« Non, ma mère, ce soir n’allons pas à la danse.
Je suis jeune et pourtant mûre par la prudence.
Si mon frère était là, lui, mon ange gardien,
J’irais, j’irais danser : avec lui tout est bien.
— Ma fille, j’ai pour vous les plus fines dentelles ;
Jamais riche à Pornic n’en porta de plus belles.
Venez donc à ce bal, Odette, mon espoir :
Mes yeux dans votre éclat, mes yeux veulent vous voir. »
Elle dut obéir ; puis, à tout ce qui brille,
Pourquoi tenter les yeux et l’esprit d’une fille ?
Ajoutons que ce bal, le dernier de l’été,
Avec mille splendeurs, ce bal sera fêté :
Jongleur, feu d’artifice ; un chanteur en vacances
Doit sur le piano soupirer ses romances.

La veille de ce jour, Gratien à son bord,
Cabotier de Paimbœuf, près de quitter le port.
Lisait dans un billet sans nom : « Revenez vite !
Le mal qu’on voit en face est un mal qu’on évite. »
Aussitôt le marin vers Pornic voyageait,
L’àme et l’esprit troublés. Cependant chaque objet
Tout le long du chemin comme un ami l’accueille,
Sur sa tige la fleur et l’oiseau sous la feuille,
Si bien (comme à vingt ans ils savent s’enchanter !)
Qu’en mesurant ses pas il se prit à chanter :

« Marin, j’ai visité bien des terres, des îles,
Mais dans le nouveau monde et dans le monde ancien,
Je songeais à mon bourg parmi ces grandes villes ;
Admirant ces pays, je regrettais le mien.

 

« Dans les temples dorés, lorsque, plein de surprise,
J’entrais, cherchant celui qu’il faut chercher partout,
Pourquoi rêver au Saint de ma petite église,
Entre deux pots à fleur dans sa niche debout ?
 
« Certe en ces beaux climats bien des filles sont belles,
Mes regards les suivaient et j’étais ébloui :
« Cependant ta moitié, jeune homme, vit loin d’elles ? »
Me demandait mon cœur, et je répondais : « Oui. »

À ton chant de retour, marin, je veux moi-même
Unir un nouveau chant pour la terre que j’aime !

Le poète est heureux à qui le ciel donna
Un sol vierge et puissant que son cœur devina ;

Quand d’autres murmuraient : « Terre inculte et sauvage,
Moi je t’aime, ai-je dit ; tu n’es point de notre âge.
 
Oui, ton charme indicible est dans cette âpreté,
Et tu lui dois ta force et ta douce fierté.

Aussi je chanterai dans mes rimes dernières
Et tes antiques mœurs et tes nobles chaumières.

Et mon œuvre sera. Du fond de mes taillis
Je pourrai m’écrier : « Breton, j’eus un pays !… »

Homère n’a chanté que les fils de l’Hellade :
Un maître le disait, et sa voix persuade.

Mais finis, Gratien, ta chanson de retour
Où la tristesse calme alterne avec l’amour.


« Soutenez-moi, Seigneur ! une heure, une heure encore,
Je verrai mes parents, mes amis, ma maison,
La Vierge que pour moi ma vieille mère implore :
Le retour est doux même après une saison.
 
« Hâtez-vous donc, mes pas ! que votre course est lente !
Plus léger est mon cœur. Allez, allez, mes pas !
Ceux dont je suis aimé déjà sont dans l’attente ;
Pour les bien embrasser ouvrez-vous, mes deux bras !

« Que nul ne soit absent dans la chère famille !
Qu’au foyer je retrouve et le pain et l’honneur !
Si ce joyau du pauvre avec moins d’éclat brille,
Contre un malheur si grand soutenez-moi, Seigneur ! »

— Mais tous ces noirs pensers, de nouveau son jeune âge
Devant lui les chassa : le parfum de la plage
L’énivrait ; dans le port il revoit son bateau ;
Soudain, près des dôl-mens, sous les murs du château
Il passe comme un cerf sans détourner la tête,
Et baigné de sueurs à sa porte il s’arrête.
Le logis est désert ! Reprenant son bâton,
Ami fidèle et sûr qu’il ramène au canton,
Par le bourg il s’en va pour chercher ceux qu’il aime,
Sur la grève, à l’auberge… Ardeur chez tous la même !
La poitrine battante et les cheveux au vent,
Vers vous, objets aimés, que j’ai couru souvent !

Sous des arbres lointains, le son d’une musique
L’attire ; c’est le bal où la noblesse antique

 
Et tous les étrangers s’assemblent ; il accourt :
S’il a des pieds légers, Gratien n’est point sourd,
Car, sous l’ombrage, aux cris d’une voix bien connue,
Il s’élance d’un bond : « Ma sœur ! » À sa venue,
Cette enfant, jusque-là courageuse, pâlit
Et, remerciant Dieu, sur l’herbe défaillit.
Le bâton du marin et le jonc du jeune homme
Que son habit nankin dans le pays renomme
Sonnèrent : l’étranger fut brave et de bon ton,
Mais un jonc est flexible et dur est un bâton.
 
Partout ils sont pressés, les noirs semeurs d’alarmes !
Les vieux parents d’Odette étaient chez eux en larmes.
Gratien, à son bras tenant sa jeune sœur,
Entra dans la maison, les yeux pleins de douceur :
« Mon père, la voici ! » Puis de ses deux mains fortes,
Maitre dans sa chaumière, il en ferma les portes.