Histoires poétiques (éd. 1874)/Les deux Marées

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Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 195-196).


Les deux Marées



I



Lorsque au lever du jour s’avança la marée,
Par un soleil de mai, rose, claire, azurée,
Avec tous ses oiseaux, mauves et goélands,
La caressant de l’aile ou portés sur ses flancs.
Et ses molles rumeurs, ses brillantes écumes,
Les fantômes mouvants exhalés de ses brumes, —
Moi, couché sur la dune entre l’onde et le ciel,
De l’un aspirant l’air et de l’autre le sel,
Rêveur adolescent, dans cette mer montante
Je voyais le tableau de ma vie ascendante :
« Espoir de l’avenir, promesses du printemps,
Venez, inondez-moi ! bonheurs, je vous attends !
Mes bras vous sont ouverts, je sens s’ouvrir mon âme.
Ô mer, trempe mon être, — et rends-le pur, ô flamme !
Puis, le flux arrivé, lorsque enfin les îlots
Eurent caché leurs fronts noirâtres sous les flots,
Mon livre et mes habits jetés sur le rivage,
Je défiais les fils des pêcheurs à la nage ;
Et souples, et nerveux, le plaisir dans le cœur,
Nous voilà tous luttant d’audace et de vigueur.

Ainsi je m’élançais, les cheveux à la brise,
Déployant ma poitrine où la vague se brise,
Et par l’onde bercé, doré par l’astre d’or,
Je chantais, je riais, et je chantais encor.

II

Vers cette même plage, après maintes années,
Je reviens : sur le bord les feuilles sont fanées ;
C’est l’été qui décline et le déclin du jour,
C’est la mer qui descend ; les vagues tour à tour
Semblent se lamenter, à regret fugitives.
Des goëlands aussi que les voix sont plaintives !
L’Océan rétrécit son magique lointain,
Le ciel est abaissé, l’horizon incertain.
Adieu les longs projets et les rêves sans borne !
L’esprit vers le passé se tourne froid et morne ;
Sans espoir de retour on quitte chaque lieu,
À tout ce qu’on aimait il faut dire un adieu. —
Mais des arbres touffus qui pendaient sur la grève
Quels fruits mûrs sont tombés ! Aux jours frais de la sève
J’ai respiré les fleurs, je savoure les fruits.
La mer, en s’éloignant calme, tiède et sans bruits,
Sur l’arène brillante, aux algues, durs feuillages,
La mer a sous mes pas mêlé les coquillages :
La moisson va s’ouvrir ; sur le lit des galets
Tandis que les pêcheurs étendent leurs filets.
Les pieds fins des enfants et des filles alertes
Bientôt seront marqués sur les plages désertes…
Ô richesses du soir ! Quand notre soleil fuit,
Arrivent par milliers les soleils de la nuit !