Historiettes (1906)/Le chevalier de Roquelaure

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 226-229).

LE CHEVALIER DE ROQUELAURE[modifier]

Le chevalier de Roquelaure est une espèce de fou, qui est avec cela le plus grand blasphémateur du royaume. On dit qu’il s’est un peu corrigé. À Malte, il fut mis dans un puits, où on le laissa quelque temps par punition. À l’armée navale, le comte d’Harcourt fut sur le point de le jeter dans la mer, avec un boulet au pied. Cela ne le rendit pas plus sage ; car quelques années après, ayant trouvé à Toulouse des gens aussi fous que lui, il dit la messe dans un jeu de paume, communia, dit-on…, baptisa et maria des chiens, et fit et dit toutes les impiétés imaginables. (1)

[(1) Un jour qu’il jouoit et perdoit, il blasphéma tant qu’un orage étant survenu tout le monde eut peur et se retira : il demeura seul à dîner, et disoit en regardant le ciel : « Tonne, tonne, mordieu ! tonne ; tu penses me faire peur. » Un nommé Frissart, grand joueur de paume et grand blasphémateur, fit un jour venir un maçon pour lever un carreau d’un jeu de paume, où il y avoit, disoit-il, un diable dessous. Il fallut le lever, et il fit mille signes de croix avant qu’on le remît. (T.) ]

On en avertit la justice. On y fut ; mais ils se défendirent, et il y eut un conseiller battu. Enfin pourtant il fut pris. Quelques jours après il corrompit le geôlier moyennant six cents pistoles : le geôlier se sauva avec lui, dont mal lui en prit, car le chevalier lui prit son argent, et le renvoya comme un coquin. On les suivit, et le chevalier fut repris. Son frère aîné ne perdit point de temps, et obtint une évocation à Paris, ou, pour mieux dire, une jussion de ne passer point outre. Cela lui sauva la vie, car c’est un crime capital, et voilà le chevalier en liberté à Paris, qui, au lieu de se retirer, ou du moins de vivre modestement, se promenoit à la vue de tout monde, ne bougeoit du cabaret et menoit toujours sa vie ordinaire. Quelques dévôts représentèrent à la Reine que sa régence ne prospéreroit point si elle laissoit ce sacrilège impuni. On donne donc ordre, à l’insu du cardinal Mazarin, au prévôt de l’Ile de prendre le chevalier ; ce qu’il fit, non sans y perdre des archers ; et, du côté du chevalier, Biran, un de ses frères. grand gladiateur, y fut fort blessé. On le mena à la Bastille, où il fut assez longtemps. Le cardinal assura le marquis de la vie de son frère ; car, pour la prison, ses parents eussent été ravis qu’on l’y eût tenu à perpétuité. À la cour, on murmuroit de cette sévérité, et les femmes mêmes disoient tout haut « qu’on n’avoit jamais vu arrêter un homme de condition pour des bagatelles comme cela. » Madame de Longueville étoit de ce nombre. Après il fut mené à la Conciergerie, et on parla tout de bon de lui faire son procès. En ce temps-là, comme quelqu’un lui disoit qu’il couroit fortune, et qu’il avoit Dieu pour partie, il répondit : « Dieu n’a pas tant d’amis que moi dans le Parlement. » Quoiqu’il y eût bien des témoins, on ordonna pourtant qu’il seroit plus amplement informé, et cela peut-être pour` lui donner le temps de faire évader les témoins ; mais le chevalier trouva que le plus sûr, sans doute, étoit de s’évader lui-même. La femme du geôlier, nommée Dumont, qui étoit une grande coquette, à qui souvent les prisonniers donnoient les violons, devint amoureuse de lui. Il se consoloit avec elle tout doucement ; il la gagna, et elle fit faire un trou par lequel il se sauva au bout d’un an de prison. On dit qu’il jouoit au piquet avec le gros La Taulade, qui étoit là pour dettes, quand on lui vint dire à l’oreille que le trou étoit fait ; il ne se le fit pas dire deux fois, et fit semblant d’aller dire un mot à quelqu’un (1).

[(1) Le trou avoit été fait dans un cabaret qui répondoit au mur de la Conciergerie. (T.)]

Le chevalier sort ; La Taulade, las de l’attendre. alla voir pourquoi il étoit si longtemps ; il trouva le trou ; l’occasion lui sembla belle, il voulut en faire autant ; mais il n’y put jamais passer : la mesure n’avoit pas été prise pour lui. Le lendemain de l’évasion du chevalier, il arriva douze témoins contre lui ; il en avoit eu peut-être avis, et c’est apparemment ce qui obligea son amante à ne pas différer davantage : on la prit avec son mari, et on la mena au Châtelet. Je pense qu’il n’y a pas eu de preuves contre elle ; pour moi, je le lui aurois pardonné, à cause de sa générosité ; car elle avoit mieux aime se priver d’un homme qu’elle aimoit que de le voir prisonnier.

Il revint à un an de là, et on ne lui dit plus rien. C’est un assez plaisant Robin : il appelle son beau-frère de Balagny le cocu On ne se fâche point de tout ce qu’il dit. On croit qu’il a été amoureux de madame la Princesse ; il lui disoit ce qu’il lui plaisoit. Il la suivit à Bordeaux ; mais il ne l’a pas suivie en Flandre. Il dit plaisamment, quand M. de Luynes, le janséniste, envoya demander dispense pour épouser sa tante, mademoiselle de Montbason : « Des gens de notre religion ne voudroient pas faire cela. » Il étoit tout mélancolique, disoit- il, de ce qu’on lui avoit défendu de chanter messe. Une fois il disoit : « Je viens de ce b… l de la maréchale de Roquelaure. Elle lui disoit : « Chevalier, je suis toute triste, faites-moi rire » Il lui disoit cent extravagances. Un jour Romainville, illustre impie, son ami, étoit à l’extrémité ; un Cordelier vint pour le confesser. Le chevalier prend un fusil, et couchant le Père en joue, lui dit : « Retirez- vous, mon Père, ou je vous tue : il a vécu chien, il faut qu’il meure chien. » Cela fit tellement rire Romainville, qu’il en guérit. Cependant le chevalier se confessa à quelques années de là, et mourut comme un autre homme, en disant qu’il ne craignoit que de n’avoir pas assez de temps pour se bien repentir. Il avoit les jambes fort enflées, et il disoit : « Je les veux léguer à Laverdeux. » C’est un gros frère qu’il avoit.