Historiettes (1906)/Le maréchal de Bassompierre

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 142-150).

LE MARÉCHAL DE BASSOMPIERRE[modifier]

Le maréchal de Bassompierre étoit d’une bonne maison entre la France et le Luxembourg ; la plupart des lieux de ce pays-là ont un nom allemand et un nom françois : Betstein est le nom allemand, et Bassompierre le françois.

On conte une fable qui est assez plaisante. Un comte d’Angeweiller, marié avec la comtesse de Kinspein, eut trois filles qu’il maria avec trois seigneurs des maisons de Croy, Salm et de Bassompierre, et leur donna à chacune une terre et un gage d’une fée. Croy eut un gobelet et la terre d’Angeweiller ; Salm eut une bague et la terre de Phinstingue ou Fenestrange, et Bassompierre eut une cuiller et la terre d’Angeweiller. Il y avoit trois abbayes qui étoient dépositaires de ces trois gages, quand les enfants étoient mineurs : Nivelle pour Croy, Remenecourt pour Salm, et Epinal pour Bassompierre. Voici d’où vient cette fable.

On dit que ce comte d’Angeweiller rencontra un jour une fée, comme il revenoit de la chasse, couchée sur une couchette de bois, bien travaillée selon le temps, dans une chambre qui étoit au-dessus de la porte du château d’Angeweiller ; c’étoit un lundi. Depuis durant l’espace de quinze ans, la fée ne manquoit pas de s’y rendre tous les lundis, et le comte l’y alloit trouver. Il avoit accoutumé de coucher sur ce portail, quand il revenoit tard de la chasse, où qu’il y alloit de grand matin, et qu’il ne vouloit pas réveiller sa femme ; car cela étoit loin du donjon. Enfin, la comtesse ayant remarqué que tous les lundis il couchoit sans faute dans cette chambre, et qu’il ne manquoit jamais d’aller à la chasse ce jour-là, quelque temps qu’il fît, elle voulut savoir ce que c’étoit, et ayant fait faire une fausse clef, elle le surprend couché avec une belle femme ; ils étoient endormis. Elle se contenta d’ôter le couvre-chef de cette femme de dessus une chaise, et, après l’avoir étendu sur le pied du lit, elle s’en alla sans faire aucun bruit. La fée, se voyant découverte, dit au comte qu’elle ne pouvoit plus le voir, ni là, ni ailleurs ; et après avoir pleuré l’un et l’autre, elle lui dit que sa destinée l’obligeoit à s éloigner de lui de plus de cent lieues ; mais que, pour marque de son amour, elle lui donnoit un gobelet, une cuiller et une bague, qu’il donneroit à trois filles qu’il avoit, et qu’elles apporteroient tout bonheur dans les maisons dans lesquelles elles entreroient, tandis qu’on y garderoit ces gages ; que si quelqu’un déroboit un de ces gages, tout malheur leur arriveroit. Cela a paru dans la maison de M. Pange, seigneur lorrain, qui déroba au prince Salm la bague qu’il avoit au doigt, un jour qu’il le trouva assoupi pour avoir trop bu. Ce M. de Pange avoit quarante mille écus de revenu, il avoit de belles terres, étoit surintendant des finances du duc de Lorraine. Cependant, à son retour d’Espagne, où il ne fit rien, quoiqu’il y eut été fort long- temps et y eût fait bien de la dépense (il y étoit ambassadeur pour obtenir une fille du roi Philippe II pour son maître), il trouva sa femme grosse du fait d’un jésuite ; tout son bien se dissipa ; il mourut de regret ; et trois filles mariées qu’il avoit furent toutes trois des abandonnées. On ne sauroit dire de quelle matière sont ces gages ; cela est rude et grossier.

La marquise d’Havré, de la maison de Croy, en montrant le gobelet, le laissa tomber ; il se cassa en plusieurs pièces, elle les ramassa et les remit dans l’étui en disant : « Si je ne puis l’avoir entier, je l’aurai au moins par morceaux. »

Le lendemain, en ouvrant l’étui, elle trouva le gobelet aussi entier que devant. Voilà une belle petite fable.

Le père du maréchal étoit grand ligueur ; M. de Guise l’appeloit l’ami de cœur : c’étoit un homme de service. Ce fut chez lui que la Ligue fut jurée entre les grands seigneurs. Il mourut subitement au commencement de la Ligue. Le maréchal avoit de qui tenir pour aimer les femmes, et aussi pour dire de bons mots, car son père s’en mêloit. Il gagna la v…, et sa femme lui ayant dit : « J’avois tant prié Dieu qu’il vous en gardât  ? — Vraiment, répondit-il, vos prières ont été exaucées, car il m’en a gardé de la plus fine. »

À son avènement à la cour, c’étoit après le siège d’Amiens, il tomba par malheur entre les mains de Sigongne, celui qui a été si satirique. C’étoit un vieux renard qui étoit écuyer d’écurie chez le Roi : il vit ce jeune homme qui faisoit l’entendu ; il lui voulut abattre le caquet, Et, faisant le provincial nouveau venu, il le pria niaisement de le vouloir présenter au roi. Bassompierre crut avoir trouvé un innocent, et s’en jouer ; il entra, et dit au Roi en riant : `` Sire, voici un gentilhomme nouvellement arrivé de la province et qui désire faire la révérence à Votre Majesté. » Tout le monde se mit à rire, et le jeune monsieur fut fort déferré.

On dit que, jouant avec Henri IV, le Roi s’aperçut qu’il y avoit des demi-pistoles parmi les pistoles. Bassompierre lui dit : « Sire, c’est Votre Majesté qui les a voulu faire passer pour pistoles —- C’est vous, » répondit le Roi. Bassompierre les prend toutes, remet des pistoles aux pages et aux laquais par la fenêtre. La Reine dit sur cela : « Bassompierre fait le roi, et le Roi fait Bassompierre » Le Roi se fâcha de ce qu’elle avoit dit. « Elle voudroit bien qu’il le fût, repartit le Roi, elle en auroit un mari plus jeune. » Bassompierre méritoit bien autant d’être grondé que la Reine.

Après M. de Rohan, qui avoit eu pour trente mille écus la charge de colonel des Suisses, Bassompierre eut cette charge et la fit bien autrement valoir qu’on ne l’avoit fait jusqu’alors ; d’ailleurs il étoit habile et faisoit toujours quelque affaire. Il n’y avoit presque personne à la cour qui eût tant de train que lui et qui fit plus pour ses gens. Lamet, son secrétaire, fut préféré, en une recherche d’une fille, à un conseiller au parlement.

Parlons un peu de ses amours. On a dit qu’il avoit été un peu amoureux de la Reine- mère, et qu’il disoit que la seule charge qu’il convoitoit, c’étoit celle de grand panetier, parce qu’on couvroit pour le Roi. Il disoit qu’il y avoit plus de plaisir à le dire qu’à le faire. Il étoit magnifique, et prit la capitainerie de Monceaux, afin d’y traiter la cour. La Reine- mère lui dit un jour : « Vous y mènerez bien des putains (on parloit ainsi alors). — Je gage, répondit-il, madame, que vous y en mènerez plus que moi. » Un jour il lui disoit qu’il y avoit peu de femmes qui ne fussent putains « Et moi  ? dit- elle — Ah ! pour vous, Madame, répliqua-t-il, vous êtes la Reine. »

Une de ses plus illustres amourettes, ce fut celle de mademoiselle d’Entragues, sœur de madame de Verneuil ; il eut l’honneur d’avoir quelque temps le roi Henri IV pour rival. Testu, chevalier du guet, y servoit Sa Majesté. Un jour, comme cet homme venoit lui parler, elle fit cacher Bassompierre derrière une tapisserie, et disoit à Testu, qui lui reprochoit qu’elle n’étoit pas si cruelle à Bassompierre qu’au Roi, qu’elle ne se soucioit non plus de Bassompierre que de cela, et en même temps elle frappoit d’une houssine, qu’elle tenoit, la tapisserie à l’endroit où étoit Bassompierre. Je crois pourtant que le Roi en passa son envie, car un jour le Roi la baisa je ne sais où, et mademoiselle de Rohan, la bossue, sœur de feu M. de Rohan, sur l’heure écrivit ce quatrain à Bassompierre :

Bassompierre, on vous avertit,

Aussi bien l’affaire vous touche,

Qu’on vient de baiser une bouche

Dans la ruelle de ce lit.


Il répondit aussitôt :

Bassompierre dit qu’il s’en rit,

Et que l’affaire ne le touche ;

Celle à qui l’on baise la bouche

a mille fois baisé son…


« Je mettrai, quand il vous plaira, la rime entre vos belles mains. »

Henri IV dit un jour au père Cotton, jésuite : « Que feriez-vous si on vous mettoit coucher avec mademoiselle d’Entragues  ? — Je sais ce que je devrois faire, Sire, dit-il ; mais je ne sais ce que je ferois — Il feroit le devoir de l’homme, dit Bassompierre, et non pas celui de père Cotton. »

Mademoiselle d’Entragues eut un fils de Bassompierre, qu’on appela longtemps l’abbé de Bassompierre ; c’est aujourd’hui M. de Xaintes. Elle prétendit obliger Bassompierre à l’épouser (1) ; la cause fut renvoyée au parlement de Rouen, il y gagna son procès.

[(1) En ce temps-là Bautru se mit à lui faire les cornes chez la Reine ; on en rit. La Reine demanda ce que c’étoit. « C’est Bautru, dit-il, Madame, qui montre tout ce qu’il porte. » (T.)]

Bertinières plaida pour lui : c’étoit un homme qui disoit qu’il ne savoit ce que c’étoit que de se troubler en parlant en public, et qu’il n’y avoit rien capable de l’étonner. Le maréchal lui servit à avoir l’agrément de la cour pour la charge de procureur-général au parlement de Rouen, et il la lui fit avoir pour vingt mille écus. Au retour de Rouen, comme elle montroit son fils à Bautru : « N’est-il pas joli  ? disoit-elle. — Oui, répondit Bautru, mais je le trouve tout abâtardi depuis votre voyage de Rouen. » Elle ne laissa pas, comme elle fait encore, de s’appeler madame de Bassompierre. « J’aime autant, dit Bassompierre, puisqu’elle veut prendre un nom de guerre, qu’elle prenne celui-là qu’un autre » Il n’étoit pas maréchal alors. On lui dit : « Depuis elle ne se fait point appeler la maréchale de Bassompierre — Je crois bien, dit-il, c’est que je ne lui ai pas donné le bâton depuis ce temps-là. »

Quand il acheta Chaillot la Reine-mère lui dit : « Hé ! pourquoi avez-vous acheté cette maison  ? C’est une maison de bouteille. — Madame, dit-il, je suis Allemand — Mais ce n’est pas être à la campagne, c’est le faubourg de Paris — Madame, j’aime tant Paris que je n’en voudrois jamais sortir. — Mais cela n’est bon qu’à y mener des garces. — Madame, j’y en mènerai. »

On croit qu’il étoit marié avec la princesse de Conti. La cabale de la maison de Guise fut cause enfin de sa prison, et sa langue aussi en partie, car il dit : « Nous serons si sots que nous prendrons La Rochelle. »

Il eut un fils de la princesse de Conti, qu’on a appelé La Tour Bassompierre ; on croit qu’il l’eût reconnu s’il en eût eu le loisir. Ce La Tour étoit brave et bien fait. En un combat où il servoit de second, ayant affaire à un homme qui depuis quelques années étoit estropié du bras droit, mais qui avoit eu le loisir de s’accoutumer à se servir du bras gauche, il se laissa lier le bras droit et battit pourtant son homme. Il logeoit chez le maréchal ; depuis il est mort de maladie.

Bassompierre gagnoit tous les ans cinquante mille écus à M. de Guise ; madame de Guise lui offrit dix mille écus par an et qu’il ne jouât plus contre son mari, il répondit comme le maître-d’hôtel du maréchal de Biron : « J’y perdrois trop. »

Il a toujours été fort civil et fort galant. Un de ses laquais ayant vu une dame traverser la cour du Louvre, sans que personne lui portât la robe, alla la prendre en disant : « Encore ne sera-t-il pas dit qu’un laquais de M. le maréchal de Bassompierre laisse une dame comme cela. »

C’étoit la feue comtesse de La Suze ; elle le dit au maréchal, qui sur l’heure le fit valet de chambre.

Il seroit à souhaiter qu’il y eût toujours à la cour quelqu’un comme lui : il en faisoit l’honneur, il recevoit et divertissoit les étrangers. Je disois qu’il étoit à là cour ce que Bel Accueil est dans le Roman de la Rose. Cela faisoit qu’on appeloit partout Bassompierre ceux qui excelloient en bonne mine et en propreté. Une courtisane se fit appeler à cause de cela la Bassompierre, une autre fut nommée ainsi parce qu’elle étoit de belle humeur. Un garçon qui portoit en chaise sur les montagnes de Savoie fut surnommé Bassompierre, parce qu’il avoit engrossé deux filles à Genève. À propos de ce surnom de Bassompierre, il lui arriva une fois une plaisante aventure sur la rivière de Loire. Il alloit à Nantes du temps que Chalais eut la tête coupée ; une demoiselle lui demanda place dans sa cabane pour elle et pour sa fille : cette demoiselle alloit à la cour pour y faire sceller une grâce pour son fils. On alloit toute la nuit. Dans l’obscurité il s’approche de cette fille, et il étoit près d’entrer dans la chambre défendue, quand un batelier se mit à crier : _Vire le peautre (1), Bassompierre. »

[(1) Gouvernail,]

Cela le surprit, et, je crois même, le désapprêta. Il sut après qu’on appeloit ainsi celui qui tenoit le gouvernail, et qu’on lui avoit donné ce nom, parce que c’étoit le plus gentil batelier de toute la rivière de Loire.

Une illustre maquerelle disoit « que M. de Guise étoit de la meilleure mesure, M. de Chevreuse de la plus belle corpulence, M. de Termes le plus sémillant, et M. de Bassompierre le plus beau et le plus goguenard. »

Ceux que je viens de nommer, avec M. de Créquy et le père de Gondy, alors général des galères, mangeoient souvent ensemble, et s’entre-railloient l’un l’autre ; mais dès qu’on sentoit que celui qu’on tenoit sur les fonts se déferroit, on en prenoit un autre : leurs suivants aimoient mieux ne point dîner et les entendre.

J’ai déjà dit ailleurs qu’il n’a jamais bien dansé ; il n’étoit pas même trop bien à cheval ; il avoit quelque chose de grossier ; il n’étoit pas trop bien dénoué. À un ballet du Roi dont il étoit, on lui vint dire sottement, comme il s’habilloit pour faire son entrée, que sa mère étoit morte ; c’étoit une grande ménagère à qui il avoit bien de l’obligation : « Vous vous trompez, dit-il, elle ne sera morte que quand le ballet sera dansé. »

Il fut plus d’une fois en ambassade ; il contoit au feu Roi qu’à Madrid il fit son entrée sur la plus belle petite mule du monde, qu’on lui envoya de la part du roi. « Oh ! la belle chose que c’étoit, dit le feu Roi, de voir un âne sur une mule ! — Tout beau, Sire, dit Bassompierre, c’est vous que je représentois. »

Il disoit que M. de Montbason se parjuroit toujours, qu’il juroit par le jour de Dieu, la nuit, et le jour, par le feu qui nous éclaire.

La Reine-mère disoit : « J’aime tant Paris et tant Saint- Germain que je voudrois avoir un pied à l’un et un pied à l’autre. — Et moi, dit Bassompierre, je voudrois donc être à Nanterre » ; c’est à mi-chemin.

M. de Vendôme lui disoit en je ne sais quelle rencontre : « Vous serez sans doute du parti de M. de Guise, car vous baisez sa sœur de Conti  ? — Cela n’y fait rien, répondit-il : « j’ai baisé toutes vos tantes, et je ne vous en aime pas plus pour cela. »

On lui a l’obligation de ce que le Cours (1) dure encore, car ce fut lui qui se tourmenta pour le faire revêtir du côté de l’eau, et pour faire faire un pont de pierre sur le fossé de la ville.

[(1) Le Cours la Reine.]

Il étoit encore agréable et de bonne mine quoiqu’il eût soixante-quatre ans ; à la vérité, il étoit devenu bien turlupin,car il vouloit toujours dire de bons mots, et le feu de la jeunesse lui manquant, il ne rencontroit pas souvent ; M. le Prince et ses petits-maîtres en faisoient des railleries.

Sur le perron de Luxembourg, une dame de grande qualité, après lui avoir fait bien des compliments sur sa liberté, lui dit : « Mais vous voilà bien blanchi, monsieur le maréchal. — Madame, lui répondit-il en franc crocheteur, je suis comme les poireaux, la tête blanche et la queue verte. » En récompense, il dit à une belle fille : « Mademoiselle, que j’ai regret à ma jeunesse quand je vous vois ! »

Il dit aussi de Marescot, qui étoit revenu de Rome fort enrhumé, et sans apporter de chapeau pour M. de Beauvais : « Je ne m’en étonne pas, il est revenu sans chapeau. »

Comme il avoit une grande santé, et qu’il disoit qu’il ne savoit encore où étoit son estomac, il ne se conservoit point ; il mangeoit grande quantité de méchants melons et de pavies, qui ne mûrissent jamais bien à Paris. Après il s’installa à Tanlay, où ce fut une crevaille merveilleuse : au retour, il fut malade dix jours à Paris chez madame Bouthillier, qui ne voulut pas qu’il en partît qu’il ne fût tout à fait guéri ; mais Yvelin, médecin de chez la Reine, qui avoit affaire à Paris, le pressa de revenir. À Provins, il mourut la nuit en dormant, et il mourut si doucement qu’on le trouva dans la posture où il avoit accoutumé de dormir, une main sous le chevet à l’endroit de sa tête et les genoux un peu haussés. Il n’avoit pas seulement étendu les jambes. Son corps gros et gras, et en automne, fut cahoté jusqu’à Chaillot, où on lui trouva les parties nobles toutes gâtées ; mais c’est que le corps s’étoit corrompu par les chemins.