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Historiettes (1906)/Conrart

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 139-142).

CONRART

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Conrart est fils d’un homme qui étoit d’une honnête famille de Valenciennes, et qui avoit du bien ; il s’étoit assez bien allié à Paris. Cet homme ne vouloit point que son fils étudiât, et est cause que Conrart ne sait point de latin. C’étoit un bourgeois austère qui ne permettoit pas à son fils de porter des jarretières ni des roses de souliers, et qui lui faisoit couper les cheveux au-dessus de l’oreille ; il avoit des jarretières et des roses qu’il mettoit et ôtoit au coin de la rue. Une fois qu’il s’ajustoit ainsi, il rencontre son père tête pour tête ; il y eut bien du bruit au logis : son père mort, il voulut récompenser le temps perdu.

Son cousin Godeau lui donnoit quelque envie de s’appliquer aux belles-lettres ; mais il n’osa jamais entreprendre le latin ; il apprit de l’italien et quelque peu d’espagnol. Se sentant foible de reins pour faire parler de lui, il se mit à prêter de l’argent aux beaux- esprits, et à être leur commissionnaire : même il se chargeoit de toutes les affaires des gens de réputation de la province : cela a été à un tel point que, pour faire parler de lui en Suède, il prêta six mille livres au comte Tott, qui étoit ici sans un sou ; ce fut en 1662. Je ne sais s’il en a été payé. Ménage connoissoit ce cavalier et avoit emprunté ces deux mille écus d’un auditeur des comptes, son beau-frère ; mais quand chez le notaire celui- ci vit que c’étoit pour un Suédois, il remporta son argent, et dit que Ménage étoit fou. Conrart le sut, et les lui prêta.

La fantaisie d’être bel-esprit et la passion des livres le prirent à la fois. Il en a fait un assez grand amas, et je pense que c’est la seule bibliothèque du monde où il n’y ait pas un livre grec, ni même un livre latin. L’effort qu’il faisoit, la peine qu’il se donnoit, et la contention d’esprit avec laquelle il travailloit, lui envoyant tous les esprits à la tête, il lui vint une grande quantité de bourgeons ; pour cela, car c’étoit une vilaine chose, il se rafraîchit tellement que ses nerfs débilités (outre qu’il est de race de goutteux) furent bien plus susceptibles de cette incommodité qu’ils n’eussent été. Il fut affligé de la goutte de bonne heure, et de bien d’autres maux, sans en être moins enluminé pour cela ; en sorte que c’est un des hommes du monde qui souffre le plus. Son ambition a fait une partie de son mal ; car il a cabalé la réputation de toute sa force, et il a voulu faire par imitation, ou plutôt par singerie, tout ce que les autres faisoient par génie. A-t-on fait des rondeaux et des énigmes  ? il en a fait ; a-t-on fait des paraphrases  ? en voilà aussitôt de sa façon ; du burlesque, des madrigaux, des satires même, quoiqu’il n’y ait chose au monde à laquelle il faille tant être né. Son caractère, c’est d’écrire des lettres couramment ; pour cela il s’en acquittera bien, encore y aura-t-il quelque chose de forcé : mais s’il faut quelque chose de soutenu ou galant, il n’y a personne au logis. On le verra s’il imprime, car il garde copie de tout ce qu’il fait ; il ne sait rien et n’a que la routine.

Malleville disoit qu’il lui sembloit que Conrart allât criant par les rues : « À ma belle amitié ! qui en veut, qui en veut de ma belle amitié ? » À propos de cela, il demanda à plusieurs de ses amis des devises sur l’amitié, qu’il fit enluminer sur du vélin. Madame de Rambouillet lui en donna une dont le corps étoit une vestale, dans le temple de Vesta, qui attisoit le feu sacré, et le mot étoit fovebo. Elle le fit en françois, et M. de Rambouillet le tourna en latin.

Conrart trouvoit sa belle-sœur de Barré fort jolie ; ailleurs elle n’eût pas laissé de l’être, mais dans cette famille disgraciée c’étoit un vrai soleil. Il la vouloit traiter de haut en bas. Il vouloit qu’elle fût sous sa férule, en être le patron et la mener partout où il lui plairoit. Cette femme, qui est plus fine que lui, le laissoit dire, et en a fait après à sa mode, mais doucement toutefois, car elle a affaire à une des plus sottes familles du monde. Un jour qu’elle étoit allée par complaisance promener avec lui et Sapho, et autres beaux- esprits du Samedi, elle dit par hasard : « J’ai été norrie. — - Il ne faut pas dire cela lui dit-il d un ton magistral, il faut dire nourrie. » Cela l’effaroucha un peu, et comme elle n’avoit déjà aucune inclination à faire le bel-esprit, elle ne voulut pas se promener davantage avec toutes ces héroïnes. Quoique cela ne plut guère à Conrart, il ne laissa pas de continuer à tâcher de se rendre maître de cet esprit. Une fois, il lui prit fantaisie d’avoir le portrait de sa belle-sœur, car il affecte d’avoir les portraits de ses amies. Un beau matin il envoie sa femme, qui vint dire à madame de Barré « que M. Conrarte (elle prononce ainsi à la mode de Valenciennes, d’où elle est) n’avoit pu dormir de toute la nuit, tant il avoit d’impatience d’avoir son portrait. » Il fallut donc vite lui en faire faire un par le peintre qu’il nomma, par le plus cher, et il la laissa fort bien payer. Il exerce encore quelque sorte de tyrannie sur elle, car il faut qu’elle aille le voir régulièrement, et elle veut bien avoir cette complaisance pour son mari ; mais en son âme elle se moque terriblement de M. le secrétaire de l’Académie. Regardez un peu quelle figure de galant ! j’ai vu qu’il se faisoit les ongles en pointes, et au même temps, il s’arrachoit les poils du nez devant tout le monde : il y prétend pourtant ; il est vrai qu’au prix de Chapelain il pourroit passer pour tel, au moins pour son ajustement, car il est toujours assez propre.