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Historiettes (1906)/Liance

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 193-194).

LIANCE[modifier]

Liance est la preciosa de France. Après la belle Egyptienne de Cervantes, je ne pense pas qu’on en ait vu une plus aimable. Elle étoit de Fontenay-le-Comte, en bas Poitou ; c’est une grande personne, qui n’est ni trop grasse ni trop maigre, qui a le visage beau et l’esprit vif ; elle danse admirablement. Si elle ne se barbouilloit point, elle seroit claire- brune. Au reste, quoiqu’elle mène une vie libertine, personne ne lui a jamais touché le bout du doigt. Elle fut à Saint-Maur avec sa troupe, où M. le Prince étoit avec tous ses lutins de petits maîtres ; ils n’y firent rien. Benserade la rencontra une fois chez madame la Princesse, la mère ; il pensa la traiter en Bohémienne, et lui toucha à un genou. Elle lui donna un grand coup de poing, dans l’estomac, et tira en même temps une demi-épée qu’elle avoit toujours à la ceinture. « Si vous n’étiez céans, lui dit-elle, je vous poignarderois. — Je suis donc bien aise, lui dit-il, que nous y soyons. » Madame la Princesse, la jeune, fit ce qu’elle put pour la retenir, et lui faisoit d’assez belles offres. Il n’y eut pas moyen. Elle dit pour ses raisons : « Sans ma danse, mon père, ma mère et mes frères mourroient de faim. Pour moi, je quitterois volontiers cette vie-la. » La Reine s’avisa de la faire mettre en une religion. Elle pensa faire enrager tout le monde, car elle se mettoit à danser dès qu’on parloit d’oraison. La Roque, capitaine des gardes de M. le Prince, devint furieusement amoureux d’elle ; il la fit peindre par Beaubrun. Gombauld fit ce quatrain pendant qu’on travailloit à son portrait :

Une beauté non commune

Veut un peintre non commun,

Il n’appartient qu’à Beaubrun

De peindre la belle brune.


Ils lui donnèrent à dîner. Ils disent qu’ils n’ont jamais vu personne manger si proprement, ni faire toute chose de meilleure grâce, ni plus à propos. La veille qu’elle partit, La Roque lui donna à souper ; elle étoit en bergère et lui en berger. Enfin on la maria à un des mieux faits de la troupe. Ce faquin s’amusa avec quelques autres à voler par les grands chemins, et fut amené prisonnier à l’Abbaye, au faubourg Saint-Germain. Elle sollicita de toute sa force et de telle façon, que le Roi envoya quérir le bailli qui lui fit voir les charges. Le Roi dit à Liance et à ses compagnes : « Vos maris ont bien la mine d’être roués. » Ils le furent, et la pauvre Liance, depuis ce temps-là, a toujours porté le deuil et n’a point dansé.