Historiettes (1906)/Madame de Villars

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 21-24).

MADAME DE VILLARS

C’étoit une des sœurs de madame de Beaufort. Elle avoit épousé le neveu de M. l’amiral de Villars. Ils s’appeloient Brancaccio en leur nom, et viennent du royaume de Naples. Son oncle qui ne s’étoit point marié, lui avoit laissé beaucoup de bien ; il n’y a jamais eu un si pauvre homme. Lui et.sa femme ont mangé huit cent mille écus d’argent comptant, et soixante mille livres de rente en fonds de terre, dont il n’en est resté que dix-sept, qui étoient substituées. Il avoit eu une terre de vingt-cinq mille livres de rente, de l’argent qu’il avoit reçu du cardinal de Richelieu pour le Havre-de-Grâce, la lieutenance du roi de Normandie, et le vieux palais de Rouen Par le marché il eut un brevet de duc, mais il ne fut reçu qu’au parlement de Provence, où il trouva plus de crédit qu’ailleurs, à cause qu’il étoit de ce pays-là.

Avant cela, le mari et la femme demeuroient d’ordinaire au Havre. Elle y fit (il est vrai que cela n’étoit pas son eapprentissage) le coup le plus effronté qu’aucune femme ait guère fait en amour. Un capucin, nommé le père Henri de La Grange-Palaiseau, de la maison d’Harville, qui peut-être s’étoit fait religieux pour ne pouvoir vivre selon sa condition, faute de biens, fut envoyé par le Provincial au couvent qu’ils ont au Havre. C’étoit un des plus beaux hommes de France, et de la meilleure mine, homme d’esprit. et à la vie duquel il n’y avoit rien à reprendre. Il prêcha l’Avent au Havre. Dès le premier sermon, madame de Villars devint passionnément amoureuse de lui, et, pour le tenter, elle s’ajustoit tous les jours le mieux qui lui étoit possible. Elle quitta pour lui l’habit extravagant qu’elle portoit au Havre. C’étoit une espèce de pourpoint avec un haut-de- chausses et une petite jupe de gaze par-dessus, de sorte qu’on voyoit tout au travers. Pensez qu’avec ce pourpoint elle n’avoit pas une coiffe : elle n’avoit garde. Elle portoit toujours un chapeau avec des plumes. Parée donc de son mieux, elle s’alloit toujours mettre vis-à-vis de la chaire, sans masque et la gorge fort découverte, car c’étoit ce qu’elle avoit de plus beau ; pour les traits du visage, ils n’étoient pas merveilleux : Elle avoit les yeux petits et la bouche grande, mais sa taille, ses cheveux et son teint étoient incomparables. En ce temps-là elle étoit encore fort jeune. Tout cela ne toucha point notre capucin. Que fait-elle  ? Elle envoie à Rome pour faire avoir au père Henri de La Grange la permission de la confesser ; elle expose qu’elle avoit été touchée de ses sermons, qu’ayant jusques alors été trop avant dans le monde, elle croyoit que Dieu se vouloit servir de cette voie pour sa conversion. En même temps, elle se tue de dire partout que les prédications de ce bon père seroient cause qu’elle changeroit de vie. À Rome, elle obtint facilement la permission qu’elle demandoit, et, l’ayant fait signifier, elle demande qu’il l’entende en confession dans une chapelle qui étoit chez elle. Les autres capucins, qui croyoient que cela feroit venir l’eau au moulin, l’y envoyèrent aussitôt. Mais la dame, au lieu de se confesser de ses vieux péchés, car elle avoit dit qu’elle vouloit faire une confession générale, le voulut persuader de lui en faire faire de nouveaux. Le bon père fait des signes de croix et la tance sévèrement. Elle ne perd point courage, elle fait tout ce qu’elle peut pour l’exciter, et lui montra peut-être ce qu’elle ne lui pouvoit montrer durant le sermon. Tout cela ne servit de rien : il la laisse demi-folle.

Au sortir de là, il demande permission au supérieur de se retirer. Elle en a avis et fait garder les portes ; il trouve pourtant moyen de s’évader. Elle le sait, monte secrètement à cheval et court après. Elle l’attrape dans un bois, elle descend, et le presse de revenir ; il se dépêtre d’elle, prend son cheval et s’enfuit à Paris. L’amante délaissée, afin d’avoir un prétexte d’aller aussi à Paris et de suivre son amant, feint d’être malade et de vomir du sang. Effectivement elle en vomissoit, mais ce n’étoit pas du sien, tout cela se faisoit par artifice. Elle se fait porter à Paris dans un brancard pour s’y faire traiter. Le bruit courut qu’elle se mouroit. Elle écrivit en vain au père de La Grange, et, voyant qu’il n’y avoit plus d’espérance elle se guérit toute seule. Mais avant cela elle découvrit qu’il étoit à Rouen ; lui, qui savoit que cette folle y étoit aussi, disoit sa messe le premier, et se tenoit caché tout le jour ; elle y alla de si bonne heure qu’elle le vit au nez ; pour elle, elle étoit déguisée en bourgeoise. Il fit un grand cri quand il l’aperçut, mais il ne laissa pas de dire sa messe : ce fut en allant à l’autel qu’il la reconnut. Il partit dès le jour même.

Elle fut aimée ensuite de M. de Chevreuse. En ce temps-là, faute d’argent, elle souffrit les galanteries d’un partisan nommé Moisset ; c’est celui qui a bâti Ruel ; c’étoit le Montauron de ce temps-là. Elle fut même si dévergondée que de loger chez lui. M. de Chevreuse lui en fit des reproches et feignit de la vouloir quitter. Elle, pour lui montrer qu’elle ne pouvoit vivre sans lui, fit semblant d’avaler des diamants, non enchâssés, qu’elle tenoit alors dans une boîte mais elle laissa tomber les diamants, et ne fit que lécher les bords de la boîte. Sur cela on fit un conte quelque temps après : on disoit que feu Comminges, frère de Guitaud, capitaine des gardes de la Reine, qui la servoit auprès de M. de Bassompierre, dont elle s’étoit éprise, lui ayant rapporté que M. de Bassompierre ne correspondoit point à sa passion, elle avala des diamants ; que Comminges, qui étoit avare, la prit par le cou et les lui fit rendre ; et que sachant combien il y en avoit, il la pensa étrangler pour lui en faire rejeter un qui restoit, et qu’après il les emporta tous.

Madame de Villars étoit la plus grande escroqueuse du monde. Quand il fallut sortir du Havre pour ne point faire crier toute la ville, car ils devoient à Dieu et au monde, elle fit publier que tous leurs créanciers vinssent un certain jour parler à elle. Elle parla à tous en particulier, leur avoua qu’elle n’avoit point d’argent, mais qu’elle avoit, en deux ou trois lieux qu’elle leur nomma, des magasins de pommes à cidre pour dix ou douze mille écus, qu’elle leur en donneroit pour les deux tiers de leur dette, et une promesse pour le reste payable en tel temps. Elle disoit cela à chacun d’eux avec sa protestation qu’elle ne traitoit pas les autres de la sorte, et qu’il se gardât bien de s’en vanter. Les pauvres gens, les plus contents du monde, prirent chacun en paiement un ordre aux fermiers de donner à l’un pour tant de pommes et pour tant à l’autre ; mais quand ils y furent, ils ne trouvèrent en tout que pour cinq cents livres de pommes.