Historiettes (1906)/Marion de l’Orme

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 180-182).

MARION DE L’ORME[modifier]

Marion de l’Orme étoit fille d’un homme qui avoit du bien et si elle eût voulu se marier, elle eût eu vingt-cinq mille écus en mariage ; mais elle ne le voulut pas. C’étoit une belle personne, et d’une grande mine, et qui faisoit tout de bonne grâce ; elle n’avoit pas l’esprit vif, mais elle chantoit bien et jouoit bien du théorbe. Le nez lui rougissoit quelquefois, et pour cela elle se tenoit des matinées entières les pieds dans l’eau. Elle étoit magnifique, dépensière et naturellement lascive.

Elle avouoit qu’elle avoit eu inclination pour sept ou huit hommes, et non davantage : des Barreaux fut le premier, Rouville après ; il n’est pas pourtant trop beau : ce fut pour elle qu’il se battit contre La Ferté-Senecterre ; Miossens, à qui elle écrivit par une fantaisie qui lui prit de coucher avec lui ; Arnauld, M. le Grand (Cinq-Mars), M. de Châtillon, et M. de Brissac.

Elle disoit que le cardinal de Richelieu lui avoit donné une fois un jonc de soixante pistoles qui venoit de madame d’Aiguillon. « Je regardois cela, disoit-elle, comme un trophée. » Elle y fut déguisée en page. Elle étoit un peu jalouse de Ninon.

Le petit Quillet, qui étoit fort familier avec elle, dit que c’étoit le plus beau corps qu’on pût voir… Il lui a baisé cent fois ce que vous savez, mais c’étoit tout… Il lui disoit : « Comme il vous vient des visions en débauches de manger des ordures, de même il pourra venir quelque envie en ma faveur. » C’est un vilain petit homme couperosé.

Elle avoit trente-neuf ans quand elle est morte, cependant elle étoit aussi belle que jamais. Sans les fréquentes grossesses qu’elle a eues, elle eût été belle jusqu’à soixante ans. Elle prit, un peu avant que de tomber malade, une forte prise d’antimoine pour se faire avorter, et ce fut ce qui la tua. On lui trouva pour plus de vingt mille écus de hardes ; jamais les gants ne lui duroient que trois heures. Elle ne prenoit point d’argent, rien que des nippes. Le plus souvent on convenoit de tant de marcs de vaisselle d’argent.

Sa grande dépense et le désordre des affaires de sa famille l’obligèrent à mettre en gage le collier que d’Emery lui avoit donné. Elle disoit de ce gros homme qu’il étoit d’agréable entretien, qu’il étoit propre, et qu’il faisoit bien la chosette. Il lui fit faire quelques affaires, et ce collier ne fut pas donné tout franc ; ce fut en quelque façon comme cela ; mais il ne fit rien pour ses frères.

Housset, trésorier des parties casuelles, aujourd’hui intendant des finances, retira ce collier, puis il le retint ; il étoit amoureux d’elle, mais il n’osoit en faire la dépense.

Le premier président de la cour des aides, Amelot, étoit après à traiter quand elle mourut. Un peu auparavant La Ferté-Sénecterre, alors maréchal de France, se prévalant de la nécessité où elle étoit, pensa l’emmener en Lorraine ; mais on lui conseilla de s’en garder bien, car il l’eût mise dans un sérail. Chevry étoit toujours son pis-aller, quand elle n’avoit personne.

Lorsqu’elle fut solliciter le feu président de Mesmes de faire sortir son frère Baye de prison, où il avoit été mis pour dettes, il lui dit : « Eh ! Mademoiselle, se peut-il que j’aie vécu jusqu’à cette heure sans vous avoir vue ? » Il la conduisit jusques à la porte de la rue, la mit en carrosse, et fit son affaire dès le jour même. Regardez ce que c’est : une autre, en faisant ce qu’elle faisoit, auroit déshonoré sa famille ; cependant comme on vivoit avec elle avec respect ! Dès qu’elle a été morte on a laissé là tous ses parens, et on en faisoit quelque cas pour l’amour d’elle. Elle les défrayoit quasi tous.

Elle se confessa dix fois dans la maladie dont elle est morte, quoiqu’elle n’ait été malade que deux ou trois jours : elle avoit toujours quelque chose de nouveau à dire. On la vit morte durant vingt-quatre heures, sur son lit avec une couronne de pucelle. Enfin, le curé de Saint-Gervais dit que cela étoit ridicule.