Historiettes (1906)/Muets

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 312-314).

MUETS[modifier]

J’ai vu mille fois un homme muet et sourd, assez bien fait de sa personne et assez propre. Il plioit le linge admirablement bien en toutes sortes d’animaux, et se faisoit entendre aussi bien que personne ait jamais fait. Il alloit à Charenton, et par signes on lui demandoit de quelle religion il étoit, il mettoit son chapeau sur sa tête et son manteau sur ses deux épaules, puis mettoit une table devant lui : il faisoit des mains comme un ministre en chaire. Avec tout cela, quand il y avoit procession à Saint- Sulpice, sa paroisse, il prenoit une hallebarde, et, marchant devant, il faisoit ranger le monde. Il lui prit envie de se marier, et pour faire entendre sa volonté il se présenta au consistoire. Mestrezat, le ministre, fut le premier qu’on envoya pour tâcher d’entendre ce qu’il vouloit. Le muet lui fit quelques signes, et se touchoit, mettoit les mains l’une dans l’autre, comme ceux qui se donnent la foi ; mais le bonhomme n’y comprit rien. On y envoya ensuite Daillé, aussi ministre, à qui, outre tous les signes précédents, il en fit encore un autre, car faisant un rond de son pouce et du doigt index de la main gauche, il passoit dedans le doigt index de la droite, et mettoit la cheville dans le trou. Daillé dit qu’il croyoit que cet homme vouloit faire du boudin. Enfin on le fait entrer, et lui pour lever toute difficulté tira son chose en bon état, et….. ainsi qu’un sonneur de cloches. Alors on le lui permit, voyant qu’il savoit si bien ce qu’il demandoit, et qu’il étoit si bien préparé. Sa femme et lui se mirent à se mêler de maquerellage. Un jour de petits enfants lui avoient fait quelque niche ; il prit un pistolet et en suivit un. Un armurier l’arrêta ; il tira à cet homme sans le blesser ; pourtant voilà de la rumeur : on pilla la maison du muet, et je ne sais ce qu’il devint.

Il y avoit sur le chemin de Notre-Dame-de-Liesse un gueux qui faisoit le muet ; effectivement, il savoit si bien retirer sa langue qu’on ne la voyait point du tout. Une dame de mes amies (madame Perreau) se douta qu’il y avoit de la subtilité, et lui promit dix sous s’il vouloit dire combien il y avoit qu’il étoit muet. Il fut long-temps à s’y résoudre ; enfin après avoir bien regardé s’il n’y avoit point d’autres gens, il lui dit : « Madame, il y a quatre ans que je suis muet. » Et il eut son demi-quart d’écu.

Tillet-Saint-Leu, conseiller à la grand’chambre, a un grand fils bien fait, qui est d’église : ce garçon est sourd et muet naturellement. Cependant insensiblement il a appris quelques mots : il parle comme un enfant qui ne sait que quelques façons de parler ; il écrit des lettres comme celles que les enfants dictent : cela ne se suit point. Il n’entend que certaines personnes, encore est-ce plutôt au mouvement de leurs lèvres qu’autrement ; il est propre, il fait bien des choses de ses doigts ; et ce qui m’étonne le plus, c’est qu’il danse bien et en cadence.