Hoffmann. De la satire fantastique
ESQUISSES LITTÉRAIRES.
Les dernières années du xviiie siècle et les premières du xixe seront célèbres dans l’histoire littéraire, par les effets de ce fanatisme sentimental qui déborda sur l’Allemagne spiritualiste des écrits de Jean-Paul et de Gœthe. Titan, ce siècle personnifié, cette œuvre géante de Richter, avait porté jusqu’au sublime de l’idéal l’enthousiasme romanesque que l’auteur de Faust appliquait à la vie intime, et qui, froissé du contact social, conduisait par la déception au désespoir et à la mort. Il est facile d’apprécier aujourd’hui, par comparaison, le cachet extatique que ces deux écrivains imprimèrent à la littérature de leur pays. Poètes, romanciers, peintres et compositeurs, suivirent aveuglément la route que leur traçait leur gloire nationale. L’esprit mélancolique et méditatif des étudiants allemands fut profondément ému : égarés par une religieuse admiration, ils se crurent appelés à soutenir de leurs plumes, et même de leurs actes, ces brillantes théories sentimentales. Henri de Kleïst, jeune poète d’une haute espérance, fut un des premiers à réaliser le dénoûment du fameux roman de Gœthe ; seulement, s’il se suicida, ce fut avec celle qu’il aimait.
Vers la fin de cette époque de fougue idéale, aux résultats malheureusement trop réels, parurent les premiers écrits d’un homme dont l’esprit original et profond devait amener une révolution morale et littéraire. Les Fantaisies à la manière de Callot dévoilèrent une imagination merveilleuse, puissamment aidée d’un style magique et entraînant. Mais ce qu’il y eut de plus admirable chez cet homme rare, c’est que possédant le même enthousiasme poétique, le portant peut-être plus loin que les plus exaltés partisans du sentimentalisme, il conçut le projet original de combattre avec l’excès de ses propres défauts l’exaltation littéraire et spiritualiste de son pays, c’est qu’il voulut faire étinceler sous mille et une figures étranges l’ironie spirituelle et mordante qui le distinguera toujours ; c’est qu’il se fit l’auteur visionnaire de contes miraculeux, et qu’il cacha la plus réelle et la plus juste des satires sous le voile prestigieux du fantastique.
S’il nous était donné de développer à notre gré cette brève esquisse du génie satirique d’Hoffmann, nous pourrions prouver que pas un seul des ridicules artistiques ou privés de son époque n’a su échapper à sa critique ; mais nous devons nous borner à une simple appréciation de son talent si original sous le double rapport de la conception et du style, comme étant à la fois la base et le voile de sa satire.
« L’ironie qui met en conflit l’homme avec la brute, pour tourner en dérision les habitudes et les façons mesquines de l’homme, est le symptôme d’un esprit profond ; et c’est ainsi que ces figures grotesques de Callot, à moitié humaines, à moitié bestiales, dévoilent à l’observateur judicieux et pénétrant toute la secrète morale qui se cache sous le masque de la scurrilité ».
— Ces lignes, extraites de la préface qu’Hoffmann mit en tête de ses premiers contes, décèlent la portée de son originalité et le but qu’il se proposait évidemment d’atteindre ; car si Callot a stigmatisé l’homme vicieux par sa connexion avec des figures bestiales, Hoffmann a mis en présence l’homme réel et l’homme fantastique : il a été le Callot littéraire. En mettant à part le spirituel dialogue du voyageur enthousiaste et du chien Berganza, cette imitation de Cervantes qui pourrait passer pour un original en Allemagne, il n’est pas une de ses visions fantastiques qui ne contienne des trésors de complète critique ; car, on le sait, Hoffmann était un véritable artiste, poète, compositeur, peintre ; et tous, tant qu’ils étaient, poètes, peintres, compositeurs, ont passé tour à tour au creuset de son analyse. Qui mieux que lui a jamais présenté la physiologie universitaire sous son véritable jour ? Le portrait extérieur des étudiants de la fantastique ville de Kerepes, est un modèle d’ironie étincelante d’esprit et d’imagination. Qui mieux que lui a jamais peint d’un seul coup de pinceau, si profond d’intention, le pédantisme allemand personnifié dans le professeur d’histoire naturelle, Mosch Terpin ? Il suffit de lire avec attention le conte de Cinabre, pour se former une idée lumineuse de ces petites cours princières d’Allemagne, si fécondes en traits de routine gouvernementale, et dirigées par la plus absurde des étiquettes.
Ses curieux entretiens avec le docteur K*** sur l’influence physique et morale du fluide magnétique, prouvent à quel point de lucidité il a développé le système de Mesmer. L’histoire miraculeuse de l’avocat Coppelius est le sublime de l’ironie dans toutes ses parties. Vers quelques régions inconnues que son esprit s’envole, quelles que soient les merveilleuses bizarreries auxquelles se livre son imagination, toujours un sens profond et moral préside à ses créations. Nul écrivain n’a usé d’une forme plus indépendante, mais aussi nul n’a suivi plus strictement la trace d’une pensée admiratrice du seul beau et du seul vrai.
Eh bien ! le croirait-on ? Ce génie bizarre et enthousiaste, il est vrai, mais éminemment et incontestablement moral, n’a pas été compris d’une haute et puissante intelligence, pourtant : sir Walter-Scott, l’illustre écossais, n’a su reconnaître, dans les contes fantastiques qu’une imagination déréglée et qu’un style extravagant ! Le grand romancier agit envers le grand artiste, comme ont agi les critiques anglais envers la première de leurs gloires nationales, Byron ! Celui-ci voulut peindre à la manière de Salvator, un pirate ou un chef des bandes noires. C’était nécessairement un assassin et un bandit.
Hoffmann a raconté, de son style aux mille facettes, la vie des tavernes allemandes. Hoffmann, le plus brillant et le plus fécond esprit de son époque, s’est vu accusé de mener une vie errante et à moitié sauvage. Rien de plus faux, pourtant : Hoffmann possédait encore, lors de ses dernières publications, une position élevée et honorée, ses fines ironies sur la haute société intime de ce temps, ainsi qu’une foule de notices contemporaines, prouvent que non seulement il y était accueilli, mais aussi qu’il y exerçait une influence proportionnée à la profondeur de son talent.
Néanmoins ces fausses appréciations et ces calomnies littéraires ne sauraient nuire à cet homme étrange, qu’on peut, sans nul doute, regarder comme le créateur d’une nouvelle forme de satire, la plus incisive de toutes peut-être, la satire fantastique, si l’admiration même qu’on lui a vouée n’avait égaré les jeunes littérateurs vers un but qui n’a jamais été le sien, l’effet bizarre et imprévu, non de la pensée, mais du style. Alors il est arrivé que la même exaltation que produisirent les ouvrages de Jean-Paul Richter et de Gœthe se répandit sous une autre forme dans ce monde littéraire qui, sur vingt intelligences, en compte une éclairée. De toutes parts surgirent des contes bleus, noirs et blancs, des nouvelles merveilleuses où dominaient l’esprit d’Anne Radcliffe, et le style d’Hoffmann dénaturé par l’imagination ; des histoires diaboliques, des chroniques coloriées à l’eau mystérieuse d’Ignace Derner ; des fantaisies incroyables, des caprices fous !
Et tout cela devint une source inépuisable de récriminations contre le génie créateur. N’en est-il pas ainsi aujourd’hui ? M. V. Hugo n’a-t-il pas été nombre de fois sommé de répondre des étranges manies de ses plus fervents admirateurs ?… Cependant cette tendance irrésistible à l’imitation des grands maîtres, qui, de tout temps, a égaré sur de fausses routes littéraires les têtes faibles et ardentes, commence depuis ces dernières années à perdre de sa force. Une pensée plus heureuse dirige les jeunes écrivains vers un but plus certain ; ils se confient avec plus de foi à leurs tendances particulières, et si la touche énergique ou harmonieuse des maîtres apparaît encore parfois dans leur style, affaiblie par sa propre exagération, du moins on aperçoit qu’ils font tous leurs efforts pour se laisser guider par le cachet qui leur est propre.
Hoffmann a donc conquis, pour ainsi dire, la place artistique qui lui est due, par les dénégations mêmes de ses détracteurs. La miraculeuse facilité de son style, la puissance de son imagination, la profondeur, la finesse et l’originalité de son esprit, le placent au premier rang des écrivains satiriques de l’Allemagne. Il s’est élevé, lorsqu’une immense pensée romanesque pénétrait incessamment dans toutes les œuvres contemporaines, et il l’a combattue par elle-même : c’était, il faut l’avouer, la plus audacieuse des ironies ! Aussi ne l’a-t-on pas compris sur l’heure ; ses contes passèrent d’abord pour de véritables contes fantastiques. Mais aujourd’hui, que des écrivains consciencieux ont pris à tâche de continuer franchement l’œuvre de son génie satirique, la génération présente l’admire et le comprend mieux de jour en jour.
Nous ne pensons pas que l’esprit enthousiaste de mélancolie outrée qui caractérise les Allemands puisse jamais être ramené aux beautés plus réelles d’une pensée sévère ; mais s’il est donné à quelqu’un de diriger la littérature actuelle vers ce noble but, nul ne réussirait mieux, ce nous semble, que M. Henri Heine, ce nerveux et brillant écrivain, dont nous avons tous admiré les remarquables études sur le génie de l’Allemagne.