Hokousaï (Goncourt)/Chapitre 24

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Charpentier (p. 136-140).
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XXIV

En 1814, paraît une illustration d’Hokousaï qui mérite d’être signalée à part, et décrite pièce par pièce. C’est le Shashin gwafou, Études d’après nature[1], publié en 1814, avec une préface de Hirata, sans nom d’éditeur, ce qui ferait supposer, qu’il a été dessiné et gravé en couleur pour une société d’amateurs. Un livre composé de quinze planches, où Hokousaï donne quinze échantillons divers de son talent multiple, au moment de sa plus grande puissance, dans les légères et délicates colorations des sourimonos : un livre dont les beaux exemplaires complets sont de la plus grande rareté, et se vendraient en vente de douze cents à deux mille francs.

I. Hotei fumant. Le dessin caricatural du dieu de l’enfance, au triple menton, au ventre bedonnant, ramassé à terre, la tête renversée dans la jubilation de la fumerie d’une longue pipe.

II. Contemplation de deux papillons par un Japonais. Un disciple du philosophe chinois Sôshû, son éventail tombé à terre, près d’un bol de saké vide, les deux coudes sur un escabeau, et les deux mains croisées sous le menton, suit des yeux le vol de deux papillons, dans une rêverie qui lui fait regarder la vie humaine, comme la vie éphémère de ces insectes d’un jour.

III. Un peintre de tori-i. Un homme, la tête en bas, une brosse dans une main, une écuelle pleine de noir dans l’autre, enduit de couleur la base d’un pilastre, le corps plié en deux, les reins cassés dans une dislocation toute-puissante.

Ces deux dessins, le philosophe et le peintre de tori-i, ont une parenté extraordinaire avec le beau faire brutal de Daumier, et avec ses indications à la fois vigoureuses et comiques du muscle, dans ses anatomies.

IV. La déesse Kwannon sur un dragon. Cette déesse, dont les prières ont pour but de faire arriver à la rive des bienheureux, les âmes pécheresses retenues de l’autre côté du fleuve, est représentée dans une glorieuse image, avec la sérénité bouddhique de son visage, se détachant d’un nimbe d’or pâle, et toute volante dans sa robe d’un rose mourant, éparpillée sur la nuit du fond.

V. Paysage couvert de neige, avec une montagne dans le fond, et au premier plan un sapin s’élevant au-dessus des habitations rustiques de Tsoukouba, dans la baie de Yédo[2].

VI. Une branche de prunier rose sur une pleine lune, indiquée seulement par un gaufrage presque invisible.

VII. Une branche de cerisier double, au cœur de la fleur jaune ; une espèce, où les feuilles viennent en même temps que les fleurs, et qui est appelée au Japon Shiogama.

VIII. Une tige de navet à l’élégant déchiquetage lyré de la feuille, employée souvent au Japon comme motif décoratif, et vers laquelle vole une guêpe, qui est un vrai trompe-l’œil.

IX. Deux pivoines dans un panier, dessinées avec ce style que les Japonais mettent à la fleur ; un style parent du style, que nos vieilles écoles de peinture de l’Europe mettaient à la représentation de l’humanité.

X. Des tiges d’iris violacés, ces fleurs à la découpure héraldique.

XI. Un faucon sur une branche de chêne, une patte rebroussée contre lui, dans un mouvement de prise de vol, avec le regard d’un œil, qui semble percevoir une proie dans le ciel.

XII. Un faisan qui s’épouille, au milieu des traces, que ses pattes ont laissées sur une terre rouge.

XIII. Deux canards mandarins, dans des mouvements de nage, où le dessin cartilagineux de leurs pattes semble exécuté par un dessinateur spécialiste du canard.

XIV. Un renard fuyant dans une fuite, où est exprimé le détalement sournois de la bête avec l’inquiétude du regard.

XV. Deux lapins, un lapin jaune à l’œil noir, un lapin blanc à l’œil rouge.

Une étude amusante de ces animaux, affectionnés par les Japonais qui, par des croisements, cherchent à en faire des animaux phénomènes, comme longueur des oreilles, comme couleur des yeux, si bien que le gouvernement a frappé ces animaux, il y a une dizaine d’années, de l’imposition d’un dollar. La peinture les représente d’habitude, sous un rayon de lune, comme dans le rayonnement d’une lumière natale : les taches qu’on y aperçoit étant formées, dans l’imagination japonaise, par deux lapins, et encore aujourd’hui, les gens du peuple croient que deux lapins, exposés la nuit dans une cage aux rayons de la lune, on ne les retrouve pas le lendemain, délivrés qu’ils sont par l’intervention de leurs confrères de là-haut.

Citons du Shashin Gwafou, un exemplaire d’un tirage extraordinaire, rapporté en Europe par Siebold, et peut-être acheté à Hokousaï en personne. Siebold avait rapporté six exemplaires, dont quatre ont été donnés aux bibliothèques de Paris, de Vienne, et deux étaient conservés à La Haye. M. Gonse a été assez heureux de pouvoir en obtenir un, par suite d’un échange.


  1. Sha : — copier ; shin : — vérité ; gwa : — dessin ; fou : — album.
  2. M. Bing possède des épreuves, tirées à part de cette planche et de la suivante, tout à fait extraordinaires.