Homélie sur le retour de l’évêque Flavien/Traduction

La bibliothèque libre.


Traduction par Édouard Sommer.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 6-82).

I. La parole que je n’ai cessé de redire en commençant tous mes discours pendant les jours du danger sera encore aujourd’hui, mes frères, celle qui me servira d’exorde, et je m’écrierai avec vous : Béni soit Dieu, qui a permis que nous célébrions cette sainte fête avec des transports de joie et d’allégresse, qui a rendu la tête au corps, le pasteur aux brebis, le maître aux disciples, le général aux soldats, le grand prêtre aux prêtres. Béni soit Dieu qui accomplit plus que nous ne demandions, que nous ne songions même.

Nous eussions été satisfaits de nous voir délivrés des maux suspendus jusqu’à ce moment sur nos têtes, et c’était là l’objet de toutes nos prières ; mais le Dieu de bonté, qui par l’infinie grandeur de ses dons surpasse toujours nos demandes, nous rend notre père plus vite que nous n’eussions osé l’espérer. Qui aurait cru qu’en si peu de jours il s’éloignerait de nous, s’entretiendrait avec le prince, dissiperait nos dangers et reviendrait assez tôt pour devancer la sainte Pâque et la célébrer avec nous ? Et pourtant ce que nous ne pouvions attendre s’est réalisé ; nous avons revu notre père, et nous en éprouvons d’autant plus de joie que nous le revoyons contre notre espérance. Rendons grâce de tous ces bienfaits au Dieu de bonté, admirons sa puissance, sa clémence, sa sagesse et la protection dont il a couvert cette ville. Le démon avait tenté de la détruire tout entière en lui inspirant tant d’audace ; mais Dieu s’est servi de ce malheur pour illustrer et la ville et le prêtre et le prince, et pour rehausser encore leur éclat.

II. La ville s’est honorée en ce que, dans un si grand et si soudain péril, dédaignant tous ceux qui exercent l’autorité, tous ceux que revêt l’opulence, tous ceux dont l’influence est grande auprès de l’empereur, elle a cherché son refuge vers l’Église, vers le prêtre de Dieu, et qu’avec une foi sans réserve elle a fait dépendre tout son espoir du ciel. Aussi, quand, après le départ de notre père commun, on venait de tous côtés troubler ceux que retenait la prison, quand on leur disait que la colère de l’empereur, loin de s’apaiser, ne faisait que s’aigrir davantage, qu’il méditait de détruire la cité de fond en comble, quand à tous ces bruits venaient s’en joindre bien d’autres encore, les prisonniers ne se laissaient nullement abattre par ces propos. Nous leur disions que c’étaient là des mensonges, des artifices du diable, jaloux de détruire leur noble confiance ; mais ils nous répondaient : « Nous n’avons pas besoin que la parole nous console ; nous savons quel refuge nous avons choisi tout d’abord, quelle espérance nous avons embrassée ; nous avons fondé notre salut sur l’ancre sainte ; nous ne l’avons pas confié à un homme, mais au Dieu tout-puissant. Aussi sommes-nous assurés que tout finira bien ; car il n’est pas possible, non, il n’est pas possible qu’un pareil espoir soit jamais confondu. » Ces paroles ne sont-elles pas plus glorieuses pour la ville que mille couronnes et mille louanges ? Quels trésors de bienveillance ne lui mériteront-elles pas dans l’avenir de la part de Dieu ? Car il n’est pas donné, non, il n’est pas donné à une âme vulgaire d’être sage au moment des épreuves, d’élever ses regards vers Dieu et de mépriser tous les secours humains pour ne soupirer qu’après son aide.

III. La ville s’est donc honorée ainsi, et le prêtre non moins que la ville. Il a offert sa vie pour nous tous, et quoique retenu par mille empêchements, par la saison, par son âge, par cette fête, surtout par une sœur près de rendre le dernier soupir, il s’est élevé au-dessus de tous les obstacles, et il ne s’est point dit : « Eh ! quoi, l’unique sœur qui me reste, celle qui a porté avec moi le joug du Christ, celle qui a si longtemps partagé ma demeure, va exhaler son dernier souffle ; et moi, je l’abandonnerai, je m’éloignerai, je ne la verrai point expirer, je n’entendrai point ses paroles dernières ? Pourtant elle faisait des vœux chaque jour pour que son frère lui fermât les yeux, lui réunît les lèvres, l’ensevelît, prît soin enfin de tous ces devoirs funèbres ; et voilà que, semblable à une femme abandonnée et sans protecteur, elle n’obtiendra rien de ce frère de qui elle souhaitait si vivement tout obtenir, et elle rendra l’âme sans voir le plus cher objet de ses désirs ! Ne sera-ce donc pas plus pénible pour elle que toutes les morts ensemble ? Si j’étais éloigné d’elle, ne devrais-je pas accourir, tout faire, tout souffrir, pour lui rendre cet office ? Et maintenant que je suis près d’elle, je partirai, je la délaisserai ? Comment supportera-t-elle les jours de mon absence ? »

Il n’a rien dit, il n’a même rien pensé de semblable ; mais estimant plus que tous les liens du sang la crainte de Dieu, il a compris avec raison que, si les tempêtes font connaître le pilote, les périls le chef d’armée, les temps d’épreuve font aussi connaître le prêtre. « Tous les Juifs, s’est-il dit, tous les Gentils ont les yeux fixés sur nous ; ne confondons pas les espérances qu’ils ont mises en nous, ne soyons pas indifférents à un si triste naufrage ; confions à Dieu tout ce qui nous regarde, et offrons même notre vie. » Mais considérez la magnanimité du prêtre et la bonté de Dieu : il a joui de tout ce qu’il avait sacrifié, et en même temps qu’il obtenait ainsi la récompense de son zèle, il trouvait un charme plus vif dans le plaisir qu’il n’espérait plus. Il s’était résigné, pour sauver la ville, à célébrer la fête sur la terre étrangère et loin des siens ; mais Dieu nous l’a rendu avant la Pâque, afin que, célébrant cette fête avec nous, il reçût le prix de sa résignation et ressentît une plus douce joie. Il n’avait pas redouté cette saison de l’année, et un véritable été a régné pendant tout le temps de son voyage. Il n’avait pas tenu compte de son âge, et il a parcouru cette route si longue avec autant de facilité qu’un jeune homme plein de séve. Il n’avait pas songé à la fin de sa sœur, cette pensée ne l’avait point amolli ; à son retour il l’a retrouvée vivante, et il est rentré en possession de tout ce qu’il avait sacrifié.

C’est ainsi que le prêtre s’est honoré aux yeux de Dieu et à ceux des hommes ; quant à l’empereur, ce qui vient de se passer lui a donné plus d’éclat que son diadème. Il a témoigné d’abord qu’il accorderait aux prêtres ce qu’il refuserait à tout autre ; puis il a montré le plus grand empressement à nous donner notre grâce et à faire taire son courroux. Mais pour que vous connaissiez mieux encore et la magnanimité du prince, et la sagesse du prêtre, et par-dessus tout la bonté de Dieu, souffrez que je vous redise quelque chose des discours qui se sont tenus alors. Je vous rapporterai ce que j’ai appris d’un de ceux qui se trouvaient dans le palais ; car notre père ne nous a dit ni peu ni beaucoup à ce sujet, mais imitant la grandeur d’âme de Paul, il cache constamment ses propres mérites : ainsi, à ceux qui l’interrogeaient de toutes parts sur ce qu’il avait dit à l’empereur, sur les moyens dont il s’était servi pour le persuader et éteindre tout son ressentiment, il répondait en ces termes : « Nous n’y avons été pour rien ; l’empereur lui-même, dont Dieu avait adouci le cœur, a étouffé sa colère et apaisé son courroux avant que nous eussions ouvert la bouche ; et parlant de tout ce qui s’est passé, il en rappelait tous les détails sans amertume, comme si tout autre que lui eût été outragé. » Mais ce qu’il a caché par humilité, Dieu l’a mis au grand jour. Comment donc les choses se sont-elles passées ? C’est ce que je vais vous faire savoir, en reprenant d’un peu plus haut mon récit.

IV. Lorsqu’il sortit de la ville, qu’il laissait dans un découragement si général et si profond, il souffrait plus encore que nous, qui étions au sein même du péril. Au milieu de sa route, il rencontra les commissaires envoyés par l’empereur pour informer de ce qui était arrivé, et quand il eut appris de leur bouche l’objet de leur mission, songeant à tous les maux qui allaient fondre sur la ville troubles, tumulte, fuite, épouvante, angoisses, dangers, il versait des ruisseaux de larmes et sentait ses entrailles déchirées ; car les pères s’affligent encore bien davantage, lorsqu’ils ne peuvent assister aux souffrances de leurs enfants. Tel était aussi le sentiment de ce père si tendre ; il pleurait doublement, et parce qu’il voyait les maux qui allaient nous accabler, et parce qu’il se trouvait loin de nous au moment du malheur ; mais cette peine même conspirait à notre salut. Car, lorsqu’il eut entendu les envoyés de l’empereur, il versa des larmes plus amères, et se jeta dans les bras de Dieu avec de plus abondantes prières, passant des nuits sans sommeil à le supplier d’assister la ville dans ses souffrances et d’adoucir les résolutions du prince.

V. Quand il fut arrivé dans la grande ville et qu’il eut pénétré dans le palais, il se tint debout loin de l’empereur, muet et pleurant, la tête baissée et le front voilé, comme s’il eût été lui-même l’auteur de tous les désordres. Il voulait par son attitude, par ses regards, par ses gémissements, faire incliner d’abord le prince vers la pitié, avant de lui parler pour nous. Car il ne reste aux coupables qu’une seule chance d’obtenir leur pardon, c’est de se taire et de ne pas ouvrir la bouche pour leur défense. Il désirait donc tout à la fois faire sortir un sentiment de l’âme de l’empereur et le remplacer par un autre, bannir la colère et ramener le calme, afin de préparer les voies au langage de l’apologie ; et ce fut en effet ce qui arriva. Comme Moïse, lorsque le peuple eut péché, se rendit sur la montagne et se tint muet jusqu’à ce que Dieu parla le premier et lui dit : « Laisse-moi faire, et j’exterminerai ce peuple ; » ainsi fit notre évêque.

L’empereur, le voyant pleurer et baisser les yeux vers la terre, s’avança le premier, et fit bien voir par son langage les sentiments que lui inspiraient les larmes du prêtre. Ses discours ne témoignaient ni la colère ni l’indignation, mais la tristesse ; ni l’emportement, mais le calme, ou plutôt une profonde douleur. Vous reconnaîtrez, car voici ses paroles mêmes, que c’est bien là la vérité. Il ne s’écria point : « Eh ! quoi, tu viens auprès de moi comme l’ambassadeur de ces infâmes scélérats indignes même de vivre, de ces rebelles, de ces séditieux qui méritent tous les châtiments ? » Loin de tenir un tel tangage, il fit entendre une apologie pleine de douceur et de majesté ; il rappelait tous les bienfaits dont il a comblé notre ville pendant toute la durée de son règne, et à chacun de ces souvenirs il ajoutait : « Était-ce là le prix que je devais en recevoir ? De quelle injustice ont-ils voulu tirer vengeance ? Qu’ont-ils à me reprocher de sérieux ou de frivole, pour qu’ils aient outragé non pas moi seulement, mais même ceux qui ne sont plus ? Il ne leur a pas suffi de déchaîner leur colère contre les vivants ; s’ils n’avaient pas insulté aussi ceux qui sont dans le tombeau, ils auraient cru ne pas montrer assez d’audace. Nous les avons offensés, ils le croient du moins ; ils devaient donc épargner des morts qui ne leur ont fait aucun mal, et à qui ils ne pouvaient adresser les mêmes reproches qu’à moi. N’ai-je pas toujours préféré cette ville à toutes les autres ? Ne m’a-t-elle pas été plus chère que celle même qui m’a vu naître ? N’exprimais-je pas sans cesse le vœu de voir votre cité, et n’avais-je pas en face de tous fait le serment de la visiter ? »

VI. Alors le prêtre, poussant un amer gémissement et versant des larmes brûlantes, ne garda plus le silence ; car il voyait que l’apologie de l’empereur aggravait encore notre crime ; il soupira donc du fond du cœur avec une profonde tristesse, et dit :

« Oui, prince, nous connaissons cette tendresse que tu as toujours manifestée pour notre ville, nous ne saurions la nier ; aussi, ce qui nous afflige le plus, c’est que les démons aient jeté un regard d’envie sur une cité si chérie de toi, que nous ayons paru ingrats envers notre bienfaiteur, et que nous ayons irrité un prince dont l’affection pour nous est si vive. Détruis, brûle, égorge, fais tout ce que tu peux imaginer, tu n’auras pas encore tiré de nous une vengeance égale au crime ; nous t’avons prévenu, nous souffrons un supplice pire que mille morts. Est-il rien en effet de plus amer que d’avoir indignement offensé un bienfaiteur, un ami si tendre, et de connaître que toute la terre le sait et nous reproche la plus noire ingratitude ?

« Si des barbares étaient venus fondre sur notre ville, avaient renversé ses remparts, incendié ses maisons, emmené ses habitants en captivité, le mal serait moindre. Pourquoi ? c’est que toi vivant et nous donnant tant de témoignages de ta bienveillance, nous aurions l’espoir de voir finir tous ces maux, de recouvrer notre première splendeur, de rentrer en possession de notre liberté avec plus d’éclat encore. Mais maintenant que ton affection nous est ravie, que cette tendresse, notre plus sûr rempart, est éteinte, vers qui nous réfugier désormais ? de quel côté tourner nos regards, après avoir irrité un maître si doux, un père si indulgent ? Leur attentat paraît horrible ; mais ils endurent les plus cruelles souffrances ; ils n’osent regarder aucun homme en face, ils ne peuvent même contempler le soleil d’un œil libre ; partout la honte fait baisser leurs paupières et les force à se voiler le visage. Privés de toute liberté, ils sont aujourd’hui plus malheureux que les derniers des esclaves, ils subissent la plus affreuse ignominie, et lorsqu’ils songent à l’immensité de leurs maux, à l’insolence de leurs excès, ils ne peuvent respirer ; ils savent qu’ils ont soulevé contre eux les habitants de la terre entière, dont les reproches sont plus sanglants que ceux du prince outragé.

VII. « Mais si tu veux, prince, cette blessure peut se guérir, et il est un remède à ces maux. Souvent, entre particuliers, les plus graves des offenses sont devenues le principe d’une grande amitié. C’est ce qui est arrivé aussi pour notre espèce. Quand Dieu eut créé l’homme, qu’il l’eut placé dans le Paradis et comblé d’honneurs, le diable ne put supporter la vue d’une telle félicité ; il devint jaloux de l’homme, et le fit déchoir de la prééminence que Dieu lui avait donnée ; mais, loin de nous abandonner alors, Dieu nous ouvrit le ciel au lieu du Paradis, voulant à la fois manifester à l’homme sa bonté et châtier le diable avec plus de rigueur. Fais ainsi. Les démons ont tout tenté pour ravir ta bienveillance à une cité que tu chérissais entre toutes. Instruit de leurs desseins, tire de nous la vengeance qui te plaît, mais ne nous prive pas de ton ancienne amitié. Et même, s’il faut dire quelque chose qui te surprenne, témoigne à notre ville en ce jour plus de faveur encore, replace-la au premier rang entre les cités qui te sont chères, si tu veux punir les démons qui ont tramé ces complots. Si tu la renverses, si tu la rases, si tu l’effaces de la terre, tu auras accompli ce qu’ils souhaitent depuis si longtemps ; mais si tu apaises ton courroux, si tu proclames que tu aimes encore cette ville comme tu l’aimais auparavant, tu leur porteras le coup mortel, et tu tireras d’eux le plus cruel châtiment, en leur faisant voir que non-seulement ils n’ont rien gagné à leurs embûches, mais que tout a tourné contre leurs désirs. Il est juste que tu agisses de la sorte et que tu aies pitié d’une ville sur laquelle ton amitié vient d’attirer l’envie des démons. Si tu ne nous avais pas tant aimés, ils ne se seraient pas montrés si jaloux de nous. Mes paroles peuvent t’étonner, mais elles sont vraies cependant : c’est à cause de toi, à cause de ton affection que nous avons souffert tous ces maux. Et ces paroles dont tu accompagnais ton apologie ne sont-elles pas plus amères que tous les incendies et toutes les ruines ?

VIII. « Tu as essuyé, dis-tu, un outrage tel que n’en souffrit jamais aucun des monarques tes prédécesseurs. Mais si tu veux, ô le plus clément, le plus sage et le plus pieux des princes, cet outrage même peut te donner une couronne plus brillante et plus belle que ce diadème. Le diadème est en même temps la preuve de ta vertu et une marque de la libéralité de celui qui te l’a donné ; mais la couronne que te tressera la clémence, tu ne la devras qu’à toi-même et à ta sagesse : l’univers admirera moins ces pierres précieuses qu’il ne vantera ton empire sur ta colère. Ils ont renversé tes statues ? mais tu peux t’en élever de plus éclatantes. Si tu pardonnes leur crime à ceux qui l’ont offensé, si tu renonces à toute vengeance, ce n’est pas une image d’airain ou d’or ou de diamant qu’ils t’érigeront sur la place publique, ils te dresseront un monument plus précieux que les plus riches matières, et où tu paraîtras revêtu de clémence et de bonté. C’est ainsi que chacun placera ton image dans son cœur, et tu compteras autant de statues qu’il y a et qu’il y aura jamais d’hommes sur la terre. Ce n’est pas seulement nous, ce sont nos enfants et les enfants de nos enfants qui entendront cette histoire ; et ils t’admireront, et ils t’aimeront, comme s’ils avaient eux-mêmes reçu le bienfait. Et pour te faire voir que je ne parle point par flatterie, mais qu’il en sera véritablement ainsi, je te rappellerai un ancien récit qui t’apprendra que les armées, la force, la richesse, la multitude des sujets et les autres avantages de cette nature donnent ordinairement moins d’éclat aux rois que la sagesse et la douceur de l’âme.

IX. « L’image du bienheureux Constantin avait été lapidée ; de toutes parts on l’excitait à punir cet outrage, à en tirer vengeance ; on lui disait que son visage était tout meurtri de coups de pierres ; mais lui, passant sa main sur son front et souriant avec douceur, répondit : « Je ne vois point que j’aie reçu aucune blessure ; ni ma tête ni mon visage n’ont souffert. » On dit que cette réponse fit rougir ces conseillers, qu’elle les couvrit de confusion, et qu’ils renoncèrent à leurs méchantes insinuations. Cette parole, tous la célèbrent aujourd’hui encore, et le temps n’a ni affaibli ni effacé le souvenir de cette sagesse.

« Quels trophées jetteraient autant d’éclat que cette parole ? Constantin a fondé bien des villes et vaincu bien des barbares, mais tout cela est oublié pour nous, tandis que sa réponse a été célébrée jusqu’à ce jour, et elle sera connue de nos enfants et des enfants de nos enfants. Mais ce qui est digne d’admiration, ce n’est pas que les générations futures l’apprennent, mais c’est que ceux qui la redisent et ceux qui l’écoutent l’accompagnent de louanges et de bénédictions. Personne ne peut l’entendre et garder le silence, mais tous se récrient, font l’éloge de celui qui l’a prononcée, et lui souhaitent toutes les félicités de l’autre vie. Que si cette parole lui a mérité tant de gloire auprès des hommes, quelles couronnes ne recueillera-t-il pas auprès du Dieu de bonté ?

« Mais est-il besoin de citer Constantin et d’alléguer les exemples d’autrui, quand je devrais puiser mes exhortations dans toi-même, dans tes actes de vertu ? Souviens-toi que naguère, à l’époque de cette même fête, tu envoyas par toute la terre une lettre qui ordonnait de mettre en liberté les prisonniers et de leur pardonner leurs crimes ; et, comme si cela ne suffisait pas encore pour témoigner de ta bonté, tu disais dans cette lettre : « Que ne puis-je aussi rappeler et faire sortir du tombeau ceux qui ne sont plus ! que ne puis-je les ramener à la vie ! » Souviens-toi de ces paroles aujourd’hui. Voici le moment de rappeler les morts, de les tirer du tombeau, de les rendre à l’existence. Car ces malheureux sont déjà morts, et, avant même que ton arrêt soit rendu, la ville entière se trouve aux portes de l’enfer. Tire-la donc de son tombeau ; tu le peux sans dépense, sans délai, sans peine ; tu n’as qu’un mot à dire pour faire sortir Antioche des ténèbres où elle est plongée. Permets qu’elle prenne en ce jour un nom qui rappelle ta clémence : car elle sera moins reconnaissante envers son premier fondateur qu’envers l’arrêt qui va la sauver ; et ce sera justice. Celui-là, après lui avoir donné l’existence, a quitté cette terre, tandis que toi tu relèveras une grande et puissante cité abattue tout à coup après de longs jours de prospérité. Si des ennemis l’avaient prise, si des barbares l’avaient envahie, tu serais moins grand en la sauvant du péril qu’en l’épargnant aujourd’hui : de ces deux choses, l’une a été faite mille fois par mille princes divers ; l’autre aura été accomplie par toi seul, par toi le premier, et contre toute attente. Protéger ses sujets n’a rien de surprenant ni d’extraordinaire, c’est ce qu’on voit tous les jours ; dompter sa colère après avoir essuyé de tels outrages, voilà ce qui surpasse la nature humaine.

X. « Songe qu’en ce jour tu n’as pas seulement à prononcer sur le sort de cette ville, mais sur ta propre gloire, ou plutôt sur le christianisme tout entier. Les Juifs, les Gentils, toute la terre, les barbares mêmes (car ils savent aussi ce qui s’est passé), ont les yeux fixés sur toi ; ils attendent l’arrêt que tu vas prononcer contre les coupables. Si tu rends une sentence de douceur et de bonté, ils te loueront tous, ils glorifieront Dieu, et se diront entre eux : « Oh ! quelle est la puissance de la religion chrétienne ! un homme qui n’a pas d’égal sur la terre, qui est maître de tout renverser, de tout détruire, elle le contient et le dompte, elle lui enseigne une modération qu’un simple particulier même n’eût pas montrée. Le Dieu des chrétiens est véritablement grand, lui qui change les hommes en anges et les élève au-dessus de tous les sentiments de la nature. »

XI. « Ne conçois pas une crainte vaine ; n’écoute pas ces hommes qui te disent que les autres cités seront moins soumises, qu’elles mépriseront ton autorité, si Antioche n’est point châtiée. Ah ! si tu étais hors d’état de punir, si les coupables avaient triomphé de toi par la force, si leur puissance était égale à la tienne, ces appréhensions seraient fondées peut-être ; mais s’ils sont frappés de terreur et déjà morts d’épouvante, s’ils sont prosternés à tes pieds dans ma personne, si chaque jour ils s’attendent à tomber dans l’abîme ; si, les yeux élevés au ciel, ils adressent à Dieu de communes prières, le suppliant de se joindre à moi, de m’assister dans cette mission ; si, semblables à des hommes qui vont rendre le dernier soupir, ils songent chacun à ce qui les touche de près, comment une pareille crainte n’est-elle pas vaine ? Non, si tu avais donné l’ordre de les égorger, ils n’auraient pas enduré tous les maux qu’ils souffrent en ce moment, vivant depuis tant de jours dans la terreur et les alarmes : le soir vient, et ils ne s’attendent pas à voir l’aurore ; le jour se lève, et ils n’espèrent pas aller jusqu’au soir. Combien d’entre eux sont tombés sous la dent des bêtes féroces, tandis qu’ils cherchent les déserts et se réfugient dans des lieux inaccessibles ; non-seulement des hommes, mais de petits enfants, mais des femmes libres et de haut rang, cachés pendant tant de nuits et tant de jours dans des cavernes, dans des antres, dans des ravins ! Une captivité d’un nouveau genre enveloppe la ville. Ses édifices et ses remparts sont debout, mais elle est plus misérable encore que les cités réduites en cendres ; aucun barbare n’est là, aucun ennemi ne se montre, mais les habitants sont plus malheureux que des prisonniers, et la feuille qui s’agite les glace chaque jour d’épouvante. Tous les peuples le savent, et la vue d’Antioche détruite ne serait pas pour eux une leçon aussi forte que le récit de ses malheurs. Ne crois donc pas que les autres villes seront moins soumises. Quand tu les renverserais de fond en comble, tu les instruirais moins que par cette attente incertaine de l’avenir, enseignement plus salutaire que tous les châtiments.

XII. « Ne prolonge pas davantage leurs afflictions, mais permets-leur enfin de respirer. Châtier ses sujets, tirer vengeance de leurs fautes, c’est chose facile et simple ; épargner ceux qui nous ont outragés, pardonner à ceux dont le crime semble être au-dessus du pardon, c’est ce dont un homme ou deux au plus sont capables, surtout quand c’est un roi qui est l’offensé. Il est aisé de contenir une ville par la crainte ; mais conquérir l’amour de tous les humains, leur inspirer à tous de l’affection pour ton autorité, les amener à former des vœux, non-seulement en commun, mais en particulier, pour la gloire de ton règne, voilà ce qui est difficile. On aurait beau dépenser d’immenses trésors, faire mouvoir d’innombrables armées, mettre tout en œuvre, on ne gagnerait qu’avec peine l’affection de tant d’hommes ; mais toi, tu le peux aujourd’hui aisément et sans effort ; ceux qui auront éprouvé tes bienfaits et ceux qui en entendront le récit seront dans les mêmes dispositions à ton égard. Au prix de quelles richesses et de quelles fatigues n’achèterais-tu pas l’avantage d’acquérir en un instant toute la terre, et de persuader à tous ceux qui existent ou qui naîtront un jour de faire pour ta personne les mêmes vœux que pour leurs enfants ? Et si telle est la récompense auprès des hommes, songe à la grandeur de celle que tu recevras de Dieu, non-seulement pour ta noble action, mais pour tous les traits de même vertu dont sera témoin l’avenir.

XIII. « Car si jamais, ce que je suis loin de souhaiter, les mêmes circonstances se renouvelaient, et que les princes outragés voulussent venger leur injure, ta douceur et ta modération seront pour eux une grande leçon, une exhortation puissante ; ils rougiraient, ils auraient honte de rester au-dessous d’un pareil exemple de sagesse. Tu seras donc le maître de tous les rois à venir, et tu l’emporteras sur eux, quand bien même ils s’élèveraient au plus haut degré de la vertu. Car ce n’est pas la même chose de donner le premier l’exemple d’une telle bonté ou d’imiter les généreuses actions d’autrui présentes à nos yeux. Aussi, de quelque humanité, de quelque clémence que tes successeurs fassent preuve, tu en recevras la récompense avec eux ; c’est à celui qui a planté la racine qu’il faut attribuer les fruits. Nul donc ne peut partager aujourd’hui avec toi le prix d’une clémence dont tu as seul le mérite ; mais si dans l’avenir d’autres hommes se montrent tels que toi, tu pourras partager également la gloire avec eux tous, et remporter la même part que le maître dans les succès des disciples : que si nul ne t’imite, eh bien, les louanges et les bénédictions croîtront pour toi à chaque génération.

XIV. « Songe combien il sera beau que la postérité apprenne qu’au moment où une si grande ville avait mérité le châtiment et la vengeance, où tous frissonnaient de crainte, où les généraux, les préfets, les juges épouvantés n’osaient ouvrir la bouche pour ces malheureux, un seul vieillard s’avança vers toi, revêtu du sacerdoce de Dieu, fléchit l’âme du maître par sa seule vue, par son seul abord, et que l’empereur, respectant les lois de Dieu, accorda au vieillard la grâce qu’il avait refusée à tous ses autres sujets. Car la ville même, ô prince, ne t’a pas fait un médiocre honneur en me choisissant pour cette ambassade ; elle a rendu de toi ce témoignage le plus grand et le plus beau de tous, que tu estimes, malgré leur faiblesse, les prêtres de Dieu plus que tout l’empire soumis à tes lois. Mais je ne viens pas seulement aujourd’hui de la part de mes concitoyens ; avant eux le maître commun des anges m’a envoyé vers toi, pour redire ces paroles à ton âme si douce et si clémente : « Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu’ils font contre vous, votre Père céleste vous pardonnera aussi vos péchés. » Souviens-toi donc de ce jour où tous nous rendrons compte de nos actions ; songe que, si tu as commis quelques fautes, tu peux les effacer toutes sans effort par le jugement que tu vas rendre.

XV. « Les autres envoyés apportent de l’or, de l’argent et d’autres présents semblables ; moi, je suis venu près de ton trône avec les saintes lois que je te présente pour tous dons, et je te conjure d’imiter ton maître, qui, insulté chaque jour par nous, ne se lasse point de répandre ses bienfaits sur nous tous. Ne confonds pas nos espérances, ne démens pas nos promesses. Je veux que tu le saches et que les autres le sachent aussi : si tu daignes te réconcilier avec notre ville, lui rendre ton ancienne bienveillance, déposer ta juste colère, je m’en retournerai plein de confiance ; mais si tu bannis Antioche de ton cœur, non-seulement je n’y rentrerai point, je ne reverrai point son sol, mais je la renierai à tout jamais, et me ferai inscrire dans une autre ville. Loin de moi de regarder comme ma patrie une cité avec laquelle le meilleur et le plus clément de tous les hommes n’aurait pas voulu se réconcilier et faire sa paix ! »

XVI. Ces discours, et d’autres qu’il ajouta encore, émurent tellement le prince qu’il lui arriva ce qui était autrefois arrivé à Joseph. Joseph, à la vue de ses frères, était prêt à verser des larmes, mais il cachait son attendrissement pour ne pas découvrir sa feinte ; de même l’empereur pleurait au fond du cœur, mais il ne le laissait pas voir à cause de tous ceux qui se trouvaient là. Cependant il ne put déguiser jusqu’au bout son émotion ; il se trahit malgré lui. Après la harangue qu’il venait d’entendre, il ne fut pas besoin de longs discours ; il dit ces seules paroles, qui reflètent sur lui un éclat bien plus vif que celui de son diadème : « Eh quoi ! est-il donc si étonnant et si merveilleux que nous autres hommes nous fassions taire notre colère contre des hommes qui nous ont offensés ? puisque le maître de la terre, venu en ce monde, fait esclave pour nous, mis en croix par ceux qu’il avait comblés de bienfaits, implora son père pour ses bourreaux et lui dit : « Pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Est-il donc étonnant que nous pardonnions à nos compagnons d’esclavage ? »

Et ces paroles étaient sincères, comme le prouva tout ce qui suivit, et particulièrement ce que je vais vous dire. Comme le prêtre voulait rester auprès de lui pour célébrer la fête, il le força de hâter son départ et de se montrer à ses concitoyens. « Je sais, lui dit-il, que leurs âmes sont tourmentées, que le malheur a laissé chez eux plus d’une trace ; va, console-les. S’ils voient leur pilote, ils ne se rappelleront même plus la tempête passée, ils effaceront de leur souvenir toutes leurs douleurs. » Et comme le prêtre insistait et le priait d’envoyer son fils, voulant montrer clairement qu’il avait banni tout ressentiment de son cœur, il ajouta : « Priez pour que ces obstacles disparaissent, pour que ces guerres s’éteignent, et je viendrai moi-même. » Peut-on rien imaginer de plus doux qu’une telle âme ? Que les Gentils soient donc confondus, ou plutôt qu’ils ne soient pas confondus, mais instruits ; que, renonçant à leurs erreurs, ils viennent à cette puissance du christianisme, et que le prince et le prêtre leur apprennent la sagesse de notre loi.

Le pieux empereur ne s’en tint pas là ; mais quand le prêtre eut quitté la ville et traversé la mer, dans sa vive sollicitude il lui envoya encore des courriers, afin qu’il ne perdît point de temps, et qu’en célébrant la Pâque au dehors il ne privât pas la ville d’une partie de sa joie. Quel tendre père eût pris tant de soin pour les enfants qui l’auraient outragé ? Mais je dois rapporter un nouveau trait à la louange du juste. Après ce qu’il avait accompli, il ne se pressa pas, comme un homme jaloux de gloire, d’apporter lui-même les lettres qui devaient dissiper notre affliction ; comme il marchait trop lentement, il voulut qu’un homme habile à conduire des chevaux prît les devants et annonçât à la cité l’heureuse nouvelle, afin que les délais de son retour ne prolongeassent pas notre abattement. Il n’avait qu’une chose à cœur, et ce n’était pas qu’il apportât lui-même cette bonne nouvelle si féconde en joie, mais que notre cité respirât au plus tôt.

XVII. Alors vous avez orné la place publique de guirlandes, allumé des flambeaux, dressé devant les maisons des lits de feuillage, célébré une fête comme si Antioche venait d’être nouvellement fondée ; soyez toujours en fête à l’avenir, mais d’une autre manière, vous couronnant de vertu au lieu de fleurs, allumant dans vos âmes le flambeau des bonnes œuvres, vous réjouissant d’une joie spirituelle. Ne cessons jamais de rendre grâce à Dieu de toutes ces choses ; remercions-le avec une profonde reconnaissance, non-seulement de ce qu’il a dissipé le danger, mais de ce qu’il a permis que le danger se formât ; car il s’est servi de ces deux moyens pour illustrer notre ville. Entretenez, comme dit le prophète, entretenez vos enfants de toute cette histoire ; que vos enfants le disent à ceux qui naîtront d’eux, et ceux-là aux races suivantes, afin que tous ceux qui viendront jusqu’à la consommation des siècles, apprenant les témoignages de bonté que Dieu a donnés à cette ville, nous estiment heureux d’avoir ressenti les effets d’une pareille faveur, admirent le maître qui vient de relever une ville tombée à ce degré d’abaissement, et trouvent eux-mêmes dans tout ce qui est arrivé des exhortations à la sagesse. Ainsi la connaissance de nos malheurs pourra être utile non-seulement à nous, si nous les gardons présents à notre mémoire, mais à ceux qui naîtront après nous. Pénétrés de toutes ces réflexions, rendons au Dieu de bonté de continuelles actions de grâce et pour notre délivrance et même pour les maux qu’il a permis, instruits par les saintes Écritures et par notre propre expérience qu’il ordonne toujours toutes choses en vue de notre bien avec cette bonté qui lui est propre ; et puissions-nous, après en avoir toujours éprouvé les marques, obtenir aussi le royaume céleste en Jésus-Christ Notre Seigneur, à qui appartient la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.