Hommes illustres de la Renaissance - Thomas Morus/02
THOMAS MORUS.[1]
Les évènemens de l’histoire générale de l’Angleterre, auxquels se rattache la vie publique de Thomas Morus, n’étant pas de mon sujet, je n’ai point à retracer la disgrace de Wolsey, ni les circonstances, assez compliquées, qui l’accompagnèrent. Il suffira de dire que l’administration qui remplaça le cardinal fut l’ouvrage d’Anne de Boleyn, laquelle y fit entrer son père, et que ce fut proprement le ministère du divorce et du nouveau mariage. Wolsey, d’abord opposé à l’un et à l’autre, puis, par amour de sa place, et par la crainte du danger qu’il courait en la perdant, réconcilié faiblement avec cette double intrigue, Wolsey avait succombé pour ne l’avoir pas toujours voulu et pour n’y avoir pas réussi après s’y être entremis. On cherchait qui pouvait le remplacer dans le titre et les fonctions de chancelier, le seul poste dont le roi n’eût pas disposé dès l’abord en formant la nouvelle administration. On ne voulait plus d’un homme d’église ; Wolsey avait dégoûté de ces sujets de deux maîtres, qui presque toujours vendaient l’un à l’autre. « Je crois bien, disait l’évêque de Bayonne, ambassadeur de France à Londres, que les prêtres ne toucheront plus aux sceaux. » Henry en était las ; outre qu’un haut dignitaire ecclésiastique eût été déplacé dans une administration nommée contre le pape, et dont le chef réel, dit malignement le même évêque, « était par-dessus tout mademoiselle Anne. » Le roi jeta les yeux sur Thomas Morus, qui fit la faute d’accepter, en homme habitué à se laisser pousser où on avait besoin de lui, et à recevoir son ambition même de la main d’autrui. On le choisit à deux fins, d’abord pour conjurer le parlement, avec qui l’on allait avoir de grands démêlés, ensuite pour attaquer sa conscience par sa reconnaissance. Il entra dans le ministère, avec une opinion arrêtée contre le divorce qui devait en être l’unique affaire, espérant peut-être que le roi serait guéri de sa fatale passion par l’impossibilité d’y convertir son royaume. Aussi bien, une première fois, Henry avait cessé un moment de voir Anne de Boleyn, et témoigné le désir de revenir à la reine.
Morus apportait aux affaires un esprit fatigué et une ame profondément triste. Au dehors, les guerres entre la France et l’Empire, les progrès de la réforme, les déchiremens de l’Allemagne ; au dedans, cette malheureuse question du divorce, le remplissaient de soucis et de pressentimens. Un jour qu’étant à Chelsea il se promenait avec Roper sur les bords de la Tamise, il prit tout à coup le bras de son gendre, et lui montrant le fleuve : — « Il y a trois choses que je voudrais voir arriver, fils Roper, dussé-je à ce prix être mis dans un sac et jeté dans cette rivière. — Quelles sont donc ces choses, dit Roper, pour lesquelles vous donneriez votre vie ? — Écoutez-moi, fils : en premier lieu, je voudrais qu’au lieu de la guerre qui divise en ce moment tous les princes chrétiens, nous eussions la paix universelle ; en second lieu, que l’église du Christ, en ce moment déchirée par les hérésies, rentrât dans l’unité de la foi catholique ; en troisième lieu, que le mariage du roi, qui cause tant de discussions, fût, pour la gloire de Dieu et la tranquillité de tout le monde, mené à bonne fin[2]. » Sur cette question du divorce et du mariage il s’était toujours abstenu de donner une opinion formelle, encore plus par charité chrétienne que par prudence ; mais comme il avait une conscience où chacun pouvait lire et entendre sans qu’il parlât, Roper comprit bien ce que signifiait ce vœu discret d’une bonne fin.
C’était la première fois qu’on voyait les sceaux d’Angleterre donnés à un homme qui n’était ni noble ni prélat. Il fallut justifier cette nouveauté. Ce fut le duc de Norfolk, chef nominal du nouveau conseil, et chargé en cette qualité d’installer Morus, qui se chargea de montrer par combien de vertus et de savoir le nouveau chancelier compensait le désavantage de son peu de naissance et de son état de laïc. Il fit cette remarque, qui n’était pas sans habileté, dans un parlement où le mariage de Henry comptait de nombreux opposans, que le monarque avait voulu, par le choix de Morus, témoigner à la chambre des communes qu’il savait bien trouver sur ses bancs à qui confier des fonctions réservées jusque-là aux évêques et à la noblesse. Morus répondit par d’humbles remerciemens. « Il avait été forcé, comme sa majesté se plaisait à l’avouer, d’entrer à son service et de devenir courtisan. De toutes les dignités dont on l’avait comblé, la dernière et la plus haute de toutes était celle qu’il avait le moins désirée et qu’il acceptait avec le plus de répugnance. Mais telle était la bonté du roi qu’il tenait compte du dévouement du moindre de ses sujets, et qu’il récompensait avec magnificence, non-seulement ceux qui en étaient dignes, mais ceux même qui n’avaient pour tout mérite que le désir d’en être dignes. » Ces paroles, semblables en apparence à celles de tous les ambitieux qui semblent se résigner à ce qu’ils ont le plus envié, ces paroles étaient sincères et nobles dans la bouche de Morus, et peut-être y avait-il dans cette phrase, où il prenait le roi en témoignage de sa résistance à sa propre fortune, une vague prière de ne pas trop lui demander pour des fonctions acceptées surtout par obéissance.
Son langage fut sublime, de convenance et de courage, lorsque, se retournant vers le siége où il allait s’asseoir, et d’où Wolsey était tombé, il dit avec une émotion qui passa dans toute l’assemblée :
« Mais quand je regarde ce siége, et que je considère quels grands personnages s’y sont assis avant moi ; quand surtout je me rappelle l’homme qui l’a occupé le dernier, son étonnante sagacité, son expérience consommée, quelle fut sa haute fortune pendant quelques années, et comment il finit par une chute si triste, mourant sans honneur et sans gloire, j’ai quelque raison de regarder les dignités humaines comme choses de peu de durée, et la place de chancelier comme beaucoup moins désirable que ne le pensent ceux qui m’en voient honoré, car c’est une tâche si difficile de suivre un tel homme pas à pas, et de mériter les éloges qu’on a donnés à son esprit, à sa prudence, à l’éclat de ses talens, que je dois paraître, eu égard à lui, comme la lumière d’une chandelle quand le soleil est couché. Et de plus, la chute soudaine et inattendue d’un tel homme me montre, par une leçon terrible, qu’un tel honneur ne doit guère me flatter, et que l’éclat de ce siége est peu propre à m’éblouir les yeux. C’est pour cela que j’y vais monter comme dans une place pleine de travail et de dangers, dépourvue de tout honneur véritable et solide, et dont il faut d’autant plus craindre de tomber que l’on tomberait de plus haut. Et en vérité, je trébucherais dès le premier pas si je n’étais soutenu par la bonté du roi et rassuré par les marques d’estime que je reçois de vous. Sans cela ce siége ne me sourirait pas plus qu’à Damoclès l’épée suspendue sur sa tête par un crin de cheval, lorsque assis sur le trône de Denys, tyran de Syracuse, il s’oubliait dans la bonne chère d’un festin royal. Au reste, j’aurai toujours devant les yeux, d’une part, que ce siége sera pour moi honorable, glorieux, si je remplis mes devoirs avec zèle, diligence et fidélité ; d’autre part, qu’il peut arriver que la jouissance en soit courte et incertaine : or, mon travail et ma bonne volonté devront m’assurer la première chose ; l’exemple de mon prédécesseur m’édifiera sur la seconde. Qu’on juge maintenant combien doivent me plaire et la dignité de chancelier et les éloges du noble duc[3]. »
Ce fut un spectacle touchant de voir, dans le palais de Westminster, les deux plus grandes chambres du royaume, celle de la justice du banc du roi, et celle des lords, présidées, l’une par le père, et l’autre par le fils. Le père de Morus était alors âgé de quatre-vingt-dix ans. Tous les jours, avant d’aller remplir sa charge, le chancelier demandait à genoux la bénédiction du vieillard, lequel eut le bonheur de mourir, son fils étant encore en charge, et sans que ses derniers momens fussent troublés par la crainte de cette chute à laquelle le successeur de Wolsey se tenait prêt.
À peine Morus fut-il en possession de sa charge que le roi vint lui en demander le prix. Ce prix, c’était de se prononcer pour le divorce. Henry usa d’adresse. Au lieu d’exiger une adhésion immédiate, il se contenta de recommander la matière à ses méditations, comme s’il se fût agi, non pas d’ouvrir à la maîtresse le lit de la femme légitime, mais de mettre d’accord le Lévitique avec saint Paul. Morus, qui comprit où en voulait venir le roi, se jetant à ses genoux, le pria de lui continuer ses bonnes graces d’autrefois, ajoutant que rien au monde n’avait été si sensible à son cœur que de ne rien trouver dans cette affaire où sa conscience lui permît de satisfaire sa majesté. Il lui rappela le serment qu’il lui avait fait tenir, en le prenant à son service, de penser d’abord à Dieu, et, après Dieu, au roi, ce qu’il avait toujours fait et ferait toujours. Henry, déconcerté, le releva, et, cachant son dépit sous des paroles de bienveillance, il lui répondit très gracieusement que, s’il ne pouvait pas, en conscience, le contenter sur cela, ses services lui seraient toujours agréables en toute autre chose ; il ajouta que tout en prenant, sur cette question, les avis de ceux de ses conseillers dont les consciences pouvaient s’accorder avec son sentiment, il lui garderait sa faveur accoutumée, et ne le troublerait plus de ce sujet. Morus, un moment délivré, se concentra dans les devoirs judiciaires de sa charge. Il n’assistait jamais aux conseils où s’agitait la redoutable question du divorce, et ne prenait aucune part à la direction générale des affaires, abaissant cette haute position de chancelier que Wolsey avait élevée au niveau du trône, se mettant à l’ombre, dérobant derrière le magistrat affairé le catholique austère de qui l’Angleterre attendait une opinion, s’effaçant, s’annulant, comme s’il eût senti qu’il s’était laissé placer trop haut pour que la neutralité lui fût permise dans une question qui agitait toute l’Europe. Mais Morus était un de ces hommes qui ne peuvent pas se cacher, et dont la conscience, ayant long-temps réglé celle du public, ne peut se taire dans les momens graves sans être interpellée de toutes parts. Il allait être trahi par l’estime de toute l’Angleterre, et, quoiqu’il n’eût laissé rien voir de sa pensée, il était à croire que l’opinion publique, habituée à y lire, ne permettrait pas au roi de ne pas s’inquiéter de son silence. Tel était le malheur de sa position que ce silence même, loin de diminuer la responsabilité morale de Henry, comme c’était le charitable désir de Morus, bon chrétien et sujet fidèle, fut plus nuisible au roi qu’une opposition déclarée, par toutes les interprétations sévères qu’en donnait le public. La faute de la position devint le crime de l’homme.
Le soin presque exclusif que Morus donna aux affaires purement judiciaires de la chancellerie rendit à la justice publique l’activité qu’elle avait perdue sous Wolsey, lequel n’était ni un juriste, ni un homme de détail. Les procédures qui s’éternisaient sous son administration, plus brillante que solide, furent reprises et menées avec vigueur par Morus. Le nouveau chancelier mit à flot toutes les affaires laissées en suspens, et donna une impulsion forte et utile à tous les corps de la judicature, lesquels s’étaient relâchés, faute d’un contrôle supérieur. Comme magistrat, nul ne porta plus loin que lui les vertus de sa profession, probité, intégrité, vigilance. Dans des temps réguliers, où la promptitude et la sûreté des jugemens auraient été comptées comme l’un des plus grands biens dans un vaste état, l’administration de Morus eût été assez utile et assez glorieuse pour qu’on lui reconnût le droit d’être neutre sur toute autre chose. Mais, dans l’état des esprits et de la civilisation d’alors, son application aux affaires spéciales de sa place ne fut pas appréciée, et nul ne lui en tint compte, si ce n’est peut-être quelques cliens qui languissaient après une décision, et qu’il retira des mains de la justice subalterne. La nation, qui l’attendait ailleurs, ne le crut pas dispensé du plus parce qu’il faisait le moins, et, comme il arrive, on ne lui sut pas gré d’avoir rendu des services qu’on ne lui demandait pas.
Dans les cas où la loi et le bon sens étaient d’accord, Morus montrait la seule qualité qu’on exige du magistrat : à savoir la promptitude. Dans ceux où le bon sens était blessé par la loi, il tempérait l’une par l’autre. Dans les cas imprévus, il avait une sorte d’équité ingénieuse, à la manière de Salomon, plus piquante qu’élevée, et marquée, si cela peut se dire, d’un peu de sauvagerie. On en citait des traits qui reportent l’esprit aux temps antiques. Un joli chien, volé à une pauvre femme, avait été vendu à lady Morus. La véritable maîtresse de l’animal, ayant su où il était, se présenta devant le chancelier, alors en pleine audience, et se plaignit de ce que lady Morus retenait son chien. Le chancelier fit aussitôt appeler sa femme. Il prit le chien dans ses mains, et faisant placer lady Morus au haut bout de la salle, à cause de son rang, et la pauvre femme au bas bout, il leur dit à toutes deux d’appeler le chien. L’animal, entendant la voix de sa première maîtresse, courut aussitôt à elle ; alors Morus dit à sa femme qu’elle s’en consolât, car le chien ne lui appartenait pas. Mais comme celle-ci réclamait contre ce jugement, le chancelier acheta le chien à la pauvre femme trois fois sa valeur, ce qui mit tout le monde d’accord.
N’étant encore que sous-sherif de la Cité de Londres, il avait remarqué, en assistant aux sessions de Newgate, un vieux juge qui grondait toujours les pauvres gens dont on avait coupé la bourse, disant que c’était leur faute si l’on voyait tant de voleurs aux assises. Morus envoya chercher un des plus habiles coupeurs de bourse de la prison de Newgate, et lui promit de parler pour lui s’il voulait enlever la bourse du vieux juge, à l’audience du lendemain. Le voleur consentit à tout. Le lendemain, au commencement de la séance, son affaire est appelée. Il dit qu’il est sûr de prouver son innocence, si on lui permet de parler en particulier à l’un des juges. On lui demande lequel. Il désigne le vieux censeur des gens volés. À cette époque, on portait sa bourse suspendue à la ceinture. Pendant que penché à l’oreille du juge, il l’amusait par des aveux, il lui coupe habilement sa bourse, et revient à sa place avec beaucoup de solennité. Morus, prenant alors la parole, demande aux juges de vouloir bien faire l’aumône à un pauvre diable qui était là, accusé sans doute de vagabondage. Lui-même donne l’exemple. Tous les juges mettent la main à leur bourse. Le bonhomme, ne trouvant pas la sienne, s’écrie qu’on la lui a volée, qu’il l’avait sur lui quand il s’est mis à son banc. — « Eh quoi ! dit plaisamment Morus, est-ce que vous accuseriez quelqu’un d’entre nous de vous avoir volé ? » — Le bonhomme commençant à se fâcher, Morus fait appeler le filou, lui reprend la bourse, et la rendant au vieux juge : « Je puis vous conseiller, dit-il, d’être moins sévère pour les pauvres gens qui se laissent couper leur bourse, puisque vous-même vous ne savez pas garder la vôtre en pleine audience[4]. »
Outre ses devoirs judiciaires, Morus continuait en son nom la polémique religieuse qu’il avait engagée sous un nom supposé avec Luther. Divers ouvrages de doctrine l’avaient signalé depuis ce débat au ressentiment des réformés. Avant son élévation au poste de chancelier, il avait publié une réponse ingénieuse et pleine de verve à un ouvrage contre les moines, qui avait pour titre la Requête des pauvres. Ceux-ci se plaignaient dans ce livre que les charités qui leur devaient revenir fussent dévorées par les moines fainéans. Ils opposaient les besoins des vrais pauvres à la grasse oisiveté de ces pauvres de nom, et, poussant l’attaque jusqu’au saint-siége, ils prétendaient que les papes étaient condamnables, puisqu’en n’ouvrant le purgatoire qu’à ceux qui faisaient des dons, ils en excluaient les ames des pauvres tant affectionnés du Christ. La réponse de Morus était une sorte de contre-requête des ames du purgatoire. Il y décrivait les souffrances de ces ames, et le bien que leur faisaient les messes des moines. Il défendait avec beaucoup de preuves la croyance au purgatoire que la Requête des pauvres mettait en doute. Il importait à l’avocat des moines de sauver le purgatoire, dans l’institution duquel ceux-ci jouaient le rôle d’intermédiaires entre les ames rachetables et Dieu. Morus fut réfuté. Il riposta. La prose anglaise y gagnait, à défaut d’autre résultat solide. Morus la manie dans ces écrits avec fermeté, vivacité, quelquefois avec éclat, et, sous ce tissu de phrases longues, chargées d’incidentes, manquant de proportion et de grace, on voit se former cet idiome anglais dont la liberté fera une des plus belles langues politiques qu’aient parlées les hommes.
Depuis cette première querelle, la dispute était devenue plus générale. Des réformés anglais, retirés à Anvers pour échapper à la justice sévère dont les conciles armaient les évêques, inondaient l’Angleterre de livres et de pamphlets où tout le catholicisme romain était bouleversé. L’un des plus hardis, Tyndall, avait fait grand bruit par un ouvrage qui touchait avec scandale à tous les points de la foi. Morus, alors chancelier d’Angleterre, entama avec lui une polémique qui ferait la matière de six volumes. Une moitié seulement parut pendant qu’il était chancelier ; l’autre ne fut écrite et publiée qu’après sa sortie de charge. Les questions y étaient traitées avec plus de doctrine, de profondeur et de sévérité, que dans la Requête des ames du Purgatoire, ouvrage qui sent plus la plaidoirie que la théologie. Quoiqu’on retrouve dans la réfutation du livre de Tyndall ce sel grossier, cette ironie plus vive que délicate, et ces inévitables bons mots dont Morus farcit tous ses ouvrages, une certaine colère s’y fait sentir, sourde et cachée ; et, pour parler comme Érasme, la superstition s’y montre déjà plus que la foi. C’en est fait, Morus n’est plus libre. Il commençait à se passionner plus contre les hommes que pour la cause, ce qui n’était qu’un signe trop certain que cette belle et noble intelligence allait glisser de la foi dans le fanatisme. Morus était arrivé à cette limite suprême du raisonnement, où l’idée de contraindre ses adversaires par la force se mêle à l’idée de les convertir par la raison, et où il semble que la main qui tient la plume soit impatiente de prendre la hache. Il était chancelier d’Angleterre et l’homme le plus puissant du royaume après le roi : allait-il être tenté de déployer la force ? Allait-il se souiller par des meurtres ? L’humilité de plus en plus croissante du chrétien n’allait-elle être pour Morus, comme pour tant d’orthodoxes impitoyables, qu’un leurre de la conscience qui cache à l’homme l’orgueil de son esprit ? La postérité devait-elle dire de Morus, assassiné juridiquement par Henry viii, que, comme il avait tiré l’épée, il devait périr par l’épée ? Mais ne précipitons pas le récit.
C’est dans les courts instans de relâche que lui laissait sa place de chancelier, accrue à dessein, comme je l’ai remarqué, de mille devoirs inconnus à ses prédécesseurs ; c’est la nuit, dans le temps pris sur son sommeil, que Morus écrivait ses réponses à Tyndall. Elles étaient fort lues et fort goûtées. Morus s’y dédommageait-il secrètement, par d’ardentes professions d’orthodoxie catholique, du silence qu’il gardait sur la légalité religieuse du divorce, et n’était-il pas bien aise qu’on devinât, par l’intégrité de sa foi sur tous les autres points, ce qu’il devait penser sur le seul point particulier où il se tût ? Ou bien voulait-il, en se renfermant dans les choses de pur dogme, se faire libérer de toute compétence en une matière mêlée de politique, et, par ses immenses travaux, comme magistrat et comme antagoniste des protestans, faire croire à l’Angleterre qu’il ne pouvait pas avoir un avis dans une affaire qu’il n’avait pas le temps d’étudier ? Quoi qu’il en soit, l’impression générale qui resta de ses écrits, fut que l’homme qui savait si bien lire au fond des choses sacrées, était le seul capable de résoudre les contradictions des textes, dans la question du divorce. Plus Morus faisait d’efforts pour échapper à la compétence que lui déférait l’Angleterre, plus l’Angleterre lui trouvait de titres à l’avoir, et de droits à s’en emparer. Placé entre deux tyrans impitoyables, le roi et l’opinion, l’un qui voulait sa honte, l’autre qui lui imposait une désobéissance glorieuse, Morus ne dut-il pas penser pour la première fois à s’en délivrer par le martyre ?
Sa place de chancelier, la plus riche de tout le royaume, entre les mains d’un homme qui en eût accepté tous les petits profits détournés et illicites, comme présens et épices de cliens, cette place, volontairement réduite par Morus au traitement qu’il recevait du roi, l’avait laissé pauvre comme auparavant. Les évêques d’Angleterre, pour la plupart, ardens catholiques, et dont quelques-uns même avaient usé contre les hérétiques des lois portées par les conciles, se cotisèrent pour offrir à Morus une somme de huit mille livres[5]. C’était, disaient les prélats, une faible récompense des services qu’il rendait à l"église et des longues veilles qu’il dépensait à ses ouvrages. Morus reçut la députation des évêques avec de grands témoignages de reconnaissance ; mais il ne voulut pas de leur argent. « Ce n’était pas, leur dit-il, une petite consolation pour lui que des hommes si savans et si sages voulussent bien être satisfaits de ses pauvres mérites, mérites dont il n’acceptait de récompense que de Dieu seul, à qui tout d’abord il en fallait rendre graces. Il remerciait leurs seigneuries d’une si grande marque de bonté et d’amitié ; mais il les priait de ne pas s’offenser, s’il n’acceptait pas leurs présens. » Les évêques voulurent offrir quelque chose à lady Morus et aux enfans. « N’en faites rien, milords, s’écria le chancelier ; j’aimerais mieux voir jeter tout cet argent dans la Tamise, que moi ou quelqu’un des miens nous en prissions un sou. Votre offre me fait le plus grand honneur, milords ; mais j’estime si fort mon plaisir et si peu mon intérêt, que, pour beaucoup plus d’argent que vous ne m’offrez, je ne voudrais pas avoir perdu le repos de tant de nuits passées dans ces travaux. Et pourtant, ajouta-t-il avec tristesse, je voudrais voir tous mes ouvrages brûlés et tout ce travail jeté au vent, si je pouvais obtenir à ce prix-là que toutes les hérésies eussent disparu. »
Henry viii, autrefois le frère d’armes de Morus dans la défense de la papauté, ne pouvait guère lui savoir gré de son zèle catholique depuis qu’il s’était tourné contre le pape. Les choses n’en étaient pas encore venues au point où elles en vinrent plus tard, quand on vit saint Thomas de Cantorbéry accusé de lèse-majesté, et ses os, célèbres par trois siècles de miracles, enlevés de leur châsse, et brûlés en place publique ; mais c’était déjà hautement déplaire au roi, que de soutenir l’orthodoxie catholique dans un moment où le chef de cette orthodoxie était brouillé avec lui. La place n’allait plus être tenable pour Morus. Ne pouvant le faire parler, Henry voulait du moins le compromettre par son silence, en amenant une épreuve où ce silence ne pût être qu’une révolte ouverte ou qu’un acte de lâcheté. Il convoqua le parlement pour lui demander le subside de noces. Mais, avant d’obtenir l’argent, il fallait d’abord détruire l’effet d’un bref du pape, publié récemment en Flandres, et par lequel il était défendu à tous les archevêques, évêques, cours ou tribunaux, de rendre aucun jugement dans l’affaire du divorce. Il fallait répondre au bref par la lecture des consentemens extorqués aux universités de Cambridge et d’Oxford sur la légalité du divorce, et vanter le zèle d’hommes pour la plupart intimidés ou corrompus. C’était là l’épreuve où l’on attendait Morus. Il fut forcé, comme président de la chambre des lords, d’aller aux communes, avec un cortége de nobles et d’évêques, lire ces adhésions arrachées ou vendues, et en faire l’éloge comme d’opinions spontanées. Il s’acquitta de sa charge froidement, avec solennité, mais sans rien laisser pénétrer de sa pensée. Ce n’était ni de la révolte ni de la soumission, et Morus avait tiré sa conscience du piége que lui tendait Henry. Toutefois, ce rôle était trop équivoque pour un homme de tant de droiture, et cette épreuve trop menaçante pour que Morus la regardât comme la dernière. Il songea donc à se démettre des sceaux.
Il s’en ouvrit au duc de Norfolk, qui était de ses amis jusqu’à ce qu’il fût de ses juges, et il le pria de communiquer sa résolution au roi, alléguant quelques infirmités qui le rendaient incapable des fatigues de son office. Le duc, pensant qu’il y avait plus de péril à sortir qu’à rester, essaya de le faire changer d’avis. Il lui parlait en ami, car il n’y allait pas encore de sa sûreté à se tourner contre lui, et il voulait sincèrement le voir rentrer dans les bonnes graces du roi. Morus fut inflexible. Toutefois, pour éviter jusqu’au bout l’apparence d’une guerre, il pria le duc d’obtenir du roi qu’il lui fût permis de venir remettre les sceaux entre les mains de sa majesté, voulant ainsi se montrer obéissant et fidèle jusque dans un acte que la cour allait qualifier de désertion.
Henry reçut les sceaux avec grace, et fit à Morus beaucoup d’éloges et de remercîmens pour tous ses bons services. Il ajouta qu’en considération de ces services et de ceux qu’il pouvait encore attendre de lui, Morus ne manquerait pas de trouver dans le roi, soit en ce qui toucherait son honneur, soit en ce qui toucherait sa fortune, un bon et gracieux maître ; promesses assez semblables à celles qu’il fit à sa maîtresse Anne, en la prenant pour femme, quelques mois après la démission du chancelier ! Le même sort attendait ceux qui avaient la faveur de cet homme et ceux qui avaient sa disgrace, et c’est sur l’échafaud qu’il mettait d’accord les rivaux qui s’étaient disputé la première. Anne avait été la plus ardente ennemie de Morus ; elle porta sa tête sur le même billot.
Morus, après avoir obtenu du roi une sorte de pardon pour l’acte le plus honnête et le plus ferme de sa vie, se sentit si soulagé et si libre d’esprit, qu’il reprit tout à coup sa gaieté et cette humeur particulière par laquelle il tirait des sujets de plaisanterie des choses les plus sérieuses. Cela se montra dans la manière dont il annonça sa démission à lady Morus. C’était un samedi que l’ex-chancelier avait été reçu par le roi. Le lendemain, qui était un dimanche et un jour de fête, peu de personnes sachant encore ce qui s’était passé, il alla entendre la messe dans l’église de Chelsea avec sa femme, ses gendres et ses enfans. C’était l’usage, la messe finie, qu’un des gentilshommes de milord chancelier alla trouver lady Morus à son prie-dieu et la prévint que le chancelier était sorti. Cette fois, ce fut Morus lui-même qui vint en personne au prie-dieu de sa femme, et qui lui dit, en faisant une profonde révérence et tenant son bonnet à la main : « S’il plaît à votre seigneurie, milady, de vous en venir, milord chancelier n’est plus ici. » Celle-ci ne comprit rien à ces paroles, et crut que c’était quelqu’une de ses plaisanteries accoutumées ; mais Morus, prenant un ton triste, lui dit qu’il n’était que trop vrai qu’il venait de quitter sa charge, et que le roi avait bien voulu accepter sa démission. Après un moment de douloureux silence, le caractère l’emportant : « Chansons, chansons, que tout cela ! s’écria-t-elle. Et que comptez-vous donc faire, monsieur Morus ? Voulez-vous donc rester au coin de votre feu à tracer des figures dans la cendre ? Croyez-moi, il vaut mieux gouverner qu’être gouverné. »
Il y eut une conversation sur ce ton aigre jusqu’à la maison de Chelsea, que Morus croyait posséder pour la première fois. Lady Morus était une femme mondaine, et pour qui descendre du rang de femme du chancelier d’Angleterre au triste rôle de mère de famille dans la maison d’un homme disgracié, était un coup mortel. Elle blâmait donc avec amertume la conduite de son mari, qui n’avait jamais songé, disait-elle, étant chancelier, à pourvoir ses enfans, et qui quittait sa charge sans se soucier de leur avenir, préférant son loisir à sa famille. Morus, pour rompre ce sujet, se mit à critiquer sa toilette et à railler la pauvre femme du peu de soin qu’elle prenait de sa personne. Cela arrêta court lady Morus, qui, oubliant la démission pour ne penser qu’à ce nouveau grief, se tourna vers ses filles, et leur renvoyant le reproche, se plaignit qu’elles n’eussent pas remarqué ce qui manquait à sa toilette. Les filles répondirent qu’elles n’y voyaient rien à reprendre. « Eh quoi ! dit Morus en riant, ne voyez-vous pas que le nez de votre mère est un peu de travers ? » Lady Morus ne tint pas à ces derniers mots, et, quittant brusquement son mari et ses filles, elle rentra seule à la maison[6].
Dans toute cette raillerie, qu’on ne trouvera peut-être pas de très bon goût, parce que c’est par l’imagination, cette faculté de l’esprit humain qui varie sans cesse dans ses délicatesses et ses répugnances, que nous en pouvons apprécier la convenance, dans ce long jeu de mots, il semble que Morus n’élude la douleur que par l’ironie. Le rire qui blesse les autres ne vient jamais d’un cœur gai.
Bientôt il rassembla tous les officiers de sa maison, dont plusieurs étaient de bonne famille et gens de mérite, et il leur dit qu’il ne pouvait plus les garder, quelque désir qu’il en eût ; mais que, s’ils voulaient bien lui faire savoir quelle carrière ils se proposaient de suivre, ou si leur dessein était de s’attacher à quelque noble personnage, il ferait tous ses efforts pour les placer à leur contentement. Ceux-ci, les yeux en larmes, répondirent qu’ils aimaient mieux le servir pour rien que d’autres pour les plus beaux traitemens. Morus les consola, et après quelques jours, il les plaça tous très convenablement, les uns chez des évêques, les autres chez des lords. Il donna sa barge à milord Audeley, qui lui succéda aux sceaux, et avec sa barge les huit rameurs. Il fit présent de son fou Patenson au lord-maire de Londres, à condition qu’il serait le fou de la maison et non de l’homme, et que chaque année il appartiendrait au nouveau lord-maire : disposition singulière qui prouve que les fous étaient des objets de luxe plutôt que de goût, puisqu’ils pouvaient ainsi appartenir successivement à plusieurs maîtres. Or, il n’y a pas apparence que plusieurs maîtres s’accommodassent des folies du même fou.
Sa maison licenciée, il s’occupa de faire descendre le train de sa vie au niveau de ses ressources. Il appela devant lui tous ses enfans et leur demanda leurs conseils, et s’ils pensaient qu’avec le peu qui lui restait de bien il pouvait continuer de les garder avec lui, comme c’était son plus cher désir. Les voyant tous silencieux et aucun ne donnant un avis : « C’est donc moi, leur dit-il, qui vous ouvrirai mon cœur là-dessus. J’ai passé tour à tour par le régime d’Oxford, par celui de l’école de la chancellerie, puis par Lincolns’ Inn, puis par la cour du roi, depuis la condition la plus humble jusqu’aux plus hautes dignités de l’état. De tout cela, il ne m’est resté guère plus de cent livres sterling de revenu annuel. Si donc nous voulons rester ensemble, il faut que chacun y mette un peu du sien. Mais voici mon conseil : ne nous laissons pas tomber tout d’abord au régime d’Oxford, ni à celui de l’école de la chancellerie. Commençons par la diète de Lincolns’ Inn, dont s’accommodent très bien des personnes de grand mérite, distinguées et d’un âge avancé. Si nos ressources n’y suffisent pas, l’année suivante nous nous rabattrons jusqu’au régime d’Oxford, dont se trouvent à merveille certains pères et docteurs très âgés et très doctes, qui y vivent dans des entretiens continuels. Si cela même est encore trop pour nos bourses, eh bien ! nous irons la besace au dos, tendant la main ensemble, avec l’espoir que quelque ame charitable nous fera l’aumône, et nous chanterons, devant la porte de chacun un Salve Regina ! De cette sorte nous ne nous séparerons point et nous nous consolerons mutuellement. »
La première chose que fit Thomas Morus, rentré dans la vie privée, fut de se préparer un tombeau. Il y fit transporter les cendres de sa première femme et attacher sur la muraille, au-dessus, une feuille de marbre noir sur laquelle on grava cette singulière épitaphe, composée par lui, en manière de brève histoire de sa vie.
« Thomas Morus, de la ville de Londres, né d’une famille qui n’était pas noble, mais honorable, quelque peu versé dans les lettres, ayant plaidé pendant une partie de sa jeunesse, et rendu la justice dans sa ville en qualité de sheriff, fut appelé à la cour par l’invincible roi Henry viii, le seul de tous les rois qui ait eu la gloire, jusqu’alors inouie, d’être appelé à juste titre le défenseur de la foi, rôle qu’il remplit doublement avec l’épée et avec la plume ; — admis dans son conseil, créé chevalier, trésorier et bientôt après chancelier de Lancastre, enfin, par une étonnante faveur de ce prince, chancelier d’Angleterre. Dans l’intervalle, il fut choisi par le sénat du royaume (la chambre des communes), pour être orateur du peuple (assez hardie explication du titre de Speaker), ambassadeur du roi en différens pays, et, en dernier lieu, adjoint en qualité de collègue, dans l’ambassade de Cambray, au chef de la légation Cuthbert Tunstall, alors évêque de Londres et bientôt après de Durham ; le monde n’a pas aujourd’hui un homme plus savant, plus sage, ni meilleur[7]. — Il (Morus) vit avec joie un résultat où il contribua, comme ambassadeur, les traités refaits entre les plus puissans monarques du monde, et la paix, si long-temps désirée, rendue à l’univers ; puissent les dieux l’affermir et la rendre éternelle !
« Durant cette carrière d’emplois et d’honneurs, où il se conduisit de telle sorte que son excellent roi voulut bien ne pas être mécontent de ses services, et qu’il ne fut ni odieux à la noblesse, ni désagréable au peuple, mais fâcheux aux voleurs, aux homicides et aux hérétiques, son père, Jean Morus, chevalier, l’un des juges du banc du roi, homme civil, agréable, inoffensif, doux, miséricordieux, juste et intègre, alors accablé d’années, mais d’un corps merveilleusement alerte pour son âge, voyant qu’il avait eu assez de jours pour être témoin de l’élévation de son fils au poste de chancelier, et pensant qu’il était resté assez long-temps, sur cette terre, s’envola plein de joie dans le ciel. Le vieillard mort, son fils, qui, comparé à lui encore vivant, était qualifié de jeune homme, et croyait l’être à ses propres yeux, cherchant ce père qu’il avait perdu, et regardant ses quatre enfans et ses onze petits-enfans, commença à se trouver vieux. Cette disposition fut augmentée par une souffrance de poitrine qui suivit cette perte et qui fut comme un signe des approches de la vieillesse. C’est pourquoi, rassasié de toutes les choses mortelles, il demanda une faveur qu’il avait toujours souhaitée depuis son enfance, celle d’avoir sur la fin de sa vie quelques années libres, pendant lesquelles s’arrachant insensiblement aux affaires de la vie présente, il pût méditer sur l’éternité de la vie future ; il l’obtint enfin, — si Dieu seconde ses vœux, — de l’incomparable bonté du plus bienveillant des princes aux mains duquel il résigna tous ses honneurs. Et il s’est fait élever ce tombeau près des cendres de sa première femme, afin de se souvenir de la mort qui fait tous les jours quelques pas vers lui. Et maintenant, pour que ce tombeau n’ait pas été préparé en vain, pour que celui qui doit y reposer ne s’effraie pas de la mort prête à fondre sur lui, mais bien plutôt pour qu’il la reçoive avec plaisir de la volonté de Jésus-Christ, et qu’il trouve moins une mort que la porte d’une vie plus heureuse ; excellent lecteur, dites une pieuse prière pour lui vivant et pour lui mort[8]. »
Il ne faudrait pas conclure du rapprochement de ces deux dates, celle de la sortie de charge de Morus et celle de son épitaphe, qu’il se considérât dès-lors comme un homme mort. Il y aurait de la recherche à le dire. L’historien et le biographe doivent savoir se priver de l’effet fastueux d’un synchronisme pour rester fidèles à la vérité. Beaucoup de chrétiens, à cette époque, faisaient construire leur tombeau de leur vivant, et n’attendaient pas l’approche des catastrophes pour s’occuper de leur mort, dans un temps où la mort effrayait peu, « n’étant que la porte d’une vie plus heureuse. » Mais si ces apprêts funéraires ne prouvent pas nécessairement que Morus se crût menacé, dans un temps prochain, de mourir de mort violente, on ne le voit pas sans un serrement de cœur y préparer à son insu sa pensée, et, des deux dates fatales, la dernière, 14 juin 1532, être si près de celle de sa mort, 6 juillet 1535 !
On vient de lire, dans l’épitaphe de Morus, cette phrase si expressive : « Il fut fâcheux aux voleurs, aux homicides et aux hérétiques. » Dans quel sens faut-il entendre le mot fâcheux ? Est-ce la froide confession d’un catholique austère qui croit n’avoir été qu’un fâcheux pour les gens qu’il a fait mourir ? ou bien n’est-ce que l’expression exacte et littérale de la conduite de Morus envers les hérétiques ? Allons-nous voir un magistrat exagérant par ses passions d’homme privé les lois qu’il est chargé d’exécuter, ou un homme refusant à ces lois toute la rigueur qu’elles demandent au magistrat ? C’est là le point le plus délicat de l’histoire de sir Thomas Morus. J’ai fait pressentir suffisamment mon opinion sur ce point par le titre même de ce chapitre. Qu’on me permette d’exposer naïvement par quelles réflexions j’ai été conduit à désirer cette réhabilitation, et par quelle série de preuves je crois pouvoir l’établir. On me pardonnera peut-être ce petit mouvement d’orgueil, orgueil de cœur plutôt que de tête, car j’ai été bien moins heureux de pouvoir contredire avec succès une opinion qui a force de chose jugée que de laver cette noble vie de Morus du crime d’avoir versé le sang.
Morus est un de ces hommes plus solides que brillans, qui frappent l’imagination par une grande unité de caractère. Ils sont faciles à comprendre et à embrasser, parce qu’ils ne varient point, ne flottent point au gré des évènemens, et qu’ils ne se laissent disperser ni par les hommes, ni par les choses. Ils ont plus de force que d’étendue, plus d’esprit que de génie, plus d’opiniâtreté que d’habileté. Leur vie est toute d’une pièce ; ils se répandent peu au dehors, mais se tiennent ramassés en eux-mêmes, afin d’offrir moins de prise aux incertitudes ; et, soit que leur caractère contienne leur esprit, soit que leur esprit se contente d’un mouvement médiocre et d’une activité ordinaire, ils échappent à ces contradictions où tombent les esprits plus étendus que forts, lesquels donnent au contraire beaucoup au hasard, et, dans les différentes actions de leur vie, ne sont tout au plus présens qu’aux principales. Comme ils se renouvellent sans cesse, il leur arrive souvent de se contredire, si un tel mot n’est pas trop dur, appliqué à l’homme dont la nature n’est que contradiction et mystère. Tel était Érasme ; mais tel n’est point Morus. Sauf dans les dix années données aux lettres et au soin de la fortune, où cet esprit si concentré est un moment mêlé à tout le monde, et plie sous ce vent de réforme et de doute qui soufflait sur toute l’Europe, Morus représente le catholique immuable, restant debout au milieu de la chute de l’église universelle, comme Caton sur les ruines de la vieille république. Plus il avance dans la vie, plus il se retire en lui et se simplifie, plus il enlève de ses actions et de ses pensées aux influences extérieures, plus il se concentre dans sa foi, plus il présente d’unité.
Outre l’ardeur catholique, une autre chose distingue Morus et rend aimable l’austère polémiste de l’église de Rome, c’est la bonté, aussi constante que la foi, et qui devait empêcher la foi de devenir cruelle ; une bonté encore plus de réflexion que d’abandon naturel, une sorte d’équité bienveillante, appliquée à toutes les choses de la vie. Dans l’histoire de Morus, l’homme bon et le catholique fervent marchent du même pas, l’homme bon pour tempérer le catholique fervent, celui-ci pour préserver celui-là des faiblesses et des chutes.
C’est sous ce double aspect que Morus m’était apparu tout d’abord, dès mes premières recherches, et c’est encore le catholique inflexible et l’homme bon que je retrouve après toutes mes lectures achevées, dans ce travail si plein de charme où ces mille notes confuses prennent un corps, un visage et une ame que j’aime comme s’ils étaient d’un ami. Plein de mon idée, j’éprouvai au début une de ces angoisses que connaissent, pour avoir passé par là, ceux qui poursuivent dans des recherches historiques la découverte d’une vérité, d’une convenance entre les actions d’un personnage et son caractère, d’une de ces harmonies éternelles de la nature humaine qui se dérobent souvent à une première vue sous les ténèbres des témoignages contradictoires. Où trouver la part de l’homme bon dans ces supplices reprochés à Morus par Burnet, par Voltaire, par Hume, par le grave Mackintosh, si judicieux et si calme, qui explique le reproche, mais qui l’admet ? Je relus des choses déjà lues, je repassai par les mêmes traces, sans succès d’abord pour mon idée de prédilection, sinon pour quelques parties accessoires de ce travail. J’avais beau tenir compte du préjugé philosophique dans Voltaire et Hume, d’un peu d’incurie et de facilité à s’en rapporter à l’opinion commune dans Mackintosh, de la partialité protestante dans Burnet ; les exagérations de chaque commentaire détruisaient-elles nécessairement le fait qui y donnait lieu ? Sans être « plus zélé pour l’église romaine, et plus persécuteur qu’aucun inquisiteur du saint office, » comme le peint l’historien Hume, ni « un barbare qui méritait le dernier supplice pour les cruautés qu’il avait commises étant chancelier, et non pas pour avoir nié la suprématie de Henry viii, » comme le représente Voltaire, ni « superstitieusement dévoué aux passions et aux intérêts des gens d’église, jusqu’à faire torturer et battre de verges, dans sa propre maison, les hérétiques, avant de les envoyer au bûcher, » comme l’en accuse à regret l’évêque Burnet, copié par tous les historiens postérieurs, Morus ne pouvait-il pas avoir succombé à la tentation de frapper ? Le fait lui-même, séparé des commentaires, ne restait-il pas dans sa triste nudité, pour la honte éternelle de l’homme et de la religion qui l’avait perverti jusqu’à en faire un meurtrier ?
Dans l’humble vie de l’écrivain, ce sont là des peines d’esprit qui l’attristent, qui le poursuivent jusqu’au milieu des siens, comme s’il s’agissait de quelque proche parent, souillé d’une grande faute, et qu’il y eût plus qu’une solidarité morale entre le biographe et son héros. Je portai plusieurs jours le poids de cette incertitude, ne pouvant pas me résoudre à adhérer, même sous la caution d’historiens illustres, à l’opinion qui faisait de mon image aimée un de ces hommes violens et communs dont les révolutions abondent, et du chancelier Morus le sanglant contradicteur de l’utopiste Morus. Enfin, las d’un doute qui devenait presque une souffrance, je commençai à incliner vers une sorte de transaction. Je me dis que, puisque le fait n’était que trop vrai, il ne me restait plus qu’à le dégager de toutes les interprétations passionnées des historiens, et qu’à réhabiliter Morus, non de sa faute, mais des aggravations de leur point de vue personnel, et de la morale particulière au nom de laquelle ils l’accusaient. Déjà je ne fouillais plus dans les vieux livres que d’une main découragée, lorsque je tombai sur le passage suivant de la correspondance d’Érasme :
« Ce fut pourtant une assez grande preuve d’une clémence singulière que, sous sa chancellerie, personne ne perdit la vie pour les nouvelles croyances, quoiqu’il y eût, dans les deux Germanies et en France, de nombreux exemples de gens punis pour ce fait du dernier supplice[9]. »
Cette affirmation si positive me rendit toute mon ardeur. J’avais à opposer à Burnet, prélat protestant, écrivain sage, mais intéressé à charger les portraits des persécuteurs de l’église naissante d’Angleterre, le témoignage d’Érasme, mi-catholique, mi-protestant, peut-être d’une parole moins vérace et moins sûre que celle de Morus, mais généralement plus porté à atténuer qu’à mentir, à expliquer qu’à nier, et qui pouvait si bien trouver dans l’entraînement de l’époque, dans les violences matérielles des protestans, dans leur double caractère de rebelles et de novateurs, de quoi pallier les rigueurs de son illustre ami. Érasme était tout près de l’évènement ; il avait un commerce suivi de lettres avec Morus et ses amis. Il savait, il devait savoir tout : quel intérêt avait-il à nier un fait de notoriété universelle, lui surtout qui ne nie rien et qui n’affirme pas grand’chose ? Burnet, à plus d’un siècle de là, allègue le fait contraire. Où a-t-il pris ses preuves ? Il n’en cite aucune. Certes, si ce n’était pas assez des paroles graves d’Érasme pour m’inscrire en faux contre l’opinion commune, c’était assez pour la suspecter. Je recommençai donc mes recherches, je me plongeai de nouveau dans l’in-folio de théologie écrite en anglais qu’a laissé Morus, et que Burnet n’a certainement lu qu’avec distraction, et j’y trouvai sur le fait en litige, et en général sur la nature des croyances religieuses de Morus, les élémens de l’opinion qu’on va lire.
Si l’historien avait le droit de conclure des opinions aux actions, et de ce qu’un homme approuve à ce qu’il a dû faire, certes Morus pourrait avoir commis tous les meurtres judiciaires que lui impute Burnet, et bien d’autres encore. Mais entre la parole et le fait, entre le jugement intérieur de l’homme et l’arrêt exécutoire du magistrat, entre la main qui écrit et la main qui frappe, il y a une distance énorme que l’historien doit voir et apprécier ; car ce peut être la distance d’une erreur d’esprit à un crime, d’un abus de logique à un abus de pouvoir, d’une faiblesse à une cruauté. Dans cet intervalle, qui se dérobe aux mesures ordinaires, il y a la place d’une des plus belles gloires et des plus rares qu’il ait été donné à l’homme d’acquérir, celle d’un logicien qui recule devant sa propre logique, quand cette logique lui dit de verser du sang, et qui préfère son innocence à sa foi.
Les opinions de Thomas Morus touchant l’église catholique devaient l’amener à haïr les dissidens, et cette haine à faire tomber leurs têtes. On va voir par sa profession de foi quel effort dut faire l’homme bon pour triompher du catholique dogmatique, et quelle douloureuse et noble lutte s’engagea en lui, au moment suprême, entre la nature et la loi.
Morus est le catholique de la tradition des conciles, le catholique selon le cœur de saint Thomas, qu’il appelle « la fleur de la théologie[10]. » Pour lui, l’église représentée par le pape et les conciles est infaillible ; elle ne peut se tromper, ni se méprendre sur le sens des Écritures ; elle ne peut perdre la vérité ni faillir dans la connaissance des lois de Dieu ; elle connaît tout ce qui est écrit et tout ce qui n’est pas écrit ; elle est éternelle, elle durera toujours. Tout ce qui est émané de ses organes légitimes, le pape et les conciles, est venu directement de Dieu. Morus ne fait aucune concession aux catholiques avec amendement, tel qu’était Érasme. Il n’abandonne aucun point de la croyance, parce qu’il sait que c’est rompre la chaîne que d’en détacher un seul anneau. Il défend tout, baptême, communion, vœux, confession, adoration des saints, culte de la Vierge, tous les sacremens, tout, jusqu’à l’eau bénite, jusqu’aux cérémonies qui touchent à la superstition, et sur lesquelles tant de prêtres d’alors croyaient de bon goût et de bonne politique de transiger avec les incrédules. Il défend le purgatoire ; il explique la transubstantiation dans le sens rigoureux et traditionnel : « C’est le corps et le sang de Jésus-Christ que nous mangeons et buvons dans l’eucharistie. » Selon lui, la confession est indispensable pour le salut ; elle a été instituée par Dieu[11] ; Dieu est spécialement présent dans la confession. La foi, une foi ardente, exclusive, étendue à tout, surveillant la raison, la traitant en ennemie, anathématisant la curiosité comme une tentation du diable, disant : « Prenez garde au mot comment ? ne demandez pas le comment dans les œuvres de Dieu ; la raison doit s’abdiquer devant la foi[12]. » Voilà le catholicisme de Morus. Pensez ce que doit être pour lui un hérétique. On tremble que la puissance de vie et de mort ne tombe aux mains d’un chrétien si absolu ! Ajoutez à cette ardeur de croyance la conscience la plus pure qui fut jamais, rien d’humain, rien d’intéressé, rien d’équivoque dans le cœur ; la pureté qui fait accomplir froidement à l’ange des œuvres de colère et de destruction ; un juge intérieur qui absout d’avance et qui rend toute responsabilité facile et sainte, même celle de tuer son semblable ! On frémit à l’idée qu’une sorte d’ivresse de conscience et de vertu ne s’empare du chancelier de l’Angleterre, l’homme le plus puissant après le roi !
En théorie nul n’était allé plus loin que Morus. L’hérésie est le plus grand des crimes[13]. L’hérésie, au double point de vue des lois spirituelles et des lois temporelles, est justement assimilée au crime de haute trahison. Dans l’un comme dans l’autre crime, comme en matière de meurtres et de félonie, l’audition des témoins est légale[14]. Ainsi, on peut être dénoncé pour crime d’hérésie, et les délits latens d’opinion sont soumis à la même procédure que les crimes matériels. Les hérétiques sont pires que les Turcs, les Juifs et les Sarrazins[15]. Le brûlement des hérétiques est légal, nécessaire, juste[16]. Le clergé n’a pas tort de livrer les hérétiques au bras séculier, lors même que mort s’ensuit. Les princes sont tenus de châtier les hérétiques, et de même qu’ils ne doivent pas souffrir que leurs peuples soient envahis par les infidèles, de même ils doivent empêcher que ces peuples soient séduits et corrompus par les hérétiques. « Car il y aura, en peu de temps, un double danger ; d’abord, que les ames ne soient enlevées à Dieu ; ensuite, que les corps ne soient perdus et les biens détruits par la sédition, l’insurrection, les guerres ouvertes, dans le cœur même de leur royaume[17]. »
Dans cet épouvantable corps de doctrine sur les hérétiques, il faut discerner deux préoccupations, celle du catholique inquiété dans sa foi et celle de l’officier du pouvoir temporel. Or, on faisait alors dans toute l’Europe une confusion que font et feront toujours toutes les sociétés attaquées par des opinions nouvelles, entre la liberté de conscience et la révolte matérielle. Cette confusion n’était que trop justifiée par les troubles et les malheurs de l’Allemagne, la jacquerie des paysans de la Souabe, les excès des briseurs d’images, et par tant de séditions civiles, suites ordinaires des querelles religieuses. Morus ne séparait pas l’idée d’hérétique de l’idée de rebelle ; tant d’exemples avaient appris que là où la liberté de conscience était tolérée, on l’avait vu dégénérer bientôt en sédition ! Soit que les hommes ne vaillent jamais la cause qu’ils défendent, soit que les plus nobles idées, condamnées à se faire aider par les passions, sans condition et sans choix, aient, pendant la lutte, l’air de crimes, il est certain que, sauf les intéressés, tous les hommes raisonnables du xvie siècle jugeaient les réformés comme Morus, et que les désordres civils leur dérobaient la moralité et la portée de la cause religieuse. Érasme exprimait la pensée de tous quand il disait que c’était sous des noms religieux la grande querelle de tous les temps, de ceux qui ont contre ceux qui n’ont pas, et qu’approuvant Morus d’avoir fait emprisonner quelques dogmatistes séditieux, il ajoutait ces paroles sévères : « si on n’eût pas pris ces mesures depuis long-temps, les faux évangélistes se fussent rués sur les coffres et les trésors des riches, et quiconque aurait possédé quelque chose eût été papiste[18]. » Les révolutions trompent les esprits les plus justes et les plus sincères, parce que les passions y paraissent au premier rang, et que les idées n’y viennent qu’à la suite de ces ardens auxiliaires. Celui qui les juge le mieux n’est pas toujours celui qui a le meilleur coup-d’œil, mais celui qui en espère le plus. Au xvie siècle, on n’aperçut pas dans la bataille la profondeur des rangs ; mais seulement la première ligne, qui était composée d’aventuriers, d’intrigans et de brouillons, et les adversaires de la réforme ne s’imaginèrent pas que la liberté de conscience vint derrière la liberté du pillage. Ils firent de la logique qui n’était que de la police.
Outre cette première confusion, Morus en faisait une autre encore avec toute son époque, entre le mal fait aux corps et le mal fait aux ames. Il donnait à ces paroles de l’Écriture : Dieu a confié à chacun le soin de son prochain, un sens spirituel, entendant ce soin non du corps, mais de l’ame. Dès-lors les dommages faits à l’ame étaient assimilés à ceux faits au corps, le mal de la contagion religieuse au mal d’une invasion étrangère à main armée, le crime de l’occupation au crime du prosélytisme, enfin, par une extension épouvantable, le droit d’attaquer l’ennemi envahissant le territoire au droit d’attaquer l’hérétique envahissant la conscience[19]. Morus chancelier punissait dans un juge le simple soupçon d’hérésie comme un manquement à son devoir, et sur de simples informations secrètes, qu’il regardait comme des preuves suffisantes en cette matière, il lui ôtait sa charge[20]. Il voulait bien qu’on avertît les hérétiques, qu’on les réprimandât, mais non qu’on disputât avec eux[21]. Comparant l’hérésie à un chancre qui gagne la main qui le touche, il disait qu’aucun homme ne devait avoir le fatal courage de parler souvent à un hérétique, ni de se rencontrer souvent avec lui, « de peur que, comme la peste s’empare de la main du médecin qui veut la guérir, les hommes d’une foi faible ne fussent empoisonnés par l’hérésie à laquelle ils auraient touché[22]. »
Telle était sur l’hérésie et sur les hérétiques l’opinion de tous les chrétiens attachés à l’église romaine, de tous les catholiques spéculatifs, comme de tous ceux qui avaient de grands emplois dans les gouvernemens, et, sauf quelques amendemens, de tous les hommes graves qui, comme Érasme et ses nombreux partisans, n’acceptaient pas tout le détail de la pratique imposée ou non désavouée par Rome. Cinq ans après les premières attaques de Luther, tous les hommes de sens étaient bien moins frappés du droit que de l’abus du droit, et de la liberté de conscience que de ses désordres. Ceux qui différaient de l’opinion commune, sur la cause des excès des réformés, s’y rattachaient complètement quant à la gravité de ces excès et à la nécessité de les réprimer. Luther même, par un de ces retours qu’il fit si souvent contre sa propre logique, autorisait, en attaquant les briseurs d’images et les nouveaux Jacques de la Basse-Allemagne, la confusion qu’on tendait à faire généralement entre un hérétique et un rebelle, entre la liberté de conscience et l’esprit de sédition. Morus, dans ses opinions si dures sur les protestans, ne faisait donc que donner à la réprobation générale l’exagération et la couleur de son austérité personnelle. L’opinion et la légalité étaient pour lui. Il ne faut pas oublier qu’il y avait des lois et des juridictions établies dans toute l’Europe catholique pour le châtiment régulier de l’hérésie. En Angleterre, où ces lois avaient été de tout temps sévèrement appliquées, et toujours soutenues par l’opinion, à cause de l’ardeur particulière du peuple anglais pour les choses de religion, les premières accusations soumises au jury dans chaque session de la justice de paix, dans chaque session pour les affaires criminelles et d’emprisonnemens, dans chaque session d’appel, étaient les accusations d’hérésie[23].
Outre la justice temporelle, il y avait tout un ordre de lois spirituelles, dont l’application avait été déférée par les conciles aux évêques, et qui attribuait à ceux-ci le droit de connaître des délits de religion, de prononcer des jugemens en forme de bulles, et de livrer les coupables au bras séculier. Quelquefois ces deux justices étaient indépendantes l’une de l’autre, sauf pour les exécutions capitales, où la justice ecclésiastique empruntait toujours la main de la justice civile ; le plus souvent la première n’était en quelque sorte qu’un premier degré de juridiction avant d’arriver à la seconde. La justice ecclésiastique paraissait humaine, raisonnable, miséricordieuse, en ce que, jusqu’à la fin, elle permettait au coupable de sauver sa vie en se rétractant. On croyait faire beaucoup en laissant aux dissidens cette chance de salut, parce qu’on n’avait qu’une idée très confuse de la liberté de conscience, et qu’on ne croyait pas qu’un homme pût aimer mieux mourir que se rétracter d’une damnable erreur, à moins de malice, nom dont on qualifiait, entre autres crimes, celui de haute trahison. Morus, qui défendit cette justice, ne voyait pas, dans le courage de l’homme mourant pour sa croyance, le noble et sublime entêtement pour une idée, c’est-à-dire le plus haut point de perfection morale de l’homme ; il ne comprenait pas dans les autres une vertu pour laquelle il devait lui-même rendre témoignage par sa mort.
Le plus grand nombre des accusations pour crime d’hérésie était porté par les évêques, lesquels rendaient le jugement que la justice civile exécutait. À la première faute, le coupable comparaissait devant l’évêque, qui lui imposait une certaine punition. S’il se rétractait, il était reçu de nouveau dans la faveur et les suffrages de l’église chrétienne. Mais si, après sa rétractation, il retombait dans le même crime, un jugement solennel de l’évêque le rejetait hors de la chrétienté par l’excommunication ; et, parce qu’étant excommunié, son commerce pouvait être dangereux dans une société de chrétiens, l’évêque en donnait connaissance au pouvoir temporel, mais sans exhorter le prince ni aucun autre homme à le frapper de mort. L’officier de la justice temporelle venait demander le coupable au pouvoir spirituel, qui ne le livrait pas, mais le laissait prendre par le bras séculier. » Toutefois, au moment de la mort, s’il demandait à rentrer dans le sein du troupeau, et qu’il donnât des gages certains de repentir, il était absous et réintégré parmi ses frères[24]. Malgré l’hypocrisie honnête de ces formules de la justice ecclésiastique, et quoique le bras qui laissait prendre essayât de se cacher du bras qui prenait, on voit que ces deux bras appartiennent réellement à la même personne, c’est-à-dire à l’église, et qu’il ne mourait que ceux que l’église avait condamnés.
C’est par cette juridiction particulière des évêques que furent livrés au bras séculier quelques malheureux réformés, environ vers le temps où Thomas Morus fut nommé chancelier d’Angleterre. Cette sévérité était-elle soufflée aux évêques par Henry viii, lequel avait alors besoin du pape, et cherchait à gagner le Saint-Siége à son divorce par des cadeaux d’argent et par des cadeaux de sang ? ou bien n’était-elle que le résultat d’une réaction d’ardeur catholique, causée par les progrès de la réforme en Allemage et les livres brûlans des réfugiés anglais de la Belgique ? Quoi qu’il en soit, il est très vrai que quelques victimes furent immolées à l’idole de Rome, dans le même pays où plus tard, au nom du même roi, on devait voir tomber des têtes pour crime de fidélité à Rome ; et il n’est pas moins vrai que ces exécutions eurent lieu partie avant, partie après la chancellerie de Morus. Mais c’est par des confusions déplorables de toutes choses, confusion de deux ordres de justices, confusion des époques, confusion des noms, confusion des dates, qu’on a pu charger sa mémoire de supplices où il n’avait pris part, ni dans l’ordre spirituel, ni dans l’ordre temporel, ni de son chef, ni comme exécuteur des jugemens de la justice ecclésiastique. Non, le chancelier Morus n’a pas tué ! Non, celui à qui l’opinion, les lois, les exemples plus forts que les lois, la foi la plus ardente et la plus pure d’arrière-pensées humaines, une conscience de saint, auraient pu rendre si facile et si légère la responsabilité d’un meurtre juridique, non, celui-là n’a pas commis de meurtre ! Thomas Morus n’a pas tiré l’épée dont il devait être frappé !
Écoutez-le se justifier lui-même dans ce singulier récit, où il se montre dans tout son caractère, noble, ironique, bouffon même, avouant ses duretés comme un homme bon que les opinions, les temps, les circonstances ont endurci, mais qui sent bien qu’il a moins fait que ce qu’il lui était permis et légitime de faire, se livrant naïvement sur plusieurs points, s’accusant là où il croit s’absoudre, se confessant gaiement de choses que la moralité plus douce ou plus relâchée des temps modernes nous a fait trouver cruelles ; et, jusque dans le désaveu qui doit réhabiliter sa mémoire, montrant l’imprudence naïve d’un homme dont le sens moral s’appuyait sur la conscience universelle de son époque, qui ne voyait pas de crime à mettre à mort des hérétiques, mais qui ne voulait pas qu’on le chargeât de ce qu’il n’avait pas fait, et se disculpait de rigueurs qu’il avait approuvées dans d’autres, simplement pour rendre hommage à la vérité, non pour se mettre en règle avec le point de vue de Voltaire, de Hume et Mackintosh. L’histoire du xvie siècle n’a pas de pièce plus curieuse que le fragment qu’on va lire, et si je dis que la découverte de ce fragment m’a pendant quelques jours rendu heureux comme d’un bonheur de famille, on me comprendra et on m’enviera ma chance. Il est tiré de l’Apologie de Morus, ouvrage que personne n’avait fouillé jusqu’au bout, parce que le titre trompe, et qu’on n’y rencontre que des choses qu’on n’y voulait point voir, c’est-à-dire d’insipides récapitulations des opinions religieuses de Morus[25]. C’est au dernier quart des deux cents colonnes in-folio de l’Apologie qu’on lit ce qui suit :
« Moi-même j’ai beaucoup d’expérience des réformateurs, et les mensonges que plusieurs membres de cette sainte confrérie ont fait et font journellement sur mon compte, ne sont ni petits, ni en petite quantité. Plusieurs ont dit que pendant que j’étais lord chancelier, je faisais, dans ma propre maison, appliquer la torture aux hérétiques que j’interrogeais, et que quelques-uns avaient été attachés à un arbre dans mon jardin et fouettés sans pitié[26]. Que ne pourraient dire après cela ces confrères, puisqu’ils ont perdu la honte jusqu’à mentir ainsi ? Car, en toute vérité, quoique pour un vol considérable, pour un assassinat, pour un sacrilége dans une église, accompagné de vol des vases sacrés, ou pour le crime d’avoir jeté ces vases avec mépris, j’aie pu faire fouetter certains criminels par les officiers de la prison ; quoique en agissant ainsi, et par des peines si méritées, dont aucune d’ailleurs ne leur faisait assez de mal pour laisser de traces, j’aie pu découvrir et réprimer plusieurs de ces désespérés malheureux (desperate wretches) qui autrement se seraient répandus dans le monde, et y auraient fait beaucoup plus de mal aux honnêtes gens que je ne leur en ai fait à eux ; quoique encore une fois j’aie traité de cette sorte des assassins et des voleurs sacrilèges, et quoique les hérétiques soient pires que tous ces gens-là, je n’ai jamais fait subir aucun traitement de ce genre à aucun d’eux, dans toute ma vie, excepté de les tenir bien enfermés - sauf à deux pourtant, dont l’un était un enfant, et l’un de mes domestiques, attaché à ma propre maison, et que son père, avant de le mettre chez moi, avait nourri dans les nouvelles doctrines, et fait entrer au service de George Jaye, prêtre, qui, malgré ce caractère, s’est marié à Anvers, et a reçu chez lui les deux religieuses enlevées à leur couvent par John Byrt, dit Adrien, lequel en fit des filles de plaisir.
« Ce George Jaye apprit à l’enfant sa détestable hérésie contre le saint sacrement de l’autel, hérésie que l’enfant, étant entré à mon service, transmit à un autre enfant qui dénonça la chose. Quand j’eus reconnu le fait, j’ordonnai à un de mes domestiques de fouetter l’enfant en présence de toute ma maison pour sa propre correction et pour servir d’exemple aux autres.
« L’autre était un homme qui, après avoir donné dans ces doctrines insensées, tomba bientôt dans une folie parfaitement caractérisée. Quoiqu’on l’eût fait enfermer à Bedlam, et que, par le moyen de coups et de corrections, on l’eût rappelé à lui, à peine fut-il mis en liberté que ses vieilles imaginations lui revinrent à la tête. Je fus averti de divers côtés, et par des personnes sûres, qu’on le voyait toujours errer dans les églises, y faisant plusieurs mauvais tours et niches, au grand trouble du bon peuple qui assistait au service divin, et qu’il choisissait pour faire le plus de bruit le moment où le silence était le plus profond, et où le prêtre célébrait le mystère de l’élévation. Et s’il voyait une femme agenouillée devant son banc, la tête baissée dans de pieuses méditations, il se glissait tout doucement derrière elle, et, si l’on n’était pas assez prompt pour l’en empêcher, il relevait ses jupons et les retournait par-dessus sa tête. Étant prévenu de tous ces scandales, et supplié par des personnes très pieuses d’y mettre ordre, un jour qu’il passait devant ma maison, je le fis saisir par les constables qui l’attachèrent à un arbre dans la rue, et le battirent de verges jusqu’à ce qu’il en eût assez, et quelque peu au-delà. Et il paraît que sa raison n’était pas si mauvaise, sauf qu’elle s’en allait lorsque l’on ne la rappelait pas avec des coups. Alors il savait très bien avouer ses fautes, parler raisonnablement, et promettre de mieux faire à l’avenir. Et en effet, graces à Dieu, je n’ai pas entendu qu’on s’en soit plaint depuis[27].
« Et de tous ceux qui sont jamais tombés dans mes mains pour crime d’hérésie, j’en prends Dieu à témoin, pas un n’a reçu de moi d’autre mal que d’être enfermé dans un endroit sûr, pas si sûr pourtant que George Constantin, nommément, n’ait réussi à s’en échapper ; — sauf cela, je n’ai donné à aucun ni coups, ni heurt quelconque, pas même une chiquenaude sur le front[28].
« À propos de George Constantin, on a prétendu que la nouvelle de son évasion m’avait jeté dans un accès de fureur épouvantable. Certainement je n’aurais pas voulu qu’il s’échappât, s’il lui eût convenu de rester dans les ceps ; mais quand il montra, malgré tout ce qu’on en dit, qu’il n’était ni assez affaibli par le manque de nourriture pour n’avoir pas la force de casser le ceps, ni si perclus de ses jambes, à force de rester couché, qu’il ne pût escalader légèrement les murs, ni si hébété et abruti par les mauvais traitemens, qu’il ne conservât assez de présence d’esprit pour savoir qu’une fois sorti, il ne lui restait tout bonnement qu’à courir droit son chemin ; quand, dis-je, la chose arriva, je n’en étais pas tellement affligé que je ne sentisse qu’il me restait encore assez de jeunesse et de temps pour m’en consoler, ni si fâché contre aucun des miens que je leur disse une seule parole un peu aigre, si ce n’est que je recommandai à mon portier qu’il eût grand soin de faire raccommoder les ceps, et de les fermer à double tour, de peur que le prisonnier n’y rentrât comme il en était sorti. Quant à Constantin lui-même, je ne pouvais en vérité que le féliciter ; car je n’ai jamais été déraisonnable au point de me fâcher contre qui que ce soit qui se lève quand il le peut, s’il ne se trouve pas assis commodément.
« Parmi tant de mensonges que les nouveaux frères ont répandus sur les prétendus tourmens que je faisais subir aux hérétiques, ils citent, entre autres, un certain Segar, libraire à Cambridge. Ce Segar, qui demeura quatre ou cinq ans dans ma maison, sans y recevoir le moindre mauvais traitement, sans y entendre une seule parole dure, osa rapporter depuis qu’il avait été attaché à un arbre dans mon jardin, et fustigé à faire pitié, et qu’en outre on lui avait serré si fort la tête avec une corde, qu’il en était tombé évanoui et comme mort.
« Tyndall, qui racontait cette histoire à un de mes amis, ajouta que pendant qu’on le fustigeait, ayant aperçu une petite bourse à son justaucorps, dans laquelle ce pauvre homme avait, selon son compte, cinq marcs, je m’en emparai et la cachai sous mes vêtemens. Segar dit qu’il n’avait jamais revu cette bourse ni les cinq marcs ; il dit vrai ; il ne les a pas plus vus avant qu’après, lui plus que moi.
« En vérité si je puis augmenter mon bien par des moyens si faciles, il n’est pas étonnant que je sois devenu si riche, comme disait Tyndall à ce même ami, lui affirmant que je ne possédais pas moins de vingt mille marcs, tant en argent comptant qu’en vaisselle et en meubles. J’avouerai franchement que si, en effet, j’ai amassé tant de biens, la moitié au moins n’a pas pu être acquise honnêtement. Ce qui est vrai, c’est que, de tous les voleurs, assassins, hérétiques qui ont passé par mes mains, je n’ai jamais retiré un penny, grace à Dieu, mais bien plutôt j’y ai mis du mien. J’ajoute que si ces gens ou d’autres personnes qui ont porté des causes devant moi, ou qui ont eu affaire avec moi, se trouvent tant appauvries par ce que je leur ai pris, ils ont eu au moins le temps de réclamer[29]. »
Frith, que je ne sais quel historien fait brûler par le chancelier Morus, quoique nous voyions Morus, sorti de charge, entamer une longue polémique avec lui, le réfuter et en être réfuté, Frith avait rapporté une prétendue parole de Morus, par laquelle celui-ci aurait dit « qu’il suerait bientôt tout le meilleur sang de son corps. » Il y avait, dit Morus, assez de vérité dans ce propos pour bâtir un infâme mensonge. « Car un jour quelqu’un m’étant venu dire que Frith, — il était alors enfermé à la Tour, — suait sang et eau en écrivant un livre contre le sacrement de l’eucharistie, je témoignai combien j’étais fâché que ce jeune étourdi prît tant de peine pour une œuvre si diabolique, et combien il était à désirer qu’il eût quelque bon chrétien qui l’avertît du danger que couraient son corps et son ame. J’ajoutai que je craignais bien que le Christ n’allumât pour lui un bûcher dans ce monde, et, après lui avoir fait suer tout le sang de ses veines, n’envoyât tout droit son ame dans les feux de l’enfer. Or loin que, par ces mots, j’aie voulu ou veuille dire, » — Morus n’est plus chancelier, — « que je le désire, Dieu m’est témoin que pour beaucoup plus qu’on ne pense, je serais heureux de conquérir ce jeune homme au Christ et à la vraie foi et de le sauver de la perte de son corps et de son ame[30]. »
Plus loin[31], résumant ses sentimens sur les personnes accusées d’hérésie, il dit : « En ce qui touche les hérétiques, je déteste leur hérésie et non pas leurs personnes, et je voudrais de tout mon cœur que l’une fût détruite et les autres sauvées. Et combien il est vrai que je n’ai pas d’autre sentiment envers qui que ce soit, — quelque démenti que veuillent me donner les nouveaux frères, professeurs et prêcheurs de vérité, — vous pourriez le voir clairement et pleinement, si vous connaissiez tout ce que j’ai eu de bonté et de pitié pour eux, et tout ce que j’ai fait pour leur amendement, comme j’en pourrais produire des témoignages, si besoin était. »
Se peut-il qu’une confession si explicite, où il y a tant à apprendre sur l’homme et sur le temps, ait été ignorée, ou, si elle a été connue, n’ait pas été comptée au moins comme un témoignage à décharge ? De quoi faut-il accuser Burnet, Hume, Voltaire, Mackintosh, qui d’ailleurs se montre doux pour Morus ; Lingard, qui reste neutre, et qui omet ce qu’il n’a pas le temps ou le goût d’éclaircir ? De mauvaise foi ? d’ignorance ? d’indifférence ? Comment ose-t-on condamner un des plus grands personnages de l’histoire sans l’entendre ? Comment charge-t-on la mémoire d’un homme de meurtres qu’il n’a pas commis ? Comment dort-on tranquille quand on a jugé sans pièces ni témoignages ? Et, pour ne parler que du manque de curiosité, comment passe-t-on à côté d’un caractère si intéressant sans chercher à le pénétrer, à le comprendre, à trouver le lien de ses vertus et de ses fautes ? Comment ne montre-t-on de pareils hommes qu’à demi et par un côté, celui par lequel ils sont saisis et emportés par la fatalité commune, et laisse-t-on dans l’ombre d’une incertitude calomnieuse le côté par où ils ont été libres et bons, par où ils ont protesté contre cette fatalité ?
Mais sur quelle preuve ai-je osé, humble biographe, casser le jugement de si graves historiens ? Sur la parole écrite de Morus ? Depuis quand donc la parole d’un accusé est-elle une garantie suffisante de son innocence ? — Oh ! si la parole d’un accusé tel que Thomas Morus n’était pas un gage de vérité, si l’homme qui va mourir pour l’honneur de sa conscience n’est pas digne de foi quand il se défend d’avoir versé le sang, rien n’est vrai, rien n’est certain, ni du monde extérieur, ni de nous, ni de Dieu, ni de la morale, ni de la conscience, et l’histoire n’est qu’un puéril exercice de bel esprit et de rhéteur. Il faudrait répondre aux sceptiques ce que répondait Morus au Pacificateur, espèce d’intermédiaire entre les catholiques exclusifs et les catholiques tolérans, auxquels il adressait son Apologie. L’orgueil de l’innocence éclate dans ces lignes :
« Maintenant quelle foi le Pacificateur va-t-il ajouter à ma parole, donnée dans ma propre cause ? En vérité je ne puis le dire, et je n’en ai pas grand souci. Mais je ne doute pas assez de moi-même pour n’être pas convaincu que dans l’opinion des honnêtes gens, où j’aime à croire que je dois le compter, ma parole toute seule même dans ma propre cause, serait plus crue que le serment de deux membres de la nouvelle confrérie, dans une affaire qui ne les concernerait point[32]. »
Le Pacificateur répondit à l’apologie de Morus par un livre où, sous le nom de Salem et de Bysance, deux Anglais réfutaient dans un dialogue les doctrines de l’Apologie. Cet homme faisait dans son livre une exhortation à la conquête de la Terre-Sainte[33], par prudence, sans doute, et afin de masquer, par cette ardeur chrétienne, ses attaques quelque peu hardies contre la législation pénale appliquée aux hérétiques. C’était, j’imagine, un esprit de l’école d’Érasme, partisan d’une réforme modérée et d’une certaine tolérance, prudent comme le maître, mais de cette prudence qui pouvait bien n’être qu’un sage emploi du courage, dans un pays où un doute écrit envoyait un homme à la Tour. Le Pacificateur se cachait sous l’anonyme : On dit : Some Say, ce qui lui valut le sobriquet plus burlesque que piquant que lui donnait Morus de M. Some Say. Du reste, dans sa réfutation de l’Apologie, il ne faisait aucune allusion de doute à la déclaration formelle de Morus sur sa conduite envers les hérétiques, et, ce qui le prouve, c’est que Morus, dans la Défense de l’Apologie, ne revient pas même indirectement sur cette déclaration. On le réfutait sur la question de doctrine ; mais on ne l’eût pas démenti sur des questions de fait.
Dans cette défense, dont le titre réel est un interminable quolibet[34], dont le titre résumé est la Débellation de Salem et de Bysance, Morus persistait à justifier les lois pénales appliquées aux hérétiques, tantôt par des motifs tirés de la grandeur du crime, de la modération des juges chargés d’appliquer ces lois, tantôt par des motifs généraux, par les inconvéniens qui résultaient du changement trop fréquent des lois, par l’impossibilité de faire sortir d’une assemblée de tous les sages réunis une loi pénale dont jamais un innocent n’eût à souffrir[35] ; principes d’un bon Anglais et peut-être d’un sage politique, mais qui démentaient certains passages de l’Utopie, concernant la disproportion des peines aux délits, où le Pacificateur avait pu prendre quelques objections contre les idées de Morus. Cet ouvrage, comme tous ceux de Morus, est plus abondant que bien construit et digéré, quelquefois éloquent, quelquefois plus subtil qu’éloquent ; l’habitude de la chicane y donne à la bonne foi la plus incontestable un faux air de casuisme. Une prière le termine, prière belle et charitable, où Morus demande à Dieu de pardonner à tous, mais où le disputeur se montre jusqu’à la fin, en exhortant les lecteurs à prier pour les ames du purgatoire, « qui existe réellement, dit-il, et dont le feu brûle comme celui de l’enfer, » quoique moins fort et pendant moins de temps.
Du reste, pas un mot dans cette défense sur les accusations déjà réfutées dans l’Apologie ; il ne s’y défend, si mes souvenirs ne me trompent, que de l’interminable longueur de ses écrits, dont le critiquaient les protestans, et avec trop de raison.
Je sais bien que toutes les doctrines de Morus menaient droit au meurtre juridique des hérétiques ; qu’il n’y avait pas loin de les assimiler, pour le crime, aux assassins et aux voleurs, à les y assimiler par la peine ; que l’homme qui approuvait que les évêques d’Angleterre livrassent les hérétiques au bras séculier, dût la mort s’ensuivre, s’associait moralement à ce qu’il ne blâmait pas : je sais que le moins qu’on risque en approuvant ce qu’on ne ferait pas, c’est d’être accusé de lâcheté ; je sais que les paroles qui absolvent le juge et le bourreau, sont bien près, à l’apparence, des actions qui tuent ;
Mais je sais que Thomas Morus n’a pas tué.
Je sais, pour parler de ce manque de logique, que si l’homme qu’on en accuse, n’a donné à personne le droit de le soupçonner de lâcheté, il ne reste plus qu’à admirer la sublime inconséquence d’un logicien qui, comme chrétien, prend sa part de toutes les responsabilités de son église, et ne veut pas d’une innocence qui accuserait ses frères ; mais qui, comme homme, s’arrête devant la conclusion de son raisonnement, et descendant en lui-même, se trouble, hésite, et ne frappe point.
Certes, les combats ne durent pas être médiocres dans cette conscience, quand poussé par son zèle austère, par sa logique, par ses apologies des rigueurs de son église, par l’opinion commune qui assimilait le crime d’hérésie au crime de sédition, par les excès des réformés, par la confusion des culpabilités morales résultant de la ressemblance matérielle des délits, par des lois qui lui paraissaient venues de Dieu, par la contagion des bûchers de l’Allemagne et de la France, que sais-je ? par un caractère aigri et fatigué, tournant depuis long-temps au fanatisme, et à qui les impatiences devaient être si faciles ; quand piqué par les libelles des protestans, attaqué non seulement dans sa foi, mais dans sa vie privée ; calomnié, accusé de cruauté et de rapine, livré aux haines et aux risées de tous les réfugiés de Flandre ; blessé dans tous ses amours-propres à la fois, dans celui de l’honnête homme, dans celui du polémiste, dans celui de l’écrivain ; homme appartenant à cette nature humaine où l’on devait voir un jour des comédiens, devenus proconsuls, mitrailler les villes et décimer les populations par l’échafaud, pour se venger des sifflets d’un parterre ; las de tout, malade d’esprit et de corps, tourmenté de je ne sais quel désir de mourir qui dispose mal à respecter la vie d’autrui ; depuis long-temps dévoyé et aspirant à la disgrace, pour rentrer dans ses penchans et dans la vérité de sa nature ; quand, pour finir, provoqué par tant d’influences à la fois, ayant dans la main de tous les pouvoirs le plus fort et le plus plein de tentations, parce que l’homme qui venge ses opinions peut ne s’y croire que le magistrat suprême qui veille à la sûreté publique ; maître en plus d’une occasion de la personne de ses adversaires, il recula devant tant de passions qui donnent la bonne foi, et devant la bonne foi qui absout jusqu’au meurtre !
Il n’est jamais hors de propos d’admirer ce courage, le plus difficile et le plus héroïque de tous, parce qu’à toutes les époques, même dans la nôtre, où, s’il plaît à Dieu, la civilisation et les mœurs le doivent rendre rare, il y a des esprits honnêtes, fort imprudemment appelés logiciens, qui croient et font croire à la foule qu’il faut au besoin savoir conclure par l’échafaud. Ce sont, sauf toute idée d’offense, des papes au petit pied qui se croient infaillibles, et qui estiment que leurs idées valent des têtes. Beaucoup de ces esprits, dans le temps passé, qui pensèrent sauver la patrie par cette logique de sang, ne sauvèrent que leur orgueil ou ne se firent tueurs que pour n’être pas tués. Si l’un de ces théoriciens en qui le dévouement à tous, poussé jusqu’à vouloir la destruction des individus, n’est que l’ivresse d’une bonne conscience sans lumières, venait à lire ces lignes où j’exalte l’homme résistant au logicien, il rirait ou se blesserait peut-être de mes paroles. Aussi ce n’est point pour ces hommes, d’ailleurs si énergiques, et qui rendraient de si grands services aux nations s’ils avaient contre eux-mêmes et contre leur aveugle et cruelle foi un peu de ce courage qu’ils savent montrer contre l’ennemi, c’est pour la foule qui les écoute et qui pourrait être tentée de se laisser sauver par eux, que j’ai osé refuser pour Morus l’indulgence de l’historien équilibrant froidement ses prétendus crimes avec ses vertus et sa mort, pour ne demander que la stricte équité du moraliste qui ne fait point de ces compensations, et qui ne permet pas une gloire mêlée à qui peut avoir une gloire intacte. C’est pour toutes ces consciences incertaines, qui adorent la violence et qui lui rendent le culte de la peur, que j’ai osé dire qu’il y a plus de vrai courage, plus de supériorité d’esprit et de cœur, plus de gloire, à résister au droit qu’on a de frapper qu’à frapper sans pitié, à être inconséquent qu’à être logicien, et que du Morus falsifié par l’histoire au Morus de l’Apologie, il n’y a pas moins que la distance d’un homme vulgaire qui a un beau moment à un grand homme.
Mais la grandeur de Morus est principalement dans l’ordre moral, où les noms, moins éclatans, sont plus purs et plus aimés. Morus est un grand homme dans le rang des l’Hôpital, des François de Paule, des Boëce, des Socrate, grands esprits et grandes ames dont les titres sont moins dans les imaginations que dans les cœurs. Leur gloire est de celles qui appartiennent entièrement à l’homme, et qui ne sont que des victoires remportées intérieurement, dont le monde a eu connaissance.
Maintenant va commencer le martyre du juste. Les deux années qui lui restent encore à vivre ne sont plus qu’un long chemin au lieu du supplice, avec des stations dans un cachot. Il va passer devant nous, revêtu de sa robe blanche dont il a effacé la tache de sang que la calomnie y avait mise ; il va mourir, non de la peine du talion, car il n’a fait mourir personne, mais parce que sa vie est devenue un supplice pour toutes ces consciences de cour qui vont faire sortir une réforme et une église d’une intrigue d’alcôve : il va mourir, digne entre tous que cette croyance à une éternité de joie dans laquelle il meurt, soit non pas une espérance sortie du cœur religieux de l’homme, mais un engagement solennel de Dieu envers l’homme de bien.
- ↑ Voyez la livraison du 1er mars.
- ↑ Life of sir Th. Morus, by his grandson.
- ↑ Life of sir Th. Morus, by his grandson.
- ↑ Life of sir Th. Morus, by his grandson, p. 37 et 177.
- ↑ Life of sir Th. Morus, by his grandson, p. 174
- ↑ Life of sir Th. Morus, by his grandson, p. 186.
- ↑ Tunstall, quoique ayant reçu plusieurs faveurs de Henry viii, eut le courage de protester contre la prétention du roi au titre de chef spirituel de l’église catholique d’Angleterre. — Lingard, Henry viii, 258.
- ↑ Il envoya cette épitaphe à Érasme, en lui annonçant sa démission. — Corresp. d’Érasme, 1441-1442.
- ↑ P. 1811 AB.
- ↑ English Works, 679 G.
- ↑ Ibid., 250 A.
- ↑ English Works, 1052 G.
- ↑ Ibid., 866 D.
- ↑ Ibid., ch. xii de l’Apologie, p. 910 D.
- ↑ Ibid., 382 GH.
- ↑ A Dialogue concernynge heresyes, 274 H.
- ↑ id., 279 D.
- ↑ Corresp., p. 1811 BC.
- ↑ English Works, 277 BBC.
- ↑ Apologie, 909 D.
- ↑ Refutation of the frere Barn’s Church, 831 G.
- ↑ Preface of the Answer to the first part of the Lord’s supper, 1036 AB.
- ↑ Apologie, 909 G.
- ↑ A Dialogue concernynge heresyes, 276 GH 277 A.
- ↑ Le temps que j’aurais mis à rendre agréable ce récit, à la fois triste et si piquant, soit en coupant les phrases, soit en les variant, sans toutefois sortir du sens, j’ai cru devoir l’employer plus utilement à en reproduire, avec toute la clarté possible, les longueurs, les accumulations et les embarras. C’est que ce morceau, écrit par Morus deux ans avant sa mort, a en quelque sorte l’autorité d’un testament. Je devais en garder religieusement la forme, d’ailleurs si semblable, sauf la différence des deux langues, à celle de nos écrivains du xvie siècle.
- ↑ Ceci détruit l’assertion de Burnet, répétée par Hume et exagérée par Voltaire.
- ↑ On retrouve dans ces paroles, si naïvement cruelles, toute l’inhumanité des idées populaires de cette époque sur les fous. Aujourd’hui, nous sommes meilleurs pour les fous ; mais sommes-nous aussi bons qu’était Morus pour les gens raisonnables ?
- ↑ Ce sont des paroles sacrées. Voici le texte anglais : … « Else had never any of them any stripe or stroke give them, so muche as a fylippe on the forehead. » Apologie, ch. xxxvi, p. 901-902.
- ↑ Apologie, p. 901, 902, 903.
- ↑ Ibid., ch. xxxvii, p. 903 CH.
- ↑ Ibid., ch. xlix, p. 925 H.
- ↑ Apologie, ch. xxxvi, p. 902 H.
- ↑ English Works, 1034 B.
- ↑ Ibid., 929 BCFG.
- ↑ English Works, 1033 F.