Honoré de Balzac/Avant-propos

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Calmann-Lévy, éditeur (p. i-vi).

AVANT-PROPOS

Si l’on a pu dire de Molière qu’il était, non seulement le plus grand des auteurs comiques, mais « la Comédie » même, on peut dire de Balzac qu’il a été, non seulement le plus grand, le plus fécond, et le plus divers de nos romanciers, mais « le Roman » même ; et l’objet du présent volume est de montrer qu’en le disant on ne dit rien que d’absolument et d’exactement vrai. C’est pourquoi le lecteur est prié de ne pas chercher dans les pages qui suivent une biographie d’Honoré de Balzac, — ou ce que l’on appelle aujourd’hui de ce nom, — des renseignements sur ses origines, des anecdotes sur son temps de collège, la chronique de ses amours, et le fastidieux récit de ses querelles avec les journaux ou avec les libraires, mais uniquement une Étude sur l’œuvre, où, sans doute, on ne s’est point abstenu de parler de l’homme et du roman de sa vie, quand on l’a cru nécessaire, mais enfin où l’on a voulu surtout définir, expliquer, et caractériser cette œuvre, telle que l’on croit qu’elle serait encore, si Balzac, au lieu de naître à Tours, fût né, par exemple, à Castelnaudary, et qu’au lieu de faire son droit, il eût étudié la médecine !

Pour la définir, — on s’est attaché tout d’abord à montrer en quoi les romans de Balzac différaient de tous ceux qui les ont précédés ; et comment, par quelles qualités, ou, si l’on le veut, par quels défauts, l’imitation de Balzac s’était imposée depuis cinquante ans à tous les romanciers qui lui ont succédé. Non pas d’ailleurs qu’à ce propos on ait exprimé des préférences ou essayé de donner des rangs, et on n’a mis Balzac ni au-dessus ni au-dessous de personne ; mais c’est un fait que, depuis cinquante ans, un bon roman est un roman qui ressemble d’abord à un roman de Balzac, tout de même que, pendant cent cinquante ans, une bonne comédie a été celle qui ressemblait à une comédie de Molière ; — et on a tâché de donner les raisons de ce fait. Il est clair, après cela, que la valeur intrinsèque des romans de Balzac ne saurait être étrangère ni à ce fait, ni aux raisons de ce fait.

En second lieu, pour mettre cette valeur en lumière, — je n’ai pas feint d’ignorer ce que d’autres ont pu déjà dire du roman de Balzac ; et, au contraire, je me suis efforcé de faire que cette Étude fût non pas un simple résumé, ni uniquement une discussion, mais, comme on dit, une « mise au point » des jugements de la critique sur l’œuvre du grand romancier. Et, en effet, — me permettra-t-on de le dire en passant ? — je ne connais rien de plus impertinent que cette méthode à la mode, qui consiste aujourd’hui, quelque sujet que l’on traite, à le traiter comme si personne avant nous ne s’en était avisé, n’y avait rien compris du tout, ou n’en avait rien dit que de parfaitement négligeable. Mais, au contraire, il n’y a rien de négligeable en critique, non plus qu’en histoire ; et les jugements que l’on a portés avant nous sur un Balzac ou sur un Molière, se sont littéralement « incorporés » à leur œuvre, et de telle sorte qu’on ne puisse les en détacher qu’aux dépens de la signification de cette œuvre.

Enfin, et pour achever de caractériser la nature de l’œuvre de Balzac, — on a essayé de montrer qu’une part du génie de Balzac, et non la moindre, était d’avoir compris que le roman, en son temps, n’étant pas constitué comme genre, dans une indépendance entière des genres voisins, tels que le récit d’aventures, et tels que la comédie de mœurs, il suffisait, pour le renouveler, ou, à vrai dire, pour le « créer » de lui assurer, en en posant les conditions, cette indépendance ou cette « autonomie ». Car, je ne sais pas aujourd’hui s’il y a une « hiérarchie des genres ! » Mais, que les « genres littéraires » existent, et qu’ils aient des caractères déterminés ; que ces caractères évoluent ; et, comme les caractères des espèces dans la nature, qu’en évoluant, ils s’expriment ou se réalisent, selon les circonstances, avec plus ou moins de bonheur, de force ou de précision, de cela j’en suis sûr ; — et je voudrais que dans ce volume on en trouvât la preuve.

C’est ce que j’ai cru que je pouvais faire de mieux en écrivant ces pages sur Balzac. Une œuvre comme la sienne, je veux dire : de cette ampleur et de cette solidité, a pu dépendre en son temps, mais ne dépend plus aujourd’hui des circonstances de sa production. Que savons-nous de la vie de Shakespeare ? et des circonstances de la production d’Hamlet ou d’Otello ? Si ces circonstances nous étaient mieux connues, croit-on, et qui dira sérieusement, que notre admiration pour l’un ou l’autre drame en fût accrue ? Le serait-elle, si c’était un « portrait » que le personnage du More de Venise, ou si Shakespeare s’était peint lui-même sous les traits du prince de Danemark ? Ainsi de Balzac ! et quoique cinquante ans à peine nous séparent de lui. Son œuvre existe « en soi » si je puis ainsi dire, et en dehors de lui, par conséquent. C’est pour cela qu’il est Balzac. S’il n’était pas Balzac, j’aurais peut-être essayé d’écrire sa biographie. Des écrivains très médiocres ont eu quelquefois une vie très intéressante, et en la racontant on oublie la médiocrité de leur œuvre. Mais, en vérité, j’aurais cru faire injure à la mémoire de Balzac de le traiter comme s’il eût eu nom… Jules Sandeau, ou Charles de Bernard ; et j’aurais cru manquer à la première obligation du critique ou de l’historien de la littérature, en parlant de l’homme plus et autrement qu’il n’était nécessaire pour l’intelligence de son œuvre.